L'Été est une longue fête - Alain Laborieux - E-Book

L'Été est une longue fête E-Book

Alain Laborieux

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Beschreibung

Deux garçons rêveurs se lient d'amitié tandis que des bouleversements se préparent.

Abel Rousses et son frère Daniel se séparent sur le seuil de leur maison après la mort de leurs parents. Subsister sur ces terres ingrates leur est désormais impossible. Abel décide de se rendre sur la plaine littorale où il s’embauche ici et là et tente aussi de gagner un peu d’argent en affrontant les taureaux de Camargue. Il rencontre ainsi Roch Lacombe, fils de grande famille, révolté contre tout, fâché avec son père et qui, à la suite d’une déception amoureuse, risque, tout comme Abel, sa vie devant les cornes. Après un premier contact rugueux, une solide amitié va lier les deux garçons. Ils vont alors partir à l’aventure, passant d’un village en fête à un autre et vivant au jour le jour. Mais aucun ne peut imaginer comment leur quotidien va se retrouver imbriqué dans la grande Histoire, en cette période politique troublée allant de 1830 à 1851. Des événements bien particuliers vont déclencher et favoriser les péripéties et rebondissements inhérents à la fiction mais aussi à la réalisation des rêves de ces fougueux et talentueux garçons. Comme dans Une Passion de trop, et Des Saisons en demi-teinte, Alain Laborieux signe ici une grande saga familiale.

Entamez une plongée dans le dix-neuvième siècle grâce à ce beau roman historique.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste, photographe et auteur, Alain Laborieux est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs du passé et du folklore, des coutumes et des mythes du Languedoc-Roussillon et de la Provence. Il a signé Des siècles de Bouvine, une histoire de la tauromachie camarguaise (Espace Sud, 2002), devenu un ouvrage de référence, mais également Le Sud entre histoire et légendes (La Mirandole, 2004), récompensé par le prix Claude Seignolle 2005.
Dans ses romans, il marie avec finesse et harmonie traditions régionales et intrigues.

