Du sang sur le thé blanc - Joelle Vialatte - E-Book

Du sang sur le thé blanc E-Book

Joelle Vialatte

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Beschreibung

Maya, Claire, Antonin et Gabriel, lauréats d’un jeu-concours sur le Net remportent « un séjour découverte et aventures au Sri Lanka ». Pour quelles raisons ne doivent-ils jamais se quitter ? Quel rôle tient Tushita, leur chauffeur dévoué ? Qui est cet homme en noir qui les suit ? Arrivés au domaine de Stentonwood, le maître des lieux, propriétaire d’une exploitation de thé en pleine expansion, leur propose alors de participer à une étrange expérience.

Une intrigue solide relayée par des personnages attachants, le tout, dans un décor insolite, aux teintes chaleureuses et aux senteurs de thé.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Après l’Héritage du bougnat (éditions Spinelle 2019), Joëlle Vialatte récidive dans le genre qu’elle affectionne : le roman « suspense ».

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Joëlle VIALATTE

Du Sang sur le thé blanc

Pourquoi ne savons-nous pas profiter pleinement des moments de bonheur au moment où ils se présentent?

Peut-être parce que nous ne savons pas les reconnaître? Peut-être parce que nous sommes trop exigeants? Sûrement parce que nous ne savons pas de quoi sera fait le lendemain. Que tout peut s’arrêter, si vite, si fort…

Chapitre 1

Il ignorait que ce voyage allait changer son destin, même si, tout au fond de lui, une petite voix qu’il refusait d’entendre lui murmurait de se tenir sur ses gardes.

Dès l’ouverture de la porte du Boeing 747, Antonin ressentit cette moiteur de l’air si particulière, reconnaissable dans tous les pays tropicaux. À peine avait-il sorti son sac du compartiment à bagages que l’hôtesse l’invita à descendre sur le tarmac – le privilège d’un voyage en première. Il jeta un coup d’œil vers l’arrière de l’avion. Gabriel était toujours dans les toilettes. Livide, au bord de la nausée, il s’y était précipité dès l’arrêt de l’appareil, bousculant hôtesses et stewards. Antonin soupira, il ne pouvait pas sortir et laisser son frère seul. L’avion se vidait rapidement et, en bas des marches, un bus attendait les passagers pour les conduire jusqu’au terminal de l’aéroport. Gabriel, nerveux, arriva enfin. Il avait repris des couleurs.

–  Ça va mieux ? N’oublie pas tes papiers, chuchota Antonin.

Gabriel attrapa son sac sans lui répondre. Tête baissée, il se glissa derrière lui et se mit à le suivre comme son ombre.

– Au revoir, Messieurs, je vous souhaite un excellent séjour, dit l’hôtesse en anglais.

On était au tout début de la nuit, mais la température extérieure avoisinait encore les 27° sur Bandaraike, l’aéroport international de Colombo au Sri Lanka. Assis côte à côte dans le bus, les deux hommes étaient pressés d’arriver après plus de 10 heures de vol. Antonin s’inclina devant une jeune fille en face de lui qui parlait à l’oreille de son ami.

Ces regards en coin, ces sourires pleins de sous-entendus, il en avait l’habitude, car depuis sa plus tendre enfance les gens se retournaient vers les jumeaux, stupéfiés par leur extraordinaire ressemblance. À l’entrée de la soixantaine, les deux hommes avaient une allure étonnante. Les cheveux grisonnants, le visage avenant, ils arboraient en permanence une mine bronzée qui accentuait le bleu de leurs yeux. Leurs vêtements parfaitement coupés mettaient en valeur des épaules larges et un corps encore ferme et musclé.

