Le choix de l'Oranger - Gabriel Kevlec - E-Book

Le choix de l'Oranger E-Book

Gabriel Kevlec

0,0

  • Herausgeber: Ex Aequo
  • Kategorie: Erotik
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2021
Beschreibung

Samaël se sent seul et incompris jusqu'au jour où il fait la rencontre de Férréol, un infirmier, et Manoé, un inconnu sur Twitter.

« Samaël Kerléo, vingt-quatre ans, plus ou moins prof, monstre, moitié d’homme ».
C’est ainsi que Samaël se serait présenté s’il ne s’était pas enfermé dans un empire de solitude après son agression. Alors qu’il ne se nourrit plus que de rêves et de poésies, réfugié derrière ses écrans ou dans les forêts qu’il arpente inlassablement, deux hommes vont venir ébranler son monde.
À l’hôpital, il croise Ferréol, un infirmier tout en lumière et assurance, et qui porte l’écarlate de la passion et du sexe en bandoulière. Sur Twitter, la douceur des mots et des images de Manoé le bouleverse, et l’alchimie explose en mille nuances azur.
Deux rencontres. Deux couleurs. Deux graines d’histoires qui germent ensemble dans la poitrine d’un homme à qui jusqu’alors tout manquait.
Tiraillé entre réel et virtuel, écartelé entre rouge et bleu, Samaël est incapable de faire un choix. André Gide l’a écrit : choisir, c’est renoncer. Ce qu’il a oublié de préciser, c’est que choisir, c’est parfois la chose la plus difficile au monde.
Et qu’un cœur, ça peut être grand comme une place publique.

Plongez-vous dans cette romance tendre et passionnante. Qui Samaël finira-t-il par choisir ?

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 421

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Gabriel Kevlec

Le Choix de l’oranger

Romance érotique

ISBN : 979-10-388-0129-5

Collection : Alcôve

ISSN : 2678-2553

Dépôt légal : mai 2021

© couverture Ex Æquo

© 2021 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

Toute modification interdite

Préface

Choix. Cinq lettres. Trois consonnes, deux voyelles. Un simple mot. Un terrible mot puisqu’il appelle à renoncer.

Le Choix de l’Oranger vous raconte l’histoire de Samaël, un homme au corps déchiré, à l’image brisée et l’âme à la dérive. Ses chères forêts d’Auvergne, ses mots et les rimes de la nuit accompagnent sa solitude, jusqu’à ce que deux hommes viennent se greffer à sa vie, ses rétines, son esprit et ses tourments.

Le Choix de l’Oranger, c’est l’amour qui ne se conjugue pas au singulier. C’est un triangle aux angles imparfaits, aux degrés inégaux et c’est une équation à une inconnue : le choix.

Quel sera celui de Samaël ?

Le Choix de l’Oranger, c’est l’écriture de Gabriel Kevlec, dont le premier roman Cordons a eu le prix « mention spéciale du jury » du roman gay. C’est un voyage où tous vos sens seront pris en flagrant délire de plaisir. Vous allez lire les couleurs, avaler les peurs, entendre les bonheurs, toucher les saveurs et sentir le cœur de ces trois hommes.

Ceux qui ont lu Cordons le savent à présent, Gabriel Kevlec est un magicien des mots, doux, sucrés, salés, épicés, crus et sapides. Ses lignes nous transportent et ses pages nous affolent. Nous en raffolons et en demanderons encore et encore.

Quelle chance ! Gabriel Kevlec est bien décidé à continuer de nous enchanter, comme ses pillywiggins adorés.

Belle lecture à vous.

Jeanne Malysa

Prologue

Penser et écrire l’amour comme celui des contes de fées. C’est ce que j’ai toujours fait, consciemment ou non, influencé par ces centaines d’histoires que l’on m’a lues. Mais lorsque l’on est petit, nos parents sautent bien souvent les passages délicats, ces petits éclats de violence ordinaire qu’ils ne trouvent pas adaptés à notre âge. Plus tard, bien plus tard, si l’on a la curiosité de retourner à nos premières amours littéraires, on découvre stupéfait que, sous le voile lisse et clair avec lequel on nous a inlassablement bordés, se cachent bien souvent le sang et les larmes. On voit Peter Pan tuer de ses mains les enfants qui deviennent trop grands, Pinocchio finir pendu pour ses fautes, et la Petite Sirène s’abandonner aux flots océaniques pour y mourir. Bien loin de la version aseptisée des dessins animés… bien plus proche de la vie réelle aussi.

Lorsque j’ai écrit Le Choix de l’Oranger, j’ai été tenté, comme mes parents avant moi, d’édulcorer. D’adoucir. Mais que reste-t-il des histoires lorsque l’on érode leurs aspérités ? Le bonheur peut-il être vraiment parfait si jamais auparavant le malheur n’a été éprouvé ?

J’ai donc fait un choix. Celui de la crudité des mots et des actions. Les personnages se font violence à eux-mêmes, les larmes perlent, le sang coule, et ils se tiennent parfois sur le fil, juste au bord du gouffre. Mais plutôt que des appels mortifères, j’y vois, et vous y verrez aussi je l’espère, des tentatives éperdues de survie. De fulgurance. Une ivresse de sensations. Éprouver la chair pour se sentir vivant, immensément. Endurer la faim pour apprécier réellement le bonheur de la complétude. Ceux et celles qui ont flirté avec la limite le savent, on n’apprécie jamais autant quelque chose que lorsque l’on est sur le point de le perdre. Faut-il risquer sa vie pour qu’elle nous transporte ? Je n’ai pas la prétention de pouvoir répondre à cette question. Ce que je sais, en revanche, ce que les textes intégraux des contes de fées m’ont appris, ce n’est pas que les monstres existent, car cela tout enfant le sait, mais qu’il était possible de les combattre.

Encore faut-il accepter de les voir.

Alors j’ai laissé dans mes lignes les monstres de Samaël. Leur cruauté. Leur violence. Et si ces monstres sont aussi les vôtres, rappelez-vous qu’il y a dix, vingt, trente ans ou plus, lorsque l’on refermait le livre pour vous dire bonne nuit, vos rêves étaient peuplés de chevaliers et de guerrières.

Et que le héros, c’était vous.

Est-ce que ça l’est toujours ?

« Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité. »

André Gide —Les Nourritures terrestres

Puissiez-vous n’avoir jamais à choisir…

À lui, qui a inspiré mes mots et mes rêves.

1 — Bleu cobalt

« Et puis, il y a ceux que l’on croise, que l’on connaît à peine, qui vous disent un mot, une phrase, vous accordent une minute, une demi-heure et changent le cours de votre vie » — Victor Hugo

Noir.

