Elle, qui rôde - William Lucas - E-Book

Elle, qui rôde E-Book

William Lucas

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Beschreibung

Il s’agit d’un ouvrage influencé par Lovecraft et son univers ; ce sont des nouvelles d'épouvante... Chacune d'entre elle est indépendante, mais, étant dans le même univers, il convient de les lire dans l’ordre, la dernière étant d’une certaine façon la somme de celles qui précèdent. L’idée est de créer un univers cohérent.

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William Lucas

Elle, qui rôde

L’INCONNUE À MES CÔTÉS

1

Peut-être vaudrait-il mieux que vous ne croyiez pas un mot de ce que j’écris. C’est sans doute mieux pour vous, pour vos certitudes et dans une certaine mesure, votre santé mentale. Pour la mienne, il est trop tard.

Vous pourrez toujours essayer de me retrouver pour confirmer ou infirmer mes dires, j’aurai disparu depuis longtemps le temps que ces pages arrivent entre les mains imprudentes d’un quelconque lecteur. Le comique de la chose finalement est que j’ai déjà disparu depuis un moment finalement. Comique ou tragique, vous en jugerez à la fin de votre lecture.

Pourtant tout ce que je vais écrire est vraiment arrivé, du moins est-ce ce que je crois sincèrement au moment où je rédige ces quelques lignes. Quant à savoir si cela m’est arrivé à moi ou à un autre moi, un autre lui, ou elle, j’avoue que je m’y perds un peu.

Quand vous aurez fini de me lire, vous aurez compris comme moi que certains faits nous échappent et qu’il n’est pas nécessaire pour l’homme de tout comprendre, que certains secrets devraient demeurer cachés à jamais.

Je n’hésite pas à dire qu’il est préférable d’être totalement ignare.

Quant à chercher à fuir son destin, est-il rien de plus chimérique ? L’homme cohabite avec des créatures qui lui sont supérieures, avec des desseins qu’il ne peut comprendre. La folie guette l’orgueilleux qui prétend attiser la flamme du savoir, le fat qui pense être maître de sa destinée. Nous ne sommes rien, la béatitude heureuse car niaise est la seule façon d’envisager le laps de temps que nous perdons sur Terre, je ne le sais que trop maintenant.

Au moment des faits,  je m’appelais encore Richard Gallois, j’affichais 38 ans, et j’étais marié depuis 9 années heureuses à Lise. Nous n’avions pas d’enfant, non que nous ne commencions vaguement à y songer mais, l’âge avançant, il y a fort à parier que nous n’en aurions pas eu. Vous notez bien évidemment que j’emploie le passé, vous comprendrez pourquoi bien assez tôt.

Nous menions, mon épouse et moi, une vie tranquille dans un petit village  du centre de la France, dans une demeure isolée et calme.

Est-ce le silence qui a fini par agir sur mes nerfs ? La forêt et ses mystères ?

Toujours est-il que durant une période de congés – étant enseignants tous les deux nous disposions d’un temps assez conséquent durant l’été – je me mis en tête, désœuvré que j’étais, de creuser un bassin dans le jardin, et je me voyais déjà couler de vieux jours heureux en bouquinant tout en comptant d’un œil à moitié endormi par la digestion les poissons qui viendraient taquiner la surface.

Lise me laissa dire, elle savait très bien que ce n’était certainement qu’une nouvelle lubie, à ranger à côté de la collection de timbres inachevée, de l’étagère à chaussures à moitié montée et que les premiers coups de pioche passés, un tour de rein quelconque me ferait remiser les outils pour un certain temps. Évidemment, et en temps normal, elle n’aurait pas été loin de la vérité. Mais cette fois, sans que je puisse dire pourquoi, c’était sensiblement différent.

