Cordons - Gabriel Kevlec - E-Book

Cordons E-Book

Gabriel Kevlec

0,0

  • Herausgeber: Ex Aequo
  • Kategorie: Erotik
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2020
Beschreibung

Les chemins d'Andrew et de Milton se recroisent quinze ans après le lycée. Irrésistiblement attirés l'un par l'autre, les deux hommes doivent pourtant résoudre une enquête concernant des crimes violents !

Lors d’une fête d’anciens élèves du lycée Old Quay, Andrew Wells, enquêteur de la Criminelle à Londres, croise le docteur Milton Montgomery, un psychiatre récemment embauché par son chef. Dès le premier regard remontent à la surface des souvenirs au goût de peur, de sang… et une attirance irrépressible qui l’avait brisé. L’homme qu’il est devenu s’est enfermé dans un royaume de solitude et de coups d’un soir, courant après l’oubli et la jeunesse éternelle au fond des backrooms. Lorsqu’il apprend qu’ils vont devoir collaborer pour la résolution d’une série de crimes violents, Andrew craint que le cauchemar ne reprenne. Mais Milton a profondément changé lui aussi, il n’a plus rien du tourmenteur d’alors. Derrière les quêtes de pardon et de pouvoir, des sentiments vieux de quinze ans peuvent-ils reprendre vie ? Entre la colère ardente et la fournaise d’une attraction irrésistible des corps, les deux hommes se jettent l’un contre l’autre, au risque de se brûler les ailes. Explosion ou embrasement, après tout, ce n’est qu’une histoire de cordons à franchir…

Entre homo-romance et enquête, cette fiction érotique emportera le lecteur par sa qualité d'écriture et son style fluide !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"J'ai vraiment passé et adoré un excellent moment de lecture avec Andrew et Milton. L'auteur a une très belle plume fluide, c'est un magicien avec les mots !" - gilles76130, Babelio

"J'ai eu la chance de pouvoir lire ce livre en ebook en avant première... Jeanne Malysa a assurément eu du flair en sélectionnant cet ouvrage dans sa collection ! Quelle écriture ! Quel sens des mots ! Quel style ! J'ai dévoré littéralement les pages en me délectant des aventures d'Andrew et de Milton. C'est osé mais jamais vulgaire et l'auteur sait faire surgir des images magnifiques..." - catmo0105, Babelio

"Le mot qui définit le mieux la plume de cet auteur est "délicieuse''. Délicieusement poétique et érotique, délicieusement romantique et élégante, délicieusement gracieuse et captivante. Un délice qui nous emporte entre les bras de ses héros incroyablement attachants, dans une histoire qui nous parle d'Amour et de pardon. " - nanonoel, Babelio


Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 337

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



 

 

 

 

Gabriel Kevlec

 

Cordons

 

Roman érotique

 

 

 

 

ISBN : 979-10-388-0015-1

Collection : Alcôve

ISSN : 2678-2553

Dépôt légal : septembre 2020

 

 

 

© couverture Ex Æquo

© 2020 Tous droits de reproduction, d’adaptation et

de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays Toute modification interdite

 

 

 

 

Éditions Ex Æquo 6 rue des Sybilles

88370 Plombières Les Bains

 

www.editions-exaequo.com

 

 

 

 

 

Préface

 

 

 

L’amour n’a pas de genre ; il est singulier, elles sont plurielles.

Vous allez entrer dans le vif du sujet, celui de deux hommes au passé non composé. L’un, écorché jusqu’à l’os, se noie dans le puits sans fond des extrêmes de stupre et de vapeurs d’alcool ; l’autre, déchiré jusqu’à l’âme, cherche à réparer l’erreur impardonnable.

Ils vibreront sous les sons de la passion charnelle, hurleront sous les coups de la peur et des pleurs, s’enverront en enfer, s’enflammeront dans leur éden, jusqu’à ce que…

tels deux cordons, chacun d’entre eux s’enroulera autour d’un axe unique. Je vous laisse deviner ce qu’est cette tige centrale, cet ADN qui fait que deux êtres s’enchaînent l’un à l’autre et ne forment plus qu’un seul nœud à la trame si serrée qu’elle ne sera jamais usée.

 

Lorsque je suis arrivée à la dernière ligne de cette magnifique histoire que Gabriel Kevlec m’avait envoyée, j’ai été très fière qu’il choisisse ma collection.

D’abord parce que son écriture est une pure merveille, un régal qui donne l’eau à la bouche, dissémine des frissons partout là où il faut, dans le cœur et ailleurs.

Ensuite parce que c’est son premier roman, sa première fois en édition et avec le talent qui le caractérise, d’autres vont s’ajouter à celui-ci. J’en suis persuadée !

 

Il y a des auteurs qui ont le sens du mot dans le sang.

 

Gabriel Kevlec est un de ceux-là.

