Dans les méandres de Warhammer 40,000 - Thibaut Claudel - E-Book

Dans les méandres de Warhammer 40,000 E-Book

Thibaut Claudel

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Beschreibung

Incontestablement le jeu de guerre à base de figurines le plus populaire du monde, Warhammer 40 000 s’est imposé à l’aide de ses miniatures magnifiques et de son monde à la noirceur incomparable. Alors que la licence va bientôt fêter ses 40 ans, il est grand temps de comprendre ce qui a fait son succès. Pourquoi, dans les années 1980, Warhammer 40 000 a-t-il cherché à transcender des loisirs comme le jeu de rôle ou le wargame ? De quelle manière a-t-il conjugué ses influences aussi radicales que variées pour donner naissance à une esthétique et une tonalité uniques ? Par quels moyens s’est-il réinventé pour séduire toujours plus de passionnés au fil des éditions ? Sous quelles formes – romans et jeux vidéo inclus – s’est-il diversifié pour gagner en popularité ? Si, dans les ténèbres d’un lointain futur, il n’y a que la guerre, quelques milliers d’années plus tôt, des créateurs fiévreux imaginaient Warhammer 40 000 grâce à leurs idées folles, leurs milliers de références et une poignée de décisions hasardeuses. Découvrez-les en ouvrant ce livre, mais n’oubliez pas : le savoir fait le pouvoir. Il faut le cacher.

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Couverture

Page de titre

Avant-propos

« Dans les ténèbres d’un lointain futur, il n’y a que la guerre. »

Mais quelques milliers d’années avant cela, il y a un petit adolescent. Un parmi tant d’autres, passionné d’univers de science-fiction, de fantasy et de super-héros, qu’il dévore avec entrain, passant de l’un à l’autre sans jamais perdre son appétit, et en espérant qu’un jour l’un d’entre eux soit assez consistant pour nourrir son imaginaire pendant toute sa vie.

Cet univers, c’est celui de Warhammer 40,000. Je l’ai découvert quelque part entre l’école primaire et le collège, par un concours de circonstances presque trop parfait. Tout a commencé au détour d’une conversation avec un ami, Raphaël, l’un des meilleurs, de ceux qu’on reconnaît non seulement pour leurs qualités, mais aussi pour leurs goûts. Nous sommes au début des années 2000, et pour les deux jeunes de l’est de la France que nous sommes alors, trouver un compagnon de route avec qui parler de vaisseaux spatiaux, de chevaliers et de petits soldats relève de l’exploit. Si notre amour commun pour la saga Star Wars nous a rassemblés, c’est bien ce fameux appétit pour toutes sortes de mondes de fiction qui a maintenu cette amitié vivace au fil des années, malgré les changements de classe ou de ville, et tous les aléas qui rythment l’adolescence.

Un jour – je ne sais plus vraiment où ni quand –, Raphaël commence l’une de nos discussions endiablées par la description d’un univers incroyable, qu’il a lui-même découvert par l’intermédiaire d’un tiers. Des étoiles plein les yeux et les mains agitées, il me présente ce qui deviendra notre nouvelle obsession : le monde et le hobby que constitue Warhammer 40,000. Il nous manque alors le vocabulaire, les connaissances et les outils pour prendre conscience de l’ampleur de notre découverte, mais qu’importe : le jeu de piste est lancé. Ce qu’il vient de me décrire paraît trop beau pour être vrai : un univers si vaste que la science-fiction et la fantasy s’y mélangent. Un monde où des chevaliers ont troqué leur fidèle canasson pour des motos couvertes de mitraillettes, où des extraterrestres sont capables de jeter des éclairs de magie, où des vaisseaux prennent la forme de cathédrales. Et le mieux dans tout cela ? On peut posséder chacun de ces éléments, les personnaliser, les construire et les peindre à notre image, ou à celle de nos idées les plus folles. Pour décrire cette révolution, Raphaël n’a que ses propres mots. Pas une image, pas une seule illustration ni même une photo, et pourtant, ses simples souvenirs suffisent à graver tous ces concepts dans ma mémoire. Dans la plus pure tradition orale, me voilà investi comme d’un secret. J’ai découvert l’existence d’un univers semblable à aucun autre, j’ai goûté à une partie de son histoire, et j’ai désormais une mission : en apprendre plus sur ce fameux Warhammer 40,000.

Pendant un temps, la mission échoue. Les concepts me sont restés en tête, c’est certain, mais le nom du jeu a fini par m’échapper. La faute à trop de zéros ? Peut-être. Ou peut-être que la conversation n’a jamais porté sur le titre, que deux petits adolescents auraient très bien pu oublier ou ne pas relever, préférant se rappeler ces soldats, ces héros, leurs armes ou leurs engins. Pendant de longs mois, le pourtant dément Warhammer 40,000 reste là, anonyme et discret, dans un coin de ma tête, jusqu’au jour où je retrouve sa trace – dois-je encore le répéter ? – par le plus parfait des hasards. De passage dans la grande ville, mes parents m’emmènent, mes deux petits frères et moi, faire un tour dans notre magasin de jouets préféré, un lieu de pèlerinage où l’on formule ses vœux pour de futurs anniversaires et les célébrations de fin d’année. Sur place, une boîte de LEGO me tape dans l’œil, et j’ai suffisamment de chance pour la rapporter jusqu’à la caisse. Seulement, sur le chemin, j’emprunte un rayon en forme d’ultime étape, de dernière tentation. Il y a là quelques maquettes de chars et d’avions, celles qui occupaient mon père et son propre frère à mon âge, celles que j’ai malencontreusement détruites en les prenant pour des jouets quelques années auparavant. Dans un mélange de sympathie et de honte, je jette un petit regard à ces pauvres modèles, qui n’attendent que d’être montés. C’est là que leur lointain cousin, leur concurrent ou peut-être leur évolution réapparaît.

Ce n’est pas une photographie, mais bien une illustration qui attire mon attention. Contrairement à celles qui ornent les boîtes de maquettes souvent militaires, celle-ci n’a rien de particulièrement réaliste. Sa palette ne se limite pas au camouflage. Ses mouvements ne sont pas figés. On y perçoit le noir d’un pneu large, le gris des ruines, le rouge d’une explosion et le bleu de l’héroïsme. Les douilles s’envolent. Un drapeau flotte au vent. Un motard d’un nouveau genre fonce droit sur moi, pleins gaz, au point d’en déformer ses proportions, mais pas les deux logos qui encadrent l’image. En haut à gauche, inscrit dans un aigle brutaliste lui-même taillé dans le béton, se trouve celui de Warhammer 40,000, en lettres vert et blanc. En bas à droite : le logo de Games Workshop, l’entreprise qui se cache derrière ce formidable univers, sculpté dans une police au moins aussi imposante et rendue immanquable par un mélange de jaune et de rouge. La subtilité n’est visiblement pas de mise quand on parle de Warhammer 40,000, mais c’est justement tout le but : au beau milieu d’une zone commerciale un rien déprimante et les bras pourtant occupés par un cadeau des plus alléchants, je ne pense plus qu’à cette illustration, à ces deux logos massifs et à la petite photo que j’ai eu le temps d’apercevoir au dos de la boîte avant que mes parents ne me rappellent à l’ordre. Et si c’était l’un de ces chevaliers à moto dont parlait Raphaël ? J’aurais pu repartir avec. Le monter et le peindre ou encore inventer son histoire. Au lieu de ça, je repars avec un nouveau jeu de construction, ainsi qu’un paquet de questions.