Le ciel auvergnat s’était couvert en quelques minutes de nuages aussi sombres et menaçants que la traîne d’une damnée, et l’air avait pris d’un seul coup une consistance, une masse. Lourde. Palpable. Impression de respirer sous l’eau. Par la fenêtre ouverte du salon s’engouffrait un vent moite et poisseux, tout chargé d’une odeur de pluie à naître et de quelques moucherons qui voyaient là l’occasion inespérée de sauver leur vie. Ils n’avaient pas choisi le meilleur hôte. Un coup de patte habile abrégeait bien souvent leur folle tentative de se mettre à l’abri, les transformant en petites taches noirâtres et luisantes qu’une langue râpeuse venait cueillir à même la vitre.

— Manson ! Arrête, viens ici ! C’est dégoûtant…

Le chat au pelage touffu, d’un gris perle parfaitement uniforme, leva vers son maître un œil fier, et le fixa longuement sans cligner. Samaël se força à ne pas ciller et à ne pas détourner le regard, sentant confusément que se jouait dans cette bataille la place du Trône une fois encore. Manson était ici chez lui, comme tous ses semblables qui ne tolèrent ces bruyants êtres humains que parce qu’ils ont la décence de les nourrir. Depuis le haut de son arbre à chat immense, du dossier du canapé ou de l’étagère croulante de livres, le principicule Manson régnait en souverain absolu sur son domaine et son unique serf. Comme souvent, Samaël crut apercevoir dans les yeux dorés du petit félin cet éclat d’intelligence folle, le même qui brille dans l’iris des savants et de tous les chats du monde. Après tout, ils étaient les gardiens des secrets de l’inframonde. Moitié dedans, moitié dehors, créatures de l’ombre reliées à l’invisible. Dans les pupilles fendues, il y avait une porte vers l’au-delà et ses milliers d’étoiles. Il y avait un univers entier en négatif du nôtre, tout à l’envers, où les vivants sont morts et où les morts marchent, où les galaxies jonchent le sol et où le ciel est parsemé de boutons d’or.

Samaël croyait aux signes, aux chats et à la magie, tout un monde de secrets et de sortilèges qui lui semblait encore, à vingt-quatre ans, bien plus crédible que les histoires de la foi juive dans lesquelles il avait été élevé.

— Allez, Manson, pousse-toi, je vais fermer avant que ça craque.

Avec toute la lenteur du caprice et de la mauvaise volonté, le félin daigna se décaler de l’entrebâillement.

Samaël repensa à la remarque de sa mère, quand il était allé récupérer à l’antenne SPA du coin cette minuscule boule de poils douce comme du duvet : « Manson… C’est pas le nom d’un tueur en série, ça ? Tu ne devrais pas l’appeler comme ça, ça va être un petit démon, il va te détruire tout ton fauteuil ». Il avait répondu que le patronyme était un hommage à deux artistes, qu’il s’était bien gardé de citer ; autant la jolie Shirley Manson pouvait trouver grâce aux yeux bigots de sa mère, autant le glaçant Marylin l’aurait fait courir à la synagogue pour implorer le salut de son âme. Elle avait haussé les épaules avec résignation. Elle-même tenait son prénom de Mademoiselle Rachel, une tragédienne du XIXe siècle. Les arts s’invitaient dans leur livret de famille depuis plusieurs générations.

Samaël s’était également mordu fort la langue pour ne pas rétorquer à sa mère qu’en matière de choix de prénom, elle n’avait vraiment aucun conseil à lui donner. Son père avait choisi le sien pour ses sonorités douces et légères, glissant sur les lèvres comme la liqueur. Il aimait l’esthétique du graphème quand on le traçait comme il l’avait fait, au crayon et à l’encre noire, sur le morceau de carton plume décorant sa porte de chambre. Rien à voir avec la rugosité de son propre nom de baptême, Aodren, arraché au cœur du pays celte pour désigner ce grand homme aux cheveux pâles comme des lagures et aux yeux bleus de ciel d’été.

C’était lui qui avait convaincu sa mère, avec d’autant plus de facilité qu’à l’époque, celle-ci avait une dent contre le Tout-Puissant.

Un crabe avait pris possession de la poitrine de sa propre mère, répandant ses métastases noires, suintantes et pernicieuses sur les organes fatigués de la vieille femme. La petite brebis du Seigneur Rachel s’était alors muée en une boule de rancœur, et avait nommé son fils comme on fait un caprice. Samaël, l’ancien nom angélique de Satan, séducteur et destructeur du monde. Un prénom tels une pierre lancée, un cri dans tous les lieux saints, un défi venant s’échouer sur des rives qui n’avaient rien de sacrées : puisque Dieu allait anéantir son univers en emportant sa mère, elle Lui réservait un chien de sa chienne. Grand-mère mourut paisiblement quelques mois après la naissance de Samaël et peu à peu, les braises de la déréliction avaient rallumé en Rachel les flammèches de la foi. L’incendie inéluctable en son âme de croyante malgré tout l’avait ramenée à la synagogue. Plutôt que de laisser la colère rouge l’embraser, elle l’avait étouffée sous de lourdes couvertures de prières.

Pour certains, croire est plus efficace que le temps et un peu de Prozac.

Le ciel attendit bien gentiment que Manson se mette à l’abri avant de lancer sa première offensive. Un éclair gigantesque sonna l’assaut de l’eau sur les autres éléments, et des trombes s’abattirent sur Clermont-Ferrand, déversant des centaines de petites rigoles sur les toits de sa cathédrale basaltique. De la fenêtre de son appartement du tout dernier étage, Samaël voyait les deux tours gothiques griffer les nuages charbonneux. La pierre sombre de Volvic faisait avec le noir du ciel d’obscures épousailles, et la découpe ciselée du bâtiment semblait se fondre dans l’air fuligineux.

Le tonnerre retentit avec un temps de retard, résonnant dans les ventres et les crânes. Un bref instant, il alluma chez tous ceux qui possédaient du sang ou de la sève la flamme d’une peur venue du fond des âges ; ce bruit, c’était la foudre, le feu qui brûlait les branches et les peaux ; c’était la pluie qui fauchait en plein vol ; c’était un compte à rebours avant la fuite.

Manson coucha la pointe de ses oreilles vers l’arrière, se hérissa, et jugea plus prudent d’aller se réfugier derrière le canapé.

