Des Saisons en demi-teinte - Alain Laborieux - E-Book

Des Saisons en demi-teinte E-Book

Alain Laborieux

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Beschreibung

Après une récente tragédie, la vie de Jean a complètement basculé...

Il lui faut tout recommencer. Ou du moins, tout remettre d'aplomb. C'est ce qu'il pensait faire en se mariant avec Lydie. Malheureusement, cette union va droit à l'échec. Il se réfugie alors dans son travail et ses initiatives tant viticoles que commerciales connaissent de retentissants succès. Et voilà qu'Isidore fait irruption sur la propriété. Personnage surprenant, attachant et quelque peu mystérieux, ce jeune agronome ivoirien va devenir un ami, un collaborateur, et un soutien discret et sage. Tout aussi imprévue que bienvenue est l'arrivée d'Anita pour les vendanges. Les sentiments se frayant des chemins inattendus, ces rencontres pourraient guérir bien des blessures.

Alain Laborieux nous montre qu'il n'y a pas de meilleures histoires, ni de plus tristes, que celle des vies parties de travers et des désirs inassouvis.

EXTRAIT

Dans le rayon de lumière de la porte d’entrée un instant entrebâillée, il était hasardeux d’accorder un âge à celui qui tournait la tête vers l’est où des nuages diaphanes s’étiraient dans la première aube. Tout en refermant le massif battant de chêne de la résidence cossue à la façade nouvellement ravalée,
ce lève-tôt fit du regard un tour d’horizon complet. Puis, apparemment satisfait d’une observation qui, à voir son expression, semblait tout aussi poétique que météorologique, il reprit le sac de voyage posé à ses pieds, descendit lentement les quatre marches du perron, et gagna le terre-plein qui s’élargissait devant l’entrée de l’élégante demeure postée juste au-dessous du sommet d’un vallonnement des costières du Gard.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste, photographe et auteur, Alain Laborieux est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs du passé et du folklore, des coutumes et des mythes du Languedoc-Roussillon et de la Provence. Il a signé Des siècles de Bouvine, une histoire de la tauromachie camarguaise (Espace Sud, 2002), devenu un ouvrage de référence, mais également Le Sud entre histoire et légendes (La Mirandole, 2004), récompensé par le prix Claude Seignolle 2005.
Dans ses romans, il marie avec finesse et harmonie traditions régionales et intrigues.

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Dans le rayon de lumière de la porte d’entrée un instant entrebâillée, il était hasardeux d’accorder un âge à celui qui tournait la tête vers l’est où des nuages diaphanes s’étiraient dans la première aube. Tout en refermant le massif battant de chêne de la résidence cossue à la façade nouvellement ravalée, ce lève-tôt fit du regard un tour d’horizon complet. Puis, apparemment satisfait d’une observation qui, à voir son expression, semblait tout aussi poétique que météorologique, il reprit le sac de voyage posé à ses pieds, descendit lentement les quatre marches du perron, et gagna le terre-plein qui s’élargissait devant l’entrée de l’élégante demeure postée juste au-dessous du sommet d’un vallonnement des costières du Gard. Le lieu était ainsi préservé des brutales lubies du mistral et de la tramontane. Devant ce belvédère, le panorama s’étalait amplement, depuis l’ouest et les premiers mamelons du faible relief, jusqu’à la plaine qui sommeillait dans un levant teinté de rose, là-bas, en direction du petit bras du Rhône et de la Camargue. Face à l’observateur qui dominait cette étendue, les étangs du Charnier, du Grey, du Scamandre, de même que, plus bas, moins distincts, mais profus, ceux au voisinage d’Aigues-Mortes éclairaient un peu la basse plaine légèrement ouatée par une brume qui se dissipait déjà. Toute la campagne reposait, encore imprégnée de la paix nocturne. L’air stagnait, sans la moindre velléité de brise, mais portait cependant des effluves d’une fraîche discrétion où se mêlaient aux fenouils et aux résineux des vallonnements, de lointaines odeurs de marécages.

Tout cela annonçait une paisible journée de fin d’été. On vivait un dernier temps d’attente avant la vendange ; non pas un épisode de farniente et de loisir, mais tout de même des heures de tranquillité de l’âme où l’on se satisfait du travail accompli au long des mois écoulés, où l’on remercie la nature d’avoir prodigué ses largesses et le ciel d’avoir été clément.

L’homme matinal fit quelques pas, ce qui révéla une sensible boiterie de sa jambe gauche, due à la raideur du genou. Il se tourna une dernière fois vers la façade, juste à temps pour voir, sur le haut de la porte, l’imposte à l’opulente ferronnerie s’assombrir. À l’intérieur, tout retournerait au sommeil pour une bonne heure ou plus encore.

Dehors il se sentait déjà comme à des centaines de lieues de l’écrin trop douillet et hermétique qui, peu à peu, était devenu son quotidien… Un étroit sourire lamina ses lèvres et disparut aussitôt. Il se dirigea vers les vastes dépendances, et deux grands bergers allemands, surgis d’un angle des bâtiments, vinrent alors à sa rencontre. Il n’aimait pas ces chiens imposants et pleins d’arrogance qu’on ne laissait libres que la nuit, car nul ne savait s’ils n’useraient pas, un jour ou l’autre, de la dent avec des visiteurs. Et le souvenir de Tarasque, le bon vieux gardien de l’autre mas, mort l’année précédente et remplacé par Derviche, lui revint en mémoire.

Il prépara rapidement leur nourriture et, sans caresses ni paroles, en fit déborder les écuelles que les deux impatients carnivores commençaient à bousculer. Puis, ignorant les grognements de satisfaction et les crissements de crocs, il brossa du revers de la main les quelques poils que les bêtes avaient laissés sur son pantalon et alla ouvrir la porte du grand hangar tout proche. À l’intérieur, les trois voitures de la maison s’alignaient sur la droite : le tout récent cabriolet italien de Lydie, la puissante limousine allemande de Samuel Lavillette, et sa très française DS qu’il considérait comme le triomphe de l’automobile. Toutes trois reluisantes, elles offraient un net contraste avec les tracteurs et les machines agricoles rangés, un peu au hasard, contre le mur d’en face.

La veste de son costume et sa cravate lui devinrent soudain insupportables ; dès qu’il eut sorti sa voiture et refermé les larges vantaux de bois clair, il se débarrassa de ces effets trop contraignants pour les poser sur la banquette arrière, près de son sac et des serviettes, classeurs, enveloppes et des liasses de documents publicitaires qui attendaient là depuis la veille. Il poussa le tout, comme désintéressé des dossiers d’enseignes commerciales de la grande distribution et des chemises où figurait l’en-tête de la raison sociale avec son nom au-dessous :

VINS DE PRESTIGE LA CADÈNE JEAN ROUSSES

Il devait parcourir près de trois cents kilomètres dans un premier temps pour gagner Toulouse, et plus de deux cents autres ensuite pour rejoindre Bordeaux. Avant de prendre le volant, il fit quelques pas et inspira profondément l’air matinal en tournant une fois encore les yeux vers la plaine et les étangs.

Le soleil était maintenant en partie au-dessus de l’horizon et, dans le bosquet, derrière les bâtiments, les oiseaux semblaient plus nombreux et chantaient avec entrain. Très haut dans le ciel, un avion de ligne laissait une courte traînée neigeuse sans que l’on pût entendre ses réacteurs. Puis, du bas du vallonnement, une pétarade d’antique moteur monta d’un lieu assez proche : un jour sur deux, grâce à son vieux pot, pot, pot, Japy, Élie Saruste arrosait ses tomates, ses salades et ses aubergines ou binait ses artichauts et ses cardes, et cela aux aurores, bien qu’il eût devant lui toute son existence de retraité.

Jean Rousses passait régulièrement quelques minutes avec ce sage qui professait que la liberté ne peut fleurir dans toute sa splendeur qu’entre quelques ceps de raisin muscat et deux rangs de petits pois, d’aubergines et de tomates. Il coupa le moteur de sa voiture et gagna, pas très loin de là, un point plus élevé d’où il put découvrir, quelques centaines de mètres plus bas, le jardinet et son propriétaire. Il tâcherait de garder en mémoire, comme dérivatif, cette image paisible pendant les trois jours où il allait démarcher d’éventuels acheteurs pour ses vins.

