Derrière la porte - Agnès Capély - E-Book

Derrière la porte E-Book

Agnés Capély

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Beschreibung

Il est des jours où le destin semble s'écouler, limpide et prévisible, comme une rivière sous le soleil. Pour Béatrice, cette fin d'hiver scintille de promesses au bras de l'élu de son cœur ; une toile paisible tissée de rires partagés et de pas cadencés sur le pavé des rues piétonnes d’Annecy... Jusqu'à ce que la fatalité ne vienne frapper, brutale et impitoyable : un accident tragique plongeant notre héroïne dans les abysses silencieux du coma. Derrière la porte austère de sa chambre d'hôpital – lieu étriqué où se mêlent espoirs fragiles et réalités crues – s'orchestrent des événements aussi inattendus qu'inextricables ; ils tisseront les fils d'un mystère qui s'apprête à chambouler l'existence entière non seulement de Béatrice, mais aussi celle de la constellation d'âmes qui l'entourent.

Que se passe-t-il lorsqu'une porte, à l'apparence anodine, s'érige en symbole d'un périple émotionnel inattendu ? "Derrière la porte" est un roman qui vous saisira aux tripes, vous secouera l'âme et caressera finalement vos sens avec une douceur inespérée. Préparez-vous à être chamboulés, bouleversés... et curieusement apaisés. Alors, prêt à tourner la poignée ? Prêts pour un voyage au-delà du seuil de vos certitudes




À PROPOS DE L'AUTRICE

Dans sa première partie de vie, Agnès Capély est éducatrice au ministère de la Justice, elle est déjà animée par cette volonté d’accompagner et d’aider les autres. Plus scientifique que littéraire, elle prend alors conscience de la force et de l’impact des mots lors de ses premières audiences au Tribunal pour Enfants. Elle met alors un point d’honneur à comprendre la trajectoire de ces adolescents à la dérive et à la traduire dans ses rapports éducatifs le plus justement possible.

A son arrivée dans les Landes en septembre 2009, elle fait le choix de quitter la fonction publique après 18 ans passés auprès d’adolescents en difficultés, pour occuper un poste d’encadrement dans une entreprise commerciale., Chargée de créer et d’animer des formations, elle mettra son imagination et son goût pour l’écriture au service des autres afin de révéler leur talent.

LE POINT DE BASCULE

En 2017, Agnès fait la connaissance de Didier, il devient rapidement son compagnon de route. Leur vie commune est pour tous les deux une période merveilleuse d’amour et de partage.

Le 26 juin 2020, tout s’arrête, Didier est brutalement emporté par une rupture d’anévrisme. Agnès est anéantie par ce choc, cependant, elle a aussi la sensation que tout n’est pas fini pour autant. Il n’est plus là physiquement, mais elle sent malgré tout sa présence.

L’ÉCRITURE COMME UNE EVIDENCE

Instinctivement, elle sent qu’il faut que cette histoire soit écrite, partagée.

Une fois Agnès installée devant son ordinateur, l’inspiration vient toute seule, comme soufflée directement par Didier. Ce livre, c’est comme si elle l’écrivait avec lui.

Au fil des mots qui se couchent sur le papier, elle apprend à interpréter les signes, les synchronicités qui jalonnent son parcours de vie. Et si une autre réalité existait, impalpable et pourtant si proche de nous ?

Il ne manque plus que le support pour promouvoir et diffuser ses oeuvres : c’est là que naît MensaBark Éditions, le médium qui permet à Agnès de transmettre ses enseignements, de partager son propre cheminement.

Son roman "Dans la pièce d’à côté" sort le 26 juin 2021, tout juste un an après le dernier jour de vie sur Terre de Didier. Elle ne pouvait pas lui rendre plus bel hommage.

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Agnès Capély

 

 

 

Derrière la porte

 

 

 

 

 

 

 

 

Mentions légales

 

 

 

 

© MensaBark éditions 2024

ISBN : 978-2-9590679-1-4

8 rue des Calicobas 40140 Soustons

Travail éditorial :

agence éditoriale Empreinte

empreinte.click

 

 

Table des matières

 

 

Préface

1. S’aimer

2. Soigner

3. Pleurer

4. Choisir

5. S’accrocher

6. Imploser

7. Résister

8. Hésiter

9. S’obliger

10. Négocier

11. S’impatienter

12. Décider

13. S’effondrer

14. Entendre

15. Regarder

16. Appréhender

17. Paniquer

18. Respirer

19. Apaiser

20. Partager

21. Se métamorphoser

22. Randonner

23. Surprendre

24. S’émerveiller

25. Féliciter

26. Changer

27. Guider

28. Se dévoiler

29. S’alléger

30. Vibrer

31. Soulager

32. Inviter

33. S’évader

34. Révéler

35. Douter

36. Annoncer

37. Contribuer

38. Enseigner

39. Communiquer

40. S'autoriser

41. Accepter

42. Réconforter

43. Promettre

44. Reprogrammer

45. Transmuter

46. Se libérer

47. S'envoler

48. Accompagner

49. Ressentir

50. Se relier

 

Préface

 

 

Dans le monde de la littérature contemporaine, rares sont les œuvres qui parviennent à nous captiver dès la première ligne. « Derrière la porte », le dernier roman d’Agnès Capély, est de cette trempe. 

Dès les premiers mots, l’autrice tisse une atmosphère dense, presque palpable. La porte dont il est question n’est pas qu’un simple élément de décor ; elle devient un symbole fort, gardienne de secrets et seuil vers l’inconnu. 