Par chance, le PC familial dispose maintenant d’Internet, et moi, des mots clefs nécessaires à sa bonne utilisation. À l’époque, on limite cette dernière à quelques minutes par mois, ce qui ne simplifie pas mes recherches, mais me permet tout de même d’avancer. Au fil des connexions, je récolte des noms comme des images, à commencer par l’identité de ces fameux chevaliers qu’on appelle en fait des Space Marines. Ces guerriers invincibles semblent se décliner à l’infini, s’incarnant dans de nombreuses variantes, plus ou moins colorées ou saugrenues. Les Space Wolves, par exemple, empruntent à la culture viking et se drapent dans des peaux de loup, tandis que les Space Foxes sont aussi orange que les renards qui les inspirent. Si le premier exemple est officiel et fait déjà à l’époque l’objet de livres et de figurines, tous édités par Games Workshop, le second ne l’est pas : il s’agit en fait d’une création de fan, comme je l’apprendrai bien plus tard en échangeant, cette fois par courriers interposés, avec Raphaël, qui lui aussi faisait des recherches de son côté. C’est là toute la beauté de Warhammer 40,000 et du système entretenu par Games Workshop. Ses fans sont amenés et même encouragés à créer leur propre contenu : des histoires, des schémas de couleurs, voire des règles de jeu pour personnaliser leur expérience. Bien évidemment, toutes ces subtilités échappent au petit adolescent fou que je suis alors. Seuls comptent le savoir et son accumulation, cette envie de sauvegarder la moindre image et le moindre texte pour essayer de comprendre ce qu’est vraiment Warhammer 40,000. En l’occurrence : un jeu de figurines, un wargame, un univers de fiction, mais aussi un loisir créatif, et bien d’autres choses encore. Tout cela, à l’époque, aucun adolescent ne peut vraiment le comprendre par ses propres moyens ou même par ceux de ses parents. Il faut un initié. Quelqu’un qui, lui aussi, détient une part de ce fameux secret.

C’est en cherchant cette personne que je finis par tomber sur une liste de boutiques proposant des produits Warhammer. Je retrouve alors le nom de Games Workshop, qui désigne aussi les magasins spécialisés dans ce hobby, créés, détenus et entretenus par l’entreprise éponyme. Malheureusement, aucun d’entre eux n’est assez proche pour justifier une excursion familiale. Heureusement, d’autres boutiques existent et sont affiliées à ce réseau. J’ignore à l’époque que leurs choix et conseils seront forcément plus limités, mais je saute de joie quand je saisis que plusieurs magasins de jouets de ma région pourraient m’aider dans ma quête. Je me dirige alors vers l’un d’entre eux, situé en centre-ville.

Arrivé sur place, j’ai bon espoir de ressortir avec les produits et les outils adaptés. Heureusement pour moi, un vendeur s’y connaît juste assez pour me guider. Malgré les prix plutôt impressionnants pour l’époque, et grâce à mon seul argent de poche, j’ai la chance de repartir avec une boîte de cinq Space Marines et quelques pots de peinture. C’est en effet à cet instant que je comprends que ce bleu si héroïque ne se cache pas dans la boîte, mais doit bien être acheté à part, ce qui en rebute plus d’un, mais pas moi ni mon père, qui se propose même de me léguer ses pinceaux et les quelques pots de peinture qui lui restent, ceux qu’il utilisait jadis pour peindre ses maquettes. L’autorité parentale de mon côté et une petite escouade de Space Marines en poche, je quitte la boutique avec un air invincible, persuadé que mes premiers soldats feront date dans l’histoire de Warhammer 40,000.

Forcément, le résultat est catastrophique. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, il me manque des pièces. Comme n’importe quelle maquette, justement, les figurines de Warhammer 40,000 se présentent sous la forme de grappes de plastique, desquelles il faut retirer de petites pièces détachées dans l’espoir d’assembler quelque chose d’unique. Pour le coup, mes premiers Space Marines le sont, puisque leur armure ne sera jamais complétée par le générateur d’énergie dorsal qui caractérise leur silhouette. Aujourd’hui encore, je me demande ce qui a bien pu arriver à ces cinq petits éléments. Les aurais-je perdus en ouvrant la boîte trop tôt, dans la rue ou dans la voiture ? Games Workshop aurait-il oublié de les glisser dans l’emballage ? Quelqu’un les aurait-il volés au préalable ? Le mystère reste entier, mais une chose est sûre : il m’oblige à improviser, tout comme le nombre limité de couleurs à ma disposition. Privé du bleu recommandé par Games Workshop, que le magasin de jouets n’avait pas en stock, me voilà obligé de peindre avec de la peinture à maquette. Plus pénible à utiliser que les teintes spécifiquement conçues pour les figurines Warhammer, ce bleu me donne du fil à retordre, et mes Space Marines se retrouvent avec des armures laquées, ce qui jure complètement avec le reste de leur panoplie. Sans même parler des traces de colle, des coups de cutter mal placés et des socles vert fluo couverts d’herbe statique.

Mais qu’importe. Mes premières figurines sont nées, sans que personne d’autre que la nécessité ne m’impose de règles. Contrairement à un jeu de société et sa notice, aux maquettes et leur réalisme historique, ou encore à un univers plus balisé et plus accessible comme Star Wars, où tout possède une fiche technique, j’ai monté, peint et même joué – le temps de quelques bruitages – avec mes Space Marines comme bon me semblait. À l’aveugle, certes, mais avec une créativité des plus totales, tout simplement enivrante pour le gamin que j’étais. Durant les quelques heures qu’ont nécessitées l’assemblage et la peinture de cette escouade, j’ai l’impression d’avoir touché du doigt une forme de vérité. Mes outils, mes moyens et mes connaissances avaient beau être limités, j’ai assemblé et peint ces petits soldats de mes mains, imaginé pourquoi ils seraient privés de générateur dorsal et même personnalisé leur look en utilisant les rares pièces détachées optionnelles offertes par la boîte pour les rendre uniques. Un couteau de combat et quelques poches tactiques plus tard, mes Space Marines ne ressemblaient à aucun autre : normal, c’étaient les miens.

Pour autant, n’allez pas croire que Warhammer 40,000 est un passe-temps solitaire. Bien au contraire, la communauté fédérée autour de ce jeu, de ses figurines ou de leur univers est animée par les trouvailles et les idées de chacun. On les échange, on les pique, on s’en inspire et on prend conseil, comme je l’ai appris quelques mois après avoir obtenu mes Space Marines, en visitant ma première boutique Games Workshop. Sur place, je ne rencontre alors que des passionnés – vendeurs comme clients – pressés de me parler, malgré nos différences d’âge, de compréhension ou de compétences. Avant même de pousser la porte, admirer la vitrine suffit à être bombardé d’informations et de possibilités. On y croise des Space Marines de toutes les couleurs, des factions qu’on ne connaît pas encore et des figurines rendues tellement uniques par leurs propriétaires qu’on pourrait croire que certains d’entre eux ont reçu de nouvelles sorties avec un peu d’avance. Alors on finit par collectionner les boutiques elles-mêmes, en profitant des vacances ou des visites dans la famille pour en trouver d’autres, s’y inspirer, se tenir au courant, gagner en compétences et, bien sûr, effectuer quelques achats. C’est là toute la force du réseau conçu par Games Workshop : marmots et vétérans s’y retrouvent pour célébrer Warhammer 40,000, chacun à sa façon. Chaque visite prend ainsi des airs de Disneyland dont les attractions seraient la dernière boîte à la mode, une bataille qui se joue en direct sur une table de jeu, ou encore un atelier de peinture où parfaire ses talents.

Voilà comment s’articule mon expérience de Warhammer 40,000 au fil des années, des boutiques et des rencontres. L’imaginaire de cet adolescent s’est embrasé il y a vingt ans de cela, et la flamme est restée entretenue par tout ce qui fait la singularité de cet univers, à commencer par une vérité, toute simple et pourtant cruciale : Warhammer 40,000 appartient autant à ses créateurs qu’à ses fans. Ce qui les intéresse, eux comme moi, est non seulement ce monde en forme de bac à sable, où toutes les influences peuvent se mélanger, mais aussi, et surtout, la possibilité d’en faire partie. Avec ce jeu, Games Workshop ne s’est pas contenté de créer un univers fort, unique en son genre ou à contre-courant des mondes de science-fiction et de fantasy qui l’inspirent. Non, l’entreprise a aussi donné naissance à un hobby si total que dans les bons cercles on l’appelle volontiers le Hobby, avec un grand H. Il s’agit de construire, peindre, collectionner, lire, écrire, décorer et bien sûr jouer, non pas avec, mais dans cet univers. Une promesse que beaucoup de ses créateurs et de ses fans ont élevée au rang de responsabilité.