Ses vins… Il pouvait désormais considérer la production du vignoble de la Cadène et quasiment le vignoble lui-même comme siens, bien qu’il ne se soit pas encore habitué à penser ainsi… bien qu’il ne soit héritier qu’en puissance, du moins pour ce qui relevait du foncier. Par contre, le prestige des vins ne tenait qu’à lui, et son beau-père, qui l’avait bien compris, lui avait demandé de ne faire figurer que son seul nom sur les étiquettes. Pour le reste, c’est-à-dire le patrimoine, Anna et Samuel Lavillette voyaient les choses tout autrement.

Maintenant, dans la jeune lumière, sa façon d’observer les couleurs du ciel et le proche paysage pouvait laisser planer le doute sur l’évaluation de son âge : entre trente et trente-cinq ans… très près de trente sans doute… Tout comme son visage marqué par le hâle, les quelques ridules, à peine perceptibles à l’angle extérieur des yeux, témoignaient plus d’une habitude de vie au grand air et à la grande lumière, que d’un nombre avéré d’années. Mais l’expression de son regard pouvait tromper beaucoup plus, car on découvrait, dans ces yeux dont le bleu s’irisait parfois de reflets verts, la pondération que confère une solide expérience de la vie ou, plus subtilement, la réflexion d’un esprit aguerri aux aléas de l’existence et aux caprices du sort.

Un coup d’œil à sa montre le décida à retourner vers sa voiture et, quelques minutes plus tard, après avoir parcouru à petite vitesse le chemin poussiéreux qui raccordait le domaine de la Cadène à la route nationale qui, vers l’ouest, conduisait à Vauvert et à l’opposé, vers Saint-Gilles, il déboucha sur celle-ci. Il ne prit de la vitesse qu’ensuite, après avoir ralenti encore au niveau du jardin d’Élie Saruste pour saluer, d’un amical coup de klaxon, l’homme courbé sur ses rangs de légumes. À cette heure matinale, il avait toute la largeur de la chaussée pour lui et, comme la vitesse était l’un de ses plaisirs, une demi-heure plus tard, il laissait Montpellier derrière lui, en ayant emprunté le contournement offert, depuis quelques années seulement, par un tronçon de l’autoroute A9 en construction.

Au cours des premiers kilomètres, il balaya les ondes sur l’autoradio, à la recherche d’un éventuel rythme de jazz, puis, lassé de brèves informations ressassées, il se laissa aller aux réflexions. Quelques jours plus tôt, une idée pour la promotion de ses vins l’avait effleuré et il l’affinait peu à peu. Bien joli, le Domaine la Cadène, mais on connaissait tant de Domaine Truc-Machin ou, dans un registre plus huppé, de Château Quelque-Chose ! Le vin relevait pour lui d’un tout autre intérêt que la satisfaction d’une prometteuse étiquette sur une bouteille. Son vin était certes le fruit de son travail, de son expérience et de son savoir, mais surtout la réjouissante éclosion d’une impénétrable alchimie qui s’opérait depuis les noueuses racines pour enfin accéder avec la sève jusqu’aux pampres et aux grappes. Et, plus encore, il saisissait les arcanes de ses arômes complexes, de ses saveurs exclusives, dans les subtilités d’un microclimat et la chimie d’un sol. Alors, il avait décidé de mettre en valeur la terre tout autant que le vin. Commercialement, cela lui paraissait excellent. Il avait tourné et retourné le problème : le vocable Costières du Gard semblait bien rabâché et l’appellation du même nom déjà solidement établie… Le village de Gallician, tout proche, s’enorgueillissait depuis plus de vingt ans de sa « cave pilote » aux remarquables possibilités de vinification. D’autres producteurs vantaient la touche gustative de pierre à feu due, selon eux, aux plutôt rares galets de silex… Et l’idée lui vint tout à coup. Il appellerait ses prochaines cuvées Galets du Quaternaire ; quitte à donner, sur la contre-étiquette, les raisons géologiques avec celles, plus personnelles, de l’appellation.

Heureux d’avoir trouvé une formule d’une conception assurément inédite, il ne s’occupa plus que de la route et se laissa griser par une conduite devenue soudain plus nerveuse et plus rapide.

Trois heures plus tard, à nouveau strictement vêtu et cravaté, Jean Rousses arrivait à son premier rendez-vous de la journée. Il avait déjà rencontré plusieurs fois le directeur commercial d’une grande surface de la périphérie toulousaine qui serait inaugurée le mois suivant. Les grands espaces de vente surgissaient un peu partout dans le paysage périurbain, le terme supermarché revenait maintenant à chaque instant sur les lèvres des ménagères. Le mode de vie, les mœurs, les esprits, tout changeait. Et ce fameux mai 68, vécu de très loin par Jean, sur divers lits d’hôpital ou en institut de rééducation, n’en était pas la seule cause. Il avait aussitôt perçu les avantages qui pouvaient découler de ce type de circuit commercial. Au départ, son beau-père ne semblait pas du tout du même avis. Samuel Lavillette vivait avec le souvenir d’une époque où l’on traitait avec des négociants, des courtiers, des grossistes, mais surtout au sein d’un cercle de connaissances de longue date où, si l’on ne se faisait pas de cadeaux, on s’accordait mutuellement confiance, on se respectait et on n’avait qu’une parole. Et, surtout, grâce aux liens familiaux étendus en Bordelais, en Suisse et dans quelques autres régions, prendre de nouvelles et minuscules parts de marché paraissait superflu. On vendait chaque année sa production, en vrac, aux mêmes acheteurs et toujours de la même façon, sans se préoccuper de ce qu’elle devenait par la suite.

Jean avait fait changer les choses, avec doigté, mais assez rapidement tout de même. D’abord, il avait décidé d’embouteiller une petite partie des meilleures cuvées. La première fois, tout juste cinq mille bouteilles qu’il alla proposer aux bons restaurants et à quelques grandes épiceries de la région. Combien de temps consacré à cela ! Mais l’expérience s’était révélée convaincante et, comptes à l’appui, il lui fut ensuite facile de rallier à ses projets un vieil homme d’affaires aussi précautionneux que son beau-père. Ainsi, l’année suivante, lors de la foire internationale de la vigne et du vin de Montpellier, le Domaine la Cadène présentait sur son stand de dégustation, des crus qui furent unanimement appréciés.

Quatre ans après ce radical changement de méthode de vente, Jean Rousses passait presque autant de temps à la recherche de nouveaux débouchés qu’au cœur de ses deux vignobles : le fort estimé Domaine la Cadène que Samuel Lavillette possédait toujours, mais dont Lydie hériterait, et de celui de la basse plaine, le mas des Rousses ; théâtre de ses premiers contacts avec la vigne et, plus tard, celui d’espoirs et de déconvenues, de satisfactions, et de peines. Pourtant cette évolution et la nouvelle façon de vivre qu’elle impliquait représentaient bien peu dans tout ce qu’il avait connu de bouleversements au cours des années précédentes… Depuis le jour où celui qui allait devenir son beau-père lui avait confié la gestion de la Cadène, il s’était investi avec un véritable acharnement dans la seule grande passion qui restait vivace en lui, intacte après un épouvantable enchaînement de malheurs. Mais, malgré un dérivatif occupant tous les instants de sa vie, il savait qu’il est des souvenirs qu’on ne peut jamais chasser de ses pensées…

Dans ce même temps où tout semblait s’accélérer, lui aussi avait beaucoup changé. Il n’était plus le jeune homme qui fuyait ses admirateurs et qui, à la sortie des arènes où il faisait se dresser quelques instants plus tôt des milliers de personnes, tâchait de passer inaperçu et évitait les congratulations et les cordialités. Pour promouvoir et vendre ses vins, il avait dû lutter contre une personnalité peu démonstrative qu’il devait tenir en grande partie de son père ; celui que l’on connaissait à Pontviel d’Obilion sous le surnom du Loup.