S’ils étaient physiquement identiques, leur tempérament les opposait totalement. Antonin, beau parleur, charismatique, exerçait sur n’importe quel individu un pouvoir de séduction qu’il mettait fréquemment à profit. Il avait ainsi passé son enfance à s’amuser avec ses copains, et son adolescence à conquérir la gent féminine. Gabriel, plus taciturne, plus nerveux, souvent distrait, alternait des phases d’exubérance et des moments d’introspection qui l’isolaient du commun des mortels. Solitaire, passionné par les jeux de patience, il passait son temps à résoudre des casse-tête, en écoutant de la musique. Il s’était bien remis d’un accident cérébral, survenu une dizaine d’années auparavant. Néanmoins, les médecins avaient diagnostiqué une légère apraxie verbale, qui se traduisait par le fait de tâtonner pour trouver certains mots, ou de bégayer dans des moments de grands stress. Antonin qui le comprenait mieux que quiconque respectait ces phases de silence.

À ce moment précis, Gabriel était ailleurs, dans son monde. Était-il absorbé par un exercice de calcul mental ? Finissait-il de composer son dernier opus ? Antonin posa un regard tendre sur lui.

– On arrive, dit-il, en lui caressant affectueusement l’épaule.

Il restait encore à s’insérer dans la file d’attente pour le contrôle des passeports. Le flux incessant des passagers – étonnamment nombreux à une heure si matinale – augmentait un peu plus la moiteur de l’air saturé d’odeurs de transpiration. Enfermés dans leur cabine en Plexiglas, juchés sur de hautes chaises, quatre policiers tamponnaient inlassablement les visas.

Gabriel eut un soupir d’exaspération. Le tapis roulant du hall d’arrivée ne dévoilait les valises qu’une à une. Un suspense insurmontable pour les plus inquiets dont il faisait partie. À son air soulagé, Antonin comprit que leurs bagages étaient en vue.

Une fois leurs sacs récupérés, les deux frères quittèrent enfin l’aéroport, l’aventure commençait. Ils devaient néanmoins retrouver la personne qui assurerait leur transfert jusqu’à l’hôtel. Derrière des barrières, des chauffeurs hissaient le plus haut possible des pancartes sur lesquelles était inscrit le nom des passagers qu’ils attendaient.

–  C’est lui, indiqua Gabriel, en tirant Antonin par la manche.

Un homme petit, avec des cheveux noirs et épais plantés drus sur le crâne, s’avança vers eux avec un sourire étincelant.

–  Bienvenue Messieurs Giaret, dit-il dans un mauvais anglais.

– «Ayubowan» (je vous souhaite une longue vie), répondit Gabriel, en joignant ses mains sur sa poitrine, à la manière des Cinghalais.

L’homme, manifestement sensible à la marque d’attention de Gabriel, lui rendit son bonjour avec une brève flexion du buste puis les guida jusqu’à son mini-van taxi. Une fois les bagages installés dans le coffre, le petit bonhomme leur montra sur une carte le trajet qui les attendait, environ une heure de route. Après avoir reçu leur assentiment, il leur fit signe qu’il allait démarrer.

Les jumeaux étaient enchantés de cette escapade dans l’océan indien qui venait bousculer la douceur d’une retraite bien méritée. Doté d’un diplôme d’ingénieur obtenu à Centrale doublé d’un troisième cycle en économie et en analyse financière internationale, Antonin avait mené une belle carrière. Il avait intégré HSBC, une banque anglaise située parmi les dix meilleures du monde. Très vite, il avait été repéré pour sa grande vivacité d’esprit, sa réactivité et ses capacités d’anticipation et de négociation. Bien que ce soit un métier stressant et à haut risque – Antonin gérait plusieurs milliards de flux financiers par jour –, il appréciait particulièrement sa fonction de trader. Armé d’au moins cinq téléphones, de plusieurs fax et d’ordinateurs portables – qui délivraient en temps réel des informations pour lui permettre de surveiller les fluctuations des marchés internationaux –, il achetait aux uns pour revendre aux autres.