Pour perdurer, croître ou évoluer, Games Workshop aura donc toujours besoin de ses admirateurs et de leur créativité. À l’heure où rien ne compte plus que la puissance d’une marque ou la notoriété d’une franchise, cette société, qui n’était autrefois qu’une petite entreprise britannique, doit accepter de partager cette création géniale qu’est Warhammer 40,000 avec celles et ceux qui la font vivre. Cette tension très forte entre créateurs et fans anime ce jeu depuis toujours, aussi bien pour le meilleur que pour le pire.

L’auteur

Après une première carrière de journaliste spécialisé dans la culture populaire, Thibaut Claudel a rejoint le monde trépidant du jeu vidéo en 2018. D’abord éditeur de contenu pour World of Tanks, il a depuis évolué en narrative designer pour signer les scénarios des jeux vidéo Goldorak : Le Festin des loups et Aliens : Dark Descent. Marqué par sa découverte de Star Wars et de Warhammer 40,000, il explore ces deux univers à travers des essais parus chez Third Éditions, et deux podcasts, Outrider et Land Rider. Quand il n’est pas occupé à débattre des mondes et des histoires qui le passionnent, il travaille dur pour créer les siens.

Partie I : Ad Origines

Chapitre 1 : Le terreau

Avant d’explorer cette tension entre créateurs, détenteurs et simples fans, il nous faut revenir quelques années en arrière ; pas seulement aux origines de Warhammer 40,000 ou aux débuts de l’entreprise Games Workshop, mais à l’invention de ce qu’on appelle le wargame, à savoir un jeu de stratégie à base de figurines. La définition de ce terme reste encore aujourd’hui assez lâche, d’abord parce qu’elle se confond volontiers avec celle du jeu de plateau, voire du jeu de société, mais aussi parce que le wargame, avant d’être un loisir, relevait de la véritable stratégie militaire.

Grande Guerre et petits soldats

On peut en effet revenir très loin en arrière pour expliquer les origines de Warhammer 40,000, à une époque que même le plus chevronné des passionnés n’a pas connue : le XIXe siècle. Du côté de la Prusse, les officiers s’entraînaient alors à la guerre par le biais de jeux de plateau complexes qu’ils appelaient Kriegsspiel, soit littéralement « jeux de guerre » par chez nous, ou war games dans la langue de Shakespeare. Bien avant qu’il ne devienne un loisir et ne s’incarne sur les tables de jeu, dans nos consoles et PC, le wargame était donc un outil militaire, une simulation qui permettait aux Prussiens d’affiner leur esprit tactique. Sans doute n’étaient-ils pas les premiers à s’entraîner ainsi, d’ailleurs, puisque d’autres outils de simulation plus sommaires ou même le jeu d’échecs le devancent, parfois de plusieurs siècles.

Revenons toutefois au dix-neuvième. En 1866 naît Herbert George Wells, plus connu sous le nom de H. G. Wells, un auteur britannique qui, aux côtés de notre Jules Verne, sera considéré comme l’un des pères de la science-fiction. Dans sa bibliographie, on compte en effet des classiques comme La Machine à explorer le temps1, L’Île du docteur Moreau2, L’Homme invisible3 ou encore La Guerre des mondes4, ainsi que deux ouvrages qui donneront naissance au wargame récréatif. Citons tout d’abord Floor Games5, paru en 1911, dans lequel Wells s’inspire visiblement des jeux qu’il partageait avec ses deux fils pour créer un wargame parfaitement accessible aux jeunes garçons, mais aussi aux jeunes filles, qu’il mentionne dans son ouvrage. Ce jeu est alors composé de quatre grandes familles d’éléments : les fameux soldats de plomb, des briques de bois grossièrement larges façon Kapla, des planches ou un plateau, et enfin des petits trains électriques. Le tout permet, grâce à quelques guides et photographies bien sentis, de recréer différents environnements dans lesquels deux joueurs s’affrontent avec leurs petites armées.

Wells ne s’arrête pas là. Admirateur du concept de Kriegsspiel prussien, il se met en tête de transformer ce dernier en un loisir pour les adultes civils (et non pour les militaires). C’est ainsi que naît Little Wars6 après une légendaire partie de canons à ressort miniature entre Wells et l’un de ses proches, Jerome K. Jerome, un auteur de romans humoristiques qui se prend lui aussi au jeu, car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un jeu. Dans Floor Games, Wells maudissait déjà le militarisme qui l’empêchait de mettre la main sur de petites figurines de civils. Dans Little Wars, il prend ses distances avec le Kriegsspiel et répète à qui voudra bien l’entendre que cette guerre de soldats de plomb est préférable aux conflits réels. Hélas, ce manuel paru en 1913 n’empêchera pas l’Europe de sombrer dans la guerre pour mettre fin à toutes les guerres, « the war to end all wars », une expression qu’on doit d’ailleurs à Wells, pacifiste et socialiste discret.

Malgré l’ironie de l’histoire, Little Wars fera date dans l’évolution du wargame, tout simplement parce qu’il donne naissance à sa branche récréative. Dans un texte au style fantasque, certes, mais qui permet néanmoins de poser les bases de cette future discipline. Wells y parle du terrain, du mouvement des unités (catégorisées en infanterie, cavalerie et artillerie) et de leur façon d’interagir entre elles, notamment pour le combat. Illustré par quelques photographies, le jeu se décline en plusieurs variantes et scénarios, en plus de présenter une sorte de liste d’armée pour équilibrer la composition des forces en présence. On retrouvera également des extensions proposant des règles plus complexes ou spécialisées, soit autant d’éléments pour lesquels les wargames, à commencer par Warhammer 40,000, sont connus depuis. Cependant, une addition supplémentaire rapproche Little Wars du jeu qui nous intéresse : un texte dans lequel Wells se soustrait à l’une de ses figurines de plomb (le bien nommé général de l’armée bleue H. G. W.), qui nous détaille ses derniers exploits dans un style grandiloquent. Cette approche n’est pas sans rappeler les fameux rapports de bataille, où deux joueurs se racontent leur dernière partie de wargame en date, romançant parfois leurs faits d’armes en endossant le rôle de leurs propres figurines. On pourrait même tisser un lien entre ce texte ampoulé et la future fiction tirée de l’univers de Games Workshop, qui, plus d’un siècle plus tard, est connue et reconnue pour son style exubérant.

À n’en pas douter, c’est grâce à Little Wars que les Kriegsspiel deviennent les wargames. Étant le plus populaire, voire le plus connu d’entre eux, Warhammer 40,000 ne peut pas s’affranchir de cette paternité, d’autant qu’elle se révèle riche de sens. C’est à l’un des pères de la science-fiction, et à un auteur britannique de surcroît, que l’on doit cette idée toute bête, mais addictive pour des millions de gens : celle selon laquelle l’art de la guerre n’a pas à se résumer à une simulation sclérosée par des restrictions pseudoréalistes et des critères ennuyeux. Il peut devenir un jeu composé de quelques soldats de plomb et d’un système simple de règles, qui, ensemble, permettent de raconter des histoires.

Des pharaons à Airfix

Pour mettre en scène ces batailles, encore faut-il disposer du bon matériel, à commencer par l’élément tout bonnement indispensable pour les wargames se jouant sur table : les figurines. Par chance, l’Angleterre n’en a jamais manqué. À bien des égards, elle peut même être considérée comme le berceau des petits soldats, des soldats de plomb, bref, de ceux qu’on appelle en anglais les toy soldiers.