Au sortir de son premier rendez-vous, Jean trouva la ville rose toute souriante sous un ciel lumineux. Il ne connaissait pas Toulouse. Il s’y était rendu en coup de vent, deux mois plus tôt, pour rencontrer ce même homme au regard inquisiteur et aux questions précises qu’il venait enfin de convaincre. Il tenait à cette heure dans son porte-documents un contrat pour deux premières livraisons importantes, avec promesse de continuité si la production de la Cadène plaisait aux consommateurs fidèles au magasin. L’affaire vit sa conclusion en moins de temps que prévu, vraisemblablement grâce aux bouteilles de dégustation offertes lors de la première entrevue, mais aussi à quelques arguments opportunément développés : d’abord le fait qu’outre le métier de viticulteur il possédait de grandes connaissances en œnologie, ou encore que le prochain achat d’une chaîne d’embouteillage allait amoindrir le coût de ce travail pour le moment donné à un entrepreneur. Ainsi le prix de revient, et donc celui de vente, pourrait être légèrement diminué. Et puis, il avait joué sur sa nouvelle manière de promouvoir le terroir tout autant que le vin. Sans doute d’autres suivraient vite son exemple, mais pour l’instant, le coup était bon à jouer… Sans jamais avoir acquis de formation commerciale, un Jean Rousses différent assimilait rapidement les petites ficelles de son nouveau rôle… Il consulta sa montre. L’heure lui permettait de déjeuner sur place et, par la même occasion, de présenter ses vins dans un restaurant apprécié des gourmets et de poser ainsi un jalon supplémentaire pour la suite. Il gagna le centre-ville un peu au hasard des rues et atteignit le boulevard des Minimes. Il put y garer sa voiture sans trop de peine et, toujours au petit bonheur, continua à pied. Il trouva bientôt un restaurant selon ses désirs, proche de la gare et de caractère suffisamment gastronomique sans être trop compassé. Il fut conquis par la qualité des mets et, au moment de l’addition, il alla jusqu’au comptoir, présenta ses vins, son terroir, ses méthodes de vinification et laissa ses tarifs et deux bouteilles pour dégustation. En posant adroitement quelques questions, il sut que le restaurateur connaissait plutôt bien les vignobles du Gard où il comptait des parents proches. Dès lors, il n’eut guère à insister pour prendre une première commande et promit une prochaine visite avant la fin de l’année.

Lorsqu’il retourna vers sa voiture, il eut soudain la gare Matabiau devant lui et il se souvint que, bien des années auparavant, il avait failli rater là une correspondance pour cause d’agapes entérinant la fin de ses obligations militaires. Instinctivement, il fit demi-tour et pressa le pas. Ce ne fut qu’une dizaine de mètres plus loin qu’il retrouva son allure normale, et il eut aussitôt après une brusque secousse de la tête qui en disait long sur son mécontentement. Pourquoi se comportait-il toujours ainsi quand il s’agissait de se confronter, ne serait-ce que de très loin, au passé ? Quelques minutes plus tard, une autre pensée fâcheuse lui revint. Matabiau ! Le quartier de la gare portait ce nom parce que, quelques siècles plus tôt, au temps des boucheries closes, l’abattoir des bovins se trouvait là. Et les taureaux restaient pour Jean une réminiscence pas très souriante elle non plus…

Ses rencontres en Bordelais ne furent pas aussi fructueuses que celles faites à Toulouse, bien que son beau-père lui eût indiqué plusieurs personnes influentes dans le monde du vin et auprès desquelles il pouvait se recommander du nom de Lavillette. Malgré l’accueil courtois et l’assurance de l’amitié portée à ce bon Samuel Lavillette, il avait nettement perçu une sorte de suspicion ou de défiance de la part d’un milieu où l’on entendait garder ses prérogatives et protéger ses acquis. En tant que simple producteur de vin, il aurait sans doute été autrement accueilli, mais, commercialisant sa production en bouteilles, il n’était pas réellement le bienvenu et représentait, pour une certaine catégorie de crus loin du grand prestige, une vraie concurrence, dès lors que son vin arrivait ainsi sur le marché. La remarque qui lui fut le plus souvent opposée semblait se teinter de regret :

— Alors, nous n’aurons plus l’occasion d’acheter en vrac les vins du domaine de la Cadène…

Comme tout viticulteur, Jean n’ignorait rien des affaires de fraude, vieilles comme le monde, et de coupages illégaux et récents chez plusieurs négociants. On savait depuis longtemps que, dans certaines caves du Languedoc, des camions-citernes venaient s’approvisionner très régulièrement et repartaient vers des chais proches de l’embouchure de la Garonne… La dernière et très importante affaire de coupage de vins de Bordeaux avait été découverte en août 1973 par les services des fraudes, après une dénonciation, et elle avait eu des retentissements un peu partout dans le monde, notamment en Angleterre et au Japon.

Jean n’obtint que de vagues promesses lors des premiers contacts suggérés par son beau-père. Alors, au cours des deux derniers jours de prospection qu’il avait programmés, plutôt que de continuer ainsi, il préféra visiter quelques grands magasins d’alimentation et des épiceries. Contrairement à ses premières déductions, il découvrit qu’en Médoc ou à Fronsac, on pouvait connaître et apprécier, des vins autres que ceux d’une région où l’on vivait avec l’idée permanente d’une suprématie acquise et pouvant être qualifiée d’écrasante et partisane… Ce ne fut pourtant que dans les dernières heures avant son départ qu’il enregistra son unique commande dans une attrayante épicerie fine dont l’enseigne l’avait plutôt surpris tout près de l’Atlantique : Aux saveurs de Provence. Le maître des lieux arborait la bedaine de Raimu, la gestuelle d’un toréador et l’accent de Tarascon. Cet accent que certains orthographient assent alors qu’il faudrait aquecent pour en exprimer toute la puissance.

Avant de prospecter davantage hors de sa région, Jean pensa à parcourir les pages jaunes de la rubrique adéquate pour y relever les enseignes fleurant bon la lavande, l’huile d’olive et le littoral du golfe du Lion. Cela le mit de bien meilleure humeur pour le trajet de retour. En chemin, il décida de faire halte à Narbonne pour le repas du soir et pour la nuit. Il repassa la cravate ôtée depuis peu et choisit un des meilleurs hôtels-restaurants de la ville. Quand il laissa sa voiture, il se sentit déjà un peu chez lui, et plus encore lorsqu’il eut longuement parlé de cépages, de saveurs et d’arômes avec le propriétaire de l’établissement. L’heure n’était pas encore celle du coup de feu et le viticulteur avait aussitôt proposé à l’hôtelier de déguster en sa compagnie un convaincant échantillon de sa production. Il ne téléphona qu’ensuite à la Cadène pour annoncer qu’il ne rentrerait que le lendemain et qu’il venait d’enregistrer une quatrième commande.

Lydie décrocha dès la seconde sonnerie. À croire qu’elle attendait à côté de l’appareil !

— Bon, on sera quand même ensemble ce week-end. Il doit bien y avoir deux semaines qu’on ne fait que se croiser, et quand on a un peu de temps à passer ensemble, c’est pour s’endormir aussitôt, tellement la fatigue est grande. Jean, il y a des moments où je me demande si j’ai un homme à moi ou un feu follet que je ne fais qu’apercevoir de temps à autre. Arrive vite, Jean… Si on pouvait avoir deux ou trois jours rien qu’à nous…

Il la laissa continuer ainsi, mais pensait à tout autre chose : aux derniers préparatifs de la vendange, à sa prochaine tournée de prospection commerciale prévue dans la région de Saint-Étienne, à l’aménagement de la future chaîne d’embouteillage ou encore au suivi du laboratoire d’œnologie qu’il supervisait maintenant. Sur ce dernier sujet, il y avait eu, après la mort de Laurent, et il y avait encore de longues discussions à la Cadène. Lydie aurait voulu vendre cette affaire pourtant fort rentable, mais qui l’occupait beaucoup trop en plus de sa pharmacie, tandis que ses parents ne voyaient là que la belle création perpétuant le souvenir de leur fils. Samuel et sa femme prirent l’avis de Jean en tant qu’ami le plus proche de Laurent.

— Vous qui savez mieux que personne la passion qu’il avait pour le vin, qu’en pensez-vous ?

