De nouveaux défis pour l’écologie politique - Alain Coulombel - E-Book

De nouveaux défis pour l’écologie politique E-Book

Alain Coulombel

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Beschreibung

Alors que de nombreux mouvements citoyens luttent contre le réchauffement climatique, quelles sont les mesures à prendre au niveau politique ?

Jamais les préoccupations écologiques n’ont été aussi présentes dans les esprits, jamais les déclarations des média, des politiques, des scientifiques et des citoyens n’ont été aussi nombreuses sur ce sujet. Jamais la nécessité d’associer justice sociale et justice climatique n’a été autant partagée.

Pourtant et paradoxalement, les acteurs partidaires de l’écologie politique semblent peu audibles, voire marginalisés. Quand l’écologie politique avait su, à la fin des années 60, ouvrir de nouveaux horizons avec la critique de la croissance, l’épuisement à venir de nos ressources énergétiques, les dangers du dérèglement climatique et des pollutions, elle bute aujourd’hui sur de nouveaux défis.

Comment aborder les nouveaux visages de l’hyper capitalisme, épuisant le vivant sous toutes ses formes et déréglant la planète ? Comment se situer par rapport à la technique, aux Civic Tech, au transhumanisme et à l’intelligence artificielle, aux Communs et à l’habitat, à l’éthique animale, à lacollapsologie…? C’est l’objet de ce livre.
De l’homme augmenté à l’homme jetable, de la réforme de l’entreprise à la crise de la démocratie, de la crise de l’habiter à l’éloge de la lenteur ou du silence, cet essai nous invite à repenser l’écologie politique à l’heure de tous les excès et de tous les dérèglements.

Au travers d'un essai structuré et fourni, l'auteur présente les différentes politiques écologiques à mener afin d'être à la hauteur des enjeux du XXIe siècle !

EXTRAIT

En moins de trois décennies, la notion de développement durable s’est largement imposée. À telle enseigne que ses plus énergiques pourfendeurs se sont progressivement transformés en zélateurs fidèles, faisant montre d’une créativité langagière et conceptuelle étonnante : éco-efficience, croissance durable ou soutenable, croissance verte, investissement socialement responsable, emploi durable, notation environnementale, système de management environnemental…
Partout, y compris désormais dans le monde entrepreneurial, s’exprime la volonté de changer les modes de production et de consommation, de promouvoir un développement économique qui ne porte pas atteinte à l’environnement.
Mais alors qu’il s’agissait pour beaucoup, au départ, d’une analyse inconciliable avec le modèle de développement économique dominant, hérité du XIXe siècle, son acceptabilité puis sa récupération par une large couche des décideurs économiques ou politiques suscite aujourd’hui de nombreuses controverses. À force de pragmatisme ou de volonté réformiste, les propositions de l’écologie politique n’ont-elles pas perdu leur charge critique en étant consciencieusement « digérées » par la plasticité du système ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Coulombel est agrégé d’économie et gestion, membre du conseil de surveillance de la Fondation de l’Ecologie Politique. Après avoir été conseiller régional, il est aujourd’hui membre de la direction d’EELV. Il est l’auteur de L’entreprise et le temps, Edition L’Harmattan, 2011.

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Couverture

Page de titre

À Dominique

Introduction

« Nous sommes libres – N’oublions pas que notre devoir, c’est d’être libres. Allons moins vite, nous arriverions à l’heure. La liberté, c’est de ne jamais arriver à l’heure – jamais, jamais ! pour nos exercices de liberté ».

Alfred Jarry, Ubu enchaîné.

Qu’avons-nous fait du temps et autres questions ?

Il y a plus de quarante ans paraissait Vitesse et politique, de Paul Virilio. « La vitesse, pouvait-on y lire, c’est la vieillesse du monde […] Après avoir longtemps signifié la suppression des distances, la négation de l’espace, la vitesse équivaut soudain à l’anéantissement du Temps : c’est l’état d’urgence1. » Depuis, l’évolution de nos sociétés n’a eu de cesse de confirmer les intuitions de l’urbaniste-philosophe. Culte de l’urgence, gestion à flux tendus, stress, absence de projet à long terme, vacuité du temps des loisirs, apologie du changement et de la vitesse de réaction… toute notre temporalité semble s’affoler. Plus largement, la dématérialisation de l’économie, sa financiarisation, la montée de l’incertitude et de la complexité, l’augmentation des risques ou l’éclatement du tissu social pourraient s’expliquer et se traduire par une altération générale de notre rapport au temps. Qu’avons-nous fait au (du) temps ?

Si les sciences humaines se sont progressivement emparées du sujet, les politiques, quant à eux, s’y intéressent rarement. Trop métaphysique sans doute ? Et les politiques ne font pas de philosophie. Ils ont les pieds sur terre et les mains dans la glaise. Et pourtant la crise de civilisation que nous traversons est d’abord une crise de la temporalité, voire de nos coordonnées spatio-temporelles. Le temps manque et les longues périodes d’adaptation ou de maturation nécessaires à l’équilibre de notre espèce – tant dans ses dimensions individuelles que collectives – se réduisent peu à peu, pour n’autoriser finalement que des comportements réflexes ou pulsionnels.

Avec l’avènement du temps réel (dont les caractéristiques principales sont l’instantanéité et la simultanéité), nous n’avons plus le temps d’inscrire nos gestes et nos activités dans la durée. Comment, dans ces conditions, notre rapport au politique, à la démocratie, à la citoyenneté et au territoire, n’en serait-il pas bouleversé ? Quand la construction du projet politique a besoin d’un certain volume de temps, d’un certain espacement, notre obsession du résultat et de la performance marque, a contrario, la victoire du « courtermisme » sur le temps long de la distance critique.