Encore une fois, on peut remonter néanmoins plus loin dans le temps pour trouver des ancêtres à ces petits guerriers. Très loin même, puisque les premières figurines à l’effigie de combattants remonteraient à l’Égypte antique, où elles accompagnaient parfois leurs propriétaires dans la tombe. D’abord sculptés dans le bois, les petits soldats se multiplient tout particulièrement au XVIIe siècle, puis se popularisent en Allemagne dans les années 1730. On les produit alors à l’aide de deux pièces moulées dans l’étain, puis collées l’une à l’autre. Si les exploits militaires de la Prusse vont accentuer la popularité grandissante de ces figurines, elles sont jusqu’ici réservées à une élite : les plus fortunés, qui les collectionnent, ou l’aristocratie militaire, qui les place sur des cartes pour représenter une situation bien réelle.

En 1893, une entreprise britannique bouscule le monde des petits soldats. La société William Britain, du nom de son créateur, met en effet au point un moule unique. Creux et capable d’évacuer l’excédent de matière, celui-ci se révèle beaucoup plus efficace et précis que le procédé allemand. Britain fait alors le choix de sculpter ses figurines dans le plomb. En réduisant la matière nécessaire à leur fabrication tout en améliorant les détails à leur surface, les méthodes de l’entreprise font exploser la popularité de ces miniatures, qui s’exportent désormais au plus grand nombre. Plus simples à produire, mais aussi plus légers et surtout moins chers, les petits soldats britanniques l’emportent petit à petit sur leurs confrères prussiens. C’est donc au Royaume-Uni que s’écrit le chapitre suivant de l’odyssée de nos figurines, et c’est logiquement sur place que s’établissent de nouveaux standards de fabrication et de qualité. D’autres entreprises, toutes locales, emboîtent ainsi le pas à Britain et se mettent à fournir les enfants, les collectionneurs et tous les curieux avec des soldats toujours plus variés, qui font bien des heureux. Parmi eux, on retrouve donc H. G. Wells et ses amis, qui commencent à théoriser le wargame sous des formes plus récréatives. Les deux guerres mondiales n’empêcheront pas cette industrie de se développer.

En effet, au sortir du second conflit mondial, le développement des matières plastiques offre aux petits soldats une grande évolution : ils troquent peu à peu l’étain et le plomb contre ce nouveau matériau. Si les premières figurines de ce genre naissent aux États-Unis dans les années 1930, c’est bien une entreprise britannique qui va les populariser près d’une décennie plus tard. Techniquement créée par un homme d’affaires hongrois, Nicholas Kove, la société Airfix apparaît en 1939 et va rapidement conquérir ce marché naissant, à tel point qu’aujourd’hui encore, au Royaume-Uni, le nom d’Airfix est utilisé pour désigner une maquette ou une boîte de petits soldats en plastique, même lorsque celles-ci sont fabriquées par d’autres entreprises. Comme ce sera un jour le cas pour Warhammer, cette marque devient donc petit à petit le synonyme du hobby qu’elle participe à créer et à entretenir. Elle se développe fortement dans les années 1950 et jusqu’aux années 1980, avec des boîtes et sous des échelles toujours plus variées. Tout est représenté : des voitures de course aux petits trains, en passant, bien sûr, par une large gamme inspirée par l’histoire militaire. On y trouve des maquettes de chars, d’avions et d’autres véhicules de combat, mais aussi des ensembles de petits soldats en polyéthylène, un plastique souple et néanmoins durable. Taillés pour les échelles 1:32 ou 1:72, ces « sets » regroupent entre une quinzaine et une cinquantaine de combattants, ainsi que quelques engins, des décors ou des éléments de terrain, une association de produits qui n’est pas sans rappeler les boîtes de démarrage de Warhammer 40,000, encore aujourd’hui. D’ailleurs, ces sets regroupent eux aussi différentes factions : toutes historiques, celles-ci permettent à leurs acheteurs de collectionner ou d’incarner les forces armées des guerres mondiales, napoléoniennes ou même antiques.

C’est donc durant la seconde moitié du XXe siècle que le wargame se modernise. D’abord du point de vue du modélisme, car avec l’essor d’Airfix, ce sont des dizaines de compagnies qui se créent, et toutes popularisent et définissent ce que deviendra ce loisir. On pense forcément aux concurrents directs d’Airfix, comme l’anglais Matchbox, les Français de Heller, le japonais Tamiya et les bien nommés Italeri, venus d’Italie, qui emboîtent le pas de l’entreprise britannique dans la vingtaine d’années qui suivent sa création. Commencent alors à s’ajouter à ce hobby du matériel, des peintures et leurs pinceaux ou encore des accessoires, comme ceux de l’entreprise Humbrol, qui fournit des milliers de passionnés. À cette même époque naissent d’ailleurs de nombreuses revues et magazines dédiés aux maquettes et aux petits soldats, à commencer par Airfix Magazine. En somme, les Britanniques inventent tout un modèle entre les années 1950 et la fin des années 1970, qui, consciemment ou non, finira par influencer Games Workshop dans la création de ses propres figurines, ainsi que des gammes et des jeux qui les regroupent.

Parallèlement à ce qu’on pourrait présenter comme l’essor créatif du hobby, qui consiste à collectionner, assembler et peindre des petits soldats ou des véhicules militaires, toute la partie ludique du wargame s’organise, et ce, toujours majoritairement en Angleterre, avec des noms comme Charles Grant, Tony Bath ou Donald Featherstone. Tous les trois vétérans de la Seconde Guerre mondiale, ces auteurs vont offrir à ce loisir plusieurs de ses ouvrages fondateurs. À lui seul, Featherstone, initié à la discipline par Little Wars de H. G. Wells, en signera plus de quarante, tandis que Grant est presque directement connecté aux mondes de Warhammer, puisqu’il servira d’inspiration aux concepteurs de Warhammer Ancient Battles7, une variante historique du jeu de figurines de Games Workshop, jamais très loin derrière les pères de la discipline.

En vingt ans, le wargame gagne donc considérablement en popularité et en notoriété grâce à ces nombreuses innovations, qu’elles soient technologiques, industrielles ou tout simplement ludiques. La communauté d’initiés de Wells ou les têtes blondes qu’il cherchait à intéresser font place à un groupe toujours plus large et qui rassemble déjà plusieurs générations de passionnés. On voit aussi apparaître différentes sensibilités au sein de ce même hobby : certains aiment peindre ou se contentent de collectionner, d’autres veulent jouer, et d’autres encore souhaitent reproduire les batailles historiques le plus fidèlement possible. Des approches différentes qui, une nouvelle fois, nous renvoient à Warhammer 40,000 et aux nombreuses manières que les fans ont de l’aborder : parfois comme un loisir créatif, parfois comme un jeu, parfois comme les deux à la fois.