Jeanne Malysa

 

 

 

 

 

 

 

« Te montrer à l’univers, le temps d’un éclair, puis m’enfermer avec toi, seul, et te regarder pendant l’éternité... »

René Barjavel

 

 

 

 

 

1 — Andrew

 

 

 

À travers la vitre embuée de la vieille Toyota, Londres dévoilait ses rues de vieilles comédies romantiques. La bruine froide et constante faisait davantage ressembler ce mois d’avril à un début d’octobre. Assis au fond de la banquette, les jambes écartées et calées contre la portière et le levier de vitesse, je sondais les ténèbres sans trop y croire : être en planque était rarement fructueux et aujourd’hui n’échapperait sans doute pas à la règle. Ce mec bizarre qui avait trouvé la quatrième victime était très probablement en train de piquer le roupillon du siècle pendant que moi je me gelais les miches dans cette foutue bagnole. Cette filature puait la manœuvre désespérée. Rien ne disait que ce fumeur de shit soit impliqué en quoi que ce soit dans le semis de corps qui nous occupait depuis quelques semaines. Il avait même dégueulé pas loin du cadavre. P’tite nature. Vraiment pas la carrure d’un type capable de tuer quatre personnes. Mais il fallait être sûr…

La réputation du CID, le Central Investigation Department, était déjà entachée par des négligences qui avaient permis à quelques monstres de disparaître dans la nature. Et ça, c’était intolérable. Hors de question que ça se reproduise. Pas sous ma garde. Alors je m’étais porté volontaire pour coller aux basques ce gus, et le divisionnaire avait sauté sur l’occasion. Il savait que je ne renonçais jamais, que je dormais peu, et surtout que personne ne m’attendait chez moi, pas même un chat. Je venais de fêter mes trente-deux ans, mais je vivais comme si j’en avais vingt de plus. Il savait que mon quotidien, ce n’était que ça. Cette bagnole, le clapotis de la pluie, et ce silence de la solitude absolue, quand même mes propres pensées résonnent comme des hurlements. Ma vie, c’était cette route trempée de pluie, et toutes les autres avant elle.

 

Les routes sont des lieux étranges quand on y pense. Une ligne, qui semble n’avoir jamais commencé et ne jamais finir, ce qui fait que, quel que soit l’endroit où nous sommes, nous ne nous retrouvons finalement qu’au milieu d’un voyage potentiel, avec un monde derrière nous et un autre à l’horizon.

La majorité des gens couraient du point A au point B en empruntant sans y penser une voie large et droite. Mais pour moi… Ma vie entière pouvait se résumer à un chemin de terre tortueux et boueux. Je pouvais avancer, je pouvais courir, je n’avais pas de joli monde qui m’attendait au bout, et ça faisait quelques années que j’avais perdu de vue mes empreintes me reliant au sol duquel j’avais arraché mes racines. J’étais bloqué au milieu d’une longue succession de paysages, toujours les mêmes : scènes de crimes, de violences abjectes, horizons de nuit qui n’en finissaient pas. C’était comme si tout ça, toute cette merde, me suivait et me rattrapait toujours, quel que soit le chemin choisi. Il était parfaitement inutile de se débattre. J’avais fini par m’embourber sur le bas-côté, et y planter désespérément ma carrière dont les rhizomes crevaient désormais le bitume sale.

 

J’avais débuté en tant qu’investigateur criminel. Cinq années à battre le pavé dans tous les sens, et puis on m’avait décerné le titre de détective. Cela ne m’avait apporté que deux choses : une plaque avec mon nom sur une porte, cachant un bordel monstre que je n’avais pas encore eu le temps de ranger, et un bleu tout juste diplômé qui tentait de me suivre partout, et qui me donnait l’impression d’être moi-même suspect. J’avais gueulé pour rester seul, peine perdue. Le patron savait que j’aboyais sans mordre, et depuis une paire de mois, je faisais périodiquement garderie pour un gamin tout juste sorti de l’école et qui me regardait comme si j’étais Bruce Wayne. Insupportable.

Ce gosse avait les idéaux de la jeunesse, il avait foi en l’humanité. Conneries... D’ici quelque temps, il aurait déchanté. Après avoir pataugé cinq ou six semaines dans la lie de l’espèce humaine, il verrait la vérité en face : on ne peut faire confiance à personne. Le patriarche aimant et protecteur se révélait être un pédophile, la gentille mamie une dealeuse d’oxycodone, et le gamin des rues torturait des chats dans le garage de son père. Même la plus belle des plantes savait suinter le plus infâme des poisons. Tout ça, je l’avais appris bien avant de porter l’insigne. C’est sans doute la raison pour laquelle ma carrière forçait l’admiration de tous : pendant que les autres faisaient difficilement le deuil de l’humanité à laquelle ils s’obstinaient à croire encore, j’avais pris les devants et j’avais plongé tête la première dans le terrier du lapin blanc, sans avoir le moindre doute sur ce que j’allais y trouver. Il y avait tant de choses que j’aurais pu apprendre à ce petit si j’en avais eu la force, tellement d’illusions à briser dans son esprit naïf… Si seulement il avait bien voulu m’écouter. Tant pis pour lui.

 

La portière côté passager grinça sinistrement. Deux gobelets géants de café brûlant, que surveillaient avec appréhension de grands yeux niais, interrompirent mes pensées vagabondes. Junior claqua la porte avec entrain — des fois que le grincement sonore n’ait pas déjà réveillé tout le quartier — et réajusta d’une main fébrile les mèches blondes que la pluie avait collées à son front. Je levai les yeux au ciel. Inutile de lui faire remarquer qu’une planque devait être discrète, il aurait à coup sûr cette réponse débile, hymne de toute cette génération : « J’ai pas fait exprès ». Exaspérant. J’abandonnai avant même de commencer. Le lait lui coulait encore du menton, ce n’était pas à moi de lui apprendre à marcher.

Le silence retomba comme une chape de plomb sur nos carcasses réchauffées. Les heures s’éclaircissaient peu à peu. Les minuscules gouttelettes d’eau s’accrochant au pare-brise irisaient la vue. La nuit touchait à sa fin, et on pouvait déjà deviner les premières lueurs de l’aube qui mordoraient la Tamise. Les ailes des corbeaux, encore toutes froissées de nuit, s’étiraient dans les arbres alentour. Londres s’éveillait doucement.