Aussi fut-elle surprise lorsqu’elle constata que je m’y tenais et que, au fil des jours, des suées et des ampoules aux mains, le bassin commençait à prendre forme. Je n’avais pas fait les choses à moitié, me renseignant dans divers magasines de bricolage (c’était bien la première fois que de telles revues finissaient entre mes mains) quelles étaient les dimensions raisonnablement envisageables pour un ouvrier seul, dans un laps de temps de quelques semaines. Tout prévu vous dis-je, et je riais sous cape devant l’air interloqué de mon épouse.

J’espérais simplement qu’aucun impondérable ne survienne, afin d’éviter des reports interminables autant que des regards sarcastiques insupportables car largement mérités. J’étais en vérité moi-même surpris du sérieux et de la rigueur de mon entreprise, il n’y avait pas que la volonté puérile d’impressionner madame, il fallait que je mène à bien ce projet, j’avais la très nette sensation qu’il ne s’agissait pas simplement d’un quelconque bassin pour poissons rouges.

Mais, bien évidemment, un impondérable survint, en la présence d’une espèce de surface minérale intensément noire contre laquelle ma pioche rebondit dangereusement au beau milieu d’un après midi.

2

J’entrepris dans un premier temps de dégager l’obstacle, mais il s’avéra très vite que c’était bien plus gros qu’une simple pierre et qu’il me faudrait certainement du matériel de location afin de dégager ce… ce quoi d’ailleurs ? La surface était d’un noir intense, mat, et les quelques éraflures qui en émaillaient la surface ne suffisaient à gâter la sensation de noblesse majestueuse qui se dégageait de l’ensemble. Lise demeura tout autant perplexe, quoique ses connaissances en géologie, du fait de ses études scientifiques, dépassassent de très loin les miennes. Sur quoi avais-je bien pu tomber ?

J’allai me coucher assez tard ce soir là et ne parvins qu’à sombrer dans un sommeil troublé et peuplé de visions inquiétantes, dans lesquelles la surface noire jouait un rôle confus, si bien que je m’éveillai finalement d’humeur maussade, et le corps plutôt endolori.

Je laissai Lise endormie, me fis réchauffer une tasse de café et partis prendre le frais dans le jardin, malgré une légère bruine. J’espérais chasser rapidement l’impression de malaise qu'avaient laissée mes rêves.

Je ne crus pas d’abord ce que je vis et pensai être toujours endormi. Le café bouillant qui se répandit toutefois sur mes pieds nus ne laissa planer aucun doute, j’étais bien éveillé. Mais comment croire  ce que je voyais ? Mes sens ne pouvaient me tromper, mais je refusais tout simplement d’admettre que ce que j’avais devant les yeux fût la vérité.

Il n’y avait plus de bassin.

Ou plutôt, il avait été rebouché, la terre fraîchement retournée attestant bien qu’il y avait eu un trou assez conséquent à cet endroit.

Je dus demeurer perplexe un bon moment puisque, inquiète, Lise finit par me rejoindre. Je m’étonnai d’ailleurs de n’être pas allé la chercher tout de suite, ne serait-ce que pour avoir un témoin oculaire de ce que je refusais de voir et croire.

Nous restâmes ainsi, benêts, un bon moment, mais les minutes qui s’égrenaient n’y changeaient rien, je n’avais plus de bassin.

Que faire ?

Lise, dans un premier temps, suggéra d’appeler la police. Sans doute un voisin malveillant, exaspéré par mes coups de pioche interminables, était-il entré par effraction sur notre terrain et quitte à y passer la nuit, avait entrepris de réduire à néant mes efforts. Je l’en dissuadai car, outre que nous étions assez isolés comme je l’ai déjà précisé, j’avais passé une nuit plutôt agitée et savais pertinemment que s’il y avait eu le moindre bruit, je l’aurais entendu. Bien entendu, cela ne nous avançait guère.

Il y avait forcément une explication rationnelle, et nous en conclûmes que l’un de nous deux avait sans doute subi une crise de somnambulisme. Je doutai que ce fût Lise ayant très peu fermé l’œil, mais rien n’était moins sûr finalement, elle pouvait très bien s’être éclipsée pendant l’un de ces temps où l’on a l’impression d’être éveillé mais où notre esprit a en fait sombré dans un sommeil très léger mais néanmoins réel.