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Contenu

Page de titre

Note de l'auteur

1830

1835

1848

1852

Épilogue

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Du même auteur

Dans la même collection

Copyright

Les personnages de ce roman sont de pure fiction, à l’exception de l’un d’eux, Germain Lencontre. Pour celui-ci, l’auteur s’est inspiré de la vie et de l’action publique de Germain Encontre (1809-1853).
1830
Abel fut le premier à se réveiller, lentement, comme par paliers, importuné par l’humidité matinale. Même au cœur de l’été, coucher à la belle étoile ne s’avérait pas toujours des plus confortables, surtout après une soirée prolongée. Le soleil pointait à peine au-dessus du petit îlet de pins qui le cachait jusqu’alors et, par leur chaude caresse, ses premiers rayons incitèrent le jeune garçon à rester étendu un moment de plus sur l’herbette. Il tourna la tête vers Roch qui paraissait pour sa part insensible aux variations de l’atmosphère et le démontrait en ronflant avec des modulations diverses. Les vocalises nasales de son compagnon amusèrent Abel un instant, puis il leva les yeux au ciel. Encore rasant, l’astre rougeoyant fardait avec délicatesse de très hauts nuages stationnaires. Un vol de passereaux s’échappa d’un bosquet pour en investir un autre. En passant au-dessus de lui, l’un des volatiles se délesta d’une fiente qui vint s’écraser à quelques centimètres de sa tête. « Raté », pensa-t-il. Et cela le mit de meilleure humeur encore. Toujours le nez au ciel, il suivit, de ses yeux profondément bleus, un vol tournoyant de pigeons sur un lieu proche du village niché en contrebas. Avec son ascension, le soleil lui communiquait sa chaleur et l’invitait à paresser plus de temps encore. Il se replia en chien de fusil, le derrière tourné du côté des rayons, et s’assoupit aussitôt…
Ils étaient arrivés là à la nuit noire, conduits par un chemin pierreux pris au hasard, au nord du village en fête où les invitations à boire un verre de clairette ou de ratafia s’étaient succédé. Après une demi-heure de marche, ils avaient jugé l’endroit tranquille sur le haut d’un vallonnement ; pas le moindre aboiement de chien, aucune lumière ne révélant la présence d’un proche logis… Roch avait eu alors une mimique d’assentiment, et soudain la fatigue avait pesé encore davantage. Chacun avait laissé tomber son sac à terre pour en faire son oreiller et s’était couché sur une herbe drue et douce où l’odeur des menthes sauvages et des fenouils les attendait. Quelques minutes plus tard, tous deux dormaient.
Ils se connaissaient depuis dix jours à peine et semblaient ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre, alors que les témoins de leur première rencontre n’auraient jamais pu se douter qu’il en serait ainsi après l’échange de coups qui avait caractérisé leur contact original. C’était au sud de Nîmes, dans un village de la plaine dont Abel ne se souvenait plus du nom car, lui semblait-il, les communes de ce terroir avaient toutes la même consonance finale, contrairement à la région d’où il provenait.
Les bagarres n’étaient pas rares entre jeunes garçons, surtout à cette période de l’année où les fêtes votives se succédaient sans interruption, de la mi-juin à la mi-septembre. Il suffisait de deux festoyeurs un peu gris qui s’invectivent puis se bousculent… S’ils n’allaient pas régler leurs comptes à l’écart, cela pouvait finir en mêlée générale, chacun ayant des amis qui venaient prêter main-forte. L’approche trop marquée d’une jeune fille de la part d’un étranger au village pouvait engendrer les mêmes effets. Et puis, il y avait les haines de longue date : celles qui parfois remontaient à plus d’un siècle et qui avaient pris naissance au temps des camisards, ou celles, plus récentes et même actuelles, qui opposaient toujours Montagnards et monarchistes. Il n’y avait guère plus d’une quinzaine d’années, juste après la chute de Napoléon Bonaparte, la Terreur blanche avait tenu en émoi le pays et on évoquait encore les exactions des bandes de verdets et le sauvage assassinat du général Brune à Avignon, si près de là. Tout cela restait inexorablement présent, et le moindre prétexte ravivait les rancunes.
Les raisons de l’affrontement entre Abel et Roch relevaient pourtant d’une autre cause. Il avait eu lieu lors d’une course de taureaux, pendant l’entracte où, pour se rafraîchir, on abandonnait sa place sur les estrades et les charrettes disposées de manière à former un cercle dont le sol était suffisamment égalisé pour qu’on lui concède l’appellation de « piste » ou de « cirque ». Là, n’importe quel jeune gars pouvait se mesurer aux vifs taureaux de Camargue s’il en avait le courage, et leur ravir la cocarde qu’ils portaient au front ou sur le dos pour peu qu’il soit assez rapide, adroit et courageux. C’était un des jeux qui se pratiquaient traditionnellement, avec de vindicatifs et dangereux animaux au cours d’un après-midi festif. Un jeu pour lequel il ne fut pendant longtemps guère de règles, mais seulement une manière de procéder. Alors, chacun pensant être dans son bon droit, certains comportements pouvaient ne pas être appréciés.
Abel, qui n’était qu’un débutant dans cet exercice, était venu gêner à plusieurs reprises, et sans trop en être conscient, les évolutions d’un garçon très brun qui était à ses côtés et dont chaque prouesse était saluée par les bravos et les cris du public. Les reproches de la vedette s’étaient vite transformés en injures, puis en coups de poing à l’entracte. Les adversaires étaient adroits, souples et déterminés, aussi les avait-on laissés s’arranger seuls, d’autant plus que le préféré des spectateurs était de taille à se défendre face à un rival moins robuste que lui ; un blondinet au regard de rêveur. « Roch, plus solide qu’un roc ! » entendait-on souvent dire par ses admirateurs… Et cependant, son opposant avait rendu coup pour coup.
La course avait repris et les deux antagonistes avaient retrouvé la piste en se promettant d’autres viriles caresses pour plus tard. La tension entre les deux hommes avait ajouté plus de piment encore au déroulement de l’action, car tous deux se défiaient sans cesse et prenaient de grands risques face aux cornes. Mais, quelques semaines plus tôt, Abel ne savait pas ce qu’était un taureau de Camargue, ni même où cette zone de marécages se situait. Il ne pouvait rivaliser avec celui qui semblait avoir une solide réputation, et dont le public scandait le nom à chaque exploit : « Roch… Roch… Bravo, Roch ! » La course allait s’achever. Roch Lacombe s’était emparé de trois cocardes et, une fois de plus, Abel n’avait vu aucun de ses propres rasets victorieux. Il allait se glisser sous une charrette et vite disparaître après avoir récupéré son baluchon. Le lendemain, à la première heure, il irait chercher du travail dans un mas. Bien qu’il soit blond et pas taillé en hercule, il était plus adroit et endurant à manier la houe et la pioche, pendant des journées de dix heures, qu’à prendre des cocardes entre les cornes de ces diaboliques bêtes noires. « Pourtant, pensait-il, l’été n’est pas une saison où l’on trouve facilement de l’embauche après la moisson et le battage. » Et les travaux de vendange étaient encore loin.
Il regardait le favori de la foule s’élancer pour un dernier raset – un raset pour la gloire, car il n’y avait plus rien à ravir au taureau. Il étudiait une fois de plus la façon dont l’homme orientait sa propre trajectoire, la corrigeait en fonction de celle de l’animal, comment il arrondissait plus ou moins sa courbe pour parvenir dans les meilleures conditions au point de rencontre. Pourquoi n’arrivait-il pas à faire ce qui paraissait si facile à ce Roch et aux autres ? Il avait eu alors un bref instant de rêverie d’où les cris jaillis de tout le pourtour du cercle l’avaient sorti. Il avait compris avant même de voir le garçon à terre. Après l’avoir déjà malmené, son adversaire revenait à la charge, fonçait… était sur lui une nouvelle fois. Deux rasetaïres s’accrochaient à la queue du taureau et tiraient en espérant le détourner. Abel avait procédé autrement. Au mépris du danger, il était allé droit sur les cornes, pour en prendre une dans chaque main et, avec un mouvement de vrille, se pendre à elles de tout son poids. La bête était puissante, il n’avait pu la retenir longtemps. Mais sa victime était ainsi parvenue à se glisser sous sa tête et, à son tour, avait apporté son aide à celui qui venait de le tirer du mauvais pas. L’instant d’après, tous deux riaient ensemble :
— Et dire qu’il y a dix minutes on ne pensait qu’à se taper dessus !