L’essor des petits soldats en plastique et la popularité exponentielle des maquettes ont donc certainement joué un rôle important dans l’histoire de Warhammer 40,000, ou du moins dans celle de ses fondateurs. Nés dans les années 1950, ils grandissent et deviennent adultes au milieu des années 1970, que beaucoup considèrent comme l’âge d’or des petits soldats et de leurs maquettes. Il faut dire qu’à cette époque, Airfix domine cette industrie avec la sortie de dix-sept nouveaux kits par an, s’emparant de jusqu’à 75 % du marché britannique, qu’il inonde avec 20 millions de boîtes vendues sur ce seul territoire. Des chiffres vertigineux, compilés par Arthur Ward dans The Boys’ Book of Airfix8, un livre qui retrace l’histoire de la marque. Airfix n’est jamais qu’une société dans le paysage alors grandissant de cette industrie qui devient internationale, mais c’est peut-être celle qui influencera le plus les petits garçons britanniques de l’époque, eux qui baignent alors dans les récits militaires de la Seconde Guerre mondiale et apprennent à jouer au wargame grâce aux règles inventées par ses vétérans. Pour citer l’un des présentateurs de la cultissime émission automobile Top Gear9, James May : « Personne ne devrait sous-estimer le rôle d’Airfix, qui a fait des garçons britanniques les hommes équilibrés qu’ils sont aujourd’hui. »

Des donjons, des dragons et des hommes

Équilibrés, ils le sont peut-être aujourd’hui, mais ils n’avaient pas à l’être à l’époque. En effet, dans les années 1970 naissent aussi des jeux leur permettant de vivre toutes sortes d’aventures : les jeux de rôle sur table, souvent abrégés en JDR ou RPG, pour Role Playing Game, de l’autre côté de la Manche. S’ils trouvent leurs origines dans des pratiques plus anciennes, comme la reconstitution historique, les jeux de parloir, les faux procès ou plus simplement le théâtre, les JDR n’en sont alors qu’à leurs débuts. Cependant, les jeunes Britanniques et leurs confrères américains en sont déjà très friands. Il faut dire que cette pratique, tout comme celle du wargame ou de la peinture de petits soldats, se révèle assez addictive. Pour la tester, il suffit d’une table, de quelques amis et d’un système de jeu qui, à l’époque, est le plus souvent rudimentaire. Le terrain ou les figurines ne sont pas obligatoires, et on se repose plutôt sur des fiches, remplies au préalable, qui caractérisent les personnages et leurs aptitudes. Tout passe par la parole ou presque : rassemblés autour d’un maître du jeu, qui prépare un certain nombre de scénarios, les joueurs incarnent quelqu’un d’autre et échappent ainsi à la réalité pendant quelques heures. À l’oral, on décrit les lieux, les bêtes ou les monstres qui les peuplent, et surtout les actions de chaque personnage. Quelques dés plus ou moins riches en faces et beaucoup d’improvisation font le reste, toute l’imagination réunie autour de la table transportant le groupe ailleurs, dans des univers souvent inspirés de romans d’heroic fantasy. On y retrouve ainsi des barbares, des Orcs ou des Elfes, ceux-là mêmes qui peupleront bientôt les mondes de Warhammer.

Si les wargames et les JDR se jouent tous les deux sur table, de nos jours la distinction est claire : le premier se pratique d’abord avec des figurines, tandis que le second se joue, comme son nom l’indique, avec des rôles. Il s’agit de deux activités bien différentes, même si elles disposent d’une histoire et de références communes. Dans les années 1970, le JDR n’en est toutefois qu’à ses balbutiements et se repose encore beaucoup sur les principes et les mondes inventés par le wargame, à tel point que, dans la tête des passionnés de l’époque, jeux de figurines et jeux de rôle sont un seul et même hobby. L’histoire leur donne d’ailleurs raison : les wargames inspirent alors directement les JDR. C’est notamment le cas pour le plus célèbre d’entre eux, Donjons et Dragons10. Conçu par Gary Gygax et Dave Arneson, ce jeu de rôle sur table apparaît en 1974 et se base sur les règles de Chainmail11, un jeu de batailles médiévales avec figurines. La plupart des mécaniques du JDR sont ainsi dérivées des wargames, et notamment de leurs variantes mettant en scène de plus petites batailles ou des escarmouches. Plus réduites, celles-ci permettent aux joueurs de rentrer dans le détail : les unités qu’ils déplacent possèdent alors de l’équipement, et parfois de l’expérience ou des points de vie qu’ils conservent ou perdent d’une partie à l’autre. Autant de grands concepts qui forgeront le JDR. Rappelons-nous cependant qu’à l’époque, la distinction n’existe pas, ou à peine. Beaucoup voient d’ailleurs dans le jeu de rôle le futur du wargame. Le premier peut en effet utiliser non seulement les règles, mais aussi tout un tas de figurines conçues pour le second, afin de représenter les héros autour de la table ou leurs adversaires, et ainsi de renforcer l’immersion du groupe, par exemple. Loin d’être concurrents, les deux types de jeux vont donc s’inspirer mutuellement et, ce faisant, accroître la popularité de ce hobby global qu’ils représentent.

Ainsi, dans le courant des années 1970, les wargames et les JDR se multiplient. L’année 1974 est rendue charnière par l’apparition de Donjons et Dragons, certes, mais aussi d’Empire of the Petal Throne12, qui quitte les sentiers battus de l’heroic fantasy pour s’inspirer des mythologies indiennes ou égyptiennes, notamment. Les jeux de rôle amènent ainsi de nouvelles influences au hobby : il n’est plus seulement question d’histoire, et a fortiori d’histoire militaire, mais aussi de légendes et de mythes tirés des quatre coins du monde, et au-delà. La tendance se confirme ainsi avec Traveller13, qui prend racine dans un univers de science-fiction. Viennent ensuite les années 1980 et leurs nombreuses adaptations : les joueurs peuvent alors explorer les mondes hallucinés de H. P. Lovecraft dans Call of Cthulhu14, tiré de la nouvelle éponyme, ou arpenter la Terre du Milieu de J. R. R. Tolkien dans Middle-earth Role Playing15, une transposition de l’univers du Seigneur des Anneaux16 et du Hobbit17. Même la série Star Trek18 a droit à son JDR dès 1982, ouvrant le champ des possibles aux premières générations d’amateurs de pop culture.

En l’occurrence, celles-ci commencent à se fédérer, non seulement au Royaume-Uni – qui fournit un terreau fertile à tous les passionnés de jeux –, mais aussi aux États-Unis. Pour une fois, le Nouveau Monde a d’ailleurs la primeur sur l’ancien. Nourris par l’imaginaire européen et inspirés par les wargames, les Américains emmènent le public dans une nouvelle direction avec le JDR, qui s’imprègne volontiers des mythes locaux : les codes du western et de ses conquêtes commencent à déteindre sur ce hobby jusqu’ici très britannique. Qu’importe d’où il vient, ce joyeux mélange rassemble, et il inspire. On ne collectionne plus seulement les petits soldats, on ne peint plus seulement leurs chars, on ne joue plus uniquement leurs batailles, on veut en inventer d’autres, dans des mondes toujours plus riches et fantastiques.

Quelques années plus tard, c’est en répondant parfaitement à cette envie que Games Workshop fera un carton avec Warhammer 40,000. D’abord directement sur son territoire, au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, comme pour boucler la boucle et remercier les créateurs américains pour leur influence. Cependant, il faudra patienter encore un peu, car à la fin des années 1970, l’entreprise est loin d’être connue pour ses propres créations, ni même pour les derniers jeux à la mode. Au contraire, la société fondée par John Peake, Ian Livingstone et Steve Jackson se développe en offrant à des classiques comme le go ou le backgammon des plateaux de jeu en bois. C’est seulement quand elle se mettra à importer les JDR américains comme le fameux Donjons et Dragons qu’elle empruntera la route qui la mènera vers sa poule aux œufs d’or, Warhammer 40,000.

1 La Machine à explorer le temps (1895), de H. G. Wells, disponible chez Folio SF.

2 L’Île du docteur Moreau (1896), de H. G. Wells, disponible chez Folio.

3 L’Homme invisible (1897), de H. G. Wells, disponible chez Le Livre de Poche.

4 La Guerre des mondes (1898), de H. G. Wells, disponible chez Folio.

5 Floor Games (1911), de H. G. Wells, disponible en ligne via Gutenberg Project.

6 Little Wars (1913), de H. G. Wells, disponible en ligne via Gutenberg Project.

7 Warhammer Ancient Battles (1998), conçu par Jervis Johnson, Alan Perry, Michael Perry et Rick Priestley, édité par Games Workshop.