Quelques lectures nous indiquèrent que le somnambulisme excédait rarement une trentaine de minutes, ce qui semblait parfaitement insuffisant pour combler de terre le trou dans le jardin. Mais quelle autre explication ? Je ne parvenais pas à concevoir qu’un voisin pût nous en vouloir assez pour prendre le risque d’une effraction nocturne.

Quoiqu’il en fût, refusant de m’avouer vaincu, je repris dès l’après midi pelle et pioche afin de creuser derechef. La tâche s’avéra assez facile, la terre remuée récemment étant très malléable. J’avais, pour le début de soirée rattrapé mon retard. Mais comment éviter une nouvelle déconvenue au réveil ?

Lise proposa, peu après dîner, d’épandre un peu de farine de part et d’autre du lit conjugal afin, au petit matin, d’être fixé sur l’identité du marcheur. L’idée ne me parut pas pire qu’une autre, et même plutôt ingénieuse. Nous nous appliquâmes donc à déverser la poudre blanche de manière à obtenir un tapis régulier, suffisamment épais pour que des traces puissent y demeurer.

Inutile de préciser que nous dormîmes plutôt mal cette nuit là. Le sommeil dut finir toutefois par nous trouver puisque nous nous éveillâmes à peu près en même temps, ainsi que nous en avions l’habitude. Sans même prendre le temps d’une étreinte matinale, nous inspectâmes nos versants respectifs.

La farine était demeurée immaculée de son côté à elle. En revanche, du mien de larges traces de pas souillaient le tapis blanc et des empreintes étaient visibles jusqu’au milieu du couloir menant à la salle de bain. Au moins étions-nous fixés, je m’évertuais donc la nuit à remplir ce que j’avais vidé durant le jour, ce qui n’était pas sans rappeler le destin absurde de Sisyphe.

Car, bien évidemment, mon bassin était de nouveau plein.

Par chance, nous pûmes obtenir un rendez-vous médical le matin même, mais le praticien, que nous connaissions de longue date, ne nous apprit pas grand-chose dans la mesure où je ne présentais aucune des prédispositions habituellement rencontrées lors des cas avérés de somnambulisme : pas de facteur  héréditaire, de nervosité particulière, de dépendance à l’alcool ou aux drogues et aucune prise de médicament psychotrope récente. Il me donna les recommandations d’usage - me coucher à heure régulière, consacrer quelques minutes à la lecture avant d’éteindre afin de me détendre – mais me conseilla surtout de prendre rendez-vous avec un spécialiste. Je refusai un traitement à base de somnifères et d’antidépresseurs, n’en voyant pas l’utilité immédiate, il serait bien temps de me raviser si le mal persistait et que la situation évoluait jusqu’à devenir problématique. Je promis de prendre contact sans délai avec un spécialiste, mais quittai le cabinet médical sans grand enthousiasme. Quelques nuit de sommeil me disais-je, et l’incident serait clos. Comme la pluie se mit subitement à tomber, je renonçai à retourner creuser durant l’après-midi et m’absorbai dans la lecture de mes auteurs favoris. Le soir, après un repas léger, nous renouvelâmes, sur les conseils du médecin, l’expérience de la farine, afin de pouvoir documenter la régularité de mes déambulations nocturnes.

Le lendemain matin, rien, la farine demeurait immaculée.

Au bout de quelques jours, me sentant reposé, je remisai déjà cette anecdote au rebut et repris mes travaux, le temps s’avérant plus clément. Ce n’est que sur l’insistance de Lise que je dispersai de nouveau de la farine au coucher, persuadé que l’incident était clos. Tout juste si je ne me moquais pas de ses recommandations.