— Je crois que ça n’arrivera plus.
Ce matin, dans son demi-sommeil, Abel revivait une fois de plus ce merveilleux moment où lui, l’étranger, le « sans toit », le « sans rien », avait trouvé un ami. Il ne sut combien de temps dura l’instant d’heureux souvenir, de repos et de calme, car tout continua comme un rêve. Ce furent d’abord des sons feutrés, des bruits de pas sans doute, lents et comme fatigués. Puis ceux d’une serrure récalcitrante qui se libère en grinçant avant que le silence revienne. Et cela jusqu’à ce que le songe doux tourne au branle-bas cauchemardesque : ferraillement de chaînes et de poulies, claquements de leviers et de clenches, craquements d’axes et de pivots. Une vraie symphonie d’enfer ou de chambre de torture… il fut debout avant d’être tout à fait réveillé. En face de lui, Roch s’était aussi dressé, le regard empli d’étonnement sinon d’effroi. Ensemble, ils tournèrent la tête dans la direction d’où provenait toujours le tintamarre et ils éclatèrent de rire au même instant.
Les deux grands bras du télégraphe Chappe ne transmettaient pour l’heure aucun message, mais on procédait aux essais. Ils les virent successivement se baisser, se redresser, prendre l’horizontale, se positionner en parallèle ou en oblique, tout en haut de la tour dont seule la partie terminale dépassait, au-dessus de jeunes pins. Les deux compères endossèrent leur baluchon sans penser à ce que pouvait signifier cette gymnastique des membres de bois aux nerfs de métal. À en juger par les derniers propos qu’ils échangèrent en tournant le dos à la tour, ils semblaient bien se moquer éperdument de tout ce qui pourrait parvenir de nouvelles, de Paris ou d’ailleurs, par cette voie aérienne ou par des messagers à cheval, de tout ce qui se tramait, se débattait et se décidait en haut lieu.
— On apprendra un jour par ce système qu’on a peut-être changé de gouvernement une fois encore. On en a pris l’habitude.
— Mais ça ne changera rien pour nous.
Pourtant, ce jour-là, sur la ligne de communication optique en construction, la nouvelle aurait pu être de belle ampleur. Paris se révoltait une nouvelle fois. Paris vivait, en ce mois de juillet, dans la colère, la poudre et le sang, ce que l’on allait appeler les Trois Glorieuses.
***
La mécanique de Chappe grinçait encore de tous ses axes, ses câbles et ses membres d’épouvantail squelettique lorsque les deux garçons parvinrent au bas du raidillon à flanc de colline. Roch dévia du droit chemin, pénétra dans une petite parcelle de vigne, écarta la ramure de deux ou trois ceps et retourna vers son compagnon avec une mine dépitée :
— Je me doutais bien qu’à cette époque, toutes les grappes ne seraient pas mûres. Mais j’avais cru reconnaître à leur feuillage quelques souches de variétés hâtives. Ma foi, depuis que je n’ai pas mis les pieds dans les vignes de mon père, j’ai dû perdre le coup d’œil.
— Ce qui veut dire qu’il va nous falloir trouver autre chose pour notre premier repas de la journée.
— Oh ! Je ne pense pas que nous mourrions de faim, du moins pas aujourd’hui. Hier soir j’ai repéré une basse-cour bien fournie, un peu à l’écart du village. Quelques œufs feront notre affaire jusqu’à midi. Mais tu vois, j’avais seulement envie d’un de ces raisins blancs très précoces dont les vignerons plantent quelques ceps çà et là dans leurs parcelles.
— C’est vrai que tu es de ce pays et que tu n’en ignores pas grand-chose. Moi qui suis un gavach comme on dit ici, je le découvre seulement chaque jour un peu plus et, je dois ajouter, grâce à toi.
Roch, plus charpenté qu’Abel, au poil noir et dru et aux traits sévères, sembla soudain se courber pour se mettre à la hauteur de son compagnon :
— Oh, surtout pas de merci ou de politesses. Il me semble que moi aussi je te dois beaucoup. Peut-être même la vie. Car je ne connais personne d’autre qui aurait eu assez de courage pour tenter ce que tu as fait pour moi. Mais pensons à autre chose. Tu vois, nous arrivons au village. La première maison à droite possède une porte d’entrée sur la rue principale et, à l’arrière, une cour qui donne sur la campagne, avec quelques poules à l’intérieur et juste un petit mur à sauter. C’est par là que je vais passer. Mais toi, quelques minutes plus tôt, de l’autre côté, tu tomberas exactement devant la porte en criant et en tambourinant contre elle avec tes poings. Tiens, prends cette grosse pierre et pose-la bien en vue au bon endroit pour faire plus vrai. Et surtout, fais-toi plaindre le plus longtemps possible pendant que je visiterai le nid. Dis aussi que tu es rasetaïre et que tu dois être en piste cet après-midi. Tout ce beau monde n’attend que ça et je peux t’assurer que ta cheville tordue sera bien soignée. On se retrouvera ensuite à l’autre entrée du village.
Une demi-heure plus tard, ils gobaient leurs œufs en revivant leur larcin. Abel, élevé dans la stricte honnêteté des pauvres gens et avec la lecture de la Bible pour toute éducation, paraissait lutter contre de scrupuleux remords :
— J’avais un peu honte en laissant cette bonne dame. Lorsque je lui ai dit que je devais raseter les taureaux cet après-midi, elle a couru chercher de l’arnica chez sa voisine en me demandant de bien surveiller la maison. C’est-à-dire que j’aurais dû te dénoncer lorsque tu as sauté le mur.
Leurs rires, presque silencieux, se mêlèrent et ils mangèrent leurs derniers œufs. Depuis une semaine, ils vivaient de larcins et d’invitations, conviés aux repas festifs de la jeunesse en goguette, parfois chez un éleveur de taureaux, ou encore par un de ces passionnés de tauromachie pour laquelle on commençait à user d’un nouveau vocabulaire, mi-occitan, mi-andalou où fleurissaient les termes d’« aficionado », de « rasetier », « rasetaïre », « toréador »… Certains de ces tenants de la cause taurine et camarguaise étaient aussi des mécènes qui, malgré d’antipodiques conditions sociales, recevaient à leur table ces jeunes risque-tout, bien souvent doublés de mauvais sujets, qui bravaient les cornes.
Tout doucement, la conversation avait évolué vers ce sujet et Roch expliquait que, parfois même, de vraies amitiés se forgeaient ainsi. Il n’était pas rare que ces notables, ou les organisateurs de la course eux-mêmes, mettent en jeu des primes très substantielles pour l’enlèvement de la cocarde, pour peu que l’animal mythique créât, par sa fougue et sa ruse, de grandes difficultés à ses adversaires. Roch semblait intarissable sur le sujet :
— Et puis il y a les quelques arènes bien plus importantes, dirigées par des entrepreneurs en spectacles. Là, si l’on s’est déjà fait une réputation, on est d’abord payé pour être en piste et, bien sûr, les primes viennent s’ajouter à cela. Cet avantage m’est arrivé quelquefois, mais je préfère aller où bon me semble. D’ailleurs, comme pour l’instant tu n’as pas un solide renom et que nous allons faire équipe toi et moi…
« Toi et moi ». La formule, tout à la fois, les rapprochait et révélait leurs différences. Peu à peu, bribe après bribe, ils se retrouvaient sur les sujets les plus divers, souvent renforçant leurs points de vue communs ou parfois les opposant sur certaines idées. Mais, même en pareil cas, l’opinion divergente scellait plus encore leur amitié, car tous deux gardaient le désir de mieux comprendre l’autre.
Au soir de leur première et rugueuse rencontre, chacun aurait pu raconter l’essentiel de la vie de son compagnon, tant ils ne s’étaient rien caché de leur petite vingtaine d’années d’existence. Et surtout, ils s’étaient étonnés l’un l’autre, tout en s’émerveillant du hasard de la rencontre. Après leur pugilat et l’acte courageux d’Abel, la fête avait continué avec une intensité décuplée par les deux événements. Tous voulaient approcher les deux héros de la journée, leur payer à boire, en savoir plus sur eux, leur entendre raconter une fois de plus l’exploit, voire de plus surprenantes aventures. Mais les questions s’adressaient le plus souvent à Abel, car Roch était loin d’être un inconnu dans les villages où l’on faisait courir les taureaux, les biòu que l’on n’appelle pas autrement au pays où ils vivent et où l’on fait corps avec eux. Depuis un an, il s’était forgé une jolie réputation, grâce à l’adresse et la témérité avec lesquelles il ravissait les rubans de couleurs entre les cornes ou sur le dos de ses noirs adversaires. Sa présence annoncée dans une arène faisait se bousculer des centaines de personnes à l’entrée une bonne heure avant le début du spectacle, et nombreux étaient ceux qui repartaient dépités de n’avoir pu trouver de place. Mais plus encore que son aisance à gagner sur l’animal, c’était sa propre vie qui en faisait un personnage hors du commun.