Comment répondre ! Il ne souhaitait pas s’opposer à Lydie alors qu’à cette époque, il n’était pas encore son mari, et il se devait par ailleurs de poursuivre dans la voie tracée par Laurent. Finalement, après l’embauche d’un œnologue réputé et avec l’assentiment de tous, Jean prit en main la bonne marche de l’officine en plus de la gestion du domaine des Costières et de celui de la plaine proche de l’étang de l’Or.

Tout cela n’occupa ses pensées que quelques secondes, mais il lui sembla que Lydie parlait depuis très longtemps, et qu’il en avait perdu le fil de son propos. Il s’en tira en la questionnant sur le courrier et les messages téléphoniques arrivés pendant son absence, puis expliqua qu’avant de rentrer à la Cadène, il aurait encore à passer quelques heures au mas des Rousses où, là aussi, avec l’imminence de la vendange, bien des détails restaient à régler. Au moment de reposer le combiné, il lui promit d’être avec elle dès le lendemain soir et jusqu’au lundi matin.

— J’arriverai en milieu ou en fin d’après-midi. Il me faut aussi voir comment mon père se débrouille pour préparer la vendange. Mais pour le soir, on peut déjà prévoir d’aller au restaurant. Aux Saintes-Maries-de-la-Mer, par exemple. Avec la fin de la saison estivale, il doit y avoir moins de touristes et j’ai envie d’une vraie bouillabaisse. Pas toi ?

— Je t’attends déjà, je t’attends toujours, je t’attends tout le temps…

— À demain, je t’embrasse.

— Tu m’embrasses comment ?

— Très, très fort.

— Ça peut aller comme ça, mais seulement en patientant.

***

Annonciade Bénézet possédait assurément des facultés de prémonition. Avant que le bruit feutré de la voiture fût perceptible de la cour, elle était sur le seuil, prête à accueillir son neveu. Elle avait pris soin de se coiffer d’un grand chapeau de paille dont l’ombre, sous le soleil plutôt féroce, estompait les fines rides de son visage. Et l’indispensable protection, ajoutée à sa légère robe claire, lui accordait, de loin et malgré l’approche de son soixante-dixième printemps, l’apparence d’une jeune fille d’une autre époque. Elle fit quatre pas en direction de la DS et se trouva devant la portière avant qu’elle fût ouverte.

— Toi, tu arrives toujours au bon moment et surtout lorsque j’ai préparé un plat que tu aimes. Parce que je compte que tu restes ici à midi, pour mon thon à la catalane et ma salade de fruits au muscat… Mais tu es en nage ; même avec une voiture confortable, il doit faire chaud sur la route ! Tu vas vite prendre une douche. Ton père devrait bientôt rentrer, il est allé voir comment mûrissait la récolte. D’après lui, tout se passe bien et si c’est lui qui le dit, ce doit être vrai…

Il l’écoutait tout en quittant son siège et, sitôt debout devant elle, il fut happé par ses bras.

— Ah ! Viens que je t’embrasse, mon petit. Et passons à l’ombre.

Elle le précéda jusqu’à l’entrée et lui désigna de la main la vieille treille muscate qui s’étalait, à droite, sur une bonne partie de la façade.

— Moi, malgré tout ce que ton père m’explique, je n’y connais pas grand-chose pour ce qui est des vignes, mais je vois bien que ces grappes sont belles et presque mûres… Allons, va te passer sous l’eau…

Lorsqu’il eut revêtu un jean fort délavé et un vieux tee-shirt extraits de la maigre garde-robe qu’il possédait toujours au mas des Rousses, Jean retrouva la vaste et calme cuisine, son père revenait de son inspection dans les vignes. Alors qu’il allait atteindre les soixante et onze ans, surprenant tout son monde, François Rousses avait enfin décidé de ne s’occuper que de la surveillance du domaine et ne grimpait plus que très rarement sur le siège d’un tracteur. Selon les conseils de son médecin, il enfourchait par contre un vélo et parcourait les petits chemins entre les parcelles. Il s’arrêtait ici pour vérifier l’état sanitaire d’un cep, ou là pour discuter un moment avec un ouvrier ; pour s’informer du travail, certes, mais aussi d’éventuelles observations à propos d’une compagnie de perdreaux ou du trafic d’un lièvre, ce qui lui faisait perdre son air toujours un peu revêche. En période de chasse, son fusil ne le quittait jamais et son visage était moins souvent rasé qu’à l’habitude. La cave restait aussi pour lui un lieu de prédilection, surtout depuis la décision de Jean de remplacer le matériel qu’il avait plus ou moins bricolé par un appareillage moderne qui transformait l’ancien chai en une vraie petite usine où luisait l’inox des filtres, des vannes et des tuyauteries, et où les tableaux électriques scintillaient de leurs voyants rouge et vert. Le système du tout nouveau pressoir le passionnait, tout comme les perfectionnements hydrauliques et mécaniques du dernier tracteur acheté.

La préparation du plat de poisson répandait de riches arômes aux touches délicatement exotiques. La table était dressée et, debout derrière sa chaise, François Rousses gratouillait son menton mal rasé, et n’attendait que son fils pour rapidement l’embrasser, avant de s’installer, face à la porte de la cour. La place de celui qui voit venir, qui dit d’entrer, qui accueille et qui congédie. Rien n’avait changé en cela, mais, tout comme la cave et les logements des ouvriers, l’habitation avait connu en quelques années bien des transformations. Les murs et les plafonds repeints en clair, les papiers peints gais et la lumière qui entrait généreusement depuis l’agrandissement des fenêtres du rez-de-chaussée apportaient un heureux renouveau. L’agencement culinaire, revu selon les directives d’Annonciade, brillait de céramique et d’acier inoxydable. Et depuis, cette ancienne patronne d’hôtel-restaurant ne permettait à personne de toucher aux casseroles, aux poêlons, et moins encore au four électrique de dernière conception qu’elle venait de faire installer. Bien que moins visible, le plus important changement concernait cependant l’étage. Là, Annonciade avait mis à bas une vieille résolution, en décidant d’occuper la seule des six chambres dont la porte était restée close pendant une quarantaine d’années pour emprisonner une terrible peine… Et, chose plus étonnante encore, son beau-frère n’avait fait aucune objection à cela.

Et voilà que, devant la large tranche de thon et les tomates poêlées l’accompagnant, des souvenirs impérieux revenaient assaillir Jean. Le fait d’avoir passé quelques instants dans une autre chambre inoccupée pour y prendre des vêtements avait suffi. La présence de Diane imprégnait toujours cette pièce où ils avaient connu ensemble le bonheur, tout comme la présence de sa mère perdurait dans une autre. Un temps différent semblait continuer là, pour réduire à une parenthèse soudaine tout ce qu’il était advenu depuis.

Maîtresse de maison attentive à bien plus de choses qu’à ses recettes, Annonciade rompit un silence qui paraissait devoir s’éterniser.

— Vous irez faire le tour des vignes ensemble, cet après-midi… Vous déciderez sans doute aujourd’hui du début de la vendange ?

— Oh ! Mon opinion est déjà bien ancrée là-dessus, commença François. J’envisage ça pour dans une dizaine de jours, mais Jean ne sera pas de mon avis et il a certainement raison, puisqu’il mise sur le degré et la qualité. Alors, disons qu’on commencera dans quinze jours, en espérant que le beau temps tiendra jusqu’à la fin de la récolte.

On arriva ainsi au dessert et au café, après avoir décidé des prochaines ventes de vin à réaliser. Puis, comme pressés d’être dehors, les deux hommes allèrent faire une visite quasi rituelle à la cave avec l’inspection du matériel : le soleil était encore trop ardent pour gagner le vignoble ! Le plus grand calme régnait dans la cour, les tracteurs et les outils s’alignaient sous les hangars. Aux quatre coins du mas, tout disait le repos, et plus précisément du côté des habitations des ouvriers retournés en Espagne pour deux semaines de congés. Dans peu de temps, Diego, Pilar, sa femme, et Angel, le frère de celle-ci, reviendraient de leur séjour avec les cousins, les voisins et les amis embauchés pour la vingtaine de jours de vendange. À première vue, il paraissait bien difficile de démêler les liens de parenté, proches ou éloignés, entre tous les membres de l’équipe… Après ce temps, ils ne se reverraient que pour Noël, là-bas, en Espagne, l’espace de quelques jours. Seul Hipolito, célibataire et taciturne cousin de Diego, était resté au mas au cas où…

Loin des arbres entourant le mas, le crissement des cigales ne se percevait qu’en bruit de fond. Les pampres s’étalaient avec une plénitude de femme proche de la maternité, dans une fin d’après-midi que ne troublait la moindre brise.