Jauger, estimer les risques, fixer ou proposer le prix des produits, négocier minute par minute les transactions, dans l’ambiance électrique des salles de marché, c’était devenu sa passion. Avec l’aide de Gabriel, professeur de matières scientifiques, il passait son temps à jongler avec les modèles mathématiques les plus sophistiqués pour obtenir des statistiques les plus fiables possible. Les journées de travail étaient interminables dans les salles des transactions impliquant une mobilisation de nuit comme de jour pour suivre l’ouverture des bourses sur les marchés internationaux (Tokyo, Francfort, Paris, Londres, New York). Ce rythme effréné avait eu raison de ses trois mariages. Avec chacune de ses nouvelles femmes, il avait pris de bonnes résolutions. À chaque fois, il était sincère et décidé à tenir, mais inévitablement, il avait replongé. Immergé dans les journaux économiques et financiers, son métier l’obligeait à rester au cœur des problématiques. Connaître le fonctionnement du système monétaire, les principaux acteurs du modèle capitaliste et suivre l’actualité des entreprises françaises et multinationales, relevait de son quotidien.

Après quelques mois de retraite, les jumeaux avaient trouvé leur rythme de croisière. Antonin commençait toujours sa journée par la lecture de ses quotidiens pendant que Gabriel avançait sur la conception d’un site en ligne de résolution d’énigmes. Pour s’amuser, ils avaient participé ensemble à un concours sur internet dont le premier prix était un mystérieux circuit de découvertes et d’aventures au Sri Lanka. Heureux d’être les lauréats, ils percevaient le paysage à travers les vitres du mini bus, qui laissaient entrevoir les lumières de la ville. Antonin tenait dans sa main le carnet de voyage reçu par la poste, il contenait les billets d’avion et une carte de visite sur laquelle était indiqué le nom de la compagnie qui assurerait la prise en charge à l’arrivée. La première escale annonçait un superbe hôtel historique en front de mer, «le Colombo Hôtel». Il n’y avait aucune autre information concernant la suite du circuit, il était juste précisé qu’il durerait trois semaines, et que les étapes seraient dévoilées au fur et à mesure du séjour.

Il était près de deux heures du matin lorsque le chauffeur les arrêta devant le magnifique édifice tout illuminé. Malgré la fatigue – cela faisait à peu près 24 heures qu’ils avaient quitté leur appartement à Nice –—, les deux hommes ne purent s’empêcher d’admirer l’architecture du bâtiment de faible hauteur et de structure coloniale. Le porche en plein air abritait des chaises sculptées et des tables en bois, éparpillées sur le carrelage en pierre, qui donnaient à l’ensemble une ambiance So british. Ils arrivaient dans l’établissement le plus mythique de Colombo.

–  On se sent un peu comme des VIP, plaisanta Antonin.

L’intérieur s’ouvrait sur un hall spacieux et luxueux, les sols en marbre blanc étaient recouverts par des tapis orientaux. Les couloirs parés de tentures rouge foncé ornées d’or, et rehaussés par des tableaux de maître, laissaient présager de la qualité du service.

Après les formalités d’usage, un homme en uniforme impeccable les conduisit jusqu’à leur suite située au quatrième étage. Dans les chambres cossues, les murs recouverts de bois sombre reflétaient exactement ce que l’on pouvait espérer d’un hôtel colonial anglais du 19e siècle. Posée sur la table du petit salon, près d’une lampe en porcelaine, une corbeille remplie de fruits les attendait. Sur une carte épinglée sur l’anse, le directeur de l’établissement leur souhaitait la bienvenue et les invitait à une rencontre le lendemain matin pour un débriefing sur le séjour. Installés chacun dans leur chambre climatisée, bercés par le bruit des vagues, les deux frères sombrèrent rapidement dans un profond sommeil.

Lorsque le téléphone sonna depuis la réception pour leur rappeler le rendez-vous, les jumeaux finissaient leur déjeuner sur la terrasse en surplomb. L’un après l’autre, ils avaient passé leur temps à s’extasier devant la vue imprenable sur l’océan indien. Antonin qui s’était dévoué pour aller répondre raccrocha. Cinq minutes plus tard, ils étaient prêts à descendre.