Notre temps est en miettes, chaotique comme les productions du capitalisme intégral. Au niveau de l’entreprise, par exemple, la mutation du travail industriel s’est traduite par l’intensification des rythmes de la production et la mise sous tension globale de l’organisation. La chrono-compétition est devenue une arme stratégique et le fondement d’une nouvelle morale de la production impliquant toutes les ressources subjectives du salarié jusqu’à provoquer son exténuation. Suicides au travail, TMS2, stress professionnel, sont les symptômes de cette violence qui s’exerce sur les corps et l’épuisement, la caractéristique principale d’une époque où le temps n’est plus vécu comme une dimension de la liberté mais comme un obstacle à vaincre.

Face à cette situation, que pouvons-nous attendre des forces politiques en général et de l’écologie politique en particulier ? Probablement rien quand nos principaux représentants de la chose politique n’ont de cesse, au contraire, de promouvoir les principes d’une société réactive et flexible, la grande vitesse et ses infrastructures, la mobilité professionnelle ou géographique, le temps que l’on gagne, la métropolisation du territoire, la compétitivité de nos entreprises et les méthodes du management en temps réel… Pire, la réduction du temps de travail, qui représenta pendant longtemps un marqueur des forces progressistes, est devenue un thème presque tabou. La disparition de la valeur travail a fait long feu. Si on se plaît à évoquer l’emprise du « courtermisme », c’est pour insister aussitôt sur la contrainte concurrentielle qui pèse de tout son poids sur nos activités. Tandis que le travail précaire croît, un peu partout en Europe, les temps de travail ne diminuent plus. Quant à l’accélération des rythmes, rien ne semble pouvoir l’arrêter.

Sommes-nous devenus si peu présents à nous-mêmes – à ce qui importe – qu’il nous paraît impossible d’envisager une politique du temps qui poursuivrait comme finalité le ralentissement et proposerait ipso facto un nouvel art de vivre et une nouvelle répartition des temps sociaux ?

Dès l’origine, le capitalisme est marqué par une dimension mortifère. Que l’on s’attache aux premiers pas du capitalisme industriel ou que l’on tourne son regard vers ses formes contemporaines, la démesure ou l’effrénée puissance que rien ne règle ou ne contient, dessine les traits d’un système délirant. Le capitalisme des extrêmes ne cesse de fabriquer un monde vidé de sa substance, une scénographie de l’insignifiance et des affects tristes, comme si cette aversion presque « pathologique » pour les passions joyeuses3 était devenue le seul vecteur de sa puissance.

Songeons aux villes-fantômes ravagées par la crise, aux territoires inhabitables (T chernobyl ou Fukushima), à la géoingénierie, aux utopies posthumaines, aux conflits de basse intensité…

Avec la crise financière de 2008, le capitalisme est entré dans une phase nouvelle de décomposition-recomposition, une crise sans fin4, dont il est difficile de prévoir l’issue, tant les microruptures ou les lignes de recomposition qui se cherchent aux quatre coins de la planète, n’ont pas encore atteint la taille critique qui pourrait faire basculer le système sous un autre régime de sens.

Les commentaires souvent exprimés devraient nous alerter : « Aujourd’hui, la croissance mondiale n’est pas stable, la reprise est assise sur un endettement privé », « La crise financière qui vient sera plus violente que celle de 2008 », « Plus rien ne se passe normalement et c’est très malsain. Les investisseurs deviennent blasés, car ils ne parviennent plus à analyser les choses : les critères usuels ne fonctionnent plus », « Selon le Financial Stability Board, le “shadow banking” représentait fin 2015 80 000 milliards de dollars – soit plus de 50 % des actifs financiers et de 120 % du PIB mondial – contre seulement 50 000 milliards en 2007 », « Quand je regarde les marchés financiers, je vois une situation sérieuse qui me rappelle la crise que nous avons eue en 2008 ». Et ainsi de suite…

Pour l’écrivain Giorgio Agamben, nos sociétés modernes qui se prétendent des sociétés laïques, rationnelles, ayant surmonté croyances et superstitions, sont au contraire mues par des « concepts théologiques sécularisés ». La foi c’est le crédit et « En gouvernant le crédit, la Banque, qui a pris la place de l’Église et des prêtres, manipule la foi et la confiance des hommes. Si la politique est aujourd’hui en retrait, c’est que le pouvoir financier, en se substituant à la religion, a séquestré toute la foi et toutes les espérances ». Les mots peuvent nous tromper mais la crise financière et son vocabulaire de l’expiation (la dette/la chute/la dégradation/le sacrifice) devrait nous interpeller, comme devrait nous dessiller les yeux la dimension régressive et violente de notre époque : plans sociaux, replis identitaires, montée des nationalismes, dérégulation, états maniaques, conflits dits de « basse intensité », bio-pouvoir, pression de l’urgence…

Comment penser le capitalisme des extrêmes ? Si le délire est un état mental caractérisé par la confusion des états de conscience, voire un dérèglement de la pensée qui ne se soumet plus au vrai, la situation qui est la nôtre semble renvoyer à cet état limite. Le monde a perdu la tête (rappelons-nous que « delirare » signifie sortir du sillon). Le chaos mondial, c’est le monde renversé, sens dessus dessous, le mouvement erratique des indices boursiers, la peur distillée à chaque instant, la production d’un univers de signes indéchiffrables, notre tolérance à l’inadmissible. Le demi-siècle écoulé, en substituant au capitalisme d’État un capitalisme globalisé et anonyme, a amplifié l’insécurité et le sentiment d’une menace indéfinissable. Le capitalisme délirant, le capitalisme des extrêmes est devenu imperméable à toute forme d’interlocution et la superstition qui l’accompagne gagne des pans entiers du fonctionnement de notre système politico-social : telle notation « arbitraire » dicte sa loi à la réalité, telle institution (FMI, Troïka…) prend la forme d’une figure tutélaire, impénétrable et omnipotente. Toute forme d’explication « critique » se perd dans le trop-plein des signes indifférenciés. Un tweet se charge d’une puissance bienfaitrice ou maléfique…