Dès le premier soir où, après la course, les verres se vidaient de plus en plus rapidement, Abel sut presque tout de son nouvel ami. Tous deux, un peu gris, s’éloignaient du village pour trouver une masure abandonnée, une capitelle, un angle de pont ou seulement un bosquet au couvert assez épais pour les protéger de la fraîcheur de la nuit et de l’humidité de l’aurore. Jusqu’aux prochaines festivités annuelles, ils n’auraient pas à revenir vers ce village ; la dernière course de la fête avait eu lieu, les lampions s’étaient éteints. Demain le travail reprendrait. Après le démontage de l’arène, les charrettes du pourtour de la piste retrouveraient leur usage agricole, et seuls les souvenirs joyeux resteraient quelques jours encore dans les esprits ; peut-être un peu plus de temps pour les plus marquants. Mais, pour Roch et Abel, demain serait toujours une autre fête, avec son bal, sa course de taureaux, ses discussions passionnées ou gaillardes à l’heure de l’apéritif, à la buvette ou devant le comptoir d’un café bondé.
Deux jours après celui de leur réveil insolite, à l’heure où la nuit tombait, ils allaient en ralentissant de plus en plus le pas, avec, de temps à autre, un écart bien marqué dans la droite trajectoire. Une fois encore, l’« après-course » avait été particulièrement arrosée pour fêter de nouveaux exploits. Exactement comme le soir où Roch avait soudain rompu le silence. Abel se remémorait ses mots : « Tu sais, c’est la première fois depuis bien longtemps que je vais dormir près de quelqu’un. Après une course, j’aime me retrouver seul en rase campagne à l’heure où vient la nuit. C’est un moment merveilleux que le retour au calme, après les cris des spectateurs, la tension du raset, la musique, l’apéritif et ces discussions sans fin où chacun vient te taper sur l’épaule. Alors l’abri d’un arbre me suffit lorsqu’il fait beau, et je connais toujours près d’où je suis un coin de grange où l’on m’accueille avec plaisir, souvent après m’avoir offert le repas. »
Abel rêvassait, passif, seulement préoccupé de marcher droit et espérant surtout faire halte au plus tôt pour poser son sac et dormir. Mais tout à coup, les mots de Roch attirèrent son attention. Tout comme le premier soir, celui-ci, habituellement peu loquace - et plus rarement encore rigolard -, semblait avoir besoin de se livrer :
— Bien sûr, tu as dû te rendre compte que je suis un peu différent des autres… de tous ces types qui tournicotent autour du taureau comme des mouches en attendant l’instant favorable pour le prendre en défaut, pour l’avilir et gagner ainsi quatre sous. Pour ma part, je respecte cet animal plein de noblesse et je joue avec lui dans le même esprit qu’un preux chevalier devait avoir jadis aux lices. C’est sans doute dû à la bonne éducation que j’ai reçue gamin dans ma famille…
Il eut un très bref sourire en ajoutant comme en aparté :
— Je m’entends à bien autre chose qu’à la course de taureaux. Car, comme tu l’apprendras un jour ou l’autre, autant te le dire tout de suite, je suis né dans le monde le plus embourgeoisé qui soit dans cette région, et tu dois te douter que la manière dont je vis ne doit pas trop y être appréciée. Mais comme je n’y apprécie pas moi-même bien des choses, ce n’est que compensation… Déjà gamin, j’en avais assez d’entendre dire par mon père que le bon Dieu m’avait puni pour désobéissance, lorsque j’arrivais d’une escapade avec une grosse bosse sur le front ou un genou en sang. Pour sa part, Dieu ne le punissait jamais quand il faisait travailler ses ouvriers comme des noirs et après l’heure, sans pour autant augmenter leur salaire. Sans parler de mon grand-père qui, lorsque je rechignais à me débarbouiller, me tirait l’oreille en chantant « Vive l’eau, vive l’eau qui nous lave et nous rend beaux », mais qui, en cachette, ingurgitait sa demi-bouteille de fine chaque jour.
Il semblait intarissable et prêt à faire plus encore de confidences, sans doute en grande partie à cause des verres de ratafia, de liqueur et de bière qu’on leur avait offerts après la course. Pourtant il s’arrêta soudain :
— Je te raconterai cela plus tard dans le détail, car nous arrivons à l’endroit où nous allons passer la nuit. Il y a plus de trois ans que je ne suis pas retourné chez moi. Pas même pour y dormir.
Une centaine de mètres plus loin, il indiqua une trouée à peine visible entre deux ronciers, sur le côté droit de la route :
— Il nous faut prendre ici. La grange est derrière les arbres, en contrebas.
Le bâtiment parut devant eux dix minutes plus tard, au-delà du rideau de frênes. Roch atteignit l’angle du mur le plus proche, déplaça une pierre à hauteur d’homme et tira une grosse clef de la cache ainsi découverte :
— Contournons. La porte est de l’autre côté. Il est temps de dormir. La prochaine fois, c’est toi qui me raconteras ton histoire.
Un quart d’heure plus tard, le vaste bâtiment résonnait du double ronflement des garçons qui reposaient dans le nid moelleux et l’odeur du foin nouvellement engrangé.
***
La grange n’était éclairée que par deux étroites lucarnes, rendues opaques par la poussière agglutinée aux toiles d’araignées. Ils sortirent très tard d’une période de demi-sommeil pour affronter une légère migraine et quelques aigreurs d’estomac. Roch fut presque sentencieux. Il est vrai que ses rires étaient rares et Abel avait déjà l’habitude de ses petites pensées, formulées fort à propos d’une voix calme et douce qui contrastait avec l’impression de puissance qui se dégageait de toute sa personne :
— Il faut toujours se méfier des liqueurs et des apéritifs préparés dans les familles. Si ce ne sont pas des tord-boyaux, il s’agit des plus sournoises douceurs. Le vin de noix, la cartagène, les grains de muscat macérés dans l’eau-de-vie font partie du terrible arsenal. Et un rasetaïre, qui est généralement considéré comme un bambocheur, est servi plus généreusement qu’un autre et se doit de lever le coude plus haut que tous. Hier, et quelques autres soirs, nous sommes restés tard à la fête, mais il ne faut pas en prendre l’habitude. Car si tu n’as pas toute ta tête à l’heure d’affronter le taureau, lui, il n’a pas bu la veille autre chose que de l’eau. Alors voilà ce que je te propose. Il y a à cent pas d’ici un ruisseau où nous allons faire trempette pour détendre nos muscles et nous éclaircir les idées. Ensuite, nous irons dire bonjour et merci au maître des lieux pour son hospitalité permanente et discrète. Ainsi tu en apprendras un peu plus sur mon compte.
Bien que brèves, leurs ablutions dispersèrent leurs migraineuses brumes. Et, le torse nu et encore ruisselant, Roch fouilla dans son sac pour en retirer une chemisette blanche, assez froissée, qu’il s’efforça de rendre présentable en tirant tour à tour sur les manches et le bas, sans grand succès pourtant. Abel tenta la première plaisanterie depuis leur rencontre :
— Ne me dis pas que nous allons en visite chez le préfet, tout de même !
— Le préfet, non ! Voilà un personnage chez qui je ne paraîtrais jamais, même sur invitation à lettres dorées. Mais il s’agit ici de quelqu’un que j’estime beaucoup et qui m’estime aussi, malgré la réputation qui me précède. Allons-y, il m’acceptera avec une chemise froissée et il t’accueillera avec égard lorsqu’il saura que tu es mon ami.
Ils n’eurent que peu de chemin à faire avant d’aborder, par la droite et en son milieu, une longue allée d’oliviers. Du côté nord, dans l’ombre des arbres, on devinait tout au bout une grille aux volutes de délicate ferronnerie. Vers le sud et beaucoup plus près, deux chiens jouaient sur une pelouse de modeste étendue dont l’aspect hirsute témoignait d’un aléatoire entretien. Derrière elle, la blancheur d’une sobre et longue façade éclatait, victorieuse du vert de l’herbe et du bleu du ciel.
Abel, surpris par le tableau qui s’offrait à lui, marqua un temps d’arrêt avant de s’engager dans l’allée à la suite de Roch. Né sur la pauvre terre d’un causse, jamais, même en image ou en rêve, il n’avait vu de telles merveilles. Sur le Méjean, du côté de Mas-Saint-Chély ou Saint-Pierre, la meilleure demeure n’était qu’une ferme où, au fil du temps et des générations, le corps de logis s’agrandissait de façon désordonnée lorsque le besoin s’en faisait sentir, et surtout si le hasard de plusieurs bonnes années successives le permettait. Et comme il ignorait tout des contes de fées, il n’aurait pu imaginer pareil palais et tel cadre. Roch dut le pousser d’une bourrade :
