Et si c’était l’autre ? - Patrick Chevalier - E-Book

Et si c’était l’autre ? E-Book

Patrick Chevalier

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Beschreibung

Aimé et entouré des siens, Pierre pourrait croquer la vie à pleines dents. Pourtant, un hôte indésirable s’invite au festin sans crier gare ; un secret de famille, véritable grain de sable, vient insidieusement perturber l’homéostasie familiale.
Piètre enquêteur, Pierre échoue dans ses molles tentatives pour le débusquer. La révélation arrivera, après un survol de trois quarts de siècle d’histoire familiale, par des voies pour le moins inattendues.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Pour Patrick Chevalier, l’écriture, revisitant une mythologie en constante évolution, permet de transmettre aux lecteurs une histoire, une saga qui ne serait, sans elle, que simple fait divers ou anecdote.

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Patrick Chevalier

Et si c’était l’autre ?

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrick Chevalier

ISBN : 979-10-377-4638-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma femme chérie,

À mes enfants adorés.

... L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre.

Boris Vian, L’écume des jours

Septembre 2004

Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone.

Paul Verlaine

Devant sa feuille blanche, son stylo plume virevoltant entre ses doigts, Pierre essayait de réfléchir aux mots qu’il prononcerait ce soir lorsqu’il lui faudrait, habituelle corvée de circonstance, prononcer un bref discours en l’honneur du cinquantième anniversaire de Paul.

Avec le plaisir sans cesse renouvelé qu’il éprouvait en respirant l’odeur de l’encre qui lui rappelait les temps heureux où son seul souci consistait précisément à maîtriser le plongeon fascinant de sa plume dans l’encrier pour qu’elle ne tachât point le manche du porte-plume, il commença sa rédaction :

« À l’aube de la cinquantaine… »

Quelle absurde formule ! Comment parler d’aube à quelqu’un qui a probablement vécu les deux tiers de sa vie et pourtant… peut-on ternir une fête en portant un toast démarrant par un mélancolique : « Au crépuscule de sa vie… » ?

« Temps, durée… vertige des mots », se dit-il en se demandant s’il devait considérer la vie, sa vie, comme une succession de jours lui offrant autant d’aubes l’autorisant à entreprendre ou à réussir ce qu’il avait négligé d’entreprendre ou de réussir la veille – vision rassurante et confortable absolvant toute paresse, toute procrastination, tout échec - ou bien comme un continuum qui, tel un sablier, égrène inexorablement le capital-temps dont chacun dispose et qui interdit donc tout retour en arrière et ôte au succès d’aujourd’hui la saveur qui eût été la sienne s’il était survenu au bon moment, c’est-à-dire il y a longtemps.

Quel écart, quel abîme entre ses rêves et enthousiasmes d’adolescent et la réalité, trente ans plus tard : il n’était pas l’artiste qu’il voulait être, il n’était pas, non plus, ce père idéal qu’il espérait.

Paradoxe des paradoxes, il ne s’était pas imaginé en mari fidèle et constant ; et pourtant… l’amour sans bornes qu’il éprouvait pour Ève lui semblait bien son seul succès ; plus d’aubes, plus de sablier pour cet amour intemporel qu’il aurait volontiers qualifié d’éternel s’il n’en avait pas connu la naissance.

Son esprit vagabondant au hasard de ses réflexions, son regard s’arrêta sur le journal posé sur la table du salon :

« Le grand écrivain a mis fin à ses jours… »

« Encore une formule aseptisée », pensa-t-il.

« Et si ce grand écrivain avait voulu plutôt mettre fin à ses nuits qui étaient, peut-être, bien plus pesantes que ses jours ; pourquoi un noctambule ne souhaiterait-il pas mettre fin à ses nuits ? »

Et il faudrait, avec ces formules convenues, réussir à mettre des mots sur des états d’âme et des souffrances qu’aucun grammairien, qu’aucun lexicologue n’avaient prévus ! Depuis l’apprentissage des premières règles de cette grammaire normative, il était évident que le langage imposé à l’école ne pourrait, en aucun cas, aider un enfant à devenir un homme, enfin un vrai, c’est-à-dire quelqu’un qui puisse se passer des mots existants pour en inventer de plus vrais, de plus forts que, malheureusement, il serait le seul à comprendre sauf à être un poète que ses contemporains s’empresseraient d’aduler en se gardant bien de lui apporter le seul soutien dont il aurait besoin : son pain quotidien.