Samaël adorait ces violentes rébellions de la nature. Les soirs comme celui-ci, il lui semblait que le ciel pleurait toutes les larmes des gens tristes pour accompagner les siennes, celles qui lui venaient si souvent aux paupières. Il éteignit toutes les lumières, et entrouvrit la porte-fenêtre pour accéder au minuscule balcon surplombant la rue piétonne. En un rien de temps, elle s’était transformée en lit de ruisseau. Il inspira profondément, ferma les yeux et s’offrit aux éléments. De grosses gouttes froides giflèrent sa peau et imbibèrent le pansement couvrant une partie de son visage, ce visage lilial qui n’en finissait pourtant pas de blanchir. Il aurait dû rester au sec, mais il lui était impossible de résister à cet appel ancestral, comme un cri issu du fond des temps. L’air semblait avoir pris vie et matière ; il baignait Samaël de moiteur tiède et de transpiration, tandis que peu à peu la pluie décorait d’une myriade de petites perles brillantes ses longs cheveux bruns et frisés. D’ici quelques minutes, il serait aussi trempé qu’en sortant d’une douche.

Un miaulement aigu et insistant rompit le charme de la communion avec le ciel. Manson avait faim. Et quand c’était le cas, rien, pas même la plus effroyable des tornades, ne pouvait supplanter les appels de son estomac.

À contrecœur, Samaël rentra et ferma la porte-fenêtre en s’ébrouant comme un jeune chien. Après avoir rempli la gamelle de l’affamé, il sortit de veille son ordinateur portable en reprenant sa position de prédilection : en tailleur sur son large siège de bureau, ses mains diaphanes, aux doigts longs comme des pattes d’araignée, éclairées par la seule lueur diffuse de l’écran.

Deux fenêtres étaient déjà ouvertes et attendaient leurs ordres.

D’un côté s’étalaient les avis et les pensées en deux cent quatre-vingts caractères de parfaits inconnus ; de l’autre défilaient dans un tableau les titres des poèmes et textes publiés sur son site. Cela faisait quelques semaines à peine que Samaël avait sauté le pas en donnant naissance à un blog, quinze bonnes années après que la mode fut passée.

Ce décalage permanent avec le reste du monde l’amusait et le consternait à la fois. Comment faisaient tous les autres pour aller aussi vite ? Comment faisaient-ils pour avoir vu tous les films, écouté toutes les chansons, admiré tous les tableaux et cédé à toutes les lubies, quand lui avait l’impression perpétuelle d’une course perdue d’avance ? Il se faisait souvent l’effet d’être le lapin blanc accroché à sa montre à gousset, fonçant sans espoir de jamais rattraper le temps. Ou bien ce voyageur arrivé avec quelques minutes de retard et qui regarde partir le train chargé de l’humanité tout entière, restant seul sur le quai de gare à attendre la voiture-balai qui ne venait jamais, celle des marginaux, des fous, des cabossés, des âmes perdues… celle des monstres.

Un monstre. C’est comme ça qu’il se voyait. C’était le mot parfait, la description précise. S’il n’avait pas été mis en arrêt longue maladie depuis des mois, il aurait presque pu en faire sa carte de visite : « Samaël Kerléo, Plus ou moins prof, Monstre, Moitié d’homme ». Alléchant. Pas étonnant qu’ils soient tous partis en mettant des années-lumière entre eux et lui.

Qui voudrait se lester d’un tel fardeau ?

Samaël n’avait pas hésité une seule seconde pour le nom de son blog : « Des rêves dessous le masque ».

Une évidence. Sa définition. Sa mère lui disait sans arrêt de ne pas rêver trop fort, quand son paternel passait des heures à construire avec lui des royaumes imaginaires, pleins de sirènes bleues et de dragons rouges, les royaumes d’un père et de son fils allongés côte à côte sur le sable rose de la plage de Trégastel, les épaules jointes et les pensées tournées vers le ciel. Le masque, on le lui avait collé sur la figure pour cacher l’ignominie, les stigmates de la haine, et depuis, dessous, les rêves aux ailes brisées grandissaient en cage.

Lorsqu’il avait fallu créer la page de présentation de l’auteur, Samaël s’était résumé en quelques lignes sans donner ni son nom ni son âge, comme si cela n’avait aucune importance. Et dans un sens, c’était le cas. Plutôt qu’une biographie, il avait énuméré une suite d’épithètes, comme une liste d’ingrédients à réunir si un alchimiste fou se piquait un jour de l’idée saugrenue de fabriquer un autre lui-même. Sur le fond d’azur pâle de la page internet, on pouvait désormais lire cette anaphore, ces mots qu’il avait tant de mal à prononcer à voix haute : je suis.

« Je suis poète défroqué. Je suis monstre de conte de fées. Je suis ami fidèle et amant attentionné. Je suis éternel amoureux. Je suis pornographe romantique. Je suis né deux siècles trop tard. »

Pas d’adresse électronique, pas de numéro de téléphone. Ce site, il l’avait voulu comme un îlot perdu dans l’immensité de l’océan du web, un abri pour ses réflexions, ouvert à tous les vents, pourtant secret et clandestin. Il y publiait des poèmes et des pensées bien plus personnelles que n’imaginait le lecteur de passage. Ce blog, c’était un journal intime qui prenait le monde entier à témoin. Chaque fois que quelqu’un commentait un texte, Samaël restait un moment abasourdi, juste le temps de se rappeler que n’importe quel esquif pouvait jeter l’ancre sur son atoll s’il suivait le bon flux de zéro et de un.

Mais cesser de publier n’était pas une option. Samaël avait trouvé dans l’écriture l’échappatoire rêvée, l’issue parfaite vers un univers où la douleur pouvait se décrire en rose si on le souhaitait. L’internet posait un glacis d’immortalité à ses lignes. Rien ne disparaissait vraiment de la toile, et si demain tout s’arrêtait, si demain il perdait tout, espoirs, pulsions et rythme cardiaque, ses mots lui survivraient, témoins presque palpables, organiques, de sa pensée. Il ne mourrait jamais, puisque le dieu du web accueillait chacune de ses phrases dans son royaume. Notre-Père qui êtes en ligne, que je finisse par exister… La Bible et la Torah pouvaient remballer leurs vœux de sacrifice, Wordpress et ses confrères offraient désormais la vie éternelle en échange d’un peu de publicité ciblée. C’était toujours moins cher qu’un chapelet.

Dans la deuxième fenêtre, le petit oiseau bleu chantait sans discontinuer. En journée, Samaël trouvait sur Twitter de beaux extraits de textes et des images du bout du monde.