— Monsieur ? osa le jeunot.

— Détective Wells. Ou détective tout court. Ou Andrew. T’es plus à l’école gamin, essaie d’suivre un peu.

— Oui, détective… La relève arrive quand ?

— Dans une heure en gros. Pourquoi ? T’as encore envie de pisser ?

— Non, non, ça ira…

Je lui jetai un regard en coin. Le voir se tortiller sur son siège était agaçant au possible. Une nouvelle preuve que la capacité à se retenir des heures entières devrait faire partie de l’épreuve d’admission. D’un coup de menton, je lui indiquai un bosquet quelques centaines de mètres plus loin et le sommai de faire vite. Il partit comme un jeune chiot dont on venait de lâcher la laisse. Grotesque. J’essayais de caler confortablement ma tête contre le siège quand mon portable sonna. Le divisionnaire Matthew. La planque stérile était enfin terminée, avec un peu d’avance. L’alibi du fumeur de pétards avait été vérifié, on pouvait le virer du tableau.

Je me retins de rappeler d’un sifflement le gosse au pied et rassemblai les traces de la nuit passée : gobelets en carton vides ou presque, mouchoirs sales, emballages de friandises… C’est fou la façon dont une dizaine d’heures peut transformer un banal véhicule en déchetterie sur roues. Junior réapparut à la fenêtre, l’air nettement moins embarrassé que cinq minutes auparavant. Ça devait urger depuis un moment sa petite affaire ! Sa mine s’assombrit devant mes préparatifs.

— On l’arrête pas ? demanda-t-il avec espoir.

— Si, si, on va défoncer sa porte à coups de pied, et lui coller une balle dans l’genou pour qu’il parle. 

Un sourire pincé me répondit : il n’avait pas goûté le sarcasme.

— C’est pas lui. Alibi solide. Allez, ramène-toi, on lève le camp. J’te dépose au Central et j’mets les voiles. 

Trois minutes plus tard, Junior somnolait la tête contre la vitre, la bouche légèrement entrouverte, la tignasse en vrac comme après une bataille d’oreillers. Sous cet angle, on lui donnait à peine quinze ans. L’arme à sa ceinture paraissait dix fois trop lourde pour lui. Ce n’était pas un co-équipier ça, c’était un petit frère qu’on me collait dans les pattes. Parler à Matthew, d’urgence. Ça ne pouvait pas durer. Est-ce que j’avais une gueule à avoir un instinct paternel ? En soupirant, j’allumai l’autoradio sur la station qui diffusait en boucle de vieilles chansons américaines des années 50, des mélodies tristes et des paroles désespérées qui étrangement m’apaisaient.

Le large bâtiment gris du Central apparut à l’angle de la rue faiblement éclairée. L’architecte avait dû donner la priorité à la solidité avant toute considération esthétique. Le gros pavé de béton semblait aussi inébranlable en surface et fissuré au cœur que le Old Bailey{1} lui-même. Dame Justice en personne tremblait sur des fondations branlantes. Tout un symbole… Je m’arrêtai à l’entrée devant l’officier de garde qui me fit un rapide signe de tête, et réveillai le petit d’un coup de coude tout sauf compatissant.

— Allez, debout, gamin, c’est l’heure de rentrer à la maison !

Le blondinet sursauta et se recomposa rapidement un visage de dur avant de sortir de la voiture. Ses efforts seraient sans doute anéantis par la grosse marque que la ceinture de sécurité avait laissée en travers de sa joue le temps de sa sieste improvisée. Je ne pus m’empêcher d’attendre de le voir passer les grosses portes-tambours dans mon rétroviseur avant de démarrer. J’en avais la responsabilité, de ce môme, après tout…

 

Une demi-heure de conduite dans les rues encore désertes, et je coupai enfin le contact de la Toyota dans un garage qui semblait appartenir au plus fervent adepte du bricolage du dimanche. Je m’étais mis en tête, il y a des années de cela, d’aménager un peu mon intérieur, et les restes de cette lubie passagère s’entassaient désormais en équilibre précaire le long des murs de bétons bruts. La plupart des outils étaient encore dans leur emballage. Officiellement, mon travail me prenait bien trop de temps pour me permettre de m’adonner à la joie de construire ma propre étagère. Officieusement, une grande vague d’« à quoi bon » m’avait saisi et ballotté en tous sens puis recraché sur le rivage de la procrastination. Pourquoi s’emmerder à rendre son intérieur joli et confortable si on n’y accueille personne ? Et puis, le sang ressort de la même façon sur un magnifique tapis persan que sur un bon vieux lino hein… Ma collègue Kathryn riait de mon cynisme, mais elle savait que j’avais raison. Elle aussi avait ramassé suffisamment de corps dans des villas somptueuses comme des palais. Franchement, inutile de se fatiguer pour ça. La tête encore pleine de ces ruminations, je franchis la porte vitrée de mon immeuble un étage plus haut avec soulagement.

Enfin seul…

… enfin presque. Dans le hall de l’immeuble sans âge, la voisine insomniaque du troisième me jeta un regard mauvais et tira contre ses jambes maigres son petit chien, un bâtard dégénéré qui pissait régulièrement sur le tapis de l’entrée et aboyait au moindre bruit. Je la croisais presque chaque jour au gré des promenades de son roquet, et à chaque fois, elle me fusillait des yeux. Elle détestait le son de mes pas lourds à toute heure du jour et de la nuit, les traces de boue que je laissais parfois dans la cage d’ascenseur, l’indifférence totale que je lui manifestais, et tout ce qui de près ou de loin lui rappelait que je vivais juste au-dessus de son appartement.