Agnès excelle dans la caractérisation de ses protagonistes. Chacun d’eux est peint avec une précision chirurgicale — leurs espoirs, leurs craintes, leurs failles sont exposés sans fard sous sa plume experte. L’authenticité des dialogues laisse entrevoir toute la complexité humaine ; les interactions sont chargées d’une intensité rare.

Le personnage principal, qui n’est finalement pas celui que l’on pense, est une femme forte mais profondément vulnérable. Son parcours initiatique est ponctué de révélations qui bouleversent non seulement sa vie, mais aussi nos propres convictions en tant que lecteurs. Les figures secondaires ne sont pas en reste : elles gravitent autour tels des satellites, influençant sa trajectoire par leurs actions et révélations. 

La prose d’Agnès Capély se distingue par sa fluidité… Elle coule de source, naturelle et limpide, tout en recelant une profondeur insoupçonnée.

Au-delà du plaisir purement littéraire qu’offre « Derrière la porte », c’est aussi un roman qui invite à la réflexion sur notre propre existence. Quelles portes avons-nous fermées — ou jamais osé ouvrir ? L’autrice pose ces questions avec finesse et sans jugement ; elle nous offre simplement les clés pour y répondre…

En conclusion, « Derrière la porte » n’est pas juste un livre : c’est une expérience viscérale que propose Agnès Capély. Cet ouvrage parlera à tous ceux qui cherchent dans la littérature bien plus qu’une évasion — une confrontation avec les zones d’ombre et de lumière qui résident en chacun de nous… Derrière nos propres portes.

 

 

Céline Demarbaix

Agence éditoriale Empreinte

 

1. S’aimer

 

 

En cette belle journée de fin d’hiver, un grand soleil règne sur la Ville d’Annecy. Au bras de son amoureux, Béatrice déambule sans but précis dans les rues piétonnes de la Venise des Alpes, juste pour le plaisir. Elle adore cette ville, elle l’a toujours aimée.

Même si cela fait une éternité qu’elle l’a quittée, elle s’y sent toujours chez elle.

 

Dix longues années qu’elle rêvait d’y revenir, et c’est en compagnie de Paul que son rêve devient réalité. Elle se fait une joie de partager avec lui ce retour aux sources.

Béatrice a le sentiment d’être la plus heureuse des femmes. Sa satisfaction se lit sur son visage.

Cette balade en amoureux la comble de bonheur. Tous ces lieux qu’elle retrouve la mettent en joie, elle se sent légère et pétillante. Elle savoure, hume ce plaisir tant attendu. Cet enthousiasme donne à sa silhouette une aura particulière, encore plus rayonnante. Paul adore voir la femme qu’il aime aussi lumineuse. L’énergie qu’elle dégage quand elle est dans cet état-là le prend aux tripes. Tout est tellement fluide, agréable et simple.

 

Béatrice fait partie de ces personnes qui ont une joie de vivre très communicative, ce qui exalte Paul. À ses côtés, il se sent comblé, vivant. Il n’a jamais autant été lui-même que depuis qu’il l’a rencontrée. Et ce qu’il apprécie chez elle par-dessus tout est son émerveillement perpétuel. À chaque instant vécu auprès d’elle, il se laisse porter par cette âme d’enfant qu’elle a su conserver et qu’elle parvient sans aucun effort à réanimer chez ceux qui la côtoient. Aujourd’hui, cette âme en joie n’a qu’un objectif, lui montrer à quel point cette ville est magnifique, qu’il fait bon y vivre, s’y balader.

 

Paul est sous le charme, il est effectivement subjugué par la beauté des lieux qu’il ne connaissait qu’en photos. Il ne sait où porter son regard tant les tableaux qu’offre cette ville sont sublimes et variés. En levant les yeux, il peut apercevoir sur les hauteurs, le château médiéval surplombant avec fierté et assurance les faubourgs. En contrebas, un agencement de ruelles pavées, de canaux sinueux et de maisons aux couleurs pastel crée une harmonie architecturale époustouflante. Il est émerveillé par la vieille ville, ces pierres, ces bâtisses, ces échoppes où tant d’histoires ont dû être vécues.

Pour elle, Annecy et sa région, c’est bien plus que cela, c’est une énergie singulière qui va bien au-delà de sa beauté légendaire.

 

— Et encore, tu n’as pas tout vu, mon chéri, lui murmure-t-elle à l’oreille. Viens ! 

 

Tout excitée, elle lui tire le bras en direction du Pâquier, un de ses endroits préférés. Il y a si longtemps qu’elle n’a pas foulé l’herbe de cette magnifique esplanade bordant le lac. Ce havre de paix si typique de la ville et tant apprécié de ses habitants. Paul en a eu un petit avant-goût, ce matin, lors de leur arrivée sur cette esplanade en bateau-bus. Béatrice a trouvé cette idée de navette fluviale excellente, une promenade touristique tout en garantissant un transport écologique et en s’évitant le casse-tête du stationnement en centre-ville. Une idée de génie, elle regrette juste de ne pas avoir connu cela du temps où elle habitait la région.