Sans doute avais-je été un peu présomptueux car au matin, force me fut d’admettre que je m’étais de nouveau levé. Contrarié, je sortis immédiatement pour constater, non sans colère, que j’avais consciencieusement rebouché mon trou. Mais où diable trouvais-je l’énergie après avoir passé l’après midi à pelleter, pour manier de nouveau mes outils ? Surtout pour faire quelque chose d’aussi profondément crétin ! D’autant que, je le répète, les crises excédant rarement les trente minutes d’après ce que j’avais pu lire, je ne devais certainement pas y aller de main morte la nuit venue. L’absence de courbatures également m’intriguait.

Restait une solution, la seule qui me vînt à l’esprit : creuser une dernière fois et demander à Lise de cacher mes outils afin que je ne puisse les réutiliser la nuit venue. Une solution assez simple aurait été de tout simplement renoncer à ce projet absurde puisque visiblement mes crises ne se focalisaient que sur le bassin, mais, puérilement, j’en faisais une question d’honneur.

Ce furent les hurlements de mon épouse à mes côtés qui me réveillèrent le lendemain matin. J’étais littéralement couvert de boue, les draps en étaient maculés et j’avais de la terre jusque dans la bouche.

C’est à peu près à cette période là que les rêves commencèrent.

3

Je n’en parlai pas à Lise tout d’abord, leur accordant peu d’importance. Un rêve, n’est-ce pas, n’est qu’un rêve. Le cadre différait toujours, ainsi que l’époque et mon nom. Dans certaines séquences, j’étais Jean, un artisan travaillant le cuir au XIX°, dans d’autres Patrick et vivais dans l’Angleterre victorienne, parfois nous remontions plus loin dans le temps encore et les images étaient floues alors. La femme qui hantait mes rêves se nommait Ada – son nom à elle restait le même – et alors que je semblais tantôt la fuir, tantôt la vénérer, son attitude à mon égard n’affichait que mépris et froideur. Ou était-ce l’inverse ? La nature de notre relation me semblait extrêmement complexe, car quoique parfois en conflit ouvert, nous ne pouvions visiblement nous passer l’un de l’autre.

Ada… Qui était-elle ? Son visage, quoique familier, ne m’évoquait personne de particulier une fois éveillé mais chaque nuit je la retrouvais et c’était comme si nous nous connaissions depuis toujours. Je tâchai de la dessiner, un jour, afin de forcer mon esprit conscient à se concentrer sur elle, dans l’espoir d’éveiller peut-être un souvenir éteint. Cette femme, indiscutablement, me disait quelque chose, et le portrait était assez ressemblant, quoique je n’eus jamais manifesté de don particulier pour le graphisme : très brune, le teint un peu mat,  des yeux qui semblaient jeter en permanence des éclairs et… Je cessai sur le champ mon analyse, en proie à de sérieuses interrogations : je n’avais jamais fait preuve d’un talent quelconque pour le dessin certes mais Victor, un de mes doubles oniriques, effectuait des portraits au fusain particulièrement réussis pour les flâneurs de bord de Seine, à la fin du XVIIe.

J’aurais dû, dès cet instant, en parler à Lise car j’avais la sensation très nette que je m’apprêtais à m’engager sue une voie dangereuse et qu’elle me serait d’un précieux secours. Mais les rêves avaient pris depuis quelques nuits un caractère franchement érotique et je me sentais gêné d’évoquer ce genre de sujet avec elle, nous avions toujours observé une certaine pudeur l’un envers l’autre. Je me promettais de nouveau de prendre rendez-vous sans faute avec un spécialiste, car il était évident que mes nerfs souffraient.

La situation devenait franchement critique : je dus interrompre un soir nos ébats amoureux, prétextant une panne érectile passagère. En vérité, je n’arrivais pas à me concentrer et ne pensais, pendant l’acte, qu’à Ada.

J’eus, de plus, le malheur de prononcer son nom durant mon sommeil, alors que Lise, évidemment, était éveillée, elle qui habituellement dormait d’un sommeil de plomb.

Nous nous disputâmes assez violemment à ce sujet, et quoi je fasse ou dise, je ne pus la dissuader de croire que j’avais une maîtresse. Les apparences, je devais bien l’admettre, étaient contre moi et elle partit dès le lendemain chez ses parents prendre du recul, me laissant seul avec mes rêves et j’en avais bien peur, ma folie.