–  Ce qui nous arrive est totalement extraordinaire, tu ne trouves pas Gabriel ?

–  Oui, tu as raison, moi aussi je suis très heureux d’être là. Te rends-tu compte, les murs ont dû voir passer tellement d’illustres personnages, des auteurs célèbres, des dirigeants du monde entier, ils ont entendu tant de secrets d’État... S’ils pouvaient parler, ils nous raconteraient de fabuleuses histoires dont on pourrait faire un opéra.

–  Je te reconnais bien là, tu es encore en pleine création artistique. Moi j’ai hâte de rencontrer le directeur, j’apprécie assez peu le mystère qui entoure notre épopée. Allons-y ! Allons enfin apprendre ce qui nous attend.

Le rendez-vous était fixé à 8 heures 30. Le responsable de l’hôtel, monsieur Adappayalage Gedradrara les accueillit chaleureusement et les invita à entrer dans un petit salon plein de charme où une femme assise sur un sofa patientait. La soixantaine, elle portait des cheveux courts méchés, du châtain moyen au miel lumineux, qui mettaient en valeur de grands yeux noisette. Vêtue d’un ensemble de lin kaki clair, elle se leva pour les saluer, déployant ses longues jambes bronzées.

–  Madame Claire Martins, annonça le directeur.

–  Enchantée.

Sa voix suave confortait l’impression que donnait son apparence. E, elle avait beaucoup de classe. Antonin allait la gratifier d’une de ses formules favorites en présence d’une jolie femme, lorsqu’ils entendirent des bruits dans le couloir.

–  Hey, me voici, je suis là, attendez-moi, j’arrive.

Haletante, la petite rouquine aux yeux pétillants portait une robe longue en tissu liberty de couleur bleue et une grande capeline en feutre noir. Une tenue totalement inspirée des années 70. La simili-soixante-huitarde s’affala sur le fauteuil en soufflant.

–  Je vous présente, Madame Maya Tritz, reprit le directeur. Avec vous et messieurs Antonin et Gabriel Giaret, nous sommes au complet.

Les quatre se regardèrent sans comprendre.

–  Permettez-moi tout d’abord de vous adresser toutes mes félicitations. Vous étiez 1500 candidats à participer au jeu des questionnaires en cascade qui vous était proposé par le site «Testy-Game», et vous êtes les lauréats en partance pour un circuit mystère «Découvertes et aventures au Sri Lanka».

–  J’ignorais que nous étions quatre, observa Claire.

–  En effet, vous étiez quatre gagnants potentiels et il a été impossible de vous départager. Alors, à partir de maintenant, c’est à quatre que vous allez traverser le pays pour un séjour inoubliable.

Il débitait un discours manifestement appris par cœur.

–  Vous savez certainement que le Sri Lanka est appelé «la Perle de l’océan indien». L’île, riche d’une civilisation vieille de 2000 ans, est connue depuis des siècles pour ses épices et ses pierres précieuses. C’est une véritable émeraude géante placée au milieu de la mer, bordée de plages dorées, de jungles luxuriantes, de montagnes couvertes de plantations de thé et de monuments témoins de la grandeur passée. Vous avez au programme la visite de sites archéologiques connus et intimistes, ponctuée de randonnées dans la campagne. Vous découvrirez des fresques mystérieuses et des lieux sacrés. À vous les grottes aux peintures rupestres, les jardins d’épices, les balades au cœur des cultures de thé de Ceylan, la savane, la jungle et les cascades !!! Puis vous descendrez vers le sud, en suivant la piste des animaux sauvages et vous atteindrez enfin la mer et les plages de sable chaud. Avez-vous des questions ?

Bien sûr, chacun d’eux avait un tas d’interrogations.