8 The Boys’ Book of Airfix (2009), d’Arthur Ward, disponible chez Ebury Press.

9 Top Gear (2002), disponible sur la BBC.

10 Donjons et Dragons (1974), conçu par Gary Gygax et Dave Arneson, édité par TSR puis Wizards of the Coast.

11 Chainmail (1971), conçu par Gary Gygax et Jeff Perren, édité par Guidon Games puis TSR.

12 Empire of the Petal Throne (1974), conçu par M. A. R. Barker, auto-édité puis publié par TSR et Guardians of Order.

13 Traveller (1977), conçu par Marc Miller, Frank Chadwick, John Harshman et Loren Wiseman, d’abord publié par Game Designers’ Workshop, aujourd’hui par Far Future Enterprises.

14 Call of Cthulhu (1981), conçu par Sandy Petersen, édité par Chaosium.

15 Middle-earth Role Playing (1984), conçu par Coleman Charlton, édité par Iron Crown Enterprises.

16 Le Seigneur des Anneaux (1954), de J. R. R. Tolkien, disponible chez Pocket.

17 Le Hobbit (1937), de J. R. R. Tolkien, disponible chez Le Livre de Poche.

18 Star Trek (1965), de Gene Roddenberry, disponible sur CBS.

Chapitre 2 : Games Workshop

Comment passe-t-on de plateaux de jeu en bois au wargame le plus célèbre du monde ? Pour répondre à cette question, il faut revenir sur, non pas un ou deux, mais bien trois individus : les fondateurs de Games Workshop. John Peake, Ian Livingstone et Steve Jackson sont trois amis d’enfance qui, dans les années 1970, partagent un appartement dans l’ouest de Londres. Déjà bien occupés par des boulots plus ou moins alimentaires, ils finissent par se rajouter du travail en créant leur propre entreprise, Games Workshop, soit littéralement « l’atelier à jeux ». Un nom qui est préféré à Games Garage, car il explicite une expertise : à l’époque, tout est fait main, pendant les phases de temps libre. Du propre aveu de Ian Livingstone dans une interview accordée à The Independent19 en 1998, les créateurs de Games Workshop travaillaient jusqu’à dix-huit heures par jour pour se donner les moyens de leurs ambitions : bâtir une entreprise entièrement dédiée au jeu, sous toutes ses formes.

J’entends le hibou et la belette

Fondé en 1975, Games Workshop débute en fabriquant des jeux de société traditionnels. Cette première activité, on la doit certainement à John Peake, un adepte de ce divertissement et un passionné du travail du bois. Doué de ses mains, celui-ci a gagné cette expertise en concevant des plateaux décorés pour l’un des jeux les plus anciens du monde, le backgammon, dont la trace peut être suivie jusqu’à 5 000 ans avant notre ère. Plus tard, il mettra son art au service de jeux toujours plus nombreux, comme le mancala, les tours de Hanoï, le jeu du moulin et bien sûr le go. Indémodables, ces classiques permettront à Peake d’exercer sa créativité et de toucher une niche de passionnés, mais ses deux compagnons, eux, voient déjà plus loin.

Ian Livingstone et Steve Jackson travaillent, dès février 1975, sur une newsletter (un bulletin d’information en français) qui permettrait à Games Workshop de soutenir cette première activité, mais surtout de se faire connaître dans le milieu du jeu. Ils conçoivent ainsi Owl and Weasel (litt. : « Le Hibou et la Belette »). Le nom est mystérieux, mais il est bien choisi : d’après Jackson, dans une interview donnée à VICE20 en 2009, l’oiseau représente la sagesse, et le petit mammifère, la ruse. La newsletter va bénéficier des deux. Elle est en effet envoyée à l’aveugle à des personnalités et des boutiques susceptibles de générer de l’intérêt, de la notoriété, voire des partenariats pour Games Workshop et ses trois créateurs. Elle n’a pourtant rien de très professionnel. On pourrait même dire qu’elle essaie de manger à tous les râteliers : les premiers numéros ratissent ainsi très large en traitant autant des jeux traditionnels que des wargames ou encore que des jeux par correspondance, qui ont alors le vent en poupe. Les numéros suivants ajoutent la fantasy et le JDR à cette vaste ligne éditoriale, qui vise autant à créer un club de passionnés qu’à les informer, quels que soient leurs intérêts. On trouve là une première tension au sein de Games Workshop : le traditionalisme de Peake d’un côté, et la curiosité de Livingstone et Jackson de l’autre. Pour ces deux derniers, il est hors de question de fermer la porte à qui que ce soit : il faut ratisser large et toucher le plus de clients possible. Qu’ils soient intéressés par les échecs, le wargame ou le JDR n’est finalement que secondaire, puisque Games Workshop se veut alors généraliste, ou plutôt, l’entreprise désire toucher à tout.

Aujourd’hui, avec une promesse pareille, Games Workshop ferait fuir les investisseurs du monde entier, mais rappelons qu’à l’époque, les premiers amateurs ont toujours du mal à s’y retrouver. Les distinctions que nous connaissons n’existent pas encore – les jeux de société, le wargame et le JDR semblent un seul et même hobby –, alors pourquoi prendre le risque de manquer de futurs clients quand on peut tous les atteindre avec une unique publication ?

Pour les séduire, Livingstone et Jackson écrivent tous les mois dans les pages d’Owl and Weasel, qui rapporte les dernières nouvelles du monde des jeux, en plus de faire la promotion des produits dont dispose alors Games Workshop, c’est-à-dire quelques plateaux de bois et de vieux wargames que l’entreprise se propose de republier. Notez que tout cela se déroule depuis une colocation londonienne ! La société n’a pas encore de bureaux, et ses trois créateurs n’ont pas assez de vingt-quatre heures dans une journée pour s’imposer dans ce milieu qui les passionne tant. Heureusement, après avoir eu l’intelligence de ne pas diviser leur audience, les fondateurs de Games Workshop voient leur ruse payer : l’un de leurs envois à l’aveugle a touché quelqu’un d’important.

London Calling

Ce quelqu’un, c’est Brian Blume. Comme les trois créateurs de Games Workshop, il n’a qu’une vingtaine d’années quand il commence à s’intéresser professionnellement au milieu. La seule différence, c’est qu’il est américain. Après sa rencontre avec Gary Gygax lors d’une convention aux États-Unis, il propose à celui-ci de s’associer à sa société nouvellement créée, TSR, ou Tactical Studies Rules, qui deviendra quelques mois plus tard l’éditeur originel du fameux Donjons et Dragons. Par un heureux hasard, Brian Blume reçoit un jour un numéro d’Owl and Weasel. Touché par le geste, ou peut-être déjà en train de défendre son business, l’Américain répond à ses confrères anglais en leur envoyant un exemplaire du tout récent Donjons et Dragons. Complètement soufflés par leur découverte du jeu de rôle, qu’ils considèrent comme bien plus innovant que tout ce qui se fait alors au Royaume-Uni, Livingstone et Jackson contactent à nouveau Blume, mais cette fois avec une véritable idée derrière la tête : mettre en place un partenariat entre Games Workshop et Tactical Studies Rules.

S’il y a prescription depuis, il faut noter que les deux entreprises font alors tout pour protéger leur image respective. Dans la même interview donnée à The Independent, Ian Livingstone explique que le trio fait par exemple très attention de ne pas révéler à Blume et Gygax qu’ils travaillent depuis leur propre appartement. Ils apprendront plus tard que le second conduisait lui aussi ses opérations à domicile, mais telle était la réalité des entreprises du milieu au cours des années 1970 : l’industrie était naissante, tous ses acteurs le savaient, mais ils craignaient pourtant que leurs futurs partenaires ne découvrent leur petite taille ou leur amateurisme. Heureusement pour Games Workshop et Tactical Studies Rules, cette pudeur n’empêche pas la signature d’un partenariat qui va se révéler juteux : la publication de Donjons et Dragons en Europe. Grâce à cet accord, c’est non seulement ce titre fondateur du JDR, mais aussi d’autres jeux et wargames de fantasy et de science-fiction qui rejoignent le catalogue de Games Workshop et font les beaux jours d’Owl & Weasel, qui se diversifie à chaque numéro. Nous ne sommes qu’au milieu de l’année 1975, mais l’entreprise de John Peake, Ian Livingstone et Steve Jackson marque déjà son premier tournant, et tout cela grâce à un simple bulletin d’information. Enfin, presque : s’il ne faut pas minimiser l’impact énorme qu’aura la publication de Donjons et Dragons chez Games Workshop, le courrier envoyé à Brian Blume n’est pas le seul à porter ses fruits. En visant large, Owl and Weasel arrive en effet à infiltrer des activités très niche dans des boutiques de jeux plus généralistes. D’après ses propres éditoriaux de première page, la newsletter n’aurait jamais été tirée au-delà des deux cents exemplaires – dont seulement quatre-vingts pour les boutiques de vente directe –, et pourtant, le hibou et la belette rassemblent, fédèrent et finissent par préparer le terrain pour Games Workshop et les ambitions débordantes de Livingstone et Jackson.