Le songe cette nuit-là fut particulier, ne serait-ce que parce que je n’y figurais pas. L’époque me semblait assez reculée, sans que je puisse précisément la situer et Ada était dans une ville que je ne connaissais pas, des pays de l’est je dirais, et fuyait, terrorisée, des hommes, portant ce que nous jugerions aujourd’hui être des tenues folkloriques assez datées, qui la pourchassaient. Pour la violer ? La tuer ? Bien que je ne puisse intervenir, je tremblais pour elle et savais que l’heure était grave : les hommes hurlaient tous le même mot à l’unisson : strigoî, strigoî !!

Je m’éveillai en sursaut, ruisselant de sueur. Cela dépassait tout : je me dépêchai de griffonner sur un bout de papier ce substantif étrange que j’étais certain d’oublier dans les minutes qui suivraient, à peine mon café avalé. Ce rêve était important, cela ne faisait aucun doute à mes yeux. Que pouvait bien signifier ce mot ? Et comment se faisait-il que je le connaisse ? Mes repères linguistiques et folkloriques ne dépassaient guère ceux du lettré moyen, et ce cas particulier semblait au contraire particulièrement pointu. Et pourquoi, contrairement aux autres nuits, ne figurais-je pas aux côtés d’Ada ?

Dehors, la pluie s’était remise à tomber. Peu importe, j’avais renoncé à mon bassin depuis cette nuit où j’avais vraisemblablement creusé à mains nues.

Je devenais, c’était une certitude, complètement fou.

Je déjeunai, pris ma douche et, décidé, empoignai le téléphone afin de prendre rendez-vous, non pas avec un spécialiste comme je l’avais promis, mais avec mon médecin habituel. Au moins, à lui, je pourrais parler librement et sans gêne, je ne doutais pas qu’il pût me venir en aide. Au moment où j’allais composer le numéro, mon regard tomba sur le papier que j’avais écrit à la hâte à peine éveillé. Ainsi que je l’avais envisagé, les souvenirs s’étaient déjà effacés et ne laissaient qu’une impression diffuse. Déposant le combiné sur le buffet, je me saisis du papier et lus : « strigoî ».

Je nageais en pleine confusion et ne savais ce qui devait m’étonner le plus, l’avoir déjà oublié, ou au contraire l’avoir jamais su.

La première grande ville était à environ une demi-heure de route, et je savais sa bibliothèque bien fournie. Je n’avais pas grand risque à aller y consulter quelques ouvrages.

4

Contrairement à ce que je redoutais, je trouvai assez facilement des renseignements sur ce que je recherchais : en feuilletant des ouvrages consacrés aux costumes traditionnels des pays de l’est, je pus situer, à peu près, mon rêve dans l’actuelle Roumanie. Quoique satisfaisante, cette première étape ne suffisait évidemment pas à expliquer mes songes et je délaissai rapidement les encyclopédies et me dirigeai, non sans une certaine appréhension, vers le rayon comportant des ouvrages traitant de l’ésotérisme, voire ésotériques eux-mêmes. Je n’arrivai pas à me résoudre à me plonger dans l’interprétation des rêves, cette prétendue science relevant pour moi du plus éhonté des charlatanisme.

J’ouvris un imposant volume qui prétendait être exhaustif quant aux légendes roumaines, et trouvai rapidement des références précises, notamment une illustration, reproduisant une gravure du XVIe qui mettait en scène un cortège de femmes entravées, sans doute destinées au bûcher.

Mon cœur, quelques instants, dut s’arrêter de battre.

Si quelqu’un m’avait observé à cet instant précis, il aurait juré que je venais de côtoyer la mort elle-même ce qui, d’une certaine façon, était bien le cas.