–  Que voulez-vous dire par «c’est à quatre que vous traverserez le pays ?»Est-ce que cela signifie que nous sommes forcément liés les uns aux autres et que cela fait partie de la règle du jeu ? demanda Gabriel perplexe.

–  Pour être plus clair, le voyage que vous avez gagné vous est dû à condition que vous restiez ensemble. En fait, c’est simplement un problème d’organisation. L, les réservations, les excursions, tout le programme qui vous attend a été conçu pour quatre. À chaque escale, vous recevrez quatre enveloppes. Pour ce premier rendez-vous, c’est moi qui vais vous les remettre, une pour chacun, au hasard. L’une d’elles contient des informations sur le trajet, une autre sur le site d’arrivée, une troisième sur les excursions prévues. Si l’un de vous venait à manquer, le voyage devra s’arrêter.

–  Et la quatrième ? demandèrent-ils en cœur.

Le directeur eut afficha un sourire sibyllin.

–  Elle renferme une énigme qui vous rapportera un bonus si vous la résolvez ensemble. Avant de vous donner les enveloppes, je dois obtenir votre parole : promettez-moi que vous les ouvrirez toujours collectivement, à chaque étape.

Ils jurèrent la main sur le cœur. Alors seulement, il les distribua.

–  Je vous envie, c’est un séjour de luxe, à la carte, dont peu de personnes ont bénéficié.

Devant le silence de ses hôtes, le directeur se leva, signalant ainsi la fin de la discussion.

–  Le départ est prévu à 9 heures 30, votre van vous attendra devant l’hôtel. Je vous remercie de votre attention et vous souhaite en mon nom et celui de la société «Testy-Game», le plus merveilleux séjour sur notre île.

***

Il restait peu de temps pour refaire les bagages et se préparer au départ. Les quatre nouveaux acolytes, plutôt songeurs, regagnèrent chacun leur suite.

–  Qu’en penses-tu ? demanda Gabriel dans l’ascenseur.

– Le programme semble intéressant et nos deux coéquipières paraissent sympathiques, alors pourquoi pas ? Et toi ?

–  Oui, pourquoi pas ? Mais ce mystère, cette obligation de rester ensemble...

Leurs valises bouclées, ils regagnèrent le hall de l’hôtel puis le van qui les attendait sur le fronton. Claire y était déjà installée. Maya, son enveloppe à la main, était la dernière à monter dans le véhicule. Avant de fermer la porte, elle s’arrêta un instant devant le spectacle étonnant qui s’offrait à eux. Sur la terrasse du restaurant extérieur,  : un employé apparemment dédié chassait un groupe de singes à l’aide d’un lance-pierre. Sans doute pour préserver la tranquillité des clients…

Lorsque tout le monde fut prêt, le minibus démarra en direction de Kandy, première étape de leur périple.

***

Ils sont tous là, l’expérience peut enfin commencer, se dit l’inconnu satisfait avant d’éteindre son écran et de retirer son casque.

Chapitre 2

La bande des quatre avait hérité d’un chauffeur privé prénommé Thushita, qui s’avéra également être leur guide pour toute la durée du séjour. Dans un français plus que correct, il leur expliqua qu’il était encore étudiant en informatique à l’université et qu’il faisait fonction de driver-guide pendant ses vacances scolaires pour payer ses études. Le minibus appartenait à son oncle, qui le mettait à disposition d’une agence locale de guides francophones. Il les incita à lui faire part de leurs attentes afin qu’il puisse adapter au mieux le programme du road trip. Il se réjouissait à l’idée de leur faire découvrir son pays et de répondre à toutes leurs questions. Il les assura également de sa discrétion et de sa fiabilité en toutes circonstances.