La nuit, quand ne retentissait plus que le chœur des âmes perdues, il rejoignait les rangs de ces sphinx au désespoir et à la solitude indicibles. Certains exhibaient des gros plans de leur queue, ou leur torse aux abdos découpés, d’autres encore leur cul capturé par le flash trop éclatant d’un amant de passage. Corps morcelés, corps en kit offerts à tous les regards, comme autant de bouteilles jetées à la toile : dis-moi que j’suis baisable, que j’suis bandant, que j’suis quelque chose, dis-moi que tu me sucerais bien, là, sans me demander mon nom, que tu me giclerais bien dans la gorge, dis-moi que j’vaux au moins ça…

Entre ces visions trop crues surgissaient parfois des phrases sibyllines, les siennes, et celles des autres carcasses trop abîmées pour être exposées à l’étalage ; des mots traduisant, avec une extraordinaire acuité, un mal-être qui semblait se répandre comme une pandémie. Cette solitude noire, cette souffrance aiguë poussait en secret dans les poitrines, en silence, clandestine comme une fleur des champs, ayant trouvé là un terreau fertile. Samaël partageait parfois ces citations grises, et lançait à son tour un pavé de douleur tranchante dans la fosse sale déjà gémissante. Son mur virtuel était un gouffre rempli de photos d’endroits somptueux qu’il n’avait jamais visités, d’incipits qu’il n’avait jamais écrits, de ses propres pensées égrenées en petits cailloux ne menant jamais à la sortie.

Une vie en pointillés à scroller cul sec.

Dix-huit heures.

Les lourds crépitements de la pluie sur le balcon résonnaient dans tout l’appartement, murmure de ce dehors à la fois accessible et terriblement lointain. Sur l’écran défilaient en pagaille brèves rigolotes de bureau, coups de gueule exagérés et vidéos de chats.

Quand il le vit.

Une simple anecdote, drôle et frivole, une histoire de vendeur que l’auteur du tweet languissait de retrouver la nuit suivante, à la place du banquier sexy dont il avait rêvé l’avant-veille. La photo du profil montrait un visage très doux, encadré d’une barbe brune en collier que l’angle de la moustache rejoignait à la façon d’un masque vénitien. Des mèches de cheveux presque noires, travaillées de manière à se donner cet aspect négligé et terriblement sensuel, flottaient dans un vent léger et invisible.

Droit et fier, une autorité naturelle accrochée à tout son corps comme une seconde peau, il semblait observer quelque chose au loin à sa droite. Sur le mur de pierres claires contre lequel il s’appuyait, le bleu cobalt de son T-shirt ressortait avec autant de profondeur que son regard. Ses traits affichaient un je-ne-sais-quoi distingué, la gracile perfection d’une époque révolue où l’on parlait encore de damoiseaux et de damoiselles, et où les baisemains étaient le pinacle de la grivoiserie.

L’esprit synesthésique{1} de Samaël recouvrait son pseudonyme d’un camaïeu de couleurs, un arc-en-ciel de lettres assemblées, irisées comme une flaque d’essence, ou un rayon de soleil à travers les éclaboussures d’une fontaine.

ManyBalloon.

Léger comme un ballon de baudruche. Trop léger sans doute pour avoir mis un « s » à « Balloon » comme l’exigeait la langue anglaise que Samaël avait maîtrisée avant le français. Mais peut-être que chez cet homme, des milliers de ballons ne pèseraient jamais plus qu’un seul, peut-être avait-il, lui aussi, cette logique fantaisiste et pourtant irréfutable de conte de fées.

Les mains en suspension au-dessus du clavier, Samaël hésita un bref instant, avant d’opter lui aussi pour le ton de la plaisanterie.

D’ordinaire, il ne participait pas aux conversations, mais quelque chose dans cet homme-là avait attiré son regard : sur sa photo de profil, il était bleu.

La vision particulière de Samaël ajoutait des couleurs aux mots et aux gens, et depuis vingt-quatre ans, il vivait en plein cœur d’une aquarelle délirante. Chaque phonème rayonnait d’une longueur d’onde qui lui était propre, et chaque visage lui apparaissait auréolé d’un léger vernis, comme s’il le regardait à travers une vitre colorée. Du plus intense des vermillons au plus doux des verts de prairie, tout le monde portait sans le savoir une carte d’identité chromatique qui naissait au cœur de l’esprit de Samaël avec une force telle que ses yeux n’avaient d’autre choix que de se soumettre.

Enfant, cela lui avait causé bien des difficultés — il se voyait encore expliquer à son institutrice de CE1 qu’il ne voulait pas donner la main à un camarade qui « était tout vert » — mais avec les années, il en était venu à considérer cette façon originale de percevoir le monde comme une bénédiction. Se laissant guider par les couleurs pour écrire, il cherchait indéfiniment dans les visages le bleu de son père. Une nuance parfaite, pure comme le fond de l’océan, et que cet homme avait portée avec grâce et poésie jusque dans ces derniers jours. La couleur de leurs histoires, de leurs royaumes, de leurs secrets. La couleur de l’amour inconditionnel qu’ils se portaient, celui qui se joue des vagues et de la maladie qui avait fini par les séparer.

Ce bleu-là.

Celui qu’il admirait à l’écran, une aura fantomatique poudroyant autour de la minuscule photo de profil. Un bleu de mer des tropiques. Un bleu vif, vivant, vibrant ; un bleu qui donnait envie de plonger. Une nuance fantasque qui lui avait sauté à la rétine. Homme céleste aux yeux de faon. Garçon azur.

Ce fut cette couleur qui le décida. Cette couleur qui bouleversa sa vie.

Le battement d’ailes. La tornade.

Il posa ses doigts sur le clavier et commença à écrire.

SamaëlK : Tu devrais lancer un TripAdvisor des professions à visiter en rêve !

Une attente, courte, puis une notification. L’inconnu appréciait son humour, et surenchérissait.

ManyBalloon : Je vais y penser… Je mettrai la note maximale pour la tenue : un petit short en jean bien ajusté…

SamaëlK : Ah, bah pour travailler, vaut mieux être à l’aise, hein ! Où y’a d’la gêne…

MB : Oui, enfin au bout d’un moment, il ne paraissait pas aussi… à l’aise que ça dans son short, ce charmant garçon !

SK : Les vêtements qui rétrécissent, ce drame méconnu…

MB : Par contre, il était vraiment nul comme vendeur. À croire qu’il n’avait pas trop la tête à son travail… Ça explique le fait qu’il n’ait été que remplaçant (tu peux constater que j’ai des rêves avec des scénarios très élaborés).

SK : En effet…

MB : Mais ce n’est pas une personne réelle, hein ! (je le précise avant qu’on ne me demande le nom du magasin)

SK : Le réel, c’est très surfait !

MB : Oui, surtout dans mes rêves ! Imagine : tu t’endors, et tu continues de poster du contenu pédagogique sur le site de ton établissement ! Cet enfer !

SK : J’appelle ça un cauchemar, moi ! Rajoute le serveur du collège qui plante, et c’est « bienvenu dans ma vie ! »

Après quelques secondes, un « 1 » discret s’alluma à côté de l’icône en forme d’enveloppe, juste sous le petit oiseau bleu. Fébrilement, Samaël cliqua sur le chiffre et, sans le savoir, entra dans l’inframonde.