Et l’écologie politique dans tout ça ? Sur toutes ces questions, elle reste, dans sa composante partidaire, muette ou indifférente. Nulle écosophie, nulle controverse philosophique ne semblent plus la traverser. Quand l’écologie politique avait su, à la fin des années 60, ouvrir de nouveaux chantiers (critique de la croissance ou de la technoscience, accent mis sur l’importance de la biodiversité, changement climatique, ressources non renouvelables), poser de nouvelles questions et prendre en compte l’évolution de notre modèle de développement, elle semble de nos jours réciter un catéchisme. Sa grille de lecture héritée des années 60 ne suffit plus.

La classe politique ne « mesure pas le changement social qu’induisent les nouvelles technologies » (Michel Serres, Le Monde, 12 avril 2012). Comme elle ne mesure pas – faute d’outils « idéologiques » adéquats – les conséquences d’une libération planétaire des forces du marché et le recul de l’État régulateur. Tout est bouleversé : notre rapport au corps, à l’altérité, à l’identité, au « vivre ensemble », au travail ou au territoire… La crise de la temporalité se double d’une crise de l’habiter, de notre rapport au lieu, au paysage. Ces mutations anthropologiques doivent être questionnées, car elles rendent obsolètes une bonne part de nos institutions et de nos propositions politiques. Nos sociétés sont fatiguées, exténuées… Le consumérisme – ce monde de l’équivalence où tout se vaut – a exténué le désir, vidé le monde de ses singularités. L’indifférence et l’anonymat priment dans un monde où le « faire semblant » et la visibilité l’emportent sur toutes autres formes de présence à l’autre. Ainsi, plus l’invisibilité des dispositifs de contrôle progresse et s’immisce par tous les pores de la société, plus l’invisibilité (ou l’art de se faire oublier) envahit le champ de la conscience critique : comité invisible, Anonymus… Plus l’obsession « mortifère » de la continuité ou de l’ininterruption progresse et plus nous devons revendiquer l’interruption volontaire ou la suspension active (contre le décrochage et l’interruption subis).

Nous savons que la situation nationale et internationale impose des ruptures fortes, tant au niveau politique qu’économique et social. Ce qui se passe dans de nombreux pays européens ou dans le monde doit nous interpeller. Les cassures qui s’expriment au sein de la société européenne marquent une étape supplémentaire dans la dislocation de son modèle social et politique. Nos démocraties sont à bout de souffle, traversées de forces régressives quand la paupérisation des esprits pousse nos concitoyens au repli et à la haine. C’est ainsi, que partout dans le monde, les forces dites « illibérales » progressent.

Pour autant, « Un jour viendra, n’en doutons pas, où la maladie et le malheur de cette civilisation exigeront la venue de figures inédites, insolites, où nos politiques ne se reconnaîtront plus. Peut-être quelque chose de cette venue est-il déjà en train de se produire5. » N’en doutons pas. Ces formes inédites existent déjà. Quelque chose de profond remue un peu partout en Europe et dans le monde, que nous devons rendre intelligible et prolonger « politiquement ». Cette tâche est urgente, car il ne saurait y avoir d’alternatives concrètes, de déplacement de la réalité sans l’ouverture de nouveaux territoires du sens. Ouvrir de nouveaux chantiers : celui de la démocratie au moment où l’Europe hésite entre fédéralisme et repli identitaire, celui de la lenteur qui permettrait d’installer la problématique du temps au cœur des politiques publiques, celui du corps face au développement des biotechnologies, celui de l’entreprise et de la démocratie sociale, celui d’un nouvel art de vivre fondé sur une autre répartition des temps sociaux et de nouveaux agencements collectifs. Penser le monde, en effet, contre la bêtise ; de l’écologie sociale à l’écologie mentale, réinventer « le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe… ».

Si la première partie est consacrée à redéfinir l’écologie politique à l’âge de l’hypercapitalisme, les parties qui suivent s’enroulent autour de quelques thèmes : le corps, l’entreprise, la ville, la démocratie, l’effondrement, le désir de communauté ou notre rapport au temps long6, qui sont autant de défis posés à l’écologie politique. Ni programme, ni projet politique structuré, cet essai se veut d’abord un parcours hésitant parmi les nombreuses questions que posent les mutations en cours. Comme s’il s’agissait de nous transporter au cœur de la machine à broyer les certitudes et les formes stables, de nous conduire et de conduire l’écologie politique au cœur de l’hypercapitalisme et de ses puissants dispositifs de désublimation. Et sans que nous sachions « ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective plutôt que dans celui d’un usinage massmédiatique synonyme de détresse et de désespoir7 ».

1. Vitesse et politique, Paul Virilio, Éditions Galilée, 1977.

2. Troubles Musculosquelettiques.

3. « La nature nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie ; je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal » (Bergson, dans L’énergie spirituelle).

4. Myriam Revault d’Allonnes, La crise sans fin, Seuil, 2012. Pour l’auteur, la crise est une crise des fondements, de l’identité et de la normativité.

5. Jean-Luc Nancy, « La politique doit montrer ce qui la dépasse », Le Monde, 12 avril 2012.

6. Il s’agit bien entendu d’un choix limité et contestable. D’autres défis attendent l’écologie politique qui mériteraient d’autres développements. Ils portent le nom d’hospitalité face aux mouvements migratoires, de géopolitique du climat, de l’avenir du travail face à l’automatisation ou encore du développement de l’intelligence artificielle et de ses conséquences…

7. Félix Guattari, Les Trois Écologies, Galilée, p. 21.

Chapitre 1 Penser l’écologie politique aujourd’hui

« Les écologistes portent ainsi souvent des débats dont ils semblent eux-mêmes parfois ignorer l’ampleur ».