Le véhicule propre et spacieux était climatisé, un luxe – mais également une nécessité – vu la chaleur annoncée pour la journée. Un œil sur la route, l’autre sur son «mâlâ» aux 108 perles de bois, suspendu au rétroviseur, Thushita – bouddhiste comme la majorité des Sri Lankais – conduisait prudemment. Plutôt joyeux et sympathique, le jeune homme avait conquis le groupe qui allait rapidement l’adopter comme leur son petit frère. Le trajet jusqu’à Kandyi, évalué à plus de 3 heures, allait leur donner l’occasion d’apprendre à se connaître.

–  C’est ma nièce qui m’a proposé d’aller sur ce site pour répondre aux questionnaires, dit Claire pour engager la conversation. D’habitude, ce n’est pas ma tasse de thé, mais j’avoue que je me suis prise au jeu devant la nature des questions posées.

Tirée à quatre épingles, elle s’était enveloppé le cou dans un paréo par crainte de sentir l’air conditionné sur sa gorge.

–  Moi, j’le dois à mon rejeton, baragouina Maya, la bouche pleine.

Alanguie sur la banquette, elle avait retiré ses sandales et finissait les viennoiseries servies au petit déjeuner.

–  Et vous ? interrogea Claire.

–  Mon frère est féru des jeux sur le Net, répondit Antonin. A, alors, on peut dire que c’est lui qui nous a entraînés dans cette aventure.

–  Vous, vous êtes Gabriel ou bien Antonin ?

Depuis leur rencontre, les deux femmes n’avaient cessé de les détailler furtivement à la recherche du moindre indice qui leur permettrait de les distinguer. Les jumeaux eurent un clin d’œil complice.

–  Vu les circonstances et pour vous aider, je vais vous donner un moyen de nous reconnaître, proposa Gabriel.

Elles s’approchèrent pour mieux entendre la confidence.

–  Eh bien ! confessa-t-il, on dit souvent d’Antonin qu’il est le plus corpulent. D’après vous lequel de nous deux est Antonin ?

Manifestement, les deux frères se jouaient d’elles. Maya saisit la perche au vol.

–  Voyons, le plus ventru, le plus empâté des deux c’est...

Elle se tenait le menton et prit un air dubitatif.

–  C’est vous, vous êtes Antonin, dit-elle en le montrant du doigt.

En grand séducteur qui n’avouait qu’un kilo de plus que son frère, celui-ci apprécia peu la boutade.

–  En effet, répliqua-t-il, d’un ton irrité. Je suis Antonin, mais je ne suis pas plus gras que lui, notre différence est ailleurs.

Maya éclata de rire.

–  Je plaisantais. Faites pas de manière. Allez, dites, minauda-t-elle.

Claire intervint.

–  Je ne crois pas que cela soit physique, il est évident qu’il est totalement impossible de vous distinguer. Alors, qu’est-ce ?

–  Gabriel est sourd, lâcha durement Antonin toujours vexé.

–  Tu exagères. J’ai seulement une défaillance de l’audition à l’oreille gauche.

–  Oui, mais tout de même au point d’être appareillé.

–  C’est vrai, avoua Gabriel.

Il pencha sa tête vers elles. On voyait sortir du pavillon de l’oreille un discret filament transparent.

–  C’est notre secret, je compte sur vous.

Le son du klaxon suivi d’un coup de frein brutal stoppa net la conversation. Il fallut rassurer Thushita, honteux, qui se confondait en excuses. L’attention des voyageurs se porta sur la route à deux fois deux voies. Le trafic était devenu de plus en plus dense et la conduite à gauche s’avérait déstabilisante pour les quatre compères. Il était cependant évident que la situation était chaotique. Face à eux, sur une même ligne, se trouvaient côte à côte un bus, une voiture et un Tuk-Tuk alors qu’à moins de cent mètres devant, un vieil homme, courbé sous le poids de fagots de bois, commençait à traverser. Aucun d’entre eux ne semblait vouloir céder sa place. Dans un vrombissement, le Tuk-Tuk coloré accéléra in extremis pour doubler la voiture et éviter de percuter le van. Le vieillard, malgré sa charge, avait réussi à courir sur le dernier mètre.