Paul aurait préféré poursuivre leur déambulation dans ce dédale de rues piétonnes, le long du Thiou, admirer les bâtisses typiques de la ville et visiter les vieilles prisons, ce bâtiment chargé d’Histoire dont tous les guides touristiques parlent. Mais Béatrice, à l’image d’une enfant gâtée, trépigne d’impatience tant son désir est grand de retrouver ce petit coin de paradis. Elle n’a qu’une envie : que Paul découvre à son tour tous ces lieux magnifiques qu’elle a côtoyés jadis, du pont des Amours à l’Impérial Palace, en passant par le jardin de l’Europe.

Devant tant d’enthousiasme, il lui sourit. Comment lui résister ? Il devine et savoure dans son insistance tant d’amour et d’excitation. Elle lui promet qu’ils reviendront un peu plus tard en centre-ville. Elle veut profiter de la luminosité de ce début d’après-midi pour admirer le lac et se nourrir de son énergie.

 

Nous sommes fin mars et après quelques semaines de froid et de chutes de neige intenses, exceptionnelles en cette fin de saison de ski, le beau temps est revenu. Les sommets sont recouverts d’un épais manteau blanc, ce qui va rendre le spectacle encore plus féérique. Elle sait qu’à cette heure-là, les montagnes se reflètent dans l’eau turquoise du lac, offrant ainsi un ballet époustouflant aux promeneurs.

À l’époque, elle pouvait passer des heures à admirer ce show extraordinaire qu’offre la nature, la danse majestueuse des montagnes reflétant leurs silhouettes à la surface du lac, sous les projecteurs des rayons du soleil. La beauté de ce paysage était et sera toujours pour elle une source intarissable de joie, d’émerveillement et d’inspiration. Elle laissait alors courir avec délice ses pensées, divaguer librement son imagination pour s’inventer toutes sortes d’histoires comme celle des deux montagnes emblématiques de la région, le Semnoz et la Tournette, se donnant rendez-vous au milieu du lac pour un rendez-vous galant.

 

En découvrant ce panorama, Paul, comme tous ceux qui le voient pour la première fois, n’échappe pas à l’effet que ce spectacle procure. Quel émerveillement ! Une onde de joie immense l’envahit, créant en lui des vibrations d’une rare intensité. Comme si l’eau pure et translucide du lac s’immisçait dans tous ses vaisseaux sanguins, qu’elle s’infiltrait dans chacune de ses cellules et lui déversait à la fois force et sérénité, puissance et plénitude. Au plus profond de lui, il remercie Béatrice de l’avoir emmené là et la nature de lui offrir une telle sensation, un instant magique suspendu dans le temps. Il savoure cet instant à n’en plus finir. À ce moment précis, il aimerait que le temps se fige.

 

Main dans la main, le regard souriant, ils poursuivent leur balade, flânant ainsi au gré du vent plus de deux heures. Ils contemplent tout ce qui peut l’être. Tout devient sujet d’admiration et de discussions, les arbres majestueux du parc, les vieilles embarcations en bois, l’immensité des montagnes, les cris des enfants, l’intensité de cette eau turquoise, les doux rayons de soleil de l’automne qui réchauffent leurs cœurs et nourrissent leurs âmes. Ils sont seuls au monde, ils sont les plus heureux.

 

Le soleil à l’horizon commence à perdre de l’intensité. Béatrice propose à Paul de rejoindre le centre-ville pour déguster un bon chocolat chaud et pourquoi pas faire quelques emplettes. Paul acquiesce, il va pouvoir admirer à nouveau l’architecture typique de cette ville. Il est passionné d’Histoire et de vieilles pierres depuis sa plus tendre enfance. D’Histoire, aussi bien avec un petit qu’avec un grand H, une façon pour lui de vivre d’autres vies en plus de la sienne. Cette passion l’a toujours transporté au-delà du temps, au-delà de sa propre existence.

 

Paul est euphorique, il en a pris plein les yeux, il s’est imprégné de toutes les merveilles qu’offre ce petit joyau alpin. Il regarde sa montre, l’heure de rentrer approche. Ils doivent retrouver Marie-Claire, l’amie de longue date de Béatrice chez qui ils sont hébergés. Ils se sont donné rendez-vous après sa journée de travail, et doivent traverser toute la ville pour la rejoindre. Paul a fait sa connaissance hier. Il se réjouit de passer une nouvelle soirée en sa compagnie, tant cette femme est drôle, pleine d’énergie et d’attentions. Cette complicité qui lie les deux amies et qui n’a pas été altérée avec le temps, il l’a découvert hier soir avec délice. Bien qu’il soit resté plutôt observateur de leurs retrouvailles, il a adoré les voir rire, les voir discuter comme si elles s’étaient quittées la veille. Il faut dire aussi qu’elles en avaient des choses à se raconter depuis le temps qu’elles ne s’étaient pas vues. Un concentré de joie de vivre à elles seules…

 

Pour couronner le tout, Marie-Claire leur a promis une fondue savoyarde pour le repas du soir, ce qui ne gâche rien à son plaisir. Après cette belle journée, il a hâte de retrouver le petit coin de paradis que Marie-Claire s’est créé. Son petit chalet, implanté sur les hauteurs de Saint-Jorioz, aménagé avec goût pourrait tout aussi bien figurer sur des magazines de décoration intérieure que sur des cartes postales. En journée, de la baie vitrée, on aperçoit en contrebas le lac, et au loin les montagnes. Le soir, un spectacle tout aussi flamboyant s’offre à nous, les lumières des villages environnants, telles des étoiles, scintillent de mille feux. Paul s’imagine déjà assis au coin du feu à bavarder de tout et de rien, juste pour le plaisir d’être ensemble. Il goûte, il savoure ce futur instant présent.