Je ne lui avais adressé la parole qu’une paire de fois en quatre ans, mais cela lui avait visiblement suffi pour me classer dans les infréquentables. Elle ne s’était jamais remise que je ne m’attendrisse point sur sa bestiole galeuse, comme la bienséance l’exigeait. Le fait qu’elle ait pu apercevoir à quelques occasions mes amants d’un soir n’était peut-être pas tout à fait étranger non plus au mépris sincère qu’elle affichait à mon égard. Rira bien qui rira le dernier : j’avais croisé son fils adolescent un nombre incalculable de fois dans des rues bariolées de Soho et je pouvais prédire une imminente sortie de placard haute en couleur.

 

La porte d’entrée s’ouvrit sous mon coup d’épaule en une plainte sourde, et vint cogner contre le tas de chaussures qui avait pris racine dans ce coin de salon, faute de place. Une semi-obscurité poussiéreuse, imposée par les épais rideaux pourpres, baignait la pièce et l’emplissait d’un air lourd, presque palpable. Un rai de lumière, plus intrépide que les autres, éclairait le vieux piano couvert de partitions plus ou moins achevées et qui étendaient leur territoire jusque sur le fauteuil de cuir affaissé.

En dehors de ce bazar mesuré, la pièce pouvait avoir l’air d’être inoccupée depuis des jours comme depuis des années. Une table avec une seule chaise jouait les oasis non loin de la fenêtre. Des étagères branlantes sur chaque mur portaient des tonnes d’ouvrages alignés au cordeau. Les manuels massifs de criminologie, de psychologie, de botanique et d’anatomie côtoyaient les grands classiques de la littérature anglaise, allemande et française. Ma curiosité se déclinait en un camaïeu de couleurs de tranches abritant une partie des savoirs du monde. Je les avais tous lus et relus, mais les garder près de moi me rassurait. Ces livres étaient mes amis, mes confidents, mes coéquipiers, mes collègues. Mon monde d’encre et d’images, de schémas précis, de fins attendues, de happy ends inévitables. Un négatif de ma vie. Un morceau de paradis coincé entre les quatre murs jaunes de ce petit appartement de Greenwich que j’avais acheté quelques années plus tôt, juste pour ne pas avoir à rendre de comptes à un propriétaire.

Avec le recul, ça n’avait pas été une idée lumineuse, et je passais mon rare temps libre à éviter mes voisins et les coups de fil des responsables de l’assemblée de copropriétaires qui me conviaient à des réunions en plein après-midi. Mais qui peut être disponible à quinze heures un jour de semaine ? Ces gens-là n’avaient-ils donc pas un vrai travail ? Je lorgnais de plus en plus souvent vers les annonces vantant le calme des petites maisons loin de tout. Un jour peut-être…

À gauche de l’entrée, la porte de la salle de bain restée ouverte laissait le miroir aux dimensions disproportionnées refléter la minuscule cabine de douche que je m’étais promis de changer en emménageant. Au fond du salon, le coin cuisine n’aurait pas juré dans un internat d’étudiants… une cafetière qui accusait des années de bons et loyaux sévices, une corbeille de fruits vide, un petit frigo hors d’âge vrombissant comme une vieille guimbarde pour rafraîchir péniblement trois bières et un fond de lait. Derrière la fausse cloison soutenant des montagnes de dossiers, un lit aux draps défaits faisait office de refuge à mes angoisses existentielles. Pas de chevet, pas de tableau, de photos, de tapis… de l’utile, du nécessaire, de l’indispensable. C’est tout. Pourquoi s’encombrer ? Avoir davantage, c’est avoir plus à perdre.

 

Après avoir rangé mon Glock 19 dans le petit coffre qui n’avait jamais vu d’autre valeur, je me déshabillai et semai derrière moi les habits chargés des effluves de la nuit. Crasse, sueur, café, c’était l’odeur du vrai flic de terrain. Le parfum d’ambiance de ma vie. Le miroir me renvoya une image peu flatteuse. De gros cernes noirs creusaient la peau hâlée de mon visage qui trahissait déjà les excès un peu trop nombreux de ma vie dissolue. Une cicatrice sur ma tempe, souvenir d’un corps à corps musclé avec un ripou le mois dernier, s’ajoutait à une collection de balafres, témoins des événements marquants qui avaient jalonné une scolarité moyenne et une carrière florissante inespérée. Cette virgule blanche sur le nez : c’était un coup de poing au lycée qui avait brisé mes lunettes. Cette ligne épaisse sur le bras : un tesson de bouteille qu’un camé en manque avait utilisé en dernier recours avant que je ne lui passe les bracelets. Ces croisillons sur le genou : les balades à vélo de ma jeunesse qui se terminaient rarement sans pansement. Ma gaucherie était devenue proverbiale dans le quartier et j’avais laissé plus d’hémoglobine sur ces trottoirs que n’importe quel autre gamin de la rue. Ma vie était un livre ouvert sur ma peau, écrit en blanchâtre sur bronze.

Je passai une main dans mes cheveux bruns incoiffables, poisseux de poussière et de sueur mêlées. Une petite feuille incongrue en tomba sur mes longs cils noirs, et glissa sur ma joue jusqu’à l’évier, sans que je ne parvienne à la rattraper. Une opération avait corrigé ma myopie il y a des lustres de cela, mais l’âge me rattrapait et m’imposait des verres quand la fatigue venait troubler mon monde. Et ces dernières années, de plus en plus souvent, le besoin se rappelait à moi. Derrière les lunettes rondes, j’avais l’impression que mes yeux verts paraissaient deux fois plus grands et que tous ceux que je croisais pouvaient me scruter comme on analyse une fresque, raison pour laquelle il était plutôt rare que je me résolve à les porter. Plutôt rester dans l’aquarelle que de donner au monde la moindre prise potentielle sur moi.