— Allons, avance donc ! Je te l’ai dit, nous ne sommes pas chez le préfet, mais chez un de mes proches cousins. Le seul membre de ma famille avec lequel j’entretiens toujours de bonnes relations. Mais aussi le cousin qui, bien involontairement, a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Je te raconterai tout ça une autre fois car nous arrivons. Les chiens nous ont déjà repérés… Holà Hélios, César… Venez ici.
Les deux épagneuls étaient sur lui, l’assaillaient de coups de patte et de langue et jappaient de joie. Roch détourna leur attention sur Abel qui à son tour fut gratifié des mêmes égards. Peu après, précédés des folâtres émissaires, les deux amis étaient devant l’entrée de la demeure.
— Ah ! C’est toi qui rends les chiens fous de joie, comme chaque fois que tu arrives. Mais qu’est-ce que tu fais aux bêtes pour les rendre comme ça ? Je suis sûr que tu arriverais à faire danser un crocodile ou un rhinocéros.
L’élocution était douce et enjouée. Puis la porte s’ouvrit en grand et Abel fut face à la maîtresse de maison, plus jeune que ne le laissait croire sa voix, grande, aussi brune d’épiderme que de cheveux, le visage à l’ovale un peu long sur un cou plein de grâce. Elle avait quarante ans tout au plus. Elle découvrit Abel sans manifester la moindre surprise :
— Ah, Roch ! Tu nous amènes un ami ? Ce n’est pas dans tes habitudes. Et ça me fait plaisir que tu ne sois pas aussi solitaire qu’il n’y paraît. Je vais demander à Sidonie de prévoir deux couverts de plus pour midi.
Puis, se tournant vers Abel, elle entama un vrai questionnaire :
— Si je vous demande comment vous avez connu Roch, vous allez sans doute me dire que cela a eu lieu dans une arène… Est-ce que je me trompe ?
Satisfaite de la première réponse, elle enchaîna. Quel était son nom ? Où vivait-il ? D’où venait-il ? Que faisait-il lorsqu’il ne risquait pas un mauvais coup de corne ? Elle s’étonnait de son accent, de ses mots aux terminaisons différentes de son languedocien méditerranéen. Puis elle revint là-dessus :
— Donc vous êtes né en Lozère, sur un de ces endroits pelés et froids que sont les causses. Et le vôtre est le causse Méjean. Vous avez sans doute bien fait de laisser ce pays où l’on ne doit pas rire tous les jours, mais ne me dites pas que vous êtes venu dans la plaine pour risquer votre vie en vous mesurant aux taureaux. Il y a tant d’autres choses à faire !
Roch parvint à endiguer le flux de paroles :
— Ma chère Élise, je peux te dire pour ma part qu’il est venu pour me sauver la vie.
— Comment ça ?
— Pas plus tard qu’à la dernière course de Saturargues. Et en prenant le taureau par les cornes, s’il te plaît !
— Ah ! Dans ces petites arènes de village, toujours mal agencées, trop petites, avec des pistes pleines de trous et de bosses, il se passe toujours quelque chose. Enfin, tant qu’il n’y a pas mort d’homme… Mais les spectateurs en demandent toujours plus à ceux qui risquent déjà beaucoup en piste. Et quand l’un d’eux se fait bousculer et rouler dans la poussière, on se moque de lui en chantant que, s’il était resté chez lui, la corne du taureau ne lui aurait pas fait mal. On pourrait croire qu’il faut vraiment que le sang coule pour en contenter certains. Voilà pourquoi je ne vais pas aux courses.
Elle se tourna vers son cousin :
— Et toi qui fais blanchir les cheveux de toute ta famille en passant ta vie à ça ! Si encore le jeu en valait la chandelle ; mais risquer dans le meilleur des cas sa vie pour quelques pièces de cinq francs, un foulard, un saucisson ou une montre ! Et s’il n’y avait que les taureaux… Au fait, tu n’as pas vu ton père depuis combien de temps ?
— Il faudrait tout d’abord qu’il ait envie de me voir. Mais j’ai rencontré ma sœur la semaine dernière. Je me demande comment cette bonne Clotilde arrive à s’entendre avec lui !
— Enfin, tu sais au moins que tu seras toujours reçu ici avec plaisir quoi qu’il arrive, de nuit comme de jour. Et avec tes amis si tu nous en amènes.
— Merci, Élise, mais tu sais aussi bien que je ne veux pas abuser. Et puis que je suis un type à part. C’est du moins ce qu’on pense généralement. Un solitaire, un philosophe, ou encore un de ces comploteurs qui se rassemblent la nuit en secret pour préparer une révolution…
Son rire ponctua brièvement la fin de la phrase et Élise releva le fait, sans doute afin d’orienter la conversation loin du sujet soudain évoqué :
— Eh bien, tout arrive ! Je croyais que tu ne riais plus, Roch. J’ai encore en tête tes plaisanteries de gamin avec mes filles. Combien de fois vous ai-je vus vous esclaffer après avoir caché des sauterelles sous la cloche à fromage ou crier comme des fous qu’un serpent s’était glissé dans le trou d’écoulement de l’évier ? Et puis il y a eu le mariage de Claire et cette mauvaise idée que nous avons eue, Numa et moi, à cette occasion…
Abel qui, depuis le début, écoutait le flot constant des paroles, fut surpris par le long silence après lequel la conversation changea à nouveau de sujet et de ton :
— Mais je parle, je parle et je vous tiens là, sans même vous inviter à passer la porte. Numa ne va sans doute pas tarder. Il surveille de très près ses nouveaux plants de vigne. La vigne est dans l’air du temps, aujourd’hui. Déjà, dans la plaine du Vidourle, aux alentours de Lunel, en quelques années les plantations ont augmenté dans des proportions incroyables. Numa est à son tour emballé et voit déjà toute les costières complantées. Mais il vous parlera mieux que moi de ces changements qui, selon lui, devraient enrichir le pays et donner du travail à tous.
Ils étaient passés dans le vestibule et Abel ouvrait de grands yeux en découvrant les panneaux de bois verni, les moulures de stuc, les compositions florales peintes au-dessus des portes et les magnifiques suspensions à globe d’opaline. Une fois encore, il s’étonnait d’avoir accès à des lieux dont il n’aurait pu imaginer le merveilleux, même en rêve. Et soudain, là, dans ce paradis, d’autres visions vinrent parasiter l’impression bienheureuse.
Ce fut d’abord le souvenir des années de sa prime enfance ; les deux vaches que sa mère allait traire, le seau dans une main et sa menotte dans l’autre : « Ça, c’est la Blanchette. C’est elle qui t’aide à grandir avec son lait. » Il ne saisissait pas alors tout le sens des mots, mais seulement leur musique. Il se souvenait surtout des odeurs et sans doute s’en rappellerait-il toujours : celle du foin, un peu salée et poussiéreuse, celle plus âcre de la litière et du pissat… et aussi celle du lait moussant à ras bord du seau. Toute une gamme olfactive dans laquelle il était impossible d’identifier d’autres ingrédients encore, si ténus et pourtant inoubliables.
Mais, après la naissance de Daniel, tout avait changé. Il y avait d’abord eu la maladie de la mère et la mort du grand-père Rousses qui, malgré son grand âge, gardait deux bras solides à la tâche et une tête aux idées sages pour la gestion de la pauvre cagnotte. Et soudain les hivers avaient semblé plus longs et plus froids. Le village avait paru s’éloigner de la petite ferme, les vaches avaient donné moins de lait, les amis avaient été moins nombreux. Le père avait vendu la Blanchette et était allé se louer à la journée là où l’on avait besoin de bras. La famille subsistait, retenait ses plaintes devant les voisins et priait chaque soir d’une seule voix, pour que Dieu la garde sous Sa protection et lui évite d’autres épreuves. Parfois, à la belle saison, lorsque la mère retrouvait assez de vaillance et de santé pour lui permettre de faire un bout de chemin, ils allaient, le dimanche, jusqu’au temple et en revenaient réconfortés par les mots de l’Évangile et riches de quelques piécettes glissées dans la main des enfants par le pasteur.
Un hiver particulièrement froid était venu maltraiter le causse et ses gens, et avait porté un nouveau coup à la famille. La neige, rarement aussi grasse et tenace avait fait écrouler le toit de l’étable. La dernière vache, miraculeusement épargnée, avait trouvé refuge au rez-de-chaussée de l’habitation, mais les miasmes provoqués par ses déjections avaient eu raison de la santé déjà chancelante de la mère. Au printemps suivant, une vache et trois hommes, dont deux gamins, vivaient seuls dans la petite ferme à demi ruinée, au sud d’Hures-la-Parade, au lieu-dit Les Deux Rousses. La Roussette avait bientôt été vendue. Les murs, dont on ne réparait plus les fissures, s’étaient percés autour des fenêtres sur la façade nord. Les trois occupants avaient bouché les béantes blessures avec des planches et, l’hiver revenu, ils avaient couché à trois sur le même grabat pour avoir plus chaud. Ce qui n’avait pas empêché la pleurésie de miner puis de tuer le père.