François et son fils revenaient de ce que l’on nomme communément le tour du propriétaire, apparemment satisfaits de leur inspection. Alors qu’ils étaient loin de tout, ils échangeaient de temps à autre quelques paroles à voix basse, comme des secrets, et pourtant bien quelconques.

— Donc, on ne commencera pas le premier lundi de septembre, mais celui d’après. J’ai envoyé les contrats comme tu l’avais demandé, avec deux hommes de moins que l’année dernière. Tout compte fait, depuis qu’on limite le rendement, on y gagne des deux côtés, autant sur le prix de vente avec la qualité que sur celui de la main-d’œuvre…

— Et je pense qu’on peut encore réduire le coût de production. C’est la seule façon de s’en sortir. Il faudra peut-être aussi se résoudre à arracher les parcelles les plus basses où le sol est trop gras, moins propice à donner un vrai caractère à un vin. Lorsqu’on compare les résultats d’exercice annuel d’ici et ceux de la Cadène, la chose est claire et se résume en un mot : qualité… Et plus encore quand on écoute les propos que tient notre ministre de l’agriculture. J’ai d’ailleurs une petite idée là-dessus, mais je t’en parlerai plus tard.

La petite idée de Jean n’était rien d’autre qu’un important projet de reconversion qui consistait à arracher une bonne superficie du mas des Rousses et à en reporter les droits de plantation sur des terrains à défricher, et donc de peu de valeur en l’état, qu’il achèterait sur les costières ou les garrigues où ils bénéficieraient de l’appellation Coteaux du Languedoc. Quant aux terres libérées, quelques intentions le titillaient…

L’argent provenant de la vente de l’hôtel d’Annonciade et celui dont il avait hérité de Diane n’avait été qu’en partie investi dans les améliorations de la cave et les transformations au mas, et Jean possédait maintenant beaucoup de liquidités, comptes et placements divers dans plusieurs banques.

Selon des principes rabâchés depuis plusieurs générations de propriétaires terriens jusqu’à en devenir des atavismes – principes renforcés plus encore par les fiascos des emprunts russes et de quelques autres mauvais placements de jadis évoqués encore de temps à autre – on s’était lentement et prudemment convaincu que le plus sûr des placements consistait en hectares de bonne terre. Et, après mûre réflexion, Jean trouvait que le vieux bon sens paysan ne pouvait mentir. Il investirait donc dans le vignoble dès que la bonne affaire se présenterait.

Père et fils retrouvèrent l’intérieur du mas où Annonciade venait de préparer une citronnade glacée, très sucrée, et de petits gâteaux secs, dont la recette se perdrait sans doute avec elle.

— Bien sûr, il te faut rentrer à la Cadène et je ne compte pas sur toi pour le repas de ce soir. Mais je t’ai préparé une soupe de poisson comme tu l’aimes et comme jamais Lydie, sa mère ou une autre cuisinière ne te servira. La Cocotte-Minute est là, toute prête et encore tiède. Tu me la ramèneras quand tu reviendras. Ça ne me mettra pas dans le besoin, j’en ai ici une seconde.

Elle lui faisait le coup très régulièrement pour le voir plus souvent aux Rousses. Deux ou trois jours plus tard, elle téléphonait à la Cadène : elle avait l’urgente nécessité de l’ustensile emporté avec le civet ou la daube. De plus, cette fois, elle avait légèrement appuyé sur le manque de talents culinaires des dames du « beau mas » comme elle nommait la Cadène. Elle exagérait nettement les choses, car si Lydie, par manque de temps, usait fréquemment des boîtes de conserve, Anna Lavillette aimait bien concocter des petits plats. Pourtant, lorsqu’elle recevait des invités, elle s’en remettait au savoir-faire de sa bonne pour cela, laquelle, épouse de l’ouvrier de confiance Louis Aubaye, méritait bien le titre de cordon-bleu. Mais Annonciade avait beau tenter de le cacher, elle n’appréciait pas beaucoup les Lavillette et plus particulièrement Lydie qui, selon elle, savait tout juste faire cuire un œuf et qui, par contre, détonnait dans cette famille plutôt austère, montait à cheval pour trier les taureaux et riait, à l’heure du pastis, avec les gardians de Gaston Lestribe. Plusieurs fois invitée à la Cadène par les beaux-parents de Jean, Annonciade ne s’y était jamais sentie à l’aise. Catholique fervente, elle considérait, sans trop savoir pourquoi, « ces protestants comme des gens un peu à part », mais sans pour autant nourrir aucun mauvais sentiment à leur égard ni contre leur religion. C’était surtout le côté légèrement guindé des parents de Lydie qui mettait mal à l’aise la femme habituée à la franche exubérance des pêcheurs du Grau-du-Roi et aux plaisanteries, pas toujours de bon ton, des vacanciers. Elle avait d’abord apprécié Lydie lorsqu’elle venait à son restaurant avec son frère et Diane, avant que cette dernière épouse Jean ; mais aussi, après le malheur, quand elle faisait tout son possible pour réconforter Jean et lui insuffler de nouvelles ardeurs. Puis, avec la façon dont ces rencontres évoluèrent, ses sentiments à l’égard de la grande fille brune à la mèche de cheveux rebelle changèrent beaucoup. Lorsqu’elle comprit jusqu’où allaient les relations entre elle et Jean, elle se permit même des observations et des conseils :

— Jean, je te connais trop bien et je pense que Lydie n’est pas faite pour toi.

Et aussitôt après, un peu confuse d’une intervention qu’elle devait juger malvenue, elle abordait le sujet sous un autre aspect.

— Tu sais, Jean, il ne te faut surtout pas faire comme ton père. Demeurer à vivre tout seul ici serait la pire des choses. Je suis sûre que Diane restera toujours dans tes pensées, mais il y a des dizaines et des dizaines de jeunes filles avec qui tu pourrais encore trouver un vrai bonheur…

Devant les verres qu’Annonciade avait remplis une seconde fois, François s’intéressa enfin aux démarches commerciales de son fils.

— Ces foutus fraudeurs de Bordelais… ils t’ont fait quel accueil ?

— Ma foi, je crois qu’il va falloir que je me débrouille sans l’aide des relations de mon beau-père. Pour le moment, je ne vais pas trop m’attarder sur cette région, mais j’y retournerai tout de même. Les restaurants doivent avoir à leur carte des vins de différents vignobles et une gamme de prix assez large… Ce n’est pas ma marraine qui me contredira, je crois… Et il en est de même pour les supermarchés ; là, ce ne sont pas nécessairement des vins produits sur place que l’on achète. J’ai d’ailleurs signé un solide contrat avec le directeur de l’un d’eux à Toulouse. Et même si ces gens sont redoutables lorsqu’il s’agit de tirer sur les prix, les quantités sont importantes et le coup reste bon à jouer.

Avec l’invite de Jean, Annonciade s’était mêlée à la discussion, et son expérience de la restauration et de l’hôtellerie méritait d’être prise en considération en ce qui concernait ce débouché. Cette sorte de mini-conseil d’administration se prolongea et Jean quitta le mas des Rousses plus tard que prévu. Lorsqu’il arriva à la Cadène, Lydie paraissait mécontente.

— Tu aurais au moins pu téléphoner pour annoncer ton retard. Mais je sais comment ça se passe quand tu es là-bas…

Ce « là-bas » sonna désagréablement aux oreilles de Jean. Si sa marraine n’appréciait guère le domaine sur la Costière, son épouse ne trouvait que peu d’attraits à celui de la plaine de Pontviel d’Obilion.