 

Le portable posé au bord de l’évier émit soudain quelques bips stridents. Kathryn. C’était bien la seule à m’envoyer des messages. Une des rares personnes de mon répertoire que je considérais comme une amie, en plus d’être une collègue. Je la connaissais depuis le lycée. On avait passé notre diplôme la même année, et même si elle arpentait alors les couloirs de l’école de jeunes filles qui jouxtait mon internat de garçons, on partageait certains cours, et on avait fêté ensemble la fin d’un cycle. Elle était partie étudier à Manchester, et puis on s’était retrouvés des années plus tard sous les mêmes néons, avec le même insigne. Elle en savait bien plus sur moi que n’importe quel autre de mes collègues. Bien plus que n’importe qui en fait. C’était à la fois effrayant et rassurant. Je savais pouvoir compter sur elle, et c’était réciproque. Elle posait des questions franches que je n’aurais tolérées de personne d’autre. Et je lui répondais, sans filtre, et sans crainte qu’elle finisse par fuir. Elle ne fuyait jamais. Nous deux, ça marchait. Quand un collègue un peu trop lourd avait tenté de se renseigner sur notre relation, sans doute pour estimer ses chances, Kathryn nous avait décrits comme « un vieux couple, sans le cul… ou alors j’étais vraiment trop saoule et il va falloir me faire un résumé ». Le collègue s’était barré, drapé dans son puritanisme ridicule, et nous, on avait été descendre quelques bières en l’honneur de notre vie sexuelle imaginaire. On était faits pour s’entendre. 

Le message était court et précis. « Jeudi soir, 20 h, The Two Brewers, pas d’excuses. Ne pas avoir viré psychopathe, 15 ans après ce putain de lycée, ça se fête. » Je soupirai profondément. Elle avait profité d’un moment de faiblesse, il y a quelques semaines, pour m’arracher une promesse à contrecœur, et me le remettait en mémoire chaque matin depuis. L’échéance approchait. Plus que trois jours à recevoir ces rappels, et si Kathryn semblait compter les heures, j’étais nettement moins enthousiaste. La soirée promettait de rassembler toute notre promotion, avec une décennie et demie de plus dans la gueule. Le genre de fête tordue où la principale occupation consistait à se moquer des rides prises par celle qui était le canon de l’époque et du boulot merdique dégoté avec peine par celui qui était le plus prometteur. Rien que d’y penser, la migraine commençait à pulser derrière mes tempes. Impossible de me défiler, j’avais promis à Kathryn de faire au moins une apparition.

 

Une vibration brève de l’appareil entre mes mains chassa un instant le pli de contrariété qui barrait mon front. Du pouce, j’affichai la notification du site de rencontre au petit masque noir sur fond orange. Ma dernière photo de profil, cadrée pour que seul mon visage reste un mystère, attirait pas mal de commentaires plus ou moins directs et m’ouvrait la voie à autant de rencontres potentielles et d’histoires possibles. Et dans ce laps de temps infime entre le cliquetis de la notification et l’apparition du message l’ayant déclenchée, je m’autorisais toujours ce rêve imbécile de cet homme qui me contacterait pour me connaître. On se rencontrerait, on se raconterait, et on ferait sortir quelque chose de ce charnier.

Kathryn m’avait fait désinstaller Grindr autant de fois qu’elle m’avait récupéré au fond du trou après un plan foireux, mais la morsure du manque et la peur de la solitude me l’avait fait réinstaller systématiquement dans les trois jours. Et à chaque fois, j’étais là comme un con à espérer qu’un jour ma photo de profil digne d’un shooting de Cadinot{2} attirerait autre chose qu’un plan baise sans même un échange de prénom… « Slt. Hot pic ! Plan BBK{3} à 3 tu viens ? » Rêve mutilé, enterré vivant, crevé comme le ventre d’une charogne au soleil. Le message sur fond bleu me narguait douloureusement. Autant essayer de tourner un Disney dans une backroom. Je refermai l’appli d’un coup d’index agacé sans même prendre la peine de répondre, et lançai mon portable sur le fauteuil. Après avoir mis de côté un jean propre et une chemise sortant du pressing, je m’effondrai en travers du lit pour rattraper une nuit sans sommeil. Le temps de me demander si j’avais bien fermé la porte d’entrée, je dormais déjà.

 

 

 

2 — Andrew

 

« Shedding your skin, showing your texture, time to let everything inside show », Deftones —Leathers{4}

 

 

 

L’enseigne lumineuse clignotait laborieusement dans la ruelle sombre. J’avais passé une bonne partie de la journée à me débattre dans un sommeil agité pour finalement me réveiller en sueur, cerné par la nuit naissante, le sternum creusé par une angoisse sourde qui me bouffait les tripes. Une journée entière s’était écoulée, vingt-quatre heures de perdues, et personne à mon réveil pour me dire que ce n’était pas si grave. Rien d’autre que le message de Kathryn, déjà lointain, et des notifications en cascade d’inconnus aux pseudos graveleux en manque de toucher, ou d’être touché, n’importe quoi pour se sentir désiré, pour se sentir moins seul, juste pour un moment. Comme moi. Je m’étais levé, habillé, m’étais jeté dans l’air frais du soir, et tout naturellement, mes pas m’avaient guidé jusqu’au seul remède connu contre mon mal : cette lourde porte d’acier et ce qu’elle cachait au monde.