La nuit commence à tomber, sur ce trottoir un peu exigu où se mêlent touristes et locaux sortant du travail. Ils pressent un peu le pas pour ne pas arriver en retard au point de rendez-vous.

Leurs emplettes ont été fructueuses, le sac à dos de Paul est chargé de cadeaux-souvenirs. Béatrice a aussi quelques petits paquets accrochés à son avant-bras droit. Quant à sa main gauche, elle est toujours blottie dans celle de Paul, comme si ce lien lui assurait sécurité et protection.

 

— J’aimerais bien rapporter une petite douceur pour le dessert de ce soir.

 

Paul lui sourit et acquiesce de la tête.

Au moment où elle prononce ces mots, son regard quitte celui de son compagnon, elle est hypnotisée par une vitrine illuminée, située de l’autre côté de la rue, dans laquelle sont rangées, comme des pierres précieuses, des pâtisseries de toutes les formes et de toutes les couleurs. Elle est happée par cette vision, comme le fer par l’aimant. En une fraction de seconde, comme téléguidée, elle lâche instantanément la main de Paul et se jette sur la chaussée. Elle ne voit pas, elle n’entend pas le bus arriver à sa hauteur. Le choc est violent, si violent qu’elle est projetée à une dizaine de mètres de l’impact.

 

Paul est sidéré. Il n’a rien vu venir, il n’a rien pu faire. Tout est allé si vite. Il entend un brouhaha, des hurlements. On aperçoit au loin le corps inanimé de Béatrice qui jonche le bitume.

 

— Appelez vite les secours ! crie une femme affolée.

 

Il veut s’approcher de Béatrice, mais ses jambes flageolent comme si elles voulaient l’empêcher d’avancer. Le sol se dérobe sous ses pieds. Il se met à hurler son prénom :

— Béatrice, Béatrice !

Puis tout devient flou, comme si ses yeux voulaient le préserver de cette terrible vision.

Autour de lui, les immeubles, les passants, se mettent à tourner, il vacille. Il a l’impression que tout s’écroule devant lui. Ses muscles ne le tiennent plus, il cherche désespérément un point d’appui pour ne pas s’effondrer. Un couple de passants voyant la scène le retient. Ils l’accueillent dans leurs bras et le déposent délicatement à terre devant la devanture d’un magasin de fleurs. Ils restent auprès de lui pour le soutenir tant physiquement que moralement.

Appuyé contre le mur, le regard hagard, Paul regarde en direction des badauds qui commencent à s’attrouper autour du corps ensanglanté de Béatrice. Il tremble. Il a la gorge serrée, il voudrait hurler sa douleur, mais aucun mot ne sort. Seuls des sanglots et des larmes s’emparent de lui. Sa vision devient de plus en plus brumeuse. Il ne perçoit plus de Béatrice qu’une silhouette sombre étendue sur la chaussée, masquée par l’attroupement qui a pris de l’ampleur.

 

Il ne veut pas y croire, ce n’est pas possible. Il y a encore cinq minutes, ils étaient tous les deux, main dans la main, à rire, à savourer la joie d’être ensemble. Ce n’est pas possible que tout s’arrête comme ça, d’un coup.

Il prend sa tête entre ses mains, il a le sentiment qu’elle va imploser. C’est un horrible cauchemar, il va se réveiller.

 

 

2. Soigner

 

 

Aujourd’hui, Fanny a commencé son service à quatorze heures. La première partie de la journée a été plutôt calme, juste quelques petites interventions bénignes aux urgences et les anesthésies opératoires programmées de longue date. Fanny Cartier est médecin anesthésiste-réanimateur depuis une vingtaine d’années à l’hôpital d’Annecy. Originaire de Lyon, elle s’est installée en Haute-Savoie après sa première affectation et n’a jamais voulu quitter ce petit coin de paradis.

Elle aperçoit la nuit qui commence à tomber, elle savoure cette journée paisible, car elles se font de plus en plus rares. Pour une fois, elle a pu passer d’une prise en charge à l’autre sans courir. Elle a même réussi à rendre visite en chambre aux patients dont elle s’est occupée, recevoir les parents d’un petit garçon qui voulaient avoir quelques précisions sur l’opération de leur enfant, papoter un petit peu avec ses collègues en salle de repos, et même prendre le temps de manger sans aucune précipitation une part de gâteau pour l’anniversaire de sa collègue et amie Bénédicte. Qu’est-ce qu’elle aime son travail quand elle peut l’exercer dans ces conditions-là ! Elle croise les doigts pour que la fin de la journée se déroule dans les mêmes conditions.

 

Elle ne supporte plus le stress lié à la surcharge de travail. Cela l’épuise physiquement et moralement, elle le sent bien.

Elle gère toutefois toujours aussi bien le stress de l’urgence, c’est l’essence même de son métier. Agir au plus vite pour sauver des vies, elle a toujours su le faire, et même très bien. Ses collègues l’ont toujours appréciée pour cela. Elle est reconnue pour garder son calme et son sang-froid, quelle que soit la gravité de la situation. Elle a la réputation de savoir maîtriser à la fois les gestes techniques et ses émotions.

Mais le stress lié au manque de personnel, elle le vit de plus en plus mal. Chaque nouvelle journée à un rythme effréné l’épuise un peu plus. Pourtant, elle n’en dit rien. Elle se doit de tenir le coup, d’être forte. Elle n’a pas le droit de défaillir, trop de monde compte sur elle.