Alors qu’il n’y avait absolument aucune ressemblance, nous étions, de cela j’étais certain, Ada et moi, représentés sur cette illustration : elle parmi les femmes condamnées et moi parmi la foule, légèrement en recul, dans l’ombre, tandis que les brutes que je méprise hurlent certainement de la brûler vive. Les visages grossièrement représentés n’étaient ni le mien ni le sien, mais je savais dans ma chair qu’il s’agissait de nous.

Pire encore, je pouvais presque entendre les clameurs de la foule, résonner les hurlements « strigoî ! Strigoî ! », humer la peur qui émanait de ces pauvres femmes et surtout sentir de nouveau le trouble qui me saisit lorsque nos regards se croisèrent. Elle avait besoin de moi autant que moi d’elle.

C’était un souvenir, net. La fameuse impression de « déjà vu » : j’avais vécu cette scène, même si, bien entendu, cela n’avait pas le moindre sens.

Une fois le choc passé et après avoir bu quelques verres d’eau afin de me rafraîchir, j’envisageai, l’esprit apaisé, la situation avec pragmatisme : il fallait que je retrouve le sens commun très vite, au risque de me laisser entraîner dans une suite sans fin de pistes chimériques.

Était-ce une scène de roman que j’avais lue et qui me revenait en mémoire ? Un film peut-être, où la Sainte Inquisition brûlait des hérétiques et qui m’aurait effrayé enfant ?

Hélas, je n’appris rien de précis en reprenant mes recherches, puisant dans les ouvrages historiques et les chroniques diverses. Toutefois, en recoupant plusieurs anecdotes et commentaires, quelques témoignages – à supposer que ces derniers fussent sérieux – je crus comprendre qu’une femme, ou un homme selon les versions ce n’était pas très clair, au très grand pouvoir, ce qu’on appelait le « strigoî », avait réussi à vaincre la mort grâce à son esclave humain.

Aucun nom n’était donné, et je luttais contre mes penchants romanesques : non, ça ne pouvait être ni Ada ni moi ! De plus, il me fallait bien admettre que j’en étais rendu à lier artificiellement des fils qui n’avaient peut-être pas grand-chose à voir entre eux afin de construire une histoire cohérente. Je ne trouvai objectivement nulle part trace d’une Ada quelconque, et plus je les regardais, plus les visages de la gravure me semblaient banals. J’en arrivai à la certitude que la sensation qui m’avait saisi à la gorge n’était pas qu’une fantaisie de plus.

Évidemment, mon imagination et ma sensibilité, exacerbées par le départ de Lise, me jouaient des tours. Sans doute étais-je tombé en dépression, il me fallait l’accepter et me faire soigner. Si j’accordais le moindre crédit à ces élucubrations, où m’arrêterais-je ? Mes crises d’insomnies étaient un premier indice que j’avais par trop négligé, il était plus qu’urgent de me prendre en mains.

5

Dès le lendemain, je retournai enfin voir mon médecin traitant afin de lui faire part de mes préoccupations et, alors que je m’efforçais de prendre les événements à la légère, il me parut plutôt soucieux et m’orienta vers la clinique la plus proche afin que je puisse pratiquer des examens d’imagerie médicale approfondis. Il voulait disait-il, s’assurer que la cause de mon mal n’était pas tout simplement physique avant de s’attaquer au psychologique. Je sortis peu rassuré de son cabinet car, quoiqu’il m’assurât que c’était une procédure tout à fait habituelle, je percevais nettement son trouble.

Je sus à quoi m’en tenir à peine le spécialiste entré dans la cabine où je l’attendais avec le résultat de mes examens. Personne, je pense, n’est prêt à entendre cela. Chacun sait que cela peut arriver, que, tous, nous sommes mortels et que, peu importent quelques années de plus ou de moins puisqu’à l’échelle cosmique nous ne sommes rien. Mais tout cela n’est finalement que de la philosophie bon marché, qui s’écroule face au prosaïsme du réel.