Jean Jacob

En moins de trois décennies8, la notion de développement durable s’est largement imposée. À telle enseigne que ses plus énergiques pourfendeurs se sont progressivement transformés en zélateurs fidèles, faisant montre d’une créativité langagière et conceptuelle étonnante : éco-efficience, croissance durable ou soutenable, croissance verte, investissement socialement responsable, emploi durable, notation environnementale, système de management environnemental…

Partout, y compris désormais dans le monde entrepreneurial, s’exprime la volonté de changer les modes de production et de consommation, de promouvoir un développement économique qui ne porte pas atteinte à l’environnement.

Mais alors qu’il s’agissait pour beaucoup, au départ, d’une analyse inconciliable avec le modèle de développement économique dominant, hérité du XIXe siècle, son acceptabilité puis sa récupération par une large couche des décideurs économiques ou politiques suscite aujourd’hui de nombreuses controverses. À force de pragmatisme ou de volonté réformiste, les propositions de l’écologie politique n’ont-elles pas perdu leur charge critique en étant consciencieusement « digérées » par la plasticité du système ?

Ce succès et cette reconnaissance peuvent en effet paraître « suspects » dans la mesure où l’analyse initiale ne semblait autoriser ni compromis, ni ajustement « réaliste ». Dès 1971, Georgescu-Roegen, en rappelant que tout processus économique était par nature entropique9, indiquait que l’humanité n’avait d’autre choix que de vivre intensément mais brièvement ou de vivre plus longtemps mais sobrement.

Or, que constatons-nous depuis trente ans ? La production, sans cesse croissante, d’analyses, de principes ou d’outils se référant explicitement au « développement durable » et simultanément une réalité économique, écologique et sociale qui ne cesse de se dégrader…

Le « développement durable » présente-t-il encore les traits d’un modèle alternatif de société ou d’une rupture par rapport aux conceptions économiques traditionnelles ? Est-il devenu soluble dans le capitalisme ? Pire encore, la durabilité n’est-elle pas devenue un moyen, finalement, de prolonger un peu plus longtemps la domination d’un système ou d’une logique de production ? Comme s’il s’agissait de continuer à piller la planète et à creuser les inégalités, mais en posant des leurres devant une opinion anesthésiée par les bienfaits de la société de consommation ?

Les Objecteurs de croissance posent toutes ces questions et vont jusqu’à considérer le « développement durable » comme un concept nuisible. Quelle attitude devons-nous adopter devant la croissance ? Une croissance qualitative a-t-elle un sens ? Comment éviter toute forme d’économicisme ? Comment réduire la pression que nous exerçons sur les écosystèmes, tout en préservant la démocratie ? De quels outils disposons-nous ?

Mais, partisans d’un développement soutenable ou d’une décroissance conviviale, tous semblent partager le même constat. Notre modèle de développement engendre des dégâts écologiques irréversibles : réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles non renouvelables, épuisement par surexploitation des ressources renouvelables, pollutions chimiques des eaux et du sol, disparition des écosystèmes rares, extinction des espèces, raréfaction de la couche d’ozone…

À ces dégâts écologiques se surajoutent une crise sociale, une crise urbaine, politique, culturelle, symbolique, sans précédent, plongeant des centaines de millions d’individus dans la déréliction et, au Nord comme au Sud, dans une lutte sans merci pour la survie.

De vastes conurbations sans centre, ni repères, prolifèrent sur tous les continents. La ville européenne, hier encore idéal type de l’expérience urbaine, s’efface sous la pression des villes géantes (Bombay, Lagos, Manille, Tianjin, Lahore…), villes chaotiques et villes informes10.

Tous les constats convergent : la poursuite de la croissance, quelle que soit sa forme, augmente la pression sur l’environnement, amplifiant l’ampleur des catastrophes jusqu’à poser la question de la survie de l’humanité11.

Pourtant, face à cette situation, le mythe de la croissance a la peau dure. Pour de nombreux responsables économiques et politiques, la croissance n’est pas le problème mais la solution. Partout, la relance de l’économie mondiale et des échanges internationaux est présentée comme la seule voie susceptible de répondre aux défis conjoints du chômage et de l’endettement des États, la croissance « verte » (ou le green new deal) ayant remplacé progressivement dans le discours dominant le développement durable. Les thèses développées par Jeremy Rifkin12 illustrent ce parti pris favorable aux solutions scientifiques et techniques allant des biotechnologies au développement du numérique, en passant par l’ingénierie climatique. Cette troisième révolution industrielle dont Rifkin s’est fait le chantre, a trouvé opportunément dans la croissance verte un levier efficace susceptible de prolonger, un temps encore, l’imaginaire capitaliste.

Or, ce recul de l’esprit critique est préoccupant, dans la mesure où il représente une étape supplémentaire de « l’occidentalisation du monde » que Serge Latouche définit, entre autres, par les éléments suivants : la puissance du complexe technicoscientifique, l’économie en passe de phagocyter toutes les autres sphères de l’existence, le mythe du progrès et la croyance dans l’efficacité de la raison calculante.

Un univers de la puissance

Dans un ouvrage intitulé La Puissance du rationnel, paru en 1985 chez Gallimard, Dominique Janicaud définissait la Puissance comme une superstructure, transcendant toute volonté individuelle, et marquée par l’intégration de la science et de la technologie13. Prolongeant les analyses de Jacques Ellul, qui discernait déjà dans l’autonomisation de la puissance technicienne et son organisation en système, une spécificité de notre époque, incapable de maîtriser les effets de sa propre puissance ; Dominique Janicaud indiquait que le déploiement du rationnel dans le champ du social, du politique ou de l’économique, que cette rationalisation intégrale de la vie pouvait se retourner en irrationalité et engendrer des risques que nos démocraties seraient bien en peine de maîtriser ou d’y surseoir.