 

L’hôpital d’Annecy n’échappe pas à la règle. Plus les années avancent et plus le dénuement des services devient insupportable. Un nombre incalculable de postes ne sont pas pourvus. Entre les collègues à bout de souffle, l’hémorragie de personnels vers le pays voisin, la Suisse où les salaires et les conditions de travail sont plus favorables et maintenant les soignants non vaccinés toujours pas réintégrés, tous les services sans exception sont au bord de l’asphyxie.

Chacun tient comme il peut, chacun fait de son mieux, jusqu’au jour où…

 

Elle vient de regarder sa montre, il est dix-huit heures passées de quelques minutes, elle a un peu de temps devant elle, elle se dirige vers la cafétéria pour s’acheter un sandwich en prévision de la fin de soirée. Alors qu’elle attend patiemment l’ascenseur, elle sent son portable de service vibrer dans la poche de sa blouse. Elle décroche. Au bout du fil, son collègue urgentiste.

 

— Bonjour, Fanny, nous allons avoir besoin de toi très rapidement au bloc. Une patiente est en route, elle va arriver d’une minute à l’autre. Elle s’appelle Béatrice Dujardin, elle a une cinquantaine d’années. Elle vient d’être prise en charge par le SAMU, percutée par un bus rue Sommelier. Les collègues sont arrivés très vite sur les lieux, mais vu la violence du choc, son état est très préoccupant. Elle a perdu connaissance. Je viens de prévenir les chirurgiens et le neurologue. L’équipe du bloc est prête, nous t’attendons. Ne traîne pas.

— J’arrive en suivant, juste le temps de me préparer et je suis là.

 

L’intervention a duré plus de quatre heures. Il est presque vingt-trois heures. Fanny est auprès de Béatrice en salle postopératoire. Elle surveille ses constances et ses éventuelles réactions. Elle aimerait tant qu’elle se réveille, mais elle n’a aucune certitude à ce sujet.

Toute l’équipe médicale s’est mobilisée pour prendre en charge au mieux cette patiente. La priorité absolue était de la maintenir en vie. Elle avait de nombreuses fractures aux membres inférieurs, un important traumatisme crânien et un début d’hémorragie cérébrale qui a pu être maîtrisé. Par chance, ses organes vitaux n’ont subi que de légères lésions. Mais malgré tous leurs efforts, Madame Dujardin n’a toujours pas repris connaissance. Dans l’immédiat, personne ne peut se prononcer sur ses chances de survie.

 

Avec un de ses collègues, Fanny va devoir recevoir son compagnon qui était présent au moment de l’accident pour lui annoncer que sa femme est dans le coma et qu’ils ne savent pas si elle va s’en sortir. Elle déteste ces moments-là.

Il est tard, elle est épuisée. Elle n’a ni la force ni le courage d’assumer cette tâche-là maintenant, cela attendra demain matin.

 

3. Pleurer

 

 

Dans un coin de la pièce, dans la pénombre, Paul est avachi sur un fauteuil orange pâle en simili cuir, le regard dans le vide. Il attend des nouvelles de Béatrice. Il est complètement perdu. Quand il entend le brancardier pousser la porte, il se lève d’un bond. À la vue de ce corps sans vie posé sur le chariot en ferraille, deux réflexes l’envahissent : l’envie de faire un pas en arrière pour fuir cette terrible vision ou au contraire se jeter corps et âme sur elle dans l’espoir de la réveiller. Après quelques secondes d’hésitation, Paul se ressaisit, pour se donner du courage, il avale une grande bouffée d’air et avance vers Béatrice.

 

Le soignant vient d’installer délicatement ce petit corps fragile dans le lit. Avant de quitter les lieux, il salue Paul du regard, lui pose la main sur l’épaule et lui souhaite bon courage. Paul sait qu’il va lui en falloir du courage. Ils sont maintenant seuls tous les deux. Il va s’asseoir auprès d’elle. Il voudrait l’embrasser, mais il n’ose pas tant le spectacle est douloureux et effrayant. Voir la femme qu’il aime dans cet état, il pensait ne jamais avoir à vivre une telle épreuve. Il essaie de retenir ses larmes, en vain, celles-ci dégoulinent sans retenue sur son visage tiré, fatigué. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il faut qu’il se calme, qu’il reprenne ses esprits. Il lui prend la main, la seule partie apparente de son corps qui semble avoir été épargnée.

 

Béatrice est inconsciente, allongée dans cette chambre de l’hôpital d’Annecy, au quatrième étage, en service réanimation. Sa tête est enveloppée d’un énorme pansement. Ce bandage fait aussi office de maintien pour la sonde implantée dans son cerveau, un liquide jaunâtre s’en échappe. Son corps, son visage sont recouverts de plaies, d’ecchymoses. Des fixateurs externes au niveau des jambes témoignent de la gravité de ses fractures. Aux bras, slalomant entre d’impressionnants hématomes, des cathéters diffusent toutes sortes de produits censés soulager ses douleurs, administrer un traitement et lui apporter les nutriments dont elle a besoin. L’assistance respiratoire a pris le relais de ses poumons pour la maintenir en vie. Un monitoring ultramoderne assure la surveillance de son rythme cardiaque et de ses fonctions vitales.