Malgré quelques mois de report, l’entreprise parvient en effet à créer sa propre convention fin 1975, lors de sa toute première année d’existence. Tenue le 20 décembre au Seymour Hall, à Londres, celle-ci s’appelle Games Day et rassemble alors plusieurs centaines d’individus. Plus fort encore : elle attire l’attention de la presse. Le quotidien britannique The Times produit un article décrivant le Games Day comme la convention de jeu la plus importante du Royaume-Uni. Ce papier propulse automatiquement la notoriété de Games Workshop, non seulement dans son milieu, mais également auprès du grand public. Pour l’époque, c’est évidemment un exploit, une prouesse qui place l’entreprise en pole position pour la course qui se prépare : l’explosion du jeu de rôle et le développement de nouveaux wargames dans les années 1980. D’ici là, les créateurs de Games Workshop savent qu’ils pourront compter sur le soutien de centaines de fidèles pour se développer.

Toutefois, ce succès n’est pas forcément du goût de tout le monde. Pas tellement intéressé par les JDR et la direction que choisit la société, John Peake décide de quitter l’aventure seulement un an après sa création, au début de l’année 1976. Ian Livingstone et Steve Jackson se retrouvent en duo, puis sans appartement : lassée des coups de fil à répétition et des curieux qui pensent trouver une boutique en suivant l’adresse du siège social de Games Workshop, la propriétaire de la fameuse colocation londonienne décide de mettre les garçons dehors à l’été. Si la popularité est au rendez-vous, l’entreprise est encore loin de rouler sur l’or.

Privée de l’un de ses créateurs, celle-ci doit évoluer très rapidement si elle veut survivre à son propre succès. En effet, l’industrie n’en est qu’à ses balbutiements, et même ses pionniers ne savent pas encore tout à fait comment elle fonctionne. Alors ils improvisent. D’après Livingstone, toujours dans The Independent, les deux partenaires troquent leur appartement contre un van et un abonnement dans un club de squash local, afin d’avoir une douche et des toilettes à proximité. Une solution temporaire, certes, mais surtout inquiétante, à laquelle il faut ajouter l’incompréhension des banques, qui ne sont visiblement pas prêtes à investir dans une entreprise de jeu. Heureusement, Games Workshop garde la tête hors de l’eau grâce à ses conventions. Après une pause en 1976, le Games Day revient à trois occasions, dont une entièrement dédiée à Donjons et Dragons au cours de l’année 1977. À chaque événement, de nombreux passionnés – plusieurs centaines au départ, puis un bon millier ensuite – se joignent à la fête, offrant à Livingstone et Jackson un signe. Comme le premier le confie à The Independent : « On se mordait les doigts […], mais on était heureux, parce qu’on croyait en ce qu’on faisait. »

Désormais libérés de leur job alimentaire, les deux compagnons créent White Dwarf en 1977, une revue qui remplace Owl & Weasel après vingt-cinq numéros en tant qu’outil de promotion pour l’entreprise. La newsletter fait ainsi place à un véritable magazine, d’abord bimestriel, mais tout de même fort d’une vingtaine de pages. Contrairement à son prédécesseur, White Dwarf peut donc offrir des articles de fond, des critiques, des interviews, et tant d’autres rubriques. Cette fois, la distribution est beaucoup plus large – on parle de plusieurs milliers d’exemplaires – et le succès est au rendez-vous. Très vite, le magazine s’impose comme la publication de référence auprès des amateurs de JDR et de wargames britanniques. Il faut dire que son nom fédère autant les fans de fantasy que les passionnés de science-fiction. Dans Designers & Dragons21, un essai qui revient sur l’histoire du jeu de rôle, Shannon Appelcline révèle en effet que le titre du magazine a été choisi pour faire autant référence à un « Nain blanc », personnage qui en deviendra la mascotte, qu’à une « naine blanche », un objet céleste de forte densité.

Dans les pages d’un magazine ou les allées des conventions, le nom de Games Workshop survit et prospère donc discrètement, jusqu’à l’ouverture d’une première boutique, en avril 1978, au 1 Dalling Road, dans le quartier de Hammersmith, à Londres. Une célèbre photographie en noir et blanc immortalise l’événement et atteste de la notoriété grandissante de la société. Ce n’est plus en compagnie de simples curieux rassemblés à l’aveugle, mais bien auprès de véritables fans que le magasin est inauguré. Malgré des complications et le départ de l’un de ses créateurs, Games Workshop semble enfin détenir les compétences, les armes et l’équipement pour durer. Quelques dizaines d’années plus tard, l’entreprise compte d’ailleurs sur les mêmes : des jeux qui enflamment l’imagination, un réseau de boutiques solide et des outils de communication forts. Serait-elle enfin prête à créer les mondes de Warhammer ? Il lui manque encore un élément crucial : des figurines.

Bâtir la citadelle

On approche doucement de la fin des années 1970, l’âge d’or des maquettes et des petits soldats. Ces derniers sont désormais complétés, voire concurrencés par les figurines à l’effigie des univers de fantasy et de science-fiction qui se développent partout dans ce hobby et au sein du catalogue de Games Workshop. La demande pour des miniatures toujours plus variées explose, mais l’entreprise de Ian Livingstone et Steve Jackson ne peut pas y répondre, ou du moins pas directement. Comme de nombreux autres éditeurs de JDR et de wargames, elle fait la promotion de différents fabricants de figurines, souvent locaux, pour satisfaire sa clientèle et compléter une offre en jeux toujours plus large.

L’une de ces sociétés, Asgard Miniatures, est installée dans la ville de Nottingham, dans les Midlands de l’Est, au beau milieu de l’Angleterre. Sur place, trois autres compagnons, Bryan Ansell, Steven Fitzwater et Paul Sulley, l’ont créée en 1976 – soit tout juste un an après Games Workshop. Parmi ce trio, c’est le nom de Bryan Ansell que l’on retiendra le plus. D’abord parce qu’il est, déjà à l’époque, un sculpteur de figurines expérimenté. Ensuite parce qu’il deviendra l’une des figures de proue de Games Workshop dans les années 1980. Nous n’en sommes pas encore là, mais Ian Livingstone vante déjà les mérites du travail d’Ansell et d’Asgard Miniatures dans les pages de White Dwarf. En effet, dès le deuxième numéro du magazine, il passe en revue une quinzaine de figurines de la gamme produite par Asgard et relève leur solidité, leur accessibilité, ainsi que leurs socles ronds et de différentes tailles, qu’on retrouvera quelques années plus tard dans les mondes de Warhammer.