À la fin février, après l’avoir mis en terre près de son épouse et ses ancêtres, à quelques mètres des murs en perdition, les deux frères s’étaient découverts quelques instants pour une courte prière. Aux derniers mots du Pater, ils étaient partis en laissant la porte ouverte, la vaisselle sur la table, et quelques vieilles frusques trop étroites dans le coffre de planches mal équarries. Leur ultime geste avait été d’éteindre le feu déjà mourant. Ils n’avaient tourné la tête qu’après une bonne heure de marche, lorsqu’ils avaient été tout à fait sûrs de ne pas apercevoir le toit sous lequel ils avaient vécu. Alors ils s’étaient dit adieu, ou peut-être au revoir. Ils en avaient décidé ainsi après le décès de la mère. Chacun irait de son côté dès qu’il ne resterait qu’eux dans la misérable demeure, sans même chercher à en tirer le moindre profit, pas plus que des chiches terres alentour. Le monde était grand, leur espérance jeune et tout changeait à chaque instant.
***
Numa Lacombe fut annoncé par les grelots de son cheval, mais n’apparut au salon qu’un peu plus tard, après qu’il eut remisé son cabriolet et bouchonné la bête. Au seul éclat de son regard lorsqu’il découvrit Roch, l’étranger à la maison put apprécier la puissance des sentiments qui rapprochaient les deux cousins. Leur solide stature, leur épiderme au grain rude, leurs cheveux drus et noirs disaient aussi les liens de sang qui les unissaient, de même que la voix douce et posée de Numa :
— Tiens mon gaillard, te voilà parmi nous ! Arrive donc ici que je t’embrasse. Tu vas sans doute rester quelques jours dans le coin, avec toutes les fêtes qu’il y a en ce moment sur les costières. L’une touche l’autre. Alors la maison t’est ouverte et, cette fois, pas question de coucher à la grange.
— C’est-à-dire que j’en ai si bien pris l’habitude que je ne peux plus m’en défaire. Pas même la nuit dernière. Et, qui plus est, j’ai un ami qui m’accompagne aujourd’hui.
Abel, qui avait choisi un fauteuil d’angle à demi caché par une crédence, jugea bon de se lever et s’avancer, et Numa fit les trois pas qui les séparaient encore :
— Alors, voilà sans doute le héros de ces derniers jours, l’ange gardien de Roch. Non, je ne suis pas devin, mais les nouvelles vont vite d’un village à l’autre, surtout en période de fêtes et lorsqu’elles concernent les biòu. J’étais ce matin à Saint-Gilles et je suis au courant de tout. Et, bien sûr, si vous êtes de la même trempe que mon sacripant de cousin, vous aussi vous coucherez à la grange. Mais je vais y faire porter deux paillasses et des couvertures. Par contre, j’exige que vous preniez tous les deux vos repas ici, pendant le temps où vous resterez dans les parages. Et nous allons inaugurer ça tout de suite, si j’en crois les bruits qui nous viennent de la cuisine. Abel, bienvenue à Chanteperdrix. C’est un bien joli nom pour un mas, n’est-ce pas ?
Abel allait de surprise en surprise. Pour lui qui n’avait connu qu’une auge de pierre, un baquet de bois, un chaudron noirci et cabossé plus quelques assiettes de terraille, les casseroles de cuivre, rangées en ordre décroissant, la crédence où s’alignaient les faïences décorées, les divers flacons et pots prenaient l’apparence de pharamineux trésors. Pour la première fois de sa vie, il mangea du pain tendre, du blanc de poulet, des petits pois et du riz au caramel comme dessert. Il ne parla guère, surpris par les termes étranges, par la prononciation déliée, le rythme aisé des phrases et tant de nouveautés qui l’avaient déjà interloqué dans les manières de Roch. Mais Roch, habitué par ailleurs à un tout autre milieu, possédait aussi un langage aux expressions brutales, aux mots passe-partout, différents de ceux qu’il avait entendus et employés dans son enfance. Des termes qui dépeignaient les choses plus qu’ils ne les nommaient. Des formules compréhensibles pour les yeux ou les doigts, faits pour le contact et l’usage, pour le quotidien et l’utilité. Abel écoutait Numa et Élise en ne saisissant souvent leurs phrases qu’à demi :
— Abel, voulez-vous reprendre un peu plus de dessert ?
Il lui fallait deviner, car le verbe, qu’habituellement il prononçait « répréndré », évoquait pour lui le retour des saisons, l’éclosion des bourgeons, la reprise de la vie dans toute la nature ; ou bien la rentrée en possession d’une houe ou d’une hache prêtée à un voisin. Aussi restait-il le plus souvent muet, pour mieux se familiariser avec cette nouvelle façon de dire les choses et en retenir le maximum de règles afin d’en faire bon usage plus tard. Roch l’aidait en cela :
— C’est surprenant, les différences de prononciation et de vocabulaire qui existent entre notre plaine et tes montagnes. Et dire que l’ordonnance de Villers-Cotterêts date de 1539. Je crois qu’après le retour de la royauté, notre pays a besoin d’un sérieux changement !
— Roch ! Toujours tes idées novatrices. Tu ne penses pas qu’une seule révolution ait suffi ! Pour ce à quoi elle nous a conduits, au bout du compte… à Napoléon et ses guerres.
Élise Lacombe n’avait pas élevé la voix d’un demi-ton, mais le sujet avait été abandonné aussitôt, Numa ayant habilement procédé lui aussi :
— Il me semble que l’actualité soit plus à la fête qu’à la politique. Et tout à l’heure, vous allez tous les deux raseter à Saint-Gilles. Vous savez sans doute qu’il y a un petit changement dans les taureaux prévus. Picheral a annoncé que son Boucabeu boitait et ne serait pas disponible, mais que le Cogne, qui a lui aussi une solide réputation, le remplacerait. Et pour faire bon poids, bonne mesure, il présentera en plus un taureau jeune sur lequel il fonde de grands espoirs. Et toi, Roch, ces bêtes novices, pleines de fougue mais sans trop d’expérience, tu t’entends mieux qu’un autre à les raseter, d’abord en leur donnant confiance, en les leurrant sur la possibilité de t’atteindre, pour les inciter à cet élan qui fait vibrer toute l’assistance, et finalement les vaincre. Tout à l’heure, je vais atteler Joker et c’est moi qui vais vous conduire à la course. J’ai trop envie de voir ça.
Abel, toujours observateur silencieux, remarqua que les coups d’œil que Numa adressait à son cousin semblaient avoir changé de signification au fil des phrases. Entre eux, la complicité paraissait trouver d’autres sources que celles liées à la cause taurine. Il en fut persuadé à peine plus tard, alors que la conversation entre parents s’animait beaucoup, tandis que les sabots de Joker martelaient la longue et droite route conduisant à Saint-Gilles… Cela commença avec une simple question de Numa, sur leur réveil en fanfare au pied de la tour du télégraphe quelques matins plus tôt :
— Dites-moi, beaux jeunes gens, combien de temps ont duré ces signaux ?
— Un bon moment… assurément plus d’une demi-heure.
— Hum ! Ce doit bien être de cela qu’il s’agissait. Des essais, mais on est proche de la mise en service de cette nouvelle ligne. Bientôt les nouvelles iront plus vite que le vent et il faudra compter avec ça. Mais dites-moi encore : est-ce qu’il vous arrive de parler tous deux de ce qui se passe à Paris… ou de la façon dont le pays est dirigé… enfin, de ce qu’on appelle la politique…
De toute évidence, la question s’adressait surtout à Abel. Roch, dont le sourire étirait à peine les lèvres, ne faisait qu’acquiescer. Au bout de quelques minutes pourtant, c’est lui qui prit le relais :
— Abel, te souviens-tu d’un soir, tiens, c’était après la course, à Aimargues, où nous sommes arrivés assez tard dans une sorte de taverne assez isolée pour y prendre un maigre repas ? Il y avait là une arrière-salle avec une quinzaine d’hommes rassemblés. Et pas pour s’y nourrir ; seul un grand pichet était posé sur la table… Rappelle-toi le signe que j’ai échangé avec eux…
Abel gardait cela en mémoire comme tant de choses. Sur les chemins qu’il avait suivis depuis plusieurs semaines et où il trouvait un jour du travail et le lendemain des insultes, il avait connu de telles réunions, certaines quasiment publiques, d’autres plus ou moins secrètes, annoncées de bouche à oreille et qui se déroulaient une fois la nuit tombée. Cela lui avait rappelé les histoires que racontaient à la veillée son père et son grand-père : les assemblées du désert, les répressions, les emprisonnements et les galères ; mais aussi les sermons du pasteur, parfois plus actuels et ponctués de mots qu’il ne comprenait pas, mais qui faisaient tousser et chuchoter une partie des fidèles… Tandis qu’Abel regardait devant lui défiler la route blanche entre les oreilles du cheval, Roch continuait, sortant peu à peu son compagnon de sa rêverie passagère :