J’avais une tumeur au cerveau, de la taille d’un abricot. Inopérable, car déjà trop développée, l’enlever reviendrait à me lobotomiser (ce qui, me précisa-t-on restait une possibilité). La chimio, la radiothérapie n’étaient pas non plus sans risque, tant la tumeur était mal située. Lui en tous cas ne s’y serait pas risqué.

Il ne  me restait de fait que quelques mois à vivre, peut-être un an si j’avais de la chance. De la chance…

Je mentis en disant que ma femme m’attendait chez moi et qu’elle n’avait pu m’accompagner pour l’examen à cause des horaires sans cesse changeants de son travail. Les spécialistes me félicitèrent pour mon courage, soulignant avec quelle dignité j’acceptais cette fâcheuse nouvelle. La vérité est que je ne réalisais pas vraiment, j’avais la sensation de lire une histoire et que cette fatalité fondait sur une autre victime.

Arrivé à la maison, je décrochai le téléphone et, alors que je m’apprêtais à appeler chez les parents de Lise, je composai machinalement le numéro de mon médecin, lequel me proposa de passer chez moi une fois sa journée terminée. Nous nous connaissions depuis des années et, sans parler d’amitié, nos rapports étaient plutôt cordiaux.

L’examen bien sûr n’avait fait que confirmer ses craintes, il avait connu des précédents et m’expliqua qu’il arrivait que la tumeur, lorsqu’elle avait atteint une taille honorable, pressure le reste du cerveau provoquant parfois des hallucinations, agissant sur le rythme du sommeil, donnant au malade la sensation d’être coupé du monde et de sombrer dans une noire folie.

Si j’étais relativement satisfait d’avoir une explication cohérente à mes fantasmes récents, je ne pouvais pas dire non plus que j’étais réellement consolé, la perspective de ma mort prochaine limitant fortement mes projets d’avenir.

Pragmatique, mon interlocuteur m’expliqua que certes ma fin était sans appel, mais qu’elle n’avait pas à être douloureuse, la souffrance ne m’apporterait rien de plus. N’étant pas particulièrement tenté par le stoïcisme, j’adhérai à son projet de protocole médicamenteux. Nous allions commencer par une cure sévère d’antidépresseurs, afin de m’aider à surmonter sereinement cette épreuve. Lorsque ceux-ci ne suffiraient plus, nous passerions à des opiacés plus forts et pour finir, il me promit qu’il m’injecterait lui-même deux fois par jour les doses de morphine nécessaires pour ne pas souffrir et que, s’il voyait que je n’y tenais pas, il m’administrerait une dose telle que le cœur lâcherait.

Cette perspective ne m’amusait guère, mais au moins étais-je assuré de pas souffrir le martyre. Il me fit une ordonnance, m’assura qu’il repasserait dans la semaine et sortit de sa sacoche une première plaquette de pilules afin, précisa-t-il, de m’aider à franchir le cap de cette première nuit difficile.

J’acceptai avec gratitude et, dès qu’il fut parti j’avalais deux cachets que je fis couler avec un verre de whisky généreusement tassé. J’attendis de sentir monter les premiers effets des drogues et, nappé dans un brouillard apaisant et délicieux, je m’allongeai tout habillé sur mon lit, sans même défaire les draps. La journée, en vérité avait été bien assez longue.

Le bon sens aurait tout de même dû me souffler que les médicaments, s’ils m’apaisaient réellement, allaient surtout considérablement augmenter mon temps de sommeil, et donc de rêves.

6

Les premières nuits furent calmes toutefois, nappées de délicieuses volutes dues aux opiacés. Le matin, je m’éveillais d’humeur toujours égale, reposé et loin de prêter attention aux fantasmes qui avaient été à deux doigts de me faire douter de ma raison. Je ne songeais guère, non plus, à ma mort prochaine.

À plusieurs reprises, je faillis téléphoner à Lise afin de l’informer de mon état de santé évidemment mais aussi pour tenter de la convaincre que la Ada dont j’avais malencontreusement prononcé le prénom durant mes rêves n’existait que dans mon imagination. Mais je remettais systématiquement au lendemain cet appel téléphonique, que je ne pouvais envisager sereinement ; je ne me sentais pas en état de supporter les pleurs, les promesses inutiles et les remords. De plus, assez prosaïquement, j’avais envie d’être seul.