 

Il y a encore quelques heures de cela, ils étaient si heureux et si vivants tous les deux. Ils étaient arrivés la veille en Haute-Savoie. Ils avaient posé leurs valises à Saint-Jorioz chez Marie-Claire et ils venaient de passer une journée formidable à flâner dans les rues d’Annecy.

Combien de fois Béatrice lui avait parlé de cette région qu’elle aimait tant. Elle attendait depuis si longtemps d’y revenir. Depuis qu’elle l’avait quittée avec son ex-mari dix ans plus tôt pour s’installer dans le Sud-Ouest, elle n’y avait jamais remis les pieds. Son installation dans les Landes n’avait pas été le long fleuve tranquille qu’elle s’était imaginé, bien au contraire. La nouvelle vie, dont elle rêvait, avait connu plusieurs péripéties, un divorce, des déménagements, la revente de la maison, et pour couronner le tout un burn-out et un licenciement.

Mais tout cela était maintenant derrière elle. Elle avait enfin retrouvé une vie sereine, équilibrée et emplie de joie, depuis sa rencontre avec Paul. C’était il y a quatre ans.

C’était juste après son licenciement, elle avait besoin de se retrouver, de se reconstruire et surtout de redonner un sens à sa vie. Son burn-out l’avait complètement déstabilisée, tous ses repères avaient volé en éclat. Béatrice s’était alors offert une retraite de reconnexion à soi à Laruns, petit village au cœur des Pyrénées, dont le programme proposait randonnées et méditation. Elle avait vraiment besoin de se sentir exister à nouveau. Elle se sentait complètement déconnectée, à côté de ses pompes. Toutes les épreuves qu’elle venait de traverser l’avaient fragilisée et avaient ébranlé son estime de soi.

 

Paul participait lui aussi à ce stage, mais en tant qu’encadrant, accompagnateur moyenne montagne. C’était son amie Brigitte, l’organisatrice de cette retraite, qui lui avait proposé ce projet. Elle, elle assurait les temps de méditation, relaxation, yoga ; et lui était chargé des itinéraires de marche et de découverte de la faune et la flore.

Bien plus qu’une simple attirance physique, dès les premiers instants, dès les premiers regards, Paul et Béatrice ont ressenti une attraction irrationnelle l’un vers l’autre. Leur rapprochement paraissait inévitable, comme déjà inscrit dans le marbre ; leur histoire, une évidence ; le sentiment de déjà se connaître et d’attendre juste le bon moment pour se retrouver, une certitude. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour qu’ils en prennent conscience.

 

Très vite, ils sont passés d’une forte complicité à un amour démesuré. Happés par cet élan, ils n’ont pas tardé à vivre ensemble. Le contact de l’un élevait l’autre, et vice versa. C’était magique. Béatrice n’avait jamais ressenti une telle sensation, Paul l’avait espérée depuis des années. Ils avaient un nombre incalculable de passions communes, mais ce qui les reliait était bien plus puissant que cela. Ils se sentaient liés l’un à l’autre par une force invisible presque mystique. Ils se plaisaient à dire qu’ils étaient connectés comme des flammes jumelles. Ils n’avaient jamais vécu un tel débordement d’amour, de compréhension, de partage, de bienveillance et d’alignement.

 

Tout en s’agrippant à ces souvenirs, comme le naufragé à sa bouée de secours pour ne pas sombrer, Paul continue de caresser la main de Béatrice, d’effleurer cette peau qu’il aime tant, cette petite parcelle de peau restée intacte.

Il se remémore les instants où elle était encore bien vivante devant lui, un large sourire sur les lèvres, lui décrivant avec passion la beauté de ces Alpes savoyardes qu’elle connaissait par cœur et qu’elle affectionnait.

Originaire de Lathuile, petit village accroché à la montagne du Taillefer, au bout du lac d’Annecy, elle avait passé toute son enfance et sa vie de jeune adulte à en explorer presque tous les recoins à pied, à rollers, à VTT, à ski, en parapente et même accrochée au bout d’une corde d’escalade. Au décès de ses parents, elle avait quitté la région et était partie s’installer dans le Sud-Ouest. Elle avait raccroché de tous ces sports extrêmes, le temps des exploits et des performances était loin derrière, mais la montagne était restée son terrain de jeu favori, et même plus que ça, sa soupape de sécurité. La randonnée était devenue son activité de prédilection. Elle la pratiquait essentiellement dans les Pyrénées, ces autres sommets qu’elle avait découverts et adoptés.

 

Elle se faisait une joie de revenir ici. Ils avaient planifié ensemble plusieurs randonnées, elle voulait partager avec lui l’ambiance si particulière des massifs alpins. Ni lui ni elle n’auraient pu imaginer que ce serait sur les terres de son enfance et dans ces conditions qu’elle allait peut-être dire au revoir à la vie.

 

Paul, perdu dans ses pensées, se dit qu’il doit revenir à la réalité s’il veut soutenir Béatrice et l’aider à sortir de ce profond coma. Elle va avoir besoin de toute son énergie.

Il la regarde, il guette le moindre geste, le moindre signe de réveil, mais rien ne vient. Béatrice reste inerte sur ce lit médicalisé.

 

4. Choisir

 

 

À peu près au même moment, dans cette chambre d’hôpital, une lumière blanche et chaleureuse - imperceptible par Paul - envahit les lieux. Une silhouette vaporeuse apparaît et vient se positionner en face de Béatrice, seule à pouvoir la distinguer.

 

— Bonjour, Béatrice.

— Bonjour. Mais vous êtes qui ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Je suis où ?