— Cette réunion de Montagnards, comme tant d’autres qui se tiennent un peu partout, préparait des jours meilleurs, où les mots « liberté, égalité et fraternité » ne seront plus vains ni mensongers…
Abel se remémora ce soir très proche. Après avoir laissé la taverne à la recherche d’un abri pour la nuit, il avait discuté très tard avec Roch. Tous deux avaient d’abord découvert qu’ils ne pratiquaient pas la même religion et, pour l’un comme pour l’autre, cela n’avait été qu’un détail sans importance, contrairement aux nombreuses idées inculquées par les leurs durant des années. Et puis, tout doucement, Roch en était arrivé à la cause défendue par les Montagnards : « Nous devons aller dans le sens de la justice universelle et non pas d’un monde où le profit est pour certains et la misère pour d’autres… »
Numa laissait parler les deux garçons, en apparence très absorbé par la conduite de son cheval, et Abel posait à présent de nombreuses questions, parfois avec naïveté ou par ignorance :
— Il y a un mot qui revient toujours à propos de ces gens qui se réunissent en secret. Je ne comprends pas très bien pourquoi on les appelle les Montagnards. Dans mon pays, la chose est normale, mais ici, dans la plaine…
Numa faillit en laisser tomber les rênes :
— Abel, nous t’expliquerons ça, Roch et moi. À la Révolution française, ce nom a d’abord été donné aux députés du peuple, car ils siégeaient tout au fond de la salle, sur les plus hauts gradins. Il désigne toujours ceux qui représentent les classes les plus défavorisées de la société ; ceux qui luttent pour la défense de leurs droits et de leurs modestes biens.
Ils arrivaient aux abords de Saint-Gilles et commençaient à dépasser des groupes de piétons qui se rendaient à la fête : des familles au grand complet, des bandes de jeunes garçons bruyants, peut-être déjà un peu gris et parfois accompagnés d’un joueur de hautbois, ou encore des messieurs très dignes avec la chaîne de montre bien étalée sur une replète bedaine. Au passage, certains saluaient Numa, d’autres reconnaissaient Roch et faisaient un signe de tête en espérant un geste de sa part. Quelques bribes de phrase s’entendaient une fois la petite troupe dépassée :
— Oui, c’est bien lui. Et conduit en voiture par son cousin, s’il vous plaît !
— Curieux garçon tout de même. Être né dans une aussi riche famille et gagner sa vie comme un va-nu-pieds, avec le risque de se faire trouer la peau à chaque instant.
Le plus souvent, il s’agissait de quelques mots, mais ô combien éloquents :
— Coucher sous les ponts… Quel malheur pour sa famille !
— Et toujours fourré avec les rouges !
— Et le père dans tout ça ?
— Heureusement qu’il a Numa.
Numa, qui devait remiser sa voiture chez un ami, les laissa près de la place où le cercle des gradins n’était pas encore achevé. L’activité était ici plus intense qu’ailleurs. On positionnait les dernières charrettes en glissant les bras des unes sous l’arrière des autres. On comblait les vides par lesquels le taureau pouvait s’échapper et tout était bon pour cela : tonneaux, planches, vieilles portes ou simples ballots de paille. Dans un angle, quatre gros pressoirs sur roues, disposés pour former un espace clos rectangulaire, attirèrent les garçons. Là, sous une toile de jute effrangée, les taureaux attendaient l’heure de leur sortie. Deux gardians, juchés sur cette étable improvisée, avaient assez de peine à retenir de nombreux curieux qui en tentaient l’escalade :
— Vous voyez bien qu’il n’y a pas la place pour se tenir sur ces étroites planches ! Vous voulez tomber sur les cornes, c’est peut-être ça…
L’arrivée des deux rasetaïres les rasséréna :
— Montez vite avec nous. À quatre, nous ne laisserons pas d’espace pour inciter les curieux à grimper.
Après les poignées de main, les hommes de la manade et ceux de la piste se penchèrent sur les bêtes au-dessous d’eux, attachées par les cornes aux chevrons :
— Alors c’est celui-là, l’étoile montante qui est en supplément. Ce sont les spectateurs qui vont être contents d’avoir un biòu de plus.
Roch continuait tout en détaillant la morphologie de l’animal :
— Cornes courtes et orientées vers le haut et plutôt vers l’arrière, envergure assez étroite… Pas très impressionnant de ce côté-là. Mais il faut d’abord voir comment il se sert de sa tête. Et aussi avec quelle rapidité il réagit à la provocation.
Roch évaluait un adversaire qu’il ne connaissait pas et tentait aussi d’en apprendre plus de la part des gardians par le biais de réflexions qu’il se faisait à lui-même :
— Mais ce n’est pas un gros gabarit. Est-ce qu’il ne va pas flancher au bout de cinq minutes ? Nous verrons bien. Au fait, tout en lui me fait penser au Sangar. Ce ne serait pas un de ses frères, par hasard, un produit de la vache Caillette ?
Les hommes de la manade se taisaient toujours en pareil cas, gardiens de petits secrets sur l’animal, jusqu’au jour où le « taureau espoir » accéderait au rang de « cocardier vedette ». Alors leur verve se déploierait pour lui établir une légende : « Vous savez, alors qu’il n’avait pas encore deux ans, il a foncé sur un type qui ramassait des grisets dans les prés de la manade et il lui a mis une belle rouste. Son premier exploit ! Et depuis, il n’a plus fait mentir sa réputation… » Mais Roch continuait :
— Ma foi, nous verrons bien. Et s’il me plaît, s’il est franc sur ses poursuites, je vous promets de le faire briller tout en étant brillant moi aussi.
Il ne s’attarda guère en mots sur les autres occupants de la case dont il connaissait déjà le comportement pour les avoir plusieurs fois affrontés. Pourtant, en désignant du doigt chaque bête, il en détaillait le caractère pour Abel :
— Tu vois celui qui est dans l’angle droit ; il a l’air de rien comme ça, mais il est le plus retors du lot. Une vraie teigne dont il faut se méfier à chaque instant. Tu le crois occupé à lorgner de l’autre côté, et la seconde d’après il est sur toi. C’est le Cogne que tous les rasetaïres craignent, et il porte bien son nom. Abel, ne t’avise pas de le raseter avant d’en avoir appris davantage sur les taureaux en général et sur lui en particulier. Je n’ai pas envie de perdre un ami sitôt l’avoir trouvé.
Il désigna ensuite un autre animal d’imposante stature, avec les cornes en lyre et dressées très haut sur la tête :
— Celui-là va sortir le premier. Il a déjà pas mal d’années de piste dans les pattes et on le fait courir à cette place pour mettre les choses tout doucement en train. Le seul problème, c’est qu’il faut le provoquer sans répit pour qu’il consente à engager la poursuite. Alors il ne faut ni se presser ni se lasser. Tu laisses d’abord passer plusieurs hommes avant toi et tu l’observes. À un moment ou un autre, tu le verras opérer un léger changement de placement, son port de tête sera différent, ou son coup d’œil insistant dans une nouvelle direction. Ce sera comme un signal et l’instant précis pour partir franchement, droit sur lui et surtout sans appréhension. Ensuite ce sera à toi de corriger ta trajectoire pour arriver au plus près des cornes et ravir la cocarde. Je te le répète, sans appréhension. D’ailleurs, avec l’armure qu’a cette bête, tu ne risques pas grand-chose, sinon de te retrouver le nez dans la poussière avec un grand éclat de rire moqueur lorsque tu te relèveras.
Le comportement de chaque occupant de l’étroit espace fut ainsi détaillé, agrémenté de recommandations. Abel décida de s’en tenir aux trois biòu les moins dangereux et surtout de se souvenir du second conseil de son mentor : « Regarde-moi faire, regarde faire les autres. Imagine-toi dans la position où tu les vois et suis instinctivement leur trajectoire, mais plus encore celle de leur poursuivant. Dans un premier temps, cela te sera plus profitable que de tenter de lever une cocarde. »
Peu à peu les gradins s’étaient garnis. Au loin, les hautbois et les flageolets du bal s’étaient assoupis. Les attardés avaient peine à trouver une place, parfois périlleuse, sur un tonneau instable ou un étroit madrier. Les derniers assaillants de l’enclos des taureaux laissèrent le siège. Quelques jurons s’échangèrent, çà et là, à propos de bancs convoités. Puis ce fut l’attente avec le seul bourdonnement des conversations à mi-voix. On guettait, on espérait le maire et, à sa suite, le cortège, avec le garde champêtre, les conscrits, la musique, les gardians.
Tout cela arriva en un défilé, certes désordonné, mais riche en couleurs et en rires. Il fallut patienter encore un peu de temps, car l’édile, amputé d’une jambe lors des campagnes napoléoniennes, grimpa avec assez de difficulté les marches de l’estrade présidentielle. Enfin il put donner le signal et la trompette sonna trois fois. La brève et muette solennité qui suivit ne rendit que plus puissante la clameur qui salua l’entrée en piste du premier taureau. Et puis ce fut l’appel d’un rasetaïre qui s’élançait :