Avec le recul – mais que ne ferait-on avec du recul – je réalise que j’aurais dû être alarmé par cette tendance, qui habituellement n’était pas la mienne, à reculer sans cesse ce que j’aurais pu régler à l’instant, particulièrement en ce qui concernait Lise. Mes sentiments à son égard n’avaient pas changé, pourquoi aurais-je subitement cessé de l’aimer ? Cette sorte d’indifférence aurait dû éveiller mes suspicions. Mais, ainsi que je l’ai déjà dit, je passais mes journées dans une douce béatitude cotonneuse, sortant le moins possible et faisant des siestes de presque trois heures après des nuits pourtant bien remplies.

Au bout d’une semaine de ce régime toutefois, je m’habituai aux psychotropes et les rêves, insidieusement, revinrent. Ada toujours, et différentes incarnations de ma personnalité à ses côtés. À bien y regarder, elle n’était pas exactement toujours la même selon les époques, des changements de traits subtils sur le visage, une taille parfois manifestement différente, comme si des femmes à travers le temps s’étaient déguisées en elle. Il ne faisait pourtant aucun doute qu’il s’agissait bien d’elle, tout en étant quelqu’un d’autre à chaque fois. Quant à moi, le corps et l’identité changeaient systématiquement, mais je me reconnaissais dans ces hommes que j’incarnais nuit après nuit.

Les rapports qu’entretenaient mes avatars nocturnes avec la jeune femme commencèrent à s’éclaircir. Ce que j’avais d’abord pris pour une relation compliquée et passionnée, jalonnée de ruptures et de réconciliations, semblait en vérité lorgner vers un rapport conflictuel, basé sur une domination sans équivoque.

Ada était, dans mes rêves, une sorte de sorcière, très puissante, condamnée au bûcher par les instances religieuses  et qui n’avait réussi à échapper à la mort que grâce à un de ses puissants et répugnants sortilèges. Lorsque je compris, durant un rêve d’une terrifiante lucidité, qui elle était réellement, et surtout quel rôle abject je jouais dans cette comédie morbide, je m’éveillai en hurlant au beau milieu de la nuit - malgré les médicaments – et me levai, tremblant à moitié de peur, et résolu à attendre que le jour se lève afin de chasser les démons nocturnes. Impossible d’avoir la moindre idée de l’heure, j’avais égaré ma montre depuis deux ou trois jours, et j’avais la sensation d’être perdu aussi bien dans le temps que dans l’espace. Me concentrer sur cette montre perdue m’aida à reprendre pieds : c’était un cadeau de Lise et j’imaginais déjà la scène à laquelle j’aurais – à juste titre – droit quand elle se rendrait compte à quel point je prenais soin de mes affaires. Je ne parvins toutefois pas à entièrement dissiper les bribes de mon rêve et ce que je venais de découvrir occupait encore l’essentiel de mes pensées.

Le strigoî, pour ce que j’en compris, est une créature qui a réussi à vaincre la mort en volant un corps dans lequel il se réincarne. Il s’agit en fait d’un échange d’esprit, le strigoî prend possession d’un corps jeune et force l’esprit de sa victime à occuper un corps usé et incapable de se défendre. Voilà ce que nous faisions avec Ada. J’ai trouvé d’autres définitions du strigoî depuis et toutes ne concordent pas, mais peu importe, ainsi étaient les créatures dont je rêvais chaque nuit.

Que penser de ces rêves au juste ? Où allais-je chercher ces fadaises ? Était-il possible que la tumeur soit cause de ces élucubrations ? Mais quoi d’autre ?

Suivant les conseils de mon médecin, j’augmentai drastiquement la dose de médicaments (après tout, qu’avais-je à craindre ? De finir cancéreux et toxicomane?) et, fort heureusement, je pus de nouveau passer quelques nuits paisibles.