— Je me présente, je m’appelle Didier, ne t’inquiète pas, je suis là pour te guider. J’ai été désigné pour t’accueillir et recueillir ton choix.

— M’accueillir ? Recueillir mon choix ? Quel choix ?

— Celui que tu as défini lors de ton incarnation.

— De quoi me parlez-vous ? Je ne comprends rien !

— Au moment de ton incarnation, tu as fixé, - comme tout le monde -, la date et les circonstances de ta fin de vie sur Terre. La petite différence avec la majorité des autres humains est que, toi, tu avais en plus élaboré un scénario spécifique.

— Un scénario spécifique, de mieux en mieux.

— Je t’assure, tu avais imaginé pouvoir différer la date de ton dernier jour de vie sur Terre en fonction du niveau d’éveil de conscience auquel tu serais parvenu, en d’autres termes tu voulais pouvoir évaluer si tu avais finalisé le contrat d’âme que tu t’étais fixé.

— Vous voulez me faire avaler ce genre de truc ? Non, sérieusement, vous voulez quoi exactement. Je suis où ?

Vous m’avez kidnappée, vous me séquestrez et vous allez demander à mes proches une rançon ?

— Non, pas du tout. Tout ce que je te raconte est bien réel. Tu viens d’avoir un accident dans les rues d’Annecy, tu es hospitalisée en réanimation et tu es dans le coma.

— Dans le coma ? Je suis dans le coma et je vous parle. Mais vous vous moquez vraiment de moi !

— Non, regarde autour de toi. Paul est à tes côtés, il est effondré.

— Paul, Paul, Paul !

— Malheureusement, il ne peut pas t’entendre.

— Et il va se passer quoi maintenant ?

— Maintenant tu dois évaluer, si selon toi, tu as bien réalisé toutes les choses pour lesquelles tu t’es incarnée. Si tu estimes que c’est le cas, alors ton passage sur Terre se terminera aujourd’hui, sinon tu auras la possibilité de le prolonger.

— Mais enfin, même si tout cela était vrai, vous êtes complètement malade, on ne peut pas proposer ce genre de choix aux gens, c’est inconcevable, c’est ignoble.

— C’est toi et toi seule qui as opté pour ce scénario, personne d’autre. Je sais, moi aussi au début j’ai eu du mal à m’en souvenir et ensuite à l’admettre, mais je peux t’assurer que pourtant c’est ainsi. Je suis passé par là moi aussi, il y a quelque temps.

J’avais imaginé un contexte un peu similaire au tien. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai été choisi. Ils ont pensé que j’étais le mieux placé pour t’expliquer et t’aider à prendre ta décision. Lors de ma rupture d’anévrisme et du coma qui en a découlé, j’étais arrivé à mon degré maximum d’évolution possible pour cette incarnation. Ma compagne et flamme jumelle, que j’avais rencontrée trois ans auparavant, avait enfin commencé son éveil. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’elle puisse continuer toute seule son chemin et enfin matérialiser sa mission.

Pour moi, cela a été très dur de l’admettre, surtout dans les premiers temps, car j’avais le sentiment terrible de l’abandonner et de lui faire du mal. Je sais maintenant que c’était le choix que nous avions fait ensemble afin que je puisse l’aider à comprendre, accepter, avancer. C’était le meilleur moyen pour qu’elle aille au bout de la mission qu’elle s’était fixée : écrire des livres pour éveiller la conscience des gens, leur ouvrir les portes de la connaissance, activer chez eux tous les leviers pour qu’ils sachent comment vivre dans la joie malgré les épreuves. Mais moi, je n’ai pas eu le choix. Toi, tu as le choix.

— Je suis sidérée par tout ce que vous venez de me dire. Selon vous, je serais dans l’obligation de choisir, mais je m’en sens incapable. Vous feriez quoi vous à ma place ?

— Je ne peux pas répondre à cette question, tu es la seule décisionnaire et personne d’autre. Je te propose de te laisser un peu de temps, tu es encore sous le choc, et l’incompréhension, c’est tout à fait normal. Tu as besoin d’y voir plus clair, d’assimiler les informations que je viens de te délivrer avant de pouvoir prendre ta décision. Je reviendrai plus tard pour reprendre cette conversation. Si entre-temps tu as besoin de moi, tu peux m’appeler.

— Prendre le temps nécessaire ne sera pas du luxe, face au choix crucial que vous me proposez.

 

5. S’accrocher

 

 

Malgré sa longue journée d’hier, Fanny doit reprendre sa vacation à huit heures ce matin. Elle a enchaîné les gardes cette semaine, comme la semaine dernière d’ailleurs.

 

Chaque jour, avant de partir, devant le miroir de sa salle de bain, toujours le même rituel, la séance de maquillage pour essayer de masquer cette fatigue qui s’accumule. Faire comme si tout allait bien, gommer les cernes, transformer un teint livide en petite frimousse colorée. À ce niveau-là, cela s’apparente plus à un exercice de camouflage qu’à une mise en beauté. On pourrait comptabiliser ses heures de surmenage aux cernes et aux rides qui sculptent dorénavant son si joli visage.

Aujourd’hui, encore plus que les autres matins, les traits de son épuisement lui sautent à la figure, mais elle se refuse de les voir.

Pourtant elle le sait qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle ne se reconnaît pas, mais ne veut pas l’admettre.