–  Waouh ! C’était chaud, commenta Maya, le nez collé à la vitre.

Le reste du trajet se déroula sans encombre. Au bord de la route, une multitude d’échoppes étaient réparties de part et d’autre. Le spectacle des noix de coco entreposées à même le sol, des grappes de piments suspendues aux étals sur lesquels gisait une abondance de fruits et de légumes, complétait l’ambiance exotique du paysage tropical. Un vrai bonheur !

Les quatre restaient muets, ce moment intense se devant d’être savouré. Pourtant, Claire rompit le silence.

–  Et si l’on ouvrait les enveloppes ?

Ils opinèrent du chef, dans un ensemble parfaitement coordonné.

Sans surprise, l’une d’elles contenait des détails sur le trajet de Colombo à Kandy, l’autre renfermait des photos de l’hôtel, la troisième annonçait le programme des réjouissances : la visite du temple de la dent de Bouddha et des places pour un spectacle de danses Kandyennes, rituelles et sacrées. Antonin ouvrit fébrilement la quatrième enveloppe. Elle contenait un carton en papier glacé percé de trous.

– Qu’est-ce que ça veut dire, on dirait du braille, s’étonna Claire.

– J’en sais rien ! Pourquoi ? Vous connaissez le braille ?

Maya tournait la carte dans tous les sens.

–  Oui, je l’ai enseigné, il y a bien longtemps, dans un orphelinat en Inde. Faites voir, dit-elle en la prenant précautionneusement.

Claire caressa délicatement les points inscrits sur la feuille blanche tout en essayant de déchiffrer les lettres.

– Non ! ces signes ne veulent rien dire en braille.

Elle tendit le carton aux jumeaux.

– Gabriel, qu’en penses-tu ? demanda Antonin posément.

Dès son plus jeune âge, Gabriel s’était familiarisé par jeu à toutes les formes de décryptage. Un seul coup d’œil lui suffit pour comprendre.

–  C’est un cryptogramme.

– Mais encore ?

– C’est un message, mais... donnez-moi une feuille et un crayon, s’il vous plaît.

Maya s’exécuta. En passant le stylo dans les trous, Gabriel mit à jour une succession de signes :

*O’KXPHXU PHQH D O’LPSDWLHQFH, O’LPSDWLHQFH D OD FROHUH, OD FROHUH D O’HPSRUWHPHQW, O’HPSRUWHPHQW D OD YLROHQFH, OD YLROHQFHDX FULPH/—DLQVL TXH O’RPEUH VXLW O’KRPPH, OH PDO TX’LO D IDLW VXLW OH FRXSDEOH VDQV OH TXLWWHU.*

– J’avais raison, c’est un message crypté.

–  Crypté ? Mais pourquoi ? Comment on va faire pour décoderça ?

Tout en parlant, Maya, perplexe, s’entortillait une mèche de ses magnifiques cheveux couleur d’automne autour de l’index.

– Voyons, il faut juste un peu de méthode, lui répondit Gabriel concentré sur l’énigme.

Rassemblés autour du carton, ils étaient tous pendus à ses lèvres.

– La première étape est de comprendre le code pour mieux le casser.

– On dirait des lettres et des apostrophes, des tirets, des slashs et des astérisques, remarqua Claire.

– En effet, vous avez raison. Il faut maintenant trouver des hypothèses logiques. Je vais chercher les caractères ou les symboles les plus fréquents. Ensuite, nous pourrons commencer par trouver les lettres doubles et les mots courts. Il est souvent plus simple de repérer les articles, ou les «ai» avant de s’attacher aux mots les plus longs.

Le souffle court, le bout de la langue coincé entre les dents, l’index posé sur le menton, Gabriel jubilait.

– Voyons ! Cela ne devrait pas être compliqué, il me faut juste un peu de temps.