— Virgile… Oh, Virgile !
Pourtant l’invite fut sans effet. Il en fut de même au second raset. Au troisième, la bête secoua seulement la tête comme lassée par ces hommes qui passaient devant lui comme d’inopportunes mouches. Des sifflets et des réflexions fusèrent depuis divers points du pourtour :
— Ah, ça commence bien !
— C’est pas un biòu, c’est un melon.
— Oui, un vrai melon de Salinelles.
— Avec les taureaux du Sauvage, on verrait mieux, mais il y a des préférences. Et voilà où ça mène les petites amitiés.
Les provocations se succédaient sans que l’imposant Virgile, animal à la redoutable armure, y réponde, indifférent, dédaigneux et ne perdant rien de sa fière prestance. Pourtant, il fit enfin un minuscule pas sur sa droite, puis tourna la tête. Au même moment, Abel entendit Roch crier à son oreille :
— C’est maintenant.
Il partit face aux cornes mais, au premier mouvement du taureau, il infléchit très légèrement sa trajectoire, tout en ne lâchant pas la bête des yeux, comme s’il voulait l’hypnotiser et en faire son jouet. Il fut aussitôt en mesure de poser la main entre les cornes, de saisir le nœud de rubans de ses doigts écartés, tout en se demandant s’il agissait en rêve. Il lui fallait encore arriver au pourtour, prendre son pied d’appui pour sauter sur la charrette dont il se rapprochait, et s’envoler enfin, loin d’atteinte des cornes…
Depuis des semaines, il tentait d’accomplir cet exploit et n’avait connu que l’échec, les lazzis et les sifflets, lorsque ce n’était pas, au terme d’un accrochage par la corne, des bosses et des estafilades. Cette fois, les cris et les bravos furent son lot, bien qu’entendus comme lointains, car dissous dans la joie de la victoire qui le soustrayait à toute autre sensation. Plusieurs mains se tendirent et l’aidèrent à trouver un précaire équilibre sur un madrier, tandis que les grognons et les critiqueurs de l’instant précédent applaudissaient et s’exclamaient sans fin :
— Ah oui ! Comme ça, on en redemande.
Et ces passionnés, jamais rassasiés d’exploits, en obtinrent bien davantage tout au long de l’après-midi. Certes avec d’autres émotionnantes poursuites des taureaux après Abel, mais surtout à chaque engagement de Roch dans une attaque de son furieux adversaire, rendu de plus en plus combatif par l’affront de l’homme qui le bernait. Avec le Cogne, dix fois, vingt fois de suite, on le vit d’abord observer la bête, se déplacer d’un pas ou deux pour juger du terrain et de la distance. Et chacun retenait son souffle dans l’attente de l’instant où il s’élancerait. Alors on percevait comme une libération des poitrines. Un profond soupir de satisfaction de toute l’assemblée imprégnait l’espace circulaire. Et ce cri silencieux semblait durer indéfiniment, ne vivant pourtant que le temps du terrain gagné jusqu’à la rencontre de la main de l’homme avec le poil de la bête. Puis, à nouveau, les hautes clameurs occupaient tout le cirque, si bien que l’écho des jeux barbares d’autres temps paraissait s’y mêler. Pour peu que la poursuite soit vive et dangereuse, ces cris s’amplifiaient, affûtaient leurs aigus dans les tons féminins, et enfin étaient couverts par les applaudissements et la musique du hautbois qui honorait l’homme vainqueur du monstre, hors d’atteinte des cornes, triomphant, plus haut que tous, juché sur une roue de charrette ou sur le bord d’un théâtre, bras tendu et le flot de rubans à la main.
***
Contrairement aux autres soirs, ils ne s’attardèrent pas au cabaret ou au bal, mais rentrèrent avec Numa qui revécut chaque instant de la course au cours du trajet :
— Je pense que ce taureau offert en supplément est encore un tendron et que son manadier te doit une fière chandelle pour lui avoir raccourci sa prestation en lui prenant sa cocarde assez tôt. Cela lui a évité une grosse rouste dont la combativité d’un jeune animal, même sauvage et fougueux, ne se remet que difficilement. Imagine-toi un père faisant porter de lourdes charges à son fils de dix ans et s’étonner ensuite de le voir bossu à vingt. C’est pareil pour le moral des bêtes. Mais, ma foi, nous avons apprécié de bien belles choses aujourd’hui. Le Cogne, pour sa part, reste égal à lui-même. C’est une vraie brute, mais sans vices. Pas très malin tout de même pour un taureau de Camargue. Il est bien dommage que nous n’ayons pas eu la vedette de l’élevage, mais je suis sûr qu’il ne boite pas plus que mon cheval. Et on le verra, à Nîmes, combattre sans problème et trotter comme un cabri la semaine prochaine. Je vous en donne mon billet. Car les organisateurs de spectacles des grandes arènes paient plus cher les courses que les municipalités et les conscrits des villages… Ah l’argent !
Il n’en fallut pas plus pour que la conversation s’oriente vers un autre sujet qui, assurément, passionnait les deux cousins tout autant que les courses de taureaux :
— Et dire qu’il y a ce type, ce Villelle, qui a fait voter la loi sur le milliard des émigrés, alors qu’on trouve encore des gens qui mendient dans les coins déshérités du Languedoc. Et toi, Abel, vu l’endroit d’où tu nous arrives, tu dois en savoir quelque chose. Mais les temps vont peut-être changer. Avant la course, j’ai pu en connaître un peu plus sur ce qui se passe aujourd’hui à Paris. Il semble qu’une révolution vient d’y éclater. Ni plus ni moins ! Nous n’avons guère de détails pour l’instant, car les signaux de Chappe ne parviennent pas encore jusqu’ici, et il faut un peu de temps pour qu’un de nos amis arrive de la capitale avec des informations sûres. Mais bientôt nous en saurons plus. Dans quelques heures peut-être. Abel, je pense que nous pouvons te mettre dans le secret car si, pour ma part, je ne t’observe que depuis peu, je fais confiance à Roch pour son jugement en matière d’hommes. Il s’y connaît mieux que n’importe qui, sans doute par le fait de côtoyer régulièrement la crapule. Mais ce que tu vas entendre peut mettre en danger la liberté et même la vie de plusieurs personnes, dont celle de Roch et la mienne, pour peu que ce soit répété.
Numa, qui avait prononcé les derniers mots avec une pesante gravité, reprit aussitôt son air bienveillant :
— Tu vois, il se passe parfois des choses qui révoltent l’honnête homme. Et Dieu sait si nous en connaissons de nouvelles depuis près d’un demi-siècle et sous tous les régimes qui se sont succédé. Mais chaque changement, chaque soulèvement, chaque révolution n’a jusqu’à ce jour rien apporté qui puisse soulager la misère. Les rois ont pensé à leur prestige, leur plaisir et leurs aises. Combien d’acteurs de 1789 étaient des fanatiques, aveugles aux malheurs de leurs semblables ? Bonaparte ne fut qu’un ambitieux qui marchait sur les cadavres de ses soldats sans trop se préoccuper des veuves et des orphelins. Et le peuple de Paris paie une fois de plus aujourd’hui de son sang le désir, ô combien juste et humble, de vivre dans l’égalité.
Il reprit sa respiration et poursuivit :
— Abel, tu vas t’étonner de cela, mais alors que la Terreur régnait à Paris, tandis que les châteaux brûlaient un peu partout et que cette folie descendait la vallée du Rhône pour s’élargir ensuite en Provence et en Languedoc, mon père décida de donner la moitié de ses terres à ses paysans et ses fermiers, plutôt que de tout voir saccager, ou même de perdre la vie. Puis il traita des affaires avec eux, il les conseilla et leur acheta à bon prix le surplus de leurs récoltes. Ainsi, autant eux que lui y trouvèrent du bénéfice. Si bien que le domaine de Chanteperdrix put s’agrandir, que de nouvelles terres furent défrichées et mises en valeur. Rapidement, il retrouva sa splendeur première et, dans le même temps, la pauvreté disparut de la campagne environnante. Cela semble tenir de la légende et c’est portant la vérité. Et lorsqu’aujourd’hui je vois tout ce qui se passe après tant de changements de régime et de ministères, je me dis que bien des choses toutes simples pourraient mettre un terme au malheur de bien des gens. Mais cela ne semble pas être l’opinion et le désir de tout le monde…
Numa s’était tu, et ses compagnons ne pouvaient que penser à un silence de réflexion profonde. Roch renforça le poids de ses paroles, avant d’émettre une autre considération :
— Et ce n’est pas l’avis de mon père, entre autres.
Puis, se tournant vers Abel, il ajouta :
— Cela doit t’éclairer un peu mieux sur ce qu’est ma vie actuelle.