Tout aussi possessive qu’éprise, Lydie estimait avoir conquis Jean plutôt que l’avoir séduit. Sans doute gardait-elle en mémoire leur toute première rencontre, alors que Jean espérait seulement attirer l’attention de Diane et qu’elle-même était déjà séduite par le charme du beau garçon blond ami de son frère. Elle avait toujours été sûre de la perfection de son corps, de l’élégance de son maintien en toutes circonstances et de la vivacité de son esprit ; qualités qui, estimait-elle, compensaient ce que son visage ne possédait pas en rayonnante beauté. Garçon manqué selon le bienveillant jugement de son père, première et maintenant seule enfant d’Anna et Samuel Lavillette, elle ne s’était jamais rien interdit depuis son plus jeune âge, assurée qu’elle n’en serait guère réprimandée.

Après la mort accidentelle de Diane et de Laurent, lorsque Jean vint s’occuper du vignoble de la Cadène et qu’elle fut plus fréquemment avec lui, Lydie ne lui cacha rien de ses aventures amoureuses décevantes et sans lendemain, souvent avec d’éloquentes insistances ou de silencieuses affectations qui ne laissaient aucun doute sur ses désirs présents. Elle organisa son temps pour être le plus souvent possible à la Cadène quand Jean s’y trouvait, elle s’intéressa de plus en plus à la bonne marche de l’exploitation viticole, se penchant, à ses côtés, sur les registres de comptes ou sur les ceps menacés par un quelconque parasite. Bientôt, ces moments furent suivis d’un repas du soir à la table familiale, puis se conclurent par des invitations de Lydie au restaurant, avec le prétexte d’éviter un coucher tardif à ses parents. Alors elle changea beaucoup et ne fut bientôt plus la grande fille ressemblant à son frère. La folle mèche de cheveux qui retombait sur son front disparut avec la nouvelle coiffure qui adoucissait ses traits. Pourtant, elle gardait le même mouvement des doigts qu’elle faisait glisser sur son front comme pour relever cet attribut rebelle maintenant disparu, et cela lui concédait alors une attitude trop réfléchie et parfois même revêche que venait aussitôt après démentir un petit rire ou une piquante remarque.

— Tu sais, Jean, si nous étions restés ce soir à la Cadène avec mes parents, nous aurions eu l’éternelle blanquette de veau qui est le plat préféré de ma mère, à la place de ce canard laqué et en supplément, les souvenirs de jeunesse de mon père et sa vieille amitié avec ton cousin Vedelle…

Annexée à sa pharmacie, Lydie possédait une petite chambre pour les nuits de garde. Ce fut là que, bien avant que leur mariage fût envisagé, à la suite d’une de ces invitations, elle entraîna Jean jusque sous la couette, un soir de décembre, peu avant Noël ; elle, entièrement comblée, lui, presque surpris d’en être arrivé là et essayant de comprendre par quel cheminement il y était parvenu.

À certaines heures où il se trouvait seul, sans qu’aucun événement particulier ou qu’une pensée inopportune y prélude, il lui arrivait de revivre soudainement cette partie de sa vie où il avait eu besoin d’un autre soutien que la tendresse et la compassion de sa tante, la rude et imperturbable philosophie de son père, ou encore la franche sollicitude de gens tels que Fernand Arnal, l’ami de toujours, et quelques compagnons des petits mondes de la tauromachie camarguaise ou du militantisme viticole, à commencer par Marc de La Maugée. Lydie lui apportait alors cette aide, d’abord avec sa présence attentionnée, puis avec son contact charnel et son amour devenant de plus en plus exclusif, voire tyrannique. Ainsi, peu à peu elle avait creusé un autre sillon que celui qu’elle laissait au matin dans le lit bouleversé par ses émois et ses transes. En se donnant, elle possédait Jean plus qu’elle ne s’offrait à lui, plus que lui ne la prenait, et elle ne pouvait se lasser d’étreintes répétées et fougueuses dont elle orchestrait le rythme, les syncopes, les envols et les intermèdes.

Jean s’en voulut d’abord d’être infidèle à la mémoire de Diane et, un peu plus tard, de n’en garder que de moindres remords. Il se posait surtout de nombreuses questions sur ce que les sentiments peuvent receler ou non d’inébranlable, sur la façon dont l’esprit peut être oublieux, et il se sentit finalement heureux de ne pas y trouver de réponses ; se demandant où elles pourraient conduire, au cours de réflexions encore plus désagréables. « Nous sommes ainsi faits, moi comme tous les autres » était sa seule conclusion. Mais il s’en suivait toujours des heures et des jours salis d’un mécontentement qu’il repoussait par une activité décuplée. Puis ses pensées revenaient vers Lydie avec la mauvaise conscience de mal aimer, peut-être de ne pas aimer cette femme qui l’avait si tendrement soutenu pendant ce qui lui avait paru être une accablante éternité.

Devant l’irritation causée par son retard après plusieurs jours d’absence, il tenta une formule plaisante de réconciliation, tandis qu’il présentait à bout de bras la cocotte de soupe de poisson d’Annonciade comme un présent princier, avec une mimique de serviteur fautif :

— Madame, votre cuisinière émérite vous prie d’accepter l’une de ses meilleures recettes…

L’effet escompté ne vint pas. Lydie n’eut qu’un étroit sourire, un rapide baiser et quelques mots pimentés, selon son habitude, de commentaires.

— Ce sera pour demain midi. Pour ce soir, j’ai réservé à Pont-de-Gau une table pour nous deux. Mais avant, tu as juste le temps de te changer et de passer voir mes parents. Comme toujours, quand il ne t’a pas vu de deux ou trois jours, mon père a des tas de choses à te dire. On pourrait croire que c’est avec lui que tu vis.

Bien vu et bien dit ! Jean et Samuel s’entendaient à merveille. Chacun paraissait avoir trouvé en l’autre ce dont il avait besoin ; pour le premier, ce qui lui avait manqué dans son plus jeune âge, pour l’autre ce qu’il venait de perdre récemment. Depuis leur mariage, Lydie et Jean vivaient à la Cadène où ils avaient leur appartement tout à fait indépendant, à l’étage, mais ils côtoyaient journellement Anna et Samuel Lavillette. Jean alla donc frapper à la porte du salon où son beau-père passait la majeure partie de son temps. Il savait déjà que l’entrevue allait porter sur les mêmes sujets que ceux abordés avec son père au mas des Rousses, avec les mêmes machinales attitudes à faire évoluer, quoique bien moins ancrées à la Cadène. Cela ne prit guère plus d’un quart d’heure avec, pour conclure, la décision d’aller, le lendemain, faire une visite générale du vignoble afin de fixer définitivement le début de la récolte. Enfin, Lydie eut son mari rien qu’à elle et tous deux partirent aussitôt vers le restaurant.

***

Après quelques derniers petits reproches de Lydie, qui n’étaient peut-être que des appels à la tendresse, leur soirée au restaurant fut charmante. La fin de saison touristique laissait bien des tables inoccupées et l’on appréciait une ambiance amicale en retrouvant, à quelques mètres de son assiette, des connaissances que l’on saluait d’un mouvement de tête accompagné d’un sourire.

Ils s’étaient promis de ne rien aborder qui soit en rapport avec le travail et la vie courante. Alors que le serveur venait de prendre leur commande, Jean avait laissé aller la conversation sur la possibilité d’un voyage d’une semaine pour le moins, loin des vignes et de la pharmacie, pourquoi pas en Espagne ou plutôt au Portugal, sitôt la vendange rentrée et la cuvaison achevée. Lydie continuait :

— Gaston Lestribe connaît plusieurs éleveurs de chevaux lusitaniens dans la région du Ribatejo, juste au nord de Lisbonne. En se recommandant de lui, on peut y faire un séjour intéressant. Tu sais que j’ai depuis longtemps envie d’un autre cheval que mon camargue… aussi, je veux voir ce qu’il y a comme bonnes affaires là-bas… Et puis, on peut prévoir un tour dans les vignobles ; tu y découvrirais sans doute des choses intéressantes… Donc, demain, pourquoi ne pas aller chez Lestribe et parler de ça avec lui ?