D’une main assurée, il barrait des lettres avec son crayon, les comptait, les remplaçait par d’autres. Après plusieurs minutes, il leva enfin la tête vers ses compagnons, un grand sourire aux lèvres.

– Je pense qu’il s’agit du code César.

– C’est quoi le code César ? demanda Maya qui avait repris des couleurs.

En effet, un peu plus tôt, le teint blême, elle s’était détachée du groupe en s’excusant. Souffrant du mal des transports, il lui était tout à fait impossible de lire en voiture.

–  Surtout, croyez pas que je me désintéresse, avait-elle ajouté, j’ai juste besoin d’air pour ne pas dégobiller, mais je vous écoute.

Claire s’approcha tout près de Gabriel

–  César, l’empereur romain ?

–  Oui, on a retrouvé des missives écrites à ses proches. Pour communiquer secrètement, il employait une espèce de chiffre, c’est-à-dire qu’il brouillait les lettres de telle façon qu’on ne puisse reconstituer aucun mot. Le principe est simple, si l’on veut en découvrir le sens et les déchiffrer, il faut substituer à chaque lettre la troisième qui la suit dans l’alphabet. On permute le D et le A, le E devient B, et ainsi de suite jusqu’au Z qui remplace le W. Le résultat donne le message suivant :

«L’humeur mène à l’impatience, l’impatience à la colère, la colère à l’emportement, l’emportement à la violence, la violence au crime. Ainsi que l’ombre suit l’homme, le mal qu’il a fait suit le coupable sans le quitter.».

–  Croyez pas que je mette en doute le résultat de votre traduction, mais avouez quand même que ça n’a pas de sens. Vous êtes d’accord avec moi, vous autres ? interrogea Maya.

Le silence qui suivit eut l’air de la satisfaire. La perplexité qui régnait à l’arrière du véhicule était telle qu’elle se ressentit jusqu’à Thushita qui s’en inquiéta.

–  Tout va bien ? Vous souhaitez faire une pause ?

Les quatre acquiescèrent. Le van les arrêta devant une sorte de petite gargote où ils prirent le temps de se rafraîchir. Antonin revint à la charge.

– Il est vrai que ce message n’a pas de sens pour nous dans les circonstances actuelles. En revanche, il a peut-être une signification pour les Cinghalais.

Il héla Thushita qui s’était mis en retrait.

– Viens nous rejoindre s’il te plaît, installe-toi avec nous.

Thushita hésitait, il était rare et plutôt mal vu que les «locaux» partagent les tables des touristes. Le groupe insista.

– Nous aimerions avoir ton avis. Est-ce qu’il s’agit d’un proverbe ?

Antonin lui montra le message.

À peine eut-il fini de lire que Thushita leur rendit le papier comme s’il lui brûlait les doigts.

– Non, je ne sais pas, lança-t-il. Il ne sert à rien de parler quand on n’a rien à dire.

Puis il ajouta, un peu tendu.

–  Si vous êtes prêts, nous devons partir.

Tout aussi Autant étonnés par ses paroles que par son comportement, tous s’engouffrèrent dans la voiture sans mot dire. Gênés, enfermés dans un silence de circonstance, ils profitèrent du reste du trajet pour se reposer un peu et méditer.

***

Une petite enveloppe clignotait sur l’écran indiquant l’arrivée d’un nouveau message.

«   Est-ce que tout se déroule comme prévu ? Où en êtes-vous ? »

« Oui, tout va bien. Il est temps désormais de passer à la vitesse supérieure. J’attaque la phase 2. J’ai envisagé plusieurs situations dans lesquelles ils seront mis en difficulté. J’ai une petite équipe qui les suit nuit et jour. Il est primordial d’évaluer l’état d’esprit solidaire du groupe », répondit l’inconnu.

Chapitre 3

Il était un peu plus de 13 heures lorsqu’ils arrivèrent devant le «White Pavillon».

– Le meilleur établissement de Kandy, annonça Thushita qui avait retrouvé son sourire.