MB : Alors comme ça tu es prof aussi ? En collège ? Vu ta photo de profil en l’honneur de Rimbaud, je parierais pour prof de lettres… ou bien d’arts plastiques ? J’ai vu passer quelques dessins, dont un très… affriolant. Du style, qui donne envie de rencontrer le modèle à qui appartiennent ce dos et ces jolies fesses ! Tu dessines plutôt bien.

SK : Non, prof de sciences… plus ou moins. Toi, tu es prof de lettres classiques, c’est ça ? Je ne suis capable de représenter que des yeux, des oiseaux et des corps d’hommes nus, tu sais, pas de quoi faire un prof d’art…

Samaël hésita un moment, les doigts lévitant au-dessus des touches. Comme il était difficile d’oser, même derrière un écran ! Un éclair gigantesque frappa la pointe d’une tour de la cathédrale, éclairant brièvement le ciel, tandis qu’un coup de tonnerre monstrueux retentissait, le poussant instinctivement à se recroqueviller sur sa chaise. L’orage planait au-dessus de sa tête, menaçant la conversation d’une coupure brutale de courant.

Oser…

SK : …mais c’est vrai que j’aime beaucoup. À vrai dire, je te dessinerais bien… Ta photo de profil est jolie. Enfin, si tu veux bien…

MB : Tu sais que tu parles à un authentique narcissique, là ? Ce serait un honneur ! Mais attends, je vais te trouver une meilleure photo que ça…

Après quelques minutes d’un silence blanc, un cadre apparut à l’écran. Un portrait, de face. Une image qui siphonna d’un coup l’oxygène de ses poumons, de la pièce, du monde entier. Hypnotisé, Samaël se fit l’effet d’être un sphinx attiré par une flamme. Une nuée de papillons prit son envol sous son sternum, laissant à découvert un trou noir où il se mit à chuter à une vitesse vertigineuse. Il tendit la main vers l’écran de son ordinateur, toucha du bout des doigts la discrète barbe brune décorant l’arc de la mâchoire, puis glissa vers le cou, où deux petits grains de beauté suggéraient malicieusement le passage récent d’un minuscule vampire. L’homme de pixels était d’une fabuleuse beauté. Sa description aurait été digne de s’étendre dans plusieurs dimensions de rêve. Loin de ces mannequins artificiels à la chair remodelée au bistouri et aux stéroïdes, il avait l’esthétique de la douceur cousue main. Samaël tomba dans son regard comme on plonge dans les abysses, en apnée, avec la certitude de ne jamais refaire surface.

Les mains agitées d’un léger tremblement, telle une émotion qui vibre, il reprit la conversation.

SK : …Tu es très beau.

MB : Tu es gentil. Mais je n’ai pas le corps du charmant jeune homme que tu as visiblement dessiné deux ou trois fois (j’ai reconnu le tatouage !).

SK : Je suis sûr que ton corps est très bien aussi.

MB : Tu veux voir ?

Pas le temps de répondre qu’une nouvelle image s’étalait devant lui. ManyBalloon lui offrait une photo prise face à un grand miroir de salle de bain, où un exquis reflet offrait un dos lisse et blanc, ainsi que des fesses joliment rondes. Ce corps avait quelque chose d’exceptionnel, et même si ce mot pouvait paraître galvaudé aux yeux de tous, ce cul affiché donnait envie de rendre ses lettres de noblesse à cet adjectif et de l’assumer pleinement. Exceptionnel. C’était exactement ça. Une touchante exception.

SK : …Gosh ! Préviens avant de faire ça, j’ai failli tomber de ma chaise ! Ou faire une attaque. Ou faire une attaque en tombant de ma chaise lol. Je confirme, tu es… vraiment très beau. Je vais adorer te dessiner.

MB : Et… si j’ai envie de te dessiner, moi ?

Attendue, la grenade avait été dégoupillée et lancée en moins de dix mots. Instinctivement, Samaël recula sur sa chaise. Se montrer… Comment expliquer sans raconter ? Comment raconter sans faire fuir, encore ?

Samaël réafficha le portrait en plein écran. Sur le fond orangé, le visage souriant le regardait avec une douceur de plume, juste derrière le voile bleuté que son esprit avait déposé sur cet homme sans passer par sa conscience. À nouveau, le creux dans son ventre se fit sentir : par cette impression singulière, il réalisait seulement maintenant que quelque chose lui manquait, et que ce quelque chose, c’était lui. Sa « missing piece », comme dans ce conte de Silverstein{2} qu’il avait lu tant de fois…

Dire, c’était risquer de tout perdre dès aujourd’hui, avant même que cela n’ait vraiment commencé. Mais se taire n’était pas une option.

SK : Je ne suis pas à la hauteur. À ta hauteur. Je suis… abîmé.

MB : Abîmé ?

Samaël hésita, les paupières closes sur ses pensées contradictoires. Les gouttes de pluie tombant sur le toit voisin emplissaient la pièce de battements sourds, semblables à ceux qui annonçaient le début d’une partie de Jumanji ; il lui fallait lancer les dés, ou tout enterrer sous la terre lourde des mensonges par omission. Quand il rouvrit les yeux, il avait pris sa décision : sauter dans le vide.

SK : Tu sais ce que sont les Gueules cassées ?

MB : Oui. Des soldats de la Première Guerre défigurés.

SK : Oui, c’est ça. Bah voilà. Je suis une gueule cassée. Sauf que ce n’était pas une guerre, c’était une agression. Il y a longtemps. Et je… je ne prends plus de photo. Je suis désolé.

MB : Oh… d’accord. Ne t’excuse pas ! Je comprends.

SK : C’est vrai ?

MB : Oui. Moi, je suis un exhibitionniste, et toi, tu es l’inverse. On se complète plutôt bien en fait !

SK : C’est pas faux…

MB : Et… j’ai oublié de te demander ton âge avant de t’envoyer une photo de mon cul. Pitié, dis-moi que tu es majeur… Tu es prof donc majeur, pas vrai ?

SK : Hahaha, oui t’inquiète. J’ai vingt-quatre ans. Et toi ?

MB : Vingt-sept. Et déjà quelques cheveux blancs.

SK : Pff… n’importe quoi. Tu es vraiment très beau.

MB : Et l’érubescence me monte aux joues…

SK : L’érubescence ? Joli. Je ne connaissais pas. Je vais le noter. J’ai un cahier où je collectionne les jolis mots.

SK : Tu trouves ça bizarre ?

MB : Non, pas du tout. C’est quoi le dernier que tu avais recopié dedans ?

SK : Coruscant. Ça veut dire brillant… ce que tu dois déjà savoir vu que tu es prof de français, désolé.

MB : Bah non, t’excuse pas, j’apprends encore des mots tous les jours… Et quand j’écris, je suis souvent confronté à mes lacunes de vocabulaire.