Elle n’avait surtout pas évoqué les ganaderias de toros, elle n’oubliait pas que, selon les hasards de son humeur, Jean aurait aussitôt refusé. Après le terrible coup de corne infligé par le vicieux Brutus, il avait complètement délaissé le monde des manades et ne passait plus le portail d’une arène, gardant seulement d’épisodiques contacts avec les éleveurs et les compagnons de piste qu’il côtoyait régulièrement quelque temps plus tôt. Seuls, Gaston Lestribe, le premier à l’avoir encouragé à descendre dans l’arène, et Fernand Arnal, son ami d’enfance et son partenaire en piste, restaient d’inébranlables témoins dans la survivance de cette époque.

Le jour où son état lui permit de monter de nouveau à cheval, il fit une courte balade, au pas, en compagnie de Lydie, sur les pâtures de Lestribe. Mais après cela, pendant plusieurs mois, il bouda la manade et préféra lentement parcourir en solitaire les étendues de marais de la Petite Camargue, sur les berges de l’étang de l’Or, pas très loin de son mas, ignorant même les deux ou trois manades de taureaux qui paissaient là. Depuis, ces habitudes avaient un peu changé. Il accompagnait maintenant Lydie chez Lestribe, mais toujours en dehors des événements festifs. Il y retournait surtout en période hivernale, lorsqu’il savait n’y trouver personne, excepté Jules Benafoux qui lui parlait du passé, de son travail de gardian tel qu’il l’avait pratiqué quand il n’était qu’un adolescent.

— Tu vois, Jean, on ne savait pas alors ce que c’était qu’une montre à son poignet. On travaillait avec le soleil, on se levait avec lui et, le soir, la coutume voulait qu’on puisse compter sept étoiles dans le ciel pour rentrer, non pas chez soi, mais à la cabane. Car, selon où on gardait les bêtes, on restait parfois des mois sur place, sans voir âme qui vive, jusqu’à ce que le patron apporte les provisions chaque fin de semaine…

Jean pouvait l’écouter des heures, attentif à ses paroles, mais le regard perdu sur l’étendue à la rase végétation. En période hivernale, l’île de la Camargue semble se rétracter, se réfugier dans des dimensions étriquées et des splendeurs secrètes. Elle paraît alors protectrice à ceux qui y vivent quotidiennement, à ceux qui la connaissent et la chérissent, mais elle en rebute bien d’autres. Sous un ciel qui perd sa luminosité, il n’est plus de limites entre le ciel et l’eau, entre l’eau et la terre, entre le gris et le bleu ; si bien que, paradoxalement, cette rétraction la magnifie et la décuple. L’heure matinale, le midi juste, la venue du soir y sont semblables en paix et en douceur. On s’y sent à l’abri des caprices des jours et des hommes, loin des tourments et des contraintes. Plus rares qu’à d’autres époques y sont les vols et les cris d’oiseaux, infimes les appels des petits prédateurs, et complètement absentes les voix humaines. Seul le vent est perceptible, discret ou obstiné, mais éternellement présent.

Afin d’être seul, Jean choisissait les jours de semaine pour ces moments de détente et d’oubli. Il partait tôt pour retrouver à cheval la manade désertée, chaudement vêtu, musette au dos pour un frugal repas de midi et sans itinéraire en tête. Il laissait aller sa monture au pas et selon son gré, un jour sur les bords du Vaccarès, un autre le long des berges du Rhône ou de la digue à la mer.

L’idée d’un voyage au Portugal, l’attrait d’un plaisir dépaysant dans une nature certainement proche des terres de Camargue lui furent agréables, et il trouva là une occasion de faire plaisir à Lydie. Mais le côté pratique et les conséquences du voyage envisagé au Portugal le firent réfléchir longuement avant de répondre.

— Sans pluie et sans problèmes, on aura sans doute achevé les vendanges au début octobre. Il faudra compter ensuite une grosse semaine pour en finir avec le plus gros du travail dans les caves… On pourrait voir ça au début novembre. C’est encore une belle saison sous cette latitude… Mais il ne faudra pas rester plus d’une dizaine de jours, d’autant plus que, je pense qu’on fera le voyage en voiture et je pourrai profiter du chemin de retour pour faire un peu de prospection du côté de Perpignan où je n’ai guère mis le nez. Demain, avec ton père, nous déciderons du jour où nous commencerons la vendange, et alors nous pourrons voir le moment de notre voyage plus précisément.

— Ça veut dire que vous allez encore vous promener dans les vignes tout le dimanche. Tu as déjà oublié ! J’avais pourtant prévu de faire autre chose avec toi !

— Non, je n’ai rien oublié. Avant midi nous serons rentrés. Je sais exactement où nous en sommes de la maturité et je n’aurai qu’à convaincre ton père. Preuves à l’appui, ce sera facile lorsque nous aurons pressé quelques grappes et contrôlé le degré mustimétrique et l’acidité. Mais nous ferons ensuite ce que tu as prévu…

— Oh ! Une journée de balade à cheval. Il y a une éternité que nous n’avons pas passé un vrai dimanche ensemble.

— Eh bien ! nous pourrons manger rapidement sur la route pour arriver assez tôt et avoir à nous l’après-midi entier. Et par la même occasion, tu pourras demander à Lestribe quelles sont ses connaissances au Portugal pour envisager notre voyage.

— Merci, tu es un amour… assez vagabond, mais très pratique dans l’organisation !

Les deux étoiles du restaurant n’étaient pas usurpées et l’on accueillait là Lydie et Jean en habitués. Les vins de la Cadène figuraient d’ailleurs sur la carte, mais avec le choix du repas de poisson qu’ils avaient fait, ils préférèrent un vin blanc et, selon leur habitude, leur choix porta sur un picpoul. Leur soirée en tête à tête fut agréable, mais ils ne s’attardèrent pas à table, bien que le patron leur ait offert un vieil alcool et soit resté quelques instants à parler avec eux. Avant minuit, ils étaient rentrés à la Cadène. Sitôt dans leur chambre, Lydie fut insatiable de caresses et ils ne s’endormirent que très tard.

Leur réveil fut tardif et la visite prévue sur le vignoble n’eut lieu qu’en milieu de matinée. Mais Samuel Lavillette, vieillissant et plus habitué, au cours de sa vie active, au bureau, au téléphone et aux rendez-vous d’affaires qu’au parcours des rangs de ceps sur des sols inégaux, eut vite bouclé le tour des parcelles. Après une demi-heure de marche, il peinait, soufflait et suait beaucoup.

— Vous voyez, Jean… J’approche des quatre-vingts ans et je sais depuis longtemps que je peux compter sur vous. J’ai beaucoup de plaisir à faire le tour du domaine en profitant de vos conseils, mais j’ai aussi à ménager mes vieilles jambes… Alors, décidez donc vous-même et tenez-moi au courant. Au fait, Lydie m’a averti que vous ne déjeunez pas en famille, avec nous. Sa mère rechignera un peu, mais moi, je pense que vous avez bien raison. Profitez tous les deux de votre bon temps et passez un agréable après-midi…

Il ne leur fallut que le temps de faire grimper les chevaux dans le van de Lydie et de vérifier les selles et les harnachements avant de prendre la route. Ils seraient, bien avant treize heures, au Paty de la Trinité où ils pensaient déjeuner avant de gagner les pâturages de Lestribe à quelques kilomètres de là. C’était sans compter avec les hasards du chemin et les événements fortuits…

Alors qu’ils allaient couper la route pour s’engager, à gauche, sur le parking de l’auberge où ils devaient faire halte, une moto lancée à grande vitesse se préparait à les doubler. Son conducteur surpris par la manœuvre freina désespérément et put éviter le choc ; mais, malgré son évidente expérience de la conduite, il ne put qu’achever sa trajectoire dans le fossé herbu qui lui concéda une chute moins brutale qu’en d’autres circonstances. Avant que Jean eût garé sa voiture pour lui porter secours, l’homme s’était relevé, apparemment sans blessure, et ce fut lui qui, en fait, vint à sa rencontre. En avançant, il ôta son casque intégral, découvrant un visage d’un noir profond, à la peau lisse et au sourire étincelant de dents régulières et bien plantées.

— Isidore Sékou, se présenta-t-il, légèrement penché vers l’avant, tendant la main comme dans un salon et sans se départir de son sourire. Je suis désolé pour mon moment d’inattention, j’aurais dû voir votre clignoteur. Tout est de ma faute.