Bien que la majeure partie de la clientèle de ce club s’en défende, on ne tombait pas par hasard sur le club Silk&Leather. Il fallait connaître le quartier, quitter les grandes avenues passantes de Soho, et oser s’engager dans des back-alleys aux allures de coupe-gorge, là où la pauvreté et la médiocrité côtoyaient le brillant des néons, là où la misère embrassait la luxure. Sur les trottoirs sales erraient des anonymes de tous âges, âmes en peine d’amour et de sexe. Avec les heures, ils se faisaient moins nombreux, moins heureux. Il fallait aller tout au bout d’une impasse cernée de façades écrasantes, là où, même en plein hiver, il semblait faire toujours un peu plus chaud qu’ailleurs. Le jeu en valait cependant la chandelle. Si l’enseigne rouge grésillant paresseusement semblait directement issue d’un mauvais film policier, la façade de pierres blanches abritait en son sein un petit bijou rutilant de luxe et de vice. Une connaissance d’un soir m’avait introduit dans ce cercle très fermé bien loin de la facilité des applis de rencontres et où l’on ne rentrait que par recommandation. J’y avais désormais mes habitudes, et tant pis si j’accumulais à chaque fois plus de sommeil en retard qu’un étudiant en médecine. Ça valait le coup. Ici, ça valait toujours le coup.

 

Je déposai ma veste et mon sac au vestiaire où un jeune homme, uniquement vêtu d’un pantalon blanc qui ne laissait rien à l’imagination, me tendit deux fins cordons, l’un de soie blanche, l’autre de cuir fauve. Silk ou Leather ? Ici, le choix était toujours donné. On pouvait même prendre les deux, mais rares étaient les vrais versatiles, ceux qui étaient tout autant capables de la domination la plus autoritaire que de la soumission la plus totale.

Un cri déchirant retentit depuis le fond du club tandis que j’approchais ma main des bijoux. Nous fûmes quelques-uns à lever un œil inquiet vers l’origine des lamentations. Il est difficile de lutter contre ce réflexe, cette empathie immédiate et intime qu’on ressent face à la souffrance. Il y a une certaine universalité dans cette chose que l’on appelle douleur. Physique ou psychologique, diffuse ou aiguë, brève ou interminable… Cette sensation a autant de formes que de causes possibles. La douleur est là, partout, tous les jours, en chacun de nous. Toutes les créatures au monde partagent cette sensation, cette capacité à souffrir. Même le plus petit arbre dont on entaille profondément l’écorce montre une accélération de la vitesse de circulation de sa sève.

Tout le monde cependant baissa rapidement les yeux et retourna à ces occupations sans manifester d’autres signes d’inquiétude : contrairement à ce que j’avais cru la première fois où j’avais passé ces portes, l’essentiel ici n’était pas d’infliger ou d’accueillir une douleur. Cette sensation était d’ailleurs parfaitement accessoire, rendue pour beaucoup optionnelle. Dans ce club, on était revenu à l’essence même du sadomasochisme : ici, tout était une question de pouvoir.

Sans hésiter une seule seconde, je saisis dans la paume ouverte le cordon de cuir et l’enroulai autour de mon poignet. Le jeune employé à moitié nu me sourit exagérément, m’aida à le nouer, puis baissa ostensiblement les yeux. Il semblait fait de la soie la plus fine, une putain au lit tiède et au cœur fragile. Son visage, sa barbe naissante et ses épaules larges, tout chez lui attirait l’œil et la main. Je pris note de cette possibilité si je ne trouvais pas mon bonheur parmi les clients du soir.

 

Dans la grande salle principale, une mélodie classique en sourdine rendait l’ambiance légère et distinguée. Je reconnus immédiatement le Scherzo-Tarantelle de Wieniawski et son violon nerveux et éminemment sensuel qui avait accompagné mes premiers émois face à mon professeur de musique au lycée. On était bien loin des bars bondés et puants de Soho et de leurs morceaux de techno mal mixés. Ici, tout respirait l’opulence et le raffinement, depuis les canapés en vrais cuirs italiens jusqu’aux grands miroirs Art Nouveau. Derrière l’immense comptoir immaculé officiaient des serveurs à peine vêtus et pourtant admirablement sophistiqués. Aucune fenêtre ne venait troubler d’une vue crasse sur la rue cette bulle aux murs de pierres blanches.

Du fond de la salle, derrière des colonnes de marbre finement ouvragées, partaient trois larges couloirs abritant les chambres. Il y en avait pour tous les goûts, du minimalisme le plus pur à la sophistication extrême, en passant par des simulacres de donjons inquiétants. On avait tout loisir de comparer et de choisir, chaque porte ou presque étant munie d’une grande vitre sans tain permettant également d’admirer des corps magnifiquement imbriqués. Quelques clients ne venaient d’ailleurs que pour ce spectacle hypnotisant à en perdre la notion du temps.

Juché sur un haut tabouret, je commandai un scotch et embrassai la salle des yeux. Quelques couples étaient visiblement déjà formés. Un dominant était installé sur une liseuse large et confortable, et il fumait une cigarette longue et fine tandis que son soumis, assis par terre à ses pieds, se laissait caresser distraitement la nuque.

 

J’avais mis un moment à comprendre que je me trompais complètement sur le compte de ces personnes souvent assises au sol : les Silks étaient rarement des personnes jugées faibles dans la vraie vie. Il s’agissait bien souvent d’hommes d’affaires régnant sur de véritables empires et à qui plus personne n’osait dire non. Ils venaient trouver ici la délicieuse sensation de ne plus être aux commandes de rien, cette vague de calme intérieur qui nous inonde quand nous cessons enfin de nous battre et nous laissons tout simplement porter.