SK : Tu écris ?

MB : Pas grand-chose. J’ai beaucoup écrit plus jeune, mais là… des analyses de livre, du verbiage sans intérêt, rien à voir avec tes textes à toi. J’en ai lu deux ou trois que tu avais postés. Mais attends… J’y pense… Tu veux rire un peu ? Clique là-dessus, c’est le blog que j’ai tenu pendant des années, et regarde le sous-titre.

Samaël cliqua sur le lien en surbrillance, et un site à la présentation sobre apparut. En haut de la page, sous une bannière rappelant le décor des salles de latin de son lycée, s’étalait une phrase en petites lettres noires : « Le quotidien coruscant et capricant de deux garçons qui s’aiment ».

Le mot coruscant lui sauta aux yeux et lui mit le sourire aux lèvres instantanément. La coïncidence était délicieuse… Samaël voyait de petits signes dans chaque hasard. Sur les millions de termes qui existaient, il avait noté celui-là ce soir. Son mot.

« … de deux garçons qui s’aiment ».

Sa joie retomba comme un vieux rideau sur une douleur entrée en scène sans frapper les trois coups. Il eut l’impression d’une tête d’épingle qui s’amuserait à griffer l’intérieur de sa poitrine.

MB : Tu as vu ? Marrant non ? J’adore le mot capricant aussi. Rien qu’en le lisant, on imagine déjà ce que ce mot veut dire…

SK : Oui. C’est vrai. Ce blog… c’est celui de toi et… de ton copain ?

MB : De mon mari.

SK : Ah. D’accord. Et… ton époux… il sait que tu envoies de belles photos à des inconnus ?

MB : Ne t’inquiète pas. On est en couple libre. On a même vécu avec nos amants respectifs, tous sous le même toit, fut un temps. Avec mon homme, W, on est ensemble depuis… pfiou… depuis le début en fait. On a grandi côte à côte finalement. Quand j’ai rencontré Y, ça ne lui a posé aucun problème de l’héberger alors qu’il savait que Y me bouffait le cul tous les jours. Et je déjeune souvent avec B, celui qui suce mon mari régulièrement et dont je me suis fait l’époux il y a quelques années par ailleurs.

SK : Tu t’es fait l’époux de l’amant de ton mari… D’accord… Tu es le charmeur de serments, quoi…

MB : Haha, joliment dit ! J’espère que mon… vocabulaire ne te choque pas. Bon, je suis un peu vulgaire, mais le sexe, c’est un jeu, tu sais. Ça doit rester léger…

SK : W, Y, B… Tu comptes collectionner les lettres de l’alphabet ? lol

MB : Il m’en manque pas mal ! Je n’ai pas de S encore…

SK : Y’a plein de prénoms qui commencent par S pourtant, ça devrait pas être difficile à trouver… Et toi, ta vraie lettre, c’est M ?

Une petite latence accueillit cette question. Samaël craignit un instant avoir franchi la ligne ténue et fluctuante de la bienséance, et tapa nerveusement sur le clavier.

SK : Désolé. C’est indiscret, je n’aurais pas dû te demander ça.

Il ne recommença à respirer que lorsqu’il aperçut enfin les quelques points bleus s’agiter dans la fenêtre de dialogue, indiquant que ManyBalloon était en train d’écrire.

MB : Non, non pas indiscret. Ma vraie lettre c’est M, oui. Mon prénom c’est Manoé. Enchanté ! Et puis arrête de t’excuser, bon sang ! À partir de maintenant, c’est interdit, c’est une règle.

SK : T’es un vrai prof, c’est clair ! Si j’en doutais encore, là c’est évident ! Y’a qu’un prof pour pondre des règles comme ça ! lol

SK : Moi, c’est Samaël, au fait.

MB : Enchanté. Joli prénom. Très doux.

SK : Tu dis ça parce que tu ne sais pas encore ce qu’il veut dire.

MB : Tu me raconteras !

SK : D’accord. Je t’échange l’histoire de mon prénom contre… disons… l’histoire de Y.

MB : Deal. Mais tu m’en dois une de plus !

SK : Comment ça ?

MB : Je t’ai offert un mot. Tu m’en dois donc un.

SK : Un échange de mots ? J’adore ! C’est une idée géniale ! Alors, attends, je cherche…

Samaël feuilleta rapidement le gros cahier qui traînait toujours sur son bureau à côté des enceintes, sur lequel il compilait ce qu’il appelait les « expressions diamants » : de jolis mots, doux à l’oreille ou au sens, délicieusement surannés pour certains, qu’il avait notés avec application au fil des mois et des lectures.

SK : Nitide. Tu connais ?

MB : Ça me dit quelque chose… Mais non, comme ça, je ne sais pas.

SK : C’est comme… tes yeux. Nitide, ça veut dire brillant, lumineux.

MB : Nitidus, bien sûr ! Quand je pense que j’enseigne le latin… La honte lol.

SK : On est quittes du coup ?

MB : Pour les mots, oui. Pour les histoires…

MB : Je t’échange l’histoire de ton visage contre celle de… on va dire ma plus grosse humiliation au lit. C’est équitable ?

Samaël hésita un instant ; ce temps suffit à Manson pour sauter gracieusement sur ses genoux et frotter ses babines contre son pull noir, y laissant son titre de propriété olfactif ainsi que quelques longs poils aux reflets argentés. Le chat ronronna, glissa sa tête sous la main de son maître pour exiger une caresse, écrasant du même coup le clavier de ses pattes délicates, ce qui envoya dans la foulée à Manoé une réponse que seul Champollion aurait eu des chances de décrypter.

SK : Oh là là, ne fais pas attention, c’est mon chat qui essaie de communiquer.

MB : Tu as un chat ? Moi aussi ! J’en ai même trois. Trois femelles. Belle, Bulle et Rebelle.

SK : Les Super Nanas ! lol Le mien est un mâle. Il s’appelle Manson.

MB : Comme le tueur en série ?

SK : Comme la chanteuse.

MB : Ah oui, Garbage ! Shirley, c’est ça ?

MB : Alors, nos histoires… Équitable ?

SK : Oui. D’accord. Mais d’abord, je vais te dessiner.

MB : Nu ?

SK : Je vais commencer par dessiner ton visage, si tu veux bien. Je ferai ton cul après.

MB : Ça marche. N’hésite pas si tu veux d’autres photos.

SK : De ton cul ?

MB : Euh… Je pensais plutôt à des portraits.

SK : Oh, désolé…

MB : Mais non ! J’te fais marcher. Bon, je vais aller me coucher : mon chat regarde ostensiblement l’horloge…

SK : Le mien dort à mes pieds. Bonne nuit Manoé ! Sweet sweet dreams honey.