Trente ans plus tard, les OGM, la prolifération nucléaire, les biotechnologies, les nanotechnologies, les recherches sur le vivant semblent pleinement donner raison aux analyses du philosophe. Les risques se sont multipliés : risques environnementaux, géopolitiques, financiers, technologiques, systémiques…, sans qu’aucun dispositif spéculatif ou institutionnel soit en mesure de déjouer le caractère « catastrophiste » de la technique. Comme prise au piège de sa propre puissance, la rationalité semble bien incapable de faire l’expérience de ses propres limites.

D’où cette question inévitable : « pourquoi la rationalité – que les Lumières et le positivisme considéraient comme exclusivement porteuse d’harmonie ou d’ordre – induit-elle aujourd’hui, jusque dans ses réussites, d’énormes effets de puissance partiellement irrationnels et dont la finalité paraît lui échapper ?14 ».

Toute une partie de la réflexion contemporaine considère la domination de la technique moderne comme une menace, voire le plus grand danger. En effet, l’arraisonnement ou l’instrumentalisation de la nature, sommée de délivrer son potentiel et ses ressources, « installe l’homme dans un rôle que seule la religion lui a parfois confié, celui d’un gestionnaire ou d’un gardien de la création »15

À travers ces auteurs, la question des limites (des limites posées à cette puissance sans fin et sans finalité) ou de la démesure16 apparaît centrale. Sommes-nous encore capables d’interroger notre propre démesure ? Et le développement durable, dans sa conception étroitement instrumentale, peut-il nous aider à redécouvrir le sens de nos propres limites ?

Rappelons que pour les Grecs la violence de la démesure devait être combattue. « Il faut éteindre la démesure plus qu’un incendie », déclare Héraclite dans un de ses fragments. Car si l’homme est lié au cosmos et aux lois de la cité, enfreindre ces cadres qui le contiennent et le limitent, relève de cet hybris condamnable. C’était hier, Prométhée révolté, subtilisant le feu pour le donner aux hommes ; c’est de nos jours, le feu d’Iter, vécu comme une source inépuisable et un soleil dompté…

Parallèlement, cette puissance s’accompagne d’une standardisation de l’imaginaire qui est essentielle à la reproduction de notre modèle de développement. Soit une certaine relation au temps, à l’espace, à la nature, à l’homme lui-même, marquée par cette soif inextinguible de domination et d’instrumentalisation. Ainsi l’occidentalisation du monde repose sur un univers mental implicite. Univers de l’avoir et du « plus-de-jouir17 », univers de l’indifférenciation et de la transparence, univers du collage, règne absolu de la marchandise et de l’équivalence générale…

Et si le capitalisme de type « fordiste », celui des Trente Glorieuses, pouvait encore s’appuyer sur des formes anthropologiques héritées du passé (l’instituteur dévoué, le juge incorruptible, l’entrepreneur schumpétérien ou l’ouvrier consciencieux), celles-ci tendent à disparaître pour ne plus laisser la place qu’à des individus surnuméraires, sans qualité, ni épaisseur. Face à cette situation, « La question se pose de savoir dans quelle mesure les sociétés occidentales restent capables de fabriquer le type d’individu nécessaire à leur fonctionnement continué18. » Ainsi, la crise de la socialité (qui est une crise du désir de vivre ensemble), particulièrement sensible à travers l’effondrement des institutions régulatrices traditionnelles (État, corps politique, famille, système éducatif, justice…), cette crise marque une étape supplémentaire dans l’avènement de l’homme conforme, c’est-à-dire désincarné, superficiel et replié sur son petit isolat.

Selon Castoriadis, l’imaginaire capitaliste ne se construit pas sur l’autonomie du sujet ou sur son émancipation. Notre modèle n’a guère besoin d’individu « singulier » mais de conformisme et d’imitation (le principe mimétique étant actif aussi bien au niveau des marchés financiers que des comportements « personnels » ou privés).

Si le capitalisme est devenu culturel, c’est dans le sens où la culture, à travers ses produits et ses dérivés, est devenue un formidable outil de standardisation des comportements. En effet, face à la violence de la dérégulation portée par le libéralisme ambiant, la puissance technico-économique a besoin plus que jamais d’individus conformes, c’est-à-dire d’individus dont le comportement se conforme « naturellement » à la norme, souples, tendus vers l’objectif marchand, la culture ayant pour mission d’être « l’agent par excellence de ce contrôle19 ».

Quarante ans après la « société de consommation » et la « société du spectacle » (deux ouvrages emblématiques d’une époque)20, l’ivresse de la consommation et la spectacularisation de nos existences se sont approfondies jusqu’à rendre nos sociétés addictes. L’effacement du désir qui laisse la place, selon Bernard Stiegler, à la pulsion et à l’aplatissement de l’existence, ne peut qu’engendrer violence et désamour. « Il y a aujourd’hui des êtres désaffectés comme il y a des usines désaffectées : il y a des friches humaines comme il y a des friches industrielles21. » Face à cette situation, il devient urgent de proposer une politique, non pas de l’im-puissance (qui serait posée comme l’envers de la puissance), mais une politique de l’esprit et du ressourcement. À la misère spirituelle et au prêt-à-porter conceptuel que nous impose l’hypercapitalisme, nous devons chercher de nouvelles pistes, concevoir de nouvelles grilles de lecture qui ne soient précisément plus des grilles, mais une invitation à reprendre le chemin des friches.