 

À chaque nouvelle prise de service, pour se protéger, toujours le même protocole inconscient, elle active la programmation déconnexion des émotions et met en route le mode pilotage automatique, dans l’espoir d’effectuer sa journée sans encombre. C’est la seule solution qu’elle ait trouvée pour continuer sans trop se poser de questions à enchaîner les interventions. Répéter machinalement, comme un humanoïde les gestes qu’elle connaît par cœur, les techniques qu’elle maîtrise sur le bout des doigts, peu importe si son travail est déshumanisé tant qu’elle tient le coup et qu’elle ne commet pas d’erreur. Elle sait au plus profond d’elle-même que ce n’est qu’illusion et qu’elle n’est pas à l’abri d’un pépin. D’ailleurs, c’est sa plus grande hantise. Mais elle n’a pas trouvé d’autres stratégies pour faire face à la surcharge de travail qui s’impose à elle et pour masquer, se masquer, son mal-être grandissant.

 

Il est bien loin le temps où elle a choisi médecine pour s’occuper de la bonne santé des gens. À cette époque, bercée par ses idéaux et ses espérances, elle était pleine d’entrain, de dynamisme et de beaux projets en tête. Se spécialiser en tant qu’anesthésiste-réanimateur a été pour elle comme une évidence. Elle se plaçait ainsi au cœur des interventions chirurgicales tout en ayant une vision transversale de la prise en charge des malades. Intervenant avant, pendant et après les opérations, elle s’imaginait prendre du temps avec chaque patient pour échanger, comprendre, accompagner, soulager ; prendre du temps aussi avec ses confrères, ses collègues, pour apporter une plus-value à ses actions. Aujourd’hui, elle se demande depuis combien de temps elle n’a pas réellement regardé un patient dans les yeux.

 

Fanny est anesthésiste depuis plus de vingt ans. Elle est reconnue et appréciée de tous, sauf peut-être d’elle-même. Elle n’aime pas ce qu’elle est devenue. Elle a le sentiment d’avoir abandonné tout ce qui l’animait. Elle se rassure en se disant que, chaque jour, elle participe à la survie de plusieurs êtres humains, mais même de cela elle n’est plus totalement convaincue.

Elle sent que la fatigue physique, largement dépassée par l’émotionnelle, la gagne chaque jour un peu plus, mais elle fait comme si de rien n’était, elle résiste. Elle s’accroche, elle doit faire son métier, elle pense faire de son mieux. Ce matin, la première mission qui l’attend est celle qu’elle a été incapable de réaliser hier soir, annoncer à un homme la gravité de l’état de sa compagne.

 

6. Imploser

 

 

Paul a passé la nuit auprès de Béatrice à la supplier de se réveiller. Il ne peut s’imaginer vivre sans elle, il l’aime tant. Un sentiment d’incompréhension et d’injustice l’envahit.

Pourquoi eux ? Ils sont tellement bien tous les deux depuis qu’ils sont ensemble, ils n’ont jamais connu un tel bonheur auparavant.

Paul, en errance émotionnelle, se perd dans ses pensées, le choc a été si soudain, si brutal qu’il en est anesthésié.

 

On frappe à la porte. Paul ne réagit pas. Après quelques secondes d’attente, deux femmes en blouse blanche entrent.

 

— Bonjour, Monsieur, je suis Fanny Cartier, la médecin anesthésiste qui est intervenue hier soir auprès de votre compagne, et voici ma collègue, Bénédicte Magnin, infirmière responsable du service réanimation. Nous voudrions vous parler.

 

Paul, toujours absorbé par ses pensées, le manque de sommeil aidant, ne réagit toujours pas. Il est là, recroquevillé sur le fauteuil, présent mais absent.

 

— Monsieur, nous avons besoin de vous parler.

 

Machinalement le corps de Paul se lève, mais son âme n’y est pas, elle a déserté les lieux. D’une voix sortie d’outre-tombe, il prononce plus par réflexe que par conviction :

 

— Oui, je vous écoute.

— Pas ici, Monsieur, suivez-nous, nous allons vous recevoir dans mon bureau.

 

Paul suit instinctivement les deux femmes, son cerveau ailleurs, bien trop occupé à se poser mille et une questions.

 

— Je ne vous cache pas notre inquiétude. L’état de votre compagne est très grave. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour la sauver, mais la violence du choc a entraîné un traumatisme crânien très important. Actuellement, nous ne sommes pas en mesure de vous dire si elle va sortir du coma dans lequel elle se trouve et encore moins de l’état dans lequel elle serait si c’était le cas.

 

Face à la puissance de ces mots, Paul, sidéré, reste de marbre.

 

— Monsieur, vous m’entendez ?

 

Paul répond du bout des lèvres :

 

— Oui, je vous entends.

 

Mais en réalité son esprit est parti se réfugier dans la bulle de protection qu’il s’est forgée afin de survivre à cette épreuve.

Sans même prendre la peine de le regarder, Fanny poursuit son monologue.

 

— La bonne nouvelle est que, hormis son cerveau, les autres organes vitaux n’ont subi que de faibles lésions, ce qui est un plus pour la suite. Et ses fractures aux jambes, aussi impressionnantes soient-elles, se consolideront avec le temps.

Monsieur, avez-vous des questions ?

 

Paul en a tellement, mais elles ne seraient pas du ressort de cette femme en blouse blanche. La seule phrase qu’il parvient à formuler est :

 

— Si je comprends bien, les chances de survie de ma compagne sont quasi inexistantes.