MB : Hahaha « Honey » ?Déjà ?

SK : Désolé, ça m’a échappé…

MB : Mais sois pas désolé ! C’est mignon, j’adore ! Bonne nuit Samaël. À demain, j’espère…

Sans que Samaël s’en soit vraiment rendu compte, le murmure de la pluie sur les toits s’était amenuisé le temps de la conversation, l’orage ayant terminé sa démonstration de force. Dans la pénombre de son appartement, l’écran de l’ordinateur se fit sémaphore guidant ses rêves tout neufs. Le portrait de Manoé affiché en pleine page fixait Samaël, qui étalait avec soin ses graphites, ses estompes et ses gommes devant lui. Il saisit l’outil le plus fatigué, un vieux HB à la mine très fine, et observa l’image. Le regard pixellisé le happa. Bordée d’un vert céladon tacheté de gris, l’éclatante lumière issue du noir intense de ses pupilles arrosa sa peau : Manoé avait comme un oxymore dans les yeux. Samaël chuta dans ses iris comme on tombe amoureux.

Il posa le crayon, ouvrit une nouvelle fenêtre de navigation, entra sur le tableau de bord de son site, et se mit à écrire.

Le Regard de Manoé — Article publié le 7 avril 2020

Manoé a le regard fauve des profondeurs des forêts primitives, celles où l’on n’est plus tout à fait sûr de fouler encore la terre tant la luxuriance éclate de mille feux, emplissant les narines d’un air chargé comme de la sève, presque palpable, qui sature les sens d’un élan de vie. Et loin sous les frondaisons, parmi les ombres de troncs par centaines qu’encerclent ses pupilles, on croit distinguer des dryades qui dansent. Il y a de la magie dans ces yeux-là, un soupçon de Brocéliande, une pincée de Lórien, un rien des forêts d’Obéron, et on y tombe comme dans le terrier du lapin blanc.

Parce qu’il est l’Exception.

Manoé a le regard d’une douceur d’aquarelle, ce moment où la goutte toute chargée de pigments glisse sur le grain d’un papier, comme des doigts légers sur une peau. Elle y laisse son empreinte fantomatique toute de brun vêtue, aux mille nuances velours, entre des cils-pinceaux qui ont projeté de délicates éphélides jusque sur son nez. Il y a comme une tendresse suave qui niche sous ses paupières et dévale son visage, y attirant la paume et les lèvres.

Parce qu’il est l’Étourdissement.

Manoé a le regard carnassier, celui de la bête, sauvage et dominant lorsqu’il est fauché par un plaisir brutal, un regard à la force élémentaire, fiévreux, brûlant la peau nue qui s’offre, l’infusant d’un désir de génuflexion, de recevoir à même la langue, à même la gorge, toute la puissance de sa pulsion pressée, salée, animale. Dans l’infernale profondeur de ses yeux vibrent les reflets d’une débauche exquise.

Parce qu’il est l’Envie.

Quand Samaël cliqua enfin sur le bouton Publier, la pluie avait cessé. L’urgence d’écrire avait rendu celle de dessiner plus ardente encore. Il installa le chat sur le canapé fatigué, lacéré à coups de griffes ; Manson parut soupirer de contrariété, puis s’étira et se dirigea vers la chambre en toisant son maître. Samaël attrapa son carnet de croquis, tailla nerveusement son crayon, et la mine de graphite traça sur la feuille épaisse le premier trait de l’histoire.

2 — Rouge sang

« Si vous saviez combien la peau est profonde. Oui, cela dépend comment on la caresse. Il y a des personnes qui vous effleurent comme une écorce et d’autres qui vous remuent jusqu’à la sève. Il y a des mains qui vous chosifient, vous bestialisent. Qui vous apaisent, vous guérissent et même vous divinisent » — Paul Valéry.

L’impudique lumière d’une chaleur presque palpable, en arrosant la ville, donnait au CHU des allures de paquebot gigantesque. Refaite à neuf il y a cinq ou six ans, la structure semblait voguer sur une mer d’herbe et de bitume ; on s’attendait presque à voir tranquillement naviguer à travers le quartier cette énorme masse aux murs corail et aux vitres scintillantes comme des rubis, dont le toit allongé, à l’avant du bâtiment, pointait vers le ciel telle une immense proue.

Samaël traversa la place, sans s’attarder comme il en avait l’habitude sur les jardinières regorgeant d’ancolies rouges et blanches aux étamines gorgées de soleil. Près d’elles, des cœurs-de-Marie d’un rose profond balançaient leurs éperons au gré des courants d’air, et des mufliers pourpres agonisaient, condamnés à l’exil par un paysagiste à qui le Sud manquait, visiblement. Quelques corolles portaient encore les stigmates du violent orage de la veille, mais la terre se craquelait déjà sous les assauts d’une sécheresse de steppe aride. Brûlés par le jour, les bancs de bois clairs demeuraient vides, et les grandes pelouses n’étaient arpentées que par les pigeons ramiers disputant aux minuscules rouges-gorges les restes d’un pique-nique oublié. Tout laissait à croire qu’il faisait bien trop beau pour tomber malade.

En s’approchant de l’immense porte vitrée qui donnait accès à l’accueil, Samaël fut submergé par le même bourbier d’émotions que les fois précédentes : il y surnageait une excitation aiguë, une impatience fébrile, et cette angoisse sourde qui ne le quittait que rarement.

Aujourd’hui était un jour particulier : son rendez-vous pris en chirurgie maxillo-faciale devait, à terme, lui permettre de retirer le large pansement qui lui couvrait la moitié du visage, ultime vestige d’un long parcours opératoire débuté un an auparavant. La route de la reconstruction se poursuivrait désormais avec des praticiens de l’âme aux méthodes plus fines, mais infiniment plus douloureuses.

Le grand hall était baigné par le soleil zénithal qu’un puits de lumière semblait projeter sur les murs couleur de brique sur lesquels aucune silhouette autre que la sienne ne se découpait.

Samaël parcourut le chemin comme un somnambule. Traverser l’entrée, dépasser les ascenseurs, couloir B, suivre au sol le trait rouge jusqu’au service des consultations de chirurgie, s’annoncer à la secrétaire qui ne regardait jamais personne dans les yeux, prendre la deuxième porte à droite, celle de la salle d’attente principale, semblable à toutes les autres. Aux murs, des posters aux teintes passées, des visages lisses aux sourires gigantesques. Personne n’avait jamais dû relever l’ironie de la chose.

Le cadran numérique rutilant affichait fièrement que Samaël avait trente-cinq minutes d’avance.