Comment l’écologie politique, qui est née (entre autres) d’une critique radicale du spectacle et de la consommation, peut-elle s’emparer à nouveau de ces questions ? Re-devenir créatrice plutôt que conformiste, imaginative plutôt que mimétique ? S’ouvrir à de nouveaux horizons et construire de nouvelles perspectives quand tout semble l’entraîner, en Occident, vers une écologie gestionnaire se donnant « pour tâche de nettoyer les dégradations causées par l’industrialisation22 ». Une écologie politique capable de penser à partir de la débandade actuelle, que celle-ci se traduise par de la défiance, de la perte du « sentiment d’exister », de la méfiance ou du décrochage… Tout ceci nous convoque dans l’urgence : la montée de l’abstention, la tentation du renoncement, les passages à l’acte suicidaires et meurtriers, la synchronisation des consciences et la misère symbolique, l’absence de signifiance ou la fabrication industrielle des comportements23.

La maltraitance physique et psychique à laquelle notre modèle soumet nos contemporains, en particulier les plus jeunes, requiert une focale différente de celle qu’utilisent traditionnellement les institutions et le pouvoir politique. L’écologie politique peut être cette focale à condition de retrouver son style, plutôt que de mimer les règles et les usages de la langue dominante, celle de l’économisme et ses multiples surgeons.

La place de l’économie

Le capitalisme (productiviste) a soumis la totalité de l’existence à ses impératifs techno-économiques. En effet, chacun mesure aujourd’hui la force qu’exercent les préoccupations économiques sur l’ensemble des sphères de la vie sociale. Vie privée ou vie affective, pratiques culturelles, création artistique, éducation, soin, circulation de l’information, aménagement de l’espace ou du paysage, rapport à la nature… sont pris dans les rets du calcul économique et de son corollaire : la maximisation sous contrainte24. Une gouvernementalité par le chiffre s’est imposée progressivement. Les services publics sont démantelés au profit de l’entreprise privée, le capitalisme actionnarial et financier impose ses objectifs et son mode de gouvernance à l’ensemble du corps social, le marché tend à remplacer toute autre forme de coordination et d’échange. Ainsi, « Avec l’avènement de la modernité, l’économie n’est plus seulement une activité humaine parmi d’autres, “encastrée” dans les activités sociales […] l’économie s’est autonomisée, elle a développé sa logique propre, elle a même imposé sa domination à l’organisation sociale dans son ensemble25. » Le sentiment que des forces anonymes s’emploient à déconstruire et reconstruire sans cesse le milieu de notre existence, renvoie nos contemporains à des comportements d’évitement devant ce qu’ils perçoivent comme une fatalité s’imposant à tous : there is no alternative.

D’où l’abstention, la défection ou l’impuissance mélancolique qui ne sont que la traduction d’un rapport de plus en plus problématique et distendu à la réalité du réel. L’économicisme, qui s’est emparé du discours politique et de la langue commune, plonge chacun d’entre nous dans l’univers bavard des indicateurs macros, des indices boursiers, des statistiques mensuelles. Tout est susceptible de passer sous la grille des évaluations financières et du calculable : l’air, l’eau, la biodiversité, les gènes, les relations conjugales, les tissus, les embryons, le patrimoine… Les soldes commerciaux, les bilans, les balances, sont autant de contraintes anonymes qui s’imposent à tous au nom d’une rationalité fantaisiste. Car chacun le pressent, « La prétendue science économique est un agrégat de mythes qui ferait passer l’ancienne conception géocentrique du système solaire de Ptolémée pour un modèle puissamment sophistiqué26. » L’économie, les vérités économiques, ne sont finalement que des croyances, qui, avec le travail et la raison utilitaire, s’inventent et s’imposent autour du XVIIe siècle (avec la société capitaliste et la proto-industrie).

Pour Peter Sloterdijk, nous sommes expulsés du monde qui était le nôtre jusque-là car « la culture technologique produit un nouvel état d’agrégat du langage et du texte qui n’a pratiquement plus rien de commun avec ses interprétations traditionnelles par la religion, la métaphysique et l’humanisme27 ». L’humanisme ne peut plus jouer son rôle d’apprivoisement de l’homme et c’est dans ce contexte que les discours désinhibiteurs des sciences économiques et des sciences de gestion véhiculent une contre-éducation où la rivalité, la concurrence, la trivialité des rapports de force l’emportent sur la concorde et la coopération. Avec la fin des Trente Glorieuses, l’entreprise s’est peu à peu hissée au centre de nos représentations collectives et de nos priorités. Aujourd’hui, l’espace et le temps, l’aménagement des territoires, la ville, les politiques publiques, le jeu des institutions, sont organisés, façonnés, à partir du système de valeurs imposé par l’entreprise. Comme expression de la Puissance, l’entreprise impose son rythme et sa manière de voir le monde, tandis que le management comme discipline théorico-pratique lui permet d’asseoir son autorité sur les hommes et d’imposer un processus sans fin de combinaisons, de transformations et de déplacements.

D’un côté, donc, un ensemble de prescriptions macroéconomiques marquées par l’orthodoxie libérale, tournées vers la réduction de la dette publique, la recherche de la croissance, le développement des marchés financiers ou la flexibilisation du marché du travail ; de l’autre, tout le poids des ordonnances favorables au déploiement de l’entreprise et de ses intérêts propres. Jusqu’à épiloguer sans cesse, à longueur d’interventions publiques, dans les médias et les réseaux sociaux, sur les bienfaits de la dérégulation, de la concurrence (oligopolistique), de l’évaluation ou de l’optimisation. Et si plusieurs branches de la science économique s’intéressent à l’écologie, de l’économie de l’environnement à l’écologie industrielle, reste que celles-ci demeurent trop souvent enclines à penser la nature comme une simple dynamique de flux et de stocks d’énergie et les réponses aux problèmes environnementaux à partir de l’extension de la sphère marchande28.