Mon premier soumis m’avait longuement expliqué tout ça, et décrit à mots choisis le bien-être qu’il éprouvait. J’avais longtemps ruminé ses paroles les jours suivants, et puis jonglé avec la possibilité saugrenue de me laisser tenter, juste une fois, avant de laisser cette idée s’envoler comme un ballon dans le ciel. Le simple fait d’y penser faisait courir le long de l’épine dorsale un frisson glacé d’angoisse. Il faut croire que la soie blanche ne va pas à tout le monde.

 

Le soumis assis par terre, à quelques mètres devant moi, levait périodiquement vers moi un regard ardent. Il était d’une beauté standard, plutôt carré d’épaules et de mâchoires, le genre d’homme qui passait parfaitement inaperçu dehors, mais ses pupilles brillaient de vice. Mater comme ça un autre homme devant son dominant était très mal vu, il devait le savoir… Je détournai les yeux de cette vaine tentation. Piquer le Silk d’un autre, c’était se voir retirer le droit de venir, tout simplement. Les règles étaient très claires, énoncées dès le départ, et ne souffraient aucune exception. Je n’allais pas risquer ma place pour si peu.

Un verre de whisky sans glace apparut devant moi sans que je n’aie eu à prononcer le moindre mot. Le barman se pencha par-dessus le comptoir pour me chuchoter, un sourire aux lèvres :

— C’est de la part du Silk assis sur le banc rouge là-bas…

Je me retournai pour détailler des yeux le soumis en question, assis sagement sur un banc de velours pourpre poussé contre le mur clair. Un corps si menu qu’il paraissait fragile, simplement recouvert d’un jean clair et d’une chemise noire, un sourire timide, des cheveux bruns frisés qui tombaient en cascades folles sur ses épaules… Je le connaissais. Enfin… je l’avais déjà croisé. Je dus réfléchir quelques instants — et lui attacher mentalement les cheveux — pour enfin faire le rapprochement. C’était un tout jeune étudiant en médecine, un externe ou quelque chose comme ça, qui bossait comme un forçat au bureau du médecin légiste. Il était là sur pas mal de mes scènes de crimes, et passait même parfois au Central. Sans sa blouse et ses lunettes de protection, il était quasiment méconnaissable. Impossible pour moi de mettre un nom sur ce visage. James ? John ? Un nom en J je crois… Après l’avoir dévisagé un moment en me creusant la mémoire en vain, je me décidai à aller à sa rencontre. Après tout, il y avait ici une règle tacite de bienveillance et de discrétion à laquelle je n’avais jamais vu personne déroger.

— Merci pour le verre.

— De rien. Joshua, enchanté !

Joshua ! Mais oui… ça me revenait maintenant…

— Euh… enchanté moi aussi. Je suis…

— Andrew. Je sais. Je t’ai vu au Central. T’es un des détectives qui enquêtent sur les corps d’Oxshott.

— … Oui, c’est ça. Et toi, tu es du coroner, pas vrai ?

— Oui. Enfin j’y suis pour encore quelques semaines. Mon stage se termine en juin. Dis… Ça te gêne que je te connaisse ? En vrai, dehors, j’veux dire…

— Non.

Si.

— Je ne parle pas de mes soirées avec mes collègues si ça peut te rassurer.

— D’accord.

Transcendante réplique, Andrew… Ses yeux passaient du cordon de cuir qui avait glissé sur mon avant-bras à mes mains, et je fixais ses lèvres sans savoir quoi dire de plus. Il se rapprocha sensiblement de moi sur le banc de velours, et interrompit le silence pesant qui avait commencé à s’installer entre nous.

— Tu viens souvent ici ?

— De temps en temps, et toi ?

— Souvent. Mais en général, je file directement à l’arrière. Mon… Leather habituel — il avait prononcé le mot en mimant des guillemets en l’air — est en voyage d’affaires. Alors, tu vois, je cherche à m’occuper.

— Je vois. Et tu as trouvé ?

Il me jaugea d’un regard appréciateur.

— Je crois que ça dépend de toi.

Il pencha légèrement la tête et posa sur ma cuisse une main délicate aux doigts démesurés.

Après tout, pourquoi pas ?

— Tu as trouvé.

Je me relevai d’un bond, l’entraînant dans mon sillage. Au fond du couloir le plus à droite, j’avisai une chambre vide toute simple. C’était la plus éloignée de la pièce principale, et la vitre sans tain avait été recouverte d’une peinture grise la rendant complètement opaque, deux excellentes raisons de la choisir systématiquement. Si avoir des spectateurs ne me gênait pas outre mesure, cela ne faisait pas partie de mes fantasmes. Je préférais de loin être le seul spectateur du show dont j’étais l’acteur principal.

 

J’entrouvris la porte et m’écartai d’un pas pour permettre à Joshua de balayer la chambre des yeux. Un grand lit aux draps propres, une commode contre un mur, et une applique murale diffusant une douce lumière orangée : toute la pièce respirait le calme et la simplicité. On aurait presque pu se croire chez moi, si les draps n’avaient pas été si bien bordés.

— Elle te convient, celle-là ?

— … Oui.

Joshua leva un pied en direction du seuil, mais je le retins en posant une large paume sur son épaule frêle.

— Attends. Tu connais les mots d’alerte ?

— Euh…

— Ton dominant habituel ne te les a pas enseignés ? Mais comment… ? Enfin, peu importe ! Vert, c’est bon, tu te sens bien. Orange, c’est limite. Rouge, ça ne va pas, et j’arrête tout. Compris ?