Visiblement impressionnés, Livingstone et Jackson multiplient les références à Asgard Miniatures dans les pages de White Dwarf jusqu’à ce qu’Ansell demande à les rencontrer, comme nous l’apprend le livre Dice Men22, qui retrace l’histoire de Games Workshop. La société londonienne subit alors un vrai problème : elle peine à suivre la demande grandissante en miniatures. Pour y répondre, Ansell propose aux deux créateurs de fonder une nouvelle entreprise. L’idée est d’offrir à Games Workshop un débouché dans le domaine de la sculpture et de la production de figurines. Intéressés par la proposition, Jackson et Livingstone donnent très vite leur feu vert à Ansell, qui quitte Asgard en 1978 pour créer Citadel Miniatures l’année suivante. Si cette entreprise deviendra une filiale de Games Workshop lorsque Bryan Ansell démissionnera en 1981 (il reviendra un an plus tard), elle est alors dans une collaboration à parts égales entre les trois fondateurs, qui se promettent de maintenir cette nouvelle aventure à flot en produisant des figurines pour des univers très variés – de la fantasy et de la science-fiction, certes, mais aussi de l’historique. La société s’installe à Newark-on-Trent, à une petite heure de voiture de Nottingham. Loin des rues agitées de Londres, Ansell va construire sa citadelle en recrutant ceux qui deviendront les meilleurs du milieu, comme les fameux frères jumeaux Michael et Alan Perry, Jes Goodwin, Bob Naismith, Kev Adams ou encore Nick Bibby. Ensemble, ils vont concevoir et développer des gammes entières pour Games Workshop, ses jeux, mais aussi ses associés. De 1979 à 1984, Citadel Miniatures se retrouve en effet liée au fabricant américain Ral Partha, que la société londonienne est allée chercher pour répondre à ses besoins. Les deux entreprises vont ainsi importer leurs produits respectifs pour développer ce hobby naissant des deux côtés de l’Atlantique.

Grâce à Citadel, Games Workshop réduit ses frais d’importation, répond à une demande grandissante et surtout offre à sa large gamme de produits les figurines nécessaires à leur bonne utilisation, même si rien n’empêche les passionnés de wargames et de JDR d’en acheter pour jouer à d’autres titres, ou simplement pour les collectionner. Après tout, les gammes de personnages sont encore très archétypales. Elles se reposent sur les clichés de la science-fiction et surtout de la fantasy, beaucoup plus populaire à l’époque. Même sans univers dédié, ces figurines trouvent preneur. Au fil des années, Citadel absorbe de nombreux concurrents, quitte à conserver leur nom pour désigner des gammes entières de personnages – ce sera le cas de Chronicle Miniatures et de Marauder Miniatures, notamment. Les archétypes se diversifient ainsi petit à petit, et les premières années de Citadel donnent naissance à des dizaines de figurines, du légionnaire romain au sorcier d’heroic fantasy, en passant par de vaillants chevaliers et leurs montures. Néanmoins, la science-fiction n’est jamais très loin : elle s’incarne dans différents jeux, dont Spacefarers23, pour lequel Citadel Miniatures produit des figurines très inspirées de la saga Star Wars, et que beaucoup décrivent comme un prototype de l’univers de Warhammer 40,000.

Pourtant, l’élaboration d’un produit qui encapsulerait un système de jeu, un univers unique et des figurines tous créés et possédés par Games Workshop ne semble pas encore d’actualité. Pour gagner en taille, en profit et en notoriété, l’entreprise mise davantage sur la quantité et la diversité, celles qui ont réussi à Owl & Weasel et White Dwarf. Elle édite ainsi des dizaines de produits – des jeux de société, des JDR et des wargames – qui ne sont pas nécessairement destinés à ses propres boutiques. Bien au contraire, les deux créateurs poursuivent leur infiltration dans des magasins plus généralistes comme les WHSmith, une chaîne britannique implantée partout en ville qui fait aussi bien office de papeterie que de librairie, en plus de proposer des produits de divertissement.

En d’autres termes, et malgré la cocréation de Citadel Miniatures, la promesse de Games Workshop n’a pas changé : il s’agit toujours de découvrir, éditer et diffuser un maximum de jeux à la clientèle le plus diversifiée possible. À cette époque, les figurines, bien qu’elles se vendent déjà par milliers, ne sont jamais qu’un prolongement des activités de Games Workshop, et non le moteur de son business. Cette vision reste cohérente et parfaitement alignée avec la réalité du marché d’alors : la norme veut que ces miniatures puissent accompagner une large gamme de jeux. Elles doivent donc rester généralistes, interchangeables et polyvalentes. Un chevalier peut aussi bien devenir le héros d’une campagne de JDR qu’un objet de collection ou un cavalier parmi d’autres sur une table de wargame. On est encore bien loin des guerriers des mondes de Warhammer, comme mon fameux Space Marine à moto : immédiatement identifiable, et tellement marqué par son univers qu’il ne peut plus voyager vers aucun autre. Après tout, si les figurines et les jeux se vendent bien, pourquoi essayer de réinventer la roue ?

Pas tout de suite

Nous sommes maintenant dans les années 1980, et Games Workshop oublie petit à petit ses débuts difficiles en se développant sur deux pans. D’un côté, sa division jeu, plutôt londonienne, accompagnée par des boutiques en plein essor, qui sont déjà au nombre de six en 1982. De l’autre, la division figurines, soutenue par les efforts de Citadel Miniatures depuis les Midlands. La chance semble enfin sourire à Ian Livingstone et Steve Jackson, qui profitent largement de cette industrie naissante et de ses possibilités infinies. Cependant, les deux amis ne comptent pas s’arrêter là et vont tomber sur une véritable mine d’or avec l’écriture des ouvrages Fighting Fantasy24. Connue chez nous sous le nom de Défis fantastiques25, cette série de livres d’abord imaginée comme une introduction au jeu de rôle pour les enfants devient un vrai carton au Royaume-Uni. Pour cause, les Fighting Fantasy sont en fait des livres-jeux, ces fameux « livres dont vous êtes le héros » dans lesquels les jeunes lecteurs peuvent incarner de formidables personnages dans des univers souvent médiévaux-fantastiques. Le principe est simple : à la fin de chaque paragraphe, une action est proposée au lecteur, qui se rend vers une autre page en fonction de ses choix ou de ses résultats, déterminés par le jet d’un dé à six faces (un D6).

Astucieux, le concept synthétise l’expérience du JDR et offre aux plus jeunes l’occasion de se passionner pour ce hobby avec quelques années d’avance. On retrouve là les envies d’ouverture de Ian Livingstone et Steve Jackson, largement soutenus par leur éditeur, à savoir Puffin – la branche jeunesse de la célèbre maison britannique Penguin Books. Cette rencontre offre aux Fighting Fantasy un important tirage et décuple la notoriété des deux auteurs. Alors certes, ce n’est pas Games Workshop qui en bénéficie directement, puisque l’entreprise n’édite pas cette série d’ouvrages, mais Ian Livingstone et Steve Jackson s’assurent néanmoins d’un certain nombre de débouchés. Plusieurs jeux et livres basés sur l’univers de Fighting Fantasy seront en effet édités par Games Workshop ou paraîtront dans certaines de ses publications, dont un autre magazine, Warlock. Sans même parler des illustrations qui accompagnent la prose de Fighting Fantasy, généralement reprises de publications de la société et qui ne manquent pas de choquer les parents de l’époque en raison de leur violence ou de l’aspect légèrement sexualisé de certains personnages féminins.

Au succès de Fighting Fantasy s’ajoute l’engouement pour de nombreux jeux alors publiés par Games Workshop, qui vont permettre à l’entreprise de prospérer bien après la fin de son contrat d’exportation de Donjons et Dragons, qui, forcément, finit par expirer. Pour renforcer ses activités, la société peut ainsi compter sur des produits basés sur le jeu de rôle RuneQuest26 ou tirés des séries Star Trek et Doctor Who27, et même des comics Judge Dredd28. En d’autres termes, l’entreprise a trouvé sa vitesse de croisière et s’est taillé un nom dans ce milieu en pleine expansion. On reconnaît enfin à Games Workshop une expertise : celle de publier des jeux bien pensés, bien fabriqués et addictifs, qui s’appuient volontiers sur la notoriété d’œuvres locales (c’est le cas de Dredd ou Doctor Who) ou américaines.