Le mythe du progrès

Dans cette présentation de notre modèle de développement, il faut dire quelques mots de la doctrine moderne du progrès, qui prend son envol à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. Le progrès est associé à l’accroissement du savoir et de la puissance, à l’amélioration des conditions de vie comme à l’approfondissement de nos dispositions morales. Pour Bacon, le progrès a une dimension temporelle et historique puisqu’il s’agit de décrire un processus cumulatif de développement et de progression. Toutes les définitions générales du mot font référence à la marche, au mouvement vers l’avant ou au passage graduel du moins bien vers le mieux. Notre approche du progrès a longtemps été dominée par cette vision eschatologique d’un temps orienté et amélioratif.

« Qu’est-ce que le progrès ? C’est la loi naturelle, constante, nécessaire, par laquelle l’homme agit, s’élève, déploie ses forces et agrandit son existence sans relâche et sans terme ». (Leconte de Lisle, dans Catéchisme populaire républicain). Tout ici fait système. Sous l’emprise de la loi naturelle, une et indivisible, les hommes agissent sans relâche et s’élèvent en déployant leurs forces vers le sans terme. Si le progrès est linéaire, cumulatif et irréversible, il n’a ni fin ultime, ni bonheur suprême pour composition finale, mais une marche indéfinie : « La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d’un objet à l’autre, la saisie du premier n’étant encore que la route qui mène au second29. »

Or, cette conception du progrès semble avoir épuisé une partie de ses charmes. Les nombreuses impasses de la modernité, la fragilité de la puissance comme l’horizon de la catastrophe ont mis à jour la dimension proprement « mythique » du progrès30. Si la puissance des dispositifs technico-scientifiques augmente nos potentialités et nos capacités de maîtrise sur le monde, si les équipes de recherche peuvent (à certains égards) repousser nos limites et nous délivrer de certaines contraintes, reste que « Nous ne serons pas libérés par un déterminisme matériel et comme à notre insu. Le potentiel de libération qu’un processus contient ne s’actualise que si les hommes s’en emparent pour se faire libres31. »

Ne sommes-nous pas devenus addicts aux objets nomades, aux images sans cesse mouvantes du spectacle globalisé, à l’obsolescence programmée des produits ? Quels usages faisons-nous de notre intelligence ? De nos techniques ? De nos savoirs ?

Si nous ne partageons plus les rêves de nos lointains parents et si la flèche du temps a perdu son pouvoir d’émancipation, reste que la fin des eschatologies sécularisées n’a pas pour autant effacé toute envie d’en découdre avec nos propres limites. L’Occident (ou l’occidentalisation du monde) continue de déployer son cortège de valeurs et la recherche de la croissance continue de façonner une large part de nos comportements et de nos décisions.

Jamais encore nous n’avions été aussi loin dans la redéfinition de l’homme à travers les technologies et les sciences du vivant

Raison calculante et raison méditante

« On transforme la planète en un gigantesque laboratoire »

Bernanos

S’il faut interroger la dimension provocante de la technique, le rôle de l’innovation dans la recherche de la puissance, reste que tout cela traduit la mise en œuvre d’une rationalité particulière orientée vers un seul objectif : la rationalisation intégrale de la vie jusqu’à risquer le basculement de notre séjour dans l’irrationnel32.

Chacun sent bien que notre propre expansion planétaire, sous l’égide de la techno-éco-science et d’une rationalité invasive, pose plus de questions qu’elle n’en résout. Certes, dans sa longue histoire, la raison a prétendu nourrir l’émancipation, favoriser la compréhension du réel jusqu’à rendre possible l’adéquation entre la connaissance et la réalité de l’univers, séparer le bien du mal, le vrai du faux, encourager le dialogue et la disputatio. Comme connaissance naturelle, elle s’est opposée à la connaissance révélée et a promu l’intelligence humaine, la capacité de saisir des règles universelles comme de conduire nos conduites. Avec l’expérimentation et le calcul, elle a cherché à déchiffrer le « plan de la création » jusqu’à trouver, dans la nature, quelques lois simples et universelles.

Cette mathématisation de la nature, dont parle Heidegger, repose sur l’idée que tout est calculable, via la raison calculante, jusqu’à permettre la soumission du vivant au règne du disponible, de l’opérationnel et de l’instrumentation. Associée à la « maîtrisabilité » et à la disponibilité, « La raison calculante, par opposition à la raison méditante, achève le règne de la sécurité et de la mise en ordre » (Jean-Luc Spinosi). À cet égard, l’importance accordée de nos jours à l’évaluation et aux tableaux de bord, dans le pilotage des politiques publiques ou dans le management des entreprises, traduit cette volonté d’assujettir le réel à des indicateurs de performance ou à des normes de comportement.

Or, le propre de l’écosophie, comme de l’écologie politique qui s’en réclame, est de chercher à promouvoir un autre mode d’appréhension du réel sous les auspices du ménagement et du prendre soin33. Notre séjour est aujourd’hui suspendu à l’autonomisation de la puissance technicienne qui, couplée à des écosystèmes fragiles ou à des stocks de ressources non renouvelables, fait courir à nos démocraties des risques de plus en plus palpables : une perte d’intelligibilité dans notre rapport au monde, un sol qui se dérobe, le déchaînement de la violence à l’échelle planétaire pour le partage des richesses. Ce qui est devenu irrationnel est le déploiement, sans limites, de procédures et de modèles raptant l’ensemble du champ social, politique et économique. Comment, dans ces conditions, retrouver le chemin d’une rationalité non dominatrice ? Développer une vision relationnelle du monde et passer d’une logique d’appropriation (de notre environnement) à une logique d’appartenance (à notre monde commun) ?