Pour cela, il venait de retirer le gant de cuir de sa main droite, et son attitude tenait du surréalisme, de la féerie, du pastiche ou de la reconstitution historique. Il continua de façon plus surprenante encore.

— Je suis passionné de vitesse et de moto et cela m’a déjà joué quelques mauvais tours. Mais je vois que vous avez des chevaux de Camargue dans votre van, alors vous devez sans doute connaître ce mot du marquis de Baroncelli : « Avant de savoir monter à cheval, il faut savoir en tomber… » Eh bien ! pour la moto, il en va de même, cher monsieur…

— Jean Rousses. Je suis heureux de voir que vous n’avez aucun mal, mais j’ai certainement quelque tort dans votre chute… C’est moi qui vous prie de m’excuser. Je ne sais comment vous…

Jean tentait bien de s’attribuer une part de responsabilité et faisait remarquer qu’il avait freiné un peu trop brusquement pour qu’on puisse réagir en temps voulu, mais il ne put continuer.

Lydie avait garé la voiture et s’approchait. Elle ouvrit grand les yeux face à l’homme qui se présenta de nouveau en inclinant légèrement le buste :

— Madame, veuillez me pardonner pour ce désagrément et ce contretemps que vous oublierez très vite, j’espère.

Puis, il s’adressa de nouveau à Jean, il lui demanda s’il était bien nécessaire de remplir un constat d’accident ; son véhicule n’avait subi aucun choc, personne ne souffrait de blessures et sa moto ne semblait pas endommagée. Ils allèrent aussitôt voir cela ensemble et unirent leurs efforts pour la tirer hors du fossé. L’homme lança le moteur, remit son casque et passa ses gants. Puis, élevant la voix au-dessus du ronronnement régulier de la machine, il ajouta encore quelques mots :

— Elle n’a besoin que d’un bon nettoyage pour ôter la boue et les débris végétaux du fossé. Je la ferai tout de même réviser demain. Je suis vraiment désolé pour tout le tracas que je vous ai causé, s’excusa-t-il encore avant de se lancer sur la route.

Mais, toujours intrigué par le personnage, et après un coup d’œil à Lydie aussi surprise que lui, Jean le retint et lui proposa d’aller jusqu’à l’auberge pour y prendre un verre ensemble. Isidore Sékou accepta, à condition qu’on lui laisse le soin de régler l’addition.

En faisant lentement tourner son verre sur la table, Jean observait l’homme qui lui faisait face et qui, assurément, aimait beaucoup parler et le faisait avec l’application d’une autre époque, sur un rythme un peu alangui de mélopée et avec l’estompage des plus rudes consonnes. Grand, athlétique, souriant, le cheveu court, l’œil vif, Isidore Sékou semblait fait, pensa Jean, pour illustrer cette formule, entendue ou lue, dont il se souvenait, et se rapportant peut-être à Coltrane ou à un autre jazzman : black is beautiful. Il était sobrement vêtu, mais avec beaucoup d’attention ; Lewis 501 non délavé et fraîchement repassé et, sous le blouson de motocycliste, chemisette blanche aux plis bien marqués dont le col ouvert laissait voir un fin lacet de cuir retenant une petite croix de bois noir rehaussée de quatre minuscules clous d’or. Cela semblait être le seul écart à la simplicité qu’il se permît, et il s’empressa de la faire disparaître en reboutonnant son col.

Jean et Lydie oublièrent l’heure du repas et leurs projets, tant ils mouraient d’envie de poser des questions sortant des convenances. Tout y incitait et Jean put enfin en arriver là.

— Il est curieux que vous ayez évoqué tout à l’heure un personnage très particulier et peu connu hors de cette région…

— Vous voulez parler du fameux marquis qui élevait des taureaux près d’ici ? La chose est toute simple à expliquer. J’ai fait ma première éducation au séminaire de Bingerville, près d’Abidjan, et mon professeur de français était le père Anselme, un prémontré originaire d’Avignon qui gardait le bon souvenir de ses relations avec la famille de Folco de Baroncelli. De plus, il avait passé plusieurs années à l’abbaye de Saint-Michel de Frigolet, au cœur de la Provence. Plus d’une fois, il choisissait ses dictées dans les Lettres de mon moulin ou dans Maurin des Maures et, en dehors des cours, il enseignait aussi à ses élèves le provençal que je n’arrive à parler qu’assez mal. Plus tard, je suis venu continuer mes études à l’École nationale d’agronomie de Montpellier pour me spécialiser en agriculture tropicale. Fatalement, j’ai alors voulu découvrir ce pays dont nous parlait toujours le bon père Anselme. Et aujourd’hui, j’ai tous mes examens en poche, mais afin de mieux connaître la région, je cherche un emploi, juste pour quelques années, avant de retourner chez moi… Si possible dans une exploitation agricole, car, pour payer une partie de mes études, j’ai déjà travaillé la vigne pendant les périodes de vacances. Voilà à peu près toute mon histoire, vous voyez qu’elle n’a rien d’extraordinaire.

Cela ne semblait pourtant pas être l’avis de ceux qui l’écoutaient, et si Lydie fut seulement surprise et plutôt amusée, Jean vit aussitôt dans cette rencontre accidentelle une intercession de la providence. Il y avait quelques années que Diego Olivaro était arrivé d’Espagne pour travailler au mas des Rousses, mais, bien qu’exécutant exemplaire, il maîtrisait encore assez mal le français et ne pouvait pas encore tenir un vrai poste à responsabilités ni prendre trop d’initiatives. Jean avait depuis longtemps compris qu’avec ses multiples activités, et d’autre part avec l’âge de son père, il lui faudrait un jour ou l’autre avoir un homme vraiment compétent pour conduire les tâches des autres ouvriers du mas des Rousses et surtout des éventuels temporaires, souvent difficiles à diriger. De plus, dans l’urgence, Diego ne savait pas encore prendre les bonnes décisions. Et Jean n’avait guère le temps d’expliquer longuement à un néophyte les mystères de l’incubation du mildiou, le parfait équilibre en azote, potasse et acide phosphorique des fumures, et à plus forte raison les phénomènes des fermentations alcoolique et malolactique. Il saisit aussitôt l’occasion d’avoir à la fois une paire de bras solides et un éducateur de choix pour Diego.

— J’ai à vous proposer ce que vous cherchez… à peu de choses près. Et en plus vous serez logé.

Et, tout à coup, c’était sur le visage d’Isidore Sékou que l’étonnement se lisait.

— Bonté divine ! Si je m’attendais à ça…

Jean eut vite expliqué ce qu’il escomptait de son vis-à-vis, et celui-ci précisa quelques particularités de ses études à l’INRA de Montpellier. Si l’essentiel de ses cours touchait à la culture du riz, de la banane et du cacao, il ignorait peu de choses de celle de la vigne et avait eu pour professeurs quelques sommités en la matière.

— Avec des spécialistes de la vigne tels que Denys Boubals ou Pierre Gallet, je crois avoir eu assez de chance.

La conversation se prolongeait. Ce fut Lydie qui proposa l’invitation ; sans doute en voyant, avec un peu d’amertume, passer le temps et s’amenuiser les heures qui devaient être consacrées à la balade à cheval. Elle fit savoir cela à sa façon, un peu sèchement.

— Jean, pourquoi ne pas continuer à parler de tout ça en déjeunant ? M. Sékou acceptera certainement de se joindre à nous. Au point où vous en êtes, cela sera un vrai repas d’affaires.

Jean insista sur l’invitation, mais M. Sékou avait bien saisi l’allusion.

— Malgré tout le plaisir que j’aurais, je ne peux vraiment pas. Je me suis déjà bien mis en retard pour retrouver des amis que j’ai près d’Arles. Si vous le voulez bien, donnez-moi donc votre adresse et prenons rendez-vous… Nous nous retrouverons chez vous, ce qui me permettra de découvrir votre vignoble.

Quelques minutes plus tard, il reprenait la route avec un dernier signe de la main.

En s’accrochant au bras de son mari pour regagner leur table, Lydie revint doucement à la charge.

— Toi, tu trouveras toujours un moyen ou un autre pour contrecarrer nos meilleurs plans. Est-ce que tu avais besoin de prolonger cette conversation ?