— Compris. Tu as des règles ?

— Des règles ?

— Nic… mon dominant refuse que je le regarde dans les yeux. Je n’ai pas le droit de parler sans son autorisation non plus. Qu’est-ce que tu en penses ?

J’en pense que ton dominant est un gros con…

— Non, laisse tomber les règles, je te dirai. Va vers la commode, ouvre tous les tiroirs, et sors uniquement ce dont tu as envie.

— Tu as des envies particulières ?

— Prends ce qui te fait plaisir à toi. Ce dont tu as besoin. Je m’adapterai.

Joshua entra dans la chambre d’un pas hésitant. Je restai sur le pas de la porte afin que lui le premier prenne possession des lieux. Il était évident qu’il avait l’habitude d’être bien plus guidé — malmené — que ça. Dans son dos, des boucles brunes glissaient, au rythme lent de ses pas vers le fond de la chambre, en un balancement hypnotique. L’envie impérieuse de fourrer mes doigts dans ses cheveux sauvages s’imposa à moi. Délicatement, il ouvrit un à un les tiroirs de la grande commode de bois sombre et détailla leur contenu. Il sélectionna quelques items qu’il déposa au fur et à mesure sur le lit et que je reconnus sans mal : il s’agissait de liens taillés dans un tissu noir et doux, mais aussi de lubrifiant, d’un masque opaque et de boules de Geisha. Je le vis hésiter devant un martinet de cuir au manche joliment ouvragé et aux longues lanières brunes, et le reposer. Un soupir de soulagement discret m’échappa : je n’aimais pas être poussé à faire mal, physiquement mal, pour la première rencontre avec un Silk, même si j’étais très conscient que certains d’entre eux n’attendaient que ça. Joshua ferma avec soin le plus haut tiroir et se retourna vers moi, un léger sourire aux lèvres. J’entrai à mon tour dans la chambre, et fermai la porte derrière moi. Le claquement du pêne dans la gâche de fer annonça, comme à chaque fois, l’entrée en scène de la part la plus obscure de moi-même.

 

Sans attendre, j’attrapai la nuque de Joshua pour l’attirer à moi et dévorer ses lèvres. Il les entrouvrit pour faciliter le passage de ma langue intrusive que j’enfonçai dans cette bouche offerte. À tâtons sur le lit, je saisis l’étoffe noire, et noua rapidement le masque sur sa tête. J’en profitai pour caresser les boucles brunes qui me glissèrent délicieusement entre les doigts, et me penchai pour chuchoter à l’oreille du jeune homme aveuglé debout devant moi.

— Tu es superbe Joshua… Allez, déshabille-toi que je puisse t’admirer entièrement.

Les boutons ouverts de sa chemise me laissèrent tout loisir d’admirer un torse gracile, presque trop mince, et orné de fins poils bruns parsemant une peau qui semblait avoir toujours été baignée de soleil. Joshua lança sa chemise au hasard en direction du lit, et le jean la rejoint après quelques secondes seulement. Ses mains restèrent suspendues à l’élastique large de son boxer. Je fis glisser mes doigts sur l’arc saillant de sa clavicule qui paraissait tendre une peau bien trop fine entre sa nuque et son torse. Il frissonna sous la caresse légère. Ma langue prit le relais de mes doigts, et j’attrapai entre mes dents le téton brun qui pointait vers moi, le torturant un instant entre mes incisives. La tête rejetée en arrière, Joshua laissa s’échapper un soupir de contentement. Je me redressai pour faire face au visage aveugle et pour ordonner, à un baiser à peine de sa bouche.

— Entièrement. Enlève tout. Tout de suite. Ensuite, allonge-toi sur le lit.

Je pris un plaisir délicieux à faire un pas en arrière pour apprécier la portée de mes paroles. Entièrement nu, le jeune homme prit place au milieu du large matelas, et allongea sa tête sur un oreiller qui s’enfonça un peu sous son poids. Ses bras reposaient le long de son flanc, paumes ouvertes vers le plafond, et ses jambes étaient légèrement écartées sur le drap clair, parfaitement détendues. Il ne respirait rien d’autre qu’une confiance absolue en moi, qui n’avais plus d’autre alternative que de le guider comme une marionnette qui se serait elle-même attachée à mes doigts.

Je me déshabillai rapidement et déposai mes affaires en tas informe au bout du lit, avant de glisser un genou entre ses cuisses pour les écarter davantage et m’y loger. Mes paumes flattèrent les jambes longues et fines, et remontèrent rapidement vers sa queue déjà tendue sans l’atteindre. Joshua se tortilla devant moi, cherchant mes mains de son bassin rendu impatient par l’anticipation.

— Ne bouge pas. Laisse-toi faire.

Ma voix grave et profonde ordonnait, mon ton ne supportait aucune réplique. Une fois encore, Joshua s’exécuta docilement et reposa ses hanches sur le drap frais. Je me penchai sur lui jusqu’à ce que mon visage soit à quelques centimètres à peine de son aine, et délicatement, je soufflai vers lui un courant fluide et bouillant. Sans le toucher d’aucune façon, je dirigeai vers sa peau mon expiration, d’abord doucement en haut de sa cuisse frêle, puis en rendant le filet d’air presque palpable sur son gland rougi d’excitation. Au-dessus de moi, Joshua gémissait doucement sous les assauts d’invisibles caresses. Remontant lentement au-dessus de ce corps soumis, je calai mes genoux de chaque côté de ses flancs, et me penchai pour attraper les liens noirs qui pendaient à la tête de lit.