L’emprise de la raison numérique

Avec le développement des technologies informationnelles et le mouvement de numérisation de la réalité qui l’accompagne, l’humanité (dé) raisonnable s’est engagée dans une phase nouvelle de son histoire, dont il est difficile aujourd’hui de mesurer pleinement les conséquences anthropologiques, philosophiques et politiques. Un nouvel horizon se dessine sous l’emprise d’un mode de rationalité fondé sur la transcription chiffrée de tous les phénomènes parcourant la réalité. Comme l’indique Alain Supiot34, nous serions passés d’un imaginaire dominé par les lois de la physique classique – l’univers et le vivant sont alors perçus comme une « vaste horlogerie mue par un jeu implacable de poids et de force » – à un imaginaire cybernétique propulsant avec lui « l’idéal d’une gouvernance par les nombres ». L’ordinateur remplaçant l’horloge, une réorganisation profonde de l’ordre du monde s’opère sous nos yeux. La loi est remplacée par le programme, la réglementation par la régulation et le dépérissement de l’État par le marché qui s’autorégule. La raison numérique, dans le prolongement de la raison calculante, poursuit le rêve d’une harmonie sociale fondée sur le calcul et la mathématisation du monde, permettant une mise en pilotage automatique des affaires humaines. Pour ce faire, chaque parcelle du réel, via des dispositifs de plus en plus invasifs de captation, est transformée en informations ou en données exploitables. « Un horizon virtuellement infini s’ouvre au mouvement d’implantation tous azimuts de capteurs, destinés à directement recueillir sous format numérique des informations de toute nature35 », le monde constituant à terme une métadonnée unique et universelle. Cette numérisation intégrale de l’existence représente un saut qualitatif vers la « technicisation » totale de la nature et la soumission du réel à l’emprise de la raison humaine. Chaque fragment, chaque pousse, chaque élément du réel (dans toute sa complexité physico-sensorielle) est mis à contribution, capté, interprété, compressé, associé à d’autres, mis en réseau, afin de détenir, à terme, une carte complète, intégrale (sans trous ni zones grises) du monde « tel qu’il est et se transforme ».

Un monde synchrone s’invente sous nos yeux, un monde plein, sans aspérités et sans réserves, traversé de flux informationnels, libéré de toute pesanteur et de toute résistance, un monde fluide, piloté à distance36 et fonctionnant sans pause. L’incessant rendu enfin possible via le développement des technologies informationnelles et des systèmes mêlant l’accès à l’information, l’interprétation automatisée et la prise de décision par des robots ou par des humains. Ces évolutions, renforcées par les pouvoirs publics qui concentrent une partie de leurs moyens et de leurs attributions sur l’innovation, la recherche-développement et la connaissance, remettent en question la place du sujet et de son libre arbitre. Le sujet délibérant s’efface et l’administration numérique du monde, en allégeant l’existence ou en favorisant une gestion algorithmique de soi, conduit à un « néohumanisme technologisé ». Débarrassé de toutes entraves liées au poids du réel, l’optimisation de sa propre existence est recherchée via la mise en place de tableaux de bord ou de grilles d’évaluation fondées sur des indicateurs chiffrés associés à des normes comportementales. Le passage de l’hétéronomie (la loi règne souverainement) à l’autonomie (le programme règle l’action) conduit ainsi à une intériorisation de la norme et au règne de l’indicateur-roi.

Vivre avec la peur

Notre époque est régressive : retour des micronationalismes européens, capitalisme dérégulé, crise du modèle social, creusement des inégalités et retour d’une pauvreté massive, arrogance et cynisme des puissances financières ou des oligarchies industrielles, conflits ethniques ou religieux, maltraitance de la jeunesse et violence de l’exploitation urbi et orbi. Le pillage des ressources de la planète, l’exploitation du vivant et de la biodiversité, la sélection selon les profils génétiques37, l’expansion des États faillis et de l’économie mafieuse38, dessinent une configuration générale lourde de menaces que la course irrationnelle au « tout marchand », comme le règne de la bêtise, ne font que renforcer.

Pire encore, la peur est devenue une émotion collective sur laquelle surfent les pouvoirs publics. Le terrorisme, une pandémie ou une catastrophe technologique constituent un terreau favorable à toutes les politiques liberticides.

Au nom de la sécurité, la surveillance des populations se généralise dans l’espace public comme dans l’espace privé. Aucune digue démocratique ne semble susceptible de freiner l’empilement des mesures censées protéger la population. Or, cette diffusion de la peur a partie liée avec les technologies du temps réel. La loi sur le renseignement votée en 2015, en France, après les attentats de janvier 2015, puis la loi du 3 juillet 2016, enfin la loi du 30 octobre 2017 qui intègre dans le droit commun des dispositions jusque-là réservées à l’état d’urgence ; ces différentes lois légalisent la surveillance large et intrusive de la vie privée de la population, étendent le champ d’action du renseignement intérieur et extérieur, permettent la collecte généralisée des données sur Internet, traitées automatiquement par des algorithmes et donnent au seul pouvoir politique le contrôle des services de renseignement, après avis consultatif d’une commission.

On ne peut s’étonner, dès lors, de l’impuissance des politiques qui répondent dans l’urgence, et en « bricolant », à la synchronisation planétaire des émotions face aux catastrophes de toute nature, réelles ou potentielles39. Partout, dans tous les domaines, la pression du court terme lève les obstacles (les intermédiations) qui pourraient ralentir la circulation des informations et la prise de décision. Quand la politique devrait être un art du long terme et de l’espacement, l’urgence transforme l’action publique en réaction immédiate.