Il sortit son carnet de croquis du grand sac de toile, étalant sur la chaise libre à sa droite ses graphites, ses estompes et un crayon-gomme. Sur son portable, il mit en plein écran la photo de Manoé. C’était presque inutile tant il avait passé de temps à la contempler, jusqu’à s’en user les iris, afin d’apprendre chaque trait de son visage. Mais dans le petit cadre du smartphone, les yeux gris-vert l’arrosaient de tant de douceur ; sous cette œillade, il se sentait bien. Apaisé.

Il sourit, sans faire attention à ceux qui, déjà installés dans leur attente silencieuse, avaient observé son manège du coin de l’œil. Samaël préférait se concentrer entièrement sur ce joli minois et ses crayons plutôt que d’affronter le regard des autres patients. Toutes ces faces en pièces détachées sous leurs pansements sales lui rappelaient douloureusement la raison de sa présence. Venir jusqu’ici était déjà difficile ; sociabiliser comme dans une solidarité de gueules en vrac était au-dessus de ses forces.

Le silence pesant qui régnait dans la salle lui confirmait qu’il n’était pas le seul pour qui ces cinquante mètres carrés tenaient du purgatoire. Chaque personne assise dans cette salle se drapait dans la solitude muette propre à ceux qu’on a arrachés du monde des images et des selfies. Chacun s’embourbait dans une attente lourde, témoin insensible de ces corps mutilés, si différents, si semblables au sien. La galerie des monstres. C’était la première chose qui était venue à l’esprit de Samaël en pénétrant dans cet endroit. Le cirque Barnum est de retour, entrez, messieurs-dames, entrez ! Venez admirer la femme sans nez, l’enfant avec une seule oreille et l’homme à qui il manque la moitié du visage ! N’ayez pas peur, braves gens, ils ne mordent pas !

La pointe de l’estompe dessina avec délicatesse l’ombre légère soulignant les narines de Manoé. La mine recréa le petit grain de beauté décorant cette bouche qu’il avait rêvée sur la sienne toute la nuit durant. Du bout du doigt, il caressa la lèvre esquissée, le relief de la barbe et la courbe de la nuque. Sur la gorge qu’exposait la chemise ouverte, il accentua le clair-obscur de la pomme d’Adam, songeant à quel point il devait être délicieux d’y faire courir sa langue.

— Monsieur Kerléo, s’il vous plaît.

Les yeux plissés de concentration, ses dents mordillant l’intérieur de sa joue, Samaël n’entendit pas entrer l’infirmier, mais la voix forte et claire le fit sursauter au second appel. Une virgule de graphite s’accrocha maladroitement au col de coton tout juste travaillé. Merde… Samaël gomma en soupirant le trait malencontreux, rassembla ses affaires, et suivit la blouse blanche jusqu’à la salle de consultation.

— Vous pouvez poser votre sac ici, le médecin va arriver. En l’attendant, on va faire la paperasse et je vais commencer à vous enlever ça, d’accord ?

L’infirmier désigna d’un petit coup de menton le bandage proéminent. Avec ses cheveux courts et très noirs, et sa peau cuivrée par le soleil, le soignant avait des airs de sudiste égaré dans les volcans d’Auvergne. Samaël chercha sur son badge un indice pour appuyer son hypothèse basée sur un rien. « Delorme Fe — ». Delorme. Un nom de famille plutôt commun. Fils de l’orme. Un enfant de la terre. Le stylo accroché à sa poche masquait le reste du prénom. Fe… Ferrer ? Félix ? Felipe ?

Samaël se délesta de son sac, plia sa veste sur le dossier de la chaise et, lorsque l’infirmier s’approcha trop vite de son visage bandé, recula instinctivement. L’autre suspendit son geste et posa sur lui un regard hésitant, presque un peu froid. Samaël sentit sa peau gélive trembler, discrètement, comme à chaque fois qu’une main autre que la sienne frôlait la zone en ruine, et baissa les yeux, honteux des fragments de trauma qui s’accrochaient à lui.

— Monsieur Kerléo… Samaël. Bon. J’ai lu votre dossier. On va y aller doucement, d’accord ? Je suis navré si j’ai été trop brusque. Je vais vous expliquer tout ce que je fais, ça vous va ? Et si ça ne va pas, vous me dites stop, et on fait une pause.

— O… okay.

— Moi, c’est Ferréol. Je vais retirer les adhésifs au niveau de votre gorge, ça risque de tirer un peu.

Samaël inspira profondément, et s’efforça de continuer à parler pour faire refluer l’envie de prendre ses jambes à son cou.

— Ferréol ? C’est… C’est original.

— Oui… Ça vient du latin, ferreola. C’est le nom d’un cépage de vigne produisant du vin rouge. Autant vous dire que j’ai passé toute mon enfance à l’épeler, et toute ma vie d’adulte à l’arroser !… C’est bon, j’ai enlevé tout le bas. On va passer à la joue maintenant. Ça va toujours ?

— Ça va.

— Et toi alors ? On se tutoie, d’accord ? On s’est déjà vus en salle d’opération en plus, mais tu ne dois pas t’en souvenir, il t’avait filé un petit quelque chose pour te détendre, et tu m’as tutoyé… Enfin bref. Ton prénom est très original aussi, ça vient d’où ?

Répondant de façon automatique aux questions, Samaël tentait de réprimer les tremblements de ses mains, les soubresauts de ses jambes. Il aurait dû être gêné à la simple idée que cet homme l’ait vu au moment où il était le plus vulnérable, terrifié et nu sous une blouse de papier, et qu’il le tutoyait comme un ami de longue date ; il y trouva au contraire un curieux réconfort. Alors, il se raccrocha à cette voix, à ces mots et à cette proximité, même artificielle.

Sur le plateau d’inox s’amoncelaient des restes de compresses et de tulles gras. La sensation de l’air frais sur sa peau enfin découverte lui donna la chair de poule. L’infirmier continuait de monologuer sans prendre conscience du trouble qu’il instillait à chaque contact. Samaël laissa son regard glisser sur lui. Son corps était simple et beau, un corps droit, solide, puissant. Entier. À hauteur d’yeux de Samaël, celle d’un regard furtif, presque inquisiteur, l’encolure blanche de la blouse bâillait. Elle laissait deviner quelques poils noirs habillant la peau de bronze d’un torse mince, une peau à côté de laquelle la sienne paraissait plus blafarde encore. C’était un homme sec, loin des excès terrifiants, purs produits d’un masochisme renarcissisant, qu’il voyait s’admirer à travers la baie vitrée de la salle de sport. Plongé dans sa contemplation, Samaël entendit à peine l’exclamation enjouée de l’infirmier.

— Samaël ? Youhou ? Tu es avec moi ? J’ai fini. Je vais nettoyer un peu pour enlever le reste de tulle gras et tout, mais c’est très bien. La cicatrice est très belle. Les points restants tomberont d’ici quelques jours.