Impossible donc de sortir du rang et pourtant, impossible d’y rester.

Une rage sourde l’envahissait et il s’en voulait d’avoir été cet élève appliqué à maîtriser un langage qui n’était pas le sien ; tout au plus avait-il, peut-être pour se donner bonne conscience, éliminé de son lexique tous les termes relevant de l’abjection absolue, de la face sombre du catholicisme qui avait tant nui à l’humanité depuis les délires des conquistadores jusqu’à ce pape condamnant le préservatif, au risque de laisser le champ libre au VIH, en passant par cet immonde Index Librorum Prohibitorum qui condamnait Gide et tant d’autres mais se gardait bien d’épingler Mein Kampf.

Sa vie durant, il était resté ce petit soldat discipliné s’efforçant de faire plaisir aux autres plus pour ne pas provoquer de déceptions que pour en tirer un quelconque profit, lui qui n’aspirait à rien d’autre qu’à une vie tranquille et sans histoires, depuis qu’il avait pris conscience que les hommes de génie ne l’avaient pas attendu pour écrire, chanter, peindre ces chefs d’œuvre qui avaient tout dit, tout montré, tout exprimé, ne lui laissant d’autre moyen raisonnable d’expression que le silence ; silence que, bien sûr, il était seul à entendre.

Dans ces moments de spleen, d’aucuns se seraient rués sur leur bouteille d’alcool favori pour y trouver le réconfort ou, plus exactement, l’étourdissement cérébral leur faisant oublier le poids de leur indéfinissable langueur.

Pierre préférait s’abreuver à d’autres sources plus stimulantes intellectuellement. Le vague à l’âme, il se dirigea vers la bibliothèque pour en extraire son disque vinyle préféré, l’album numéro IX de Georges Brassens « Supplique pour être enterré à la plage de Sète », le premier 33 tours d’une collection entamée à son adolescence. Ce disque, c’était sa nostalgie, sa jeunesse envolée. Sans réfléchir, il opta pour la face B et se laissa choir dans son fauteuil, les yeux fermés. Que d’images merveilleuses, que de subtiles métaphores lui livrait le poète ! Plongé dans un demi-sommeil hypnotique, les paroles du « Moyenâgeux » sonnaient la proche fin du disque :

Le seul reproche, au demeurant,

Qu’aient pu mériter mes parents,

C’est d’avoir pas joué plus tôt

Le jeu de la bête à deux dos

De retour sur terre, Pierre se dit que ce n’était pas, loin s’en fallait, le seul reproche qu’il voulait adresser à son père, mort trop tôt, avant que leurs vies ne se soient véritablement croisées au carrefour d’un dialogue d’amour au lieu de suivre des trajectoires parallèles les ayant rendus étrangers l’un à l’autre.

« Pauvre misérable » s’adressa-t-il à lui-même se rendant compte, avec ce même désespoir qui lui serrait la gorge en pensant à ce père aimé mais à jamais méconnu, qu’il avait probablement tracé avec ses enfants ces mêmes lignes parallèles qui, si elles permettent de se consoler en pensant que, de la sorte, on ne se met en travers de la route de personne, sont pires que le plus complexe des labyrinthes car, sans un effort désespéré pour les tresser, elles ne laissent espoir à aucune issue. Et ses efforts, avaient-ils été couronnés de succès ?

Quant à sa mère, il la subissait hypocondriaque et mythomane invétérée.

Hypocondriaque, elle se plaignait de toutes les maladies de la terre et sa situation était toujours plus grave que celle des morts qui eux, au moins, étaient soulagés de leurs maux. Hormis des problèmes de prostate qu’il n’osait se souhaiter, il se demandait, afin de retrouver un peu de son identité, quel mal il pourrait endurer qu’elle n’ait elle-même déjà supporté. Ses plaintes en devenaient dérisoires.

Mythomane, elle lui avait volé beaucoup plus qu’elle ne l’imaginait par ses mensonges dont le plus cruel avait été, le trouvant trop chétif pour son âge, de le rajeunir de plusieurs mois pour sauver, auprès du voisinage, il ne savait trop quelles apparences. Il en éprouvait, encore aujourd’hui, une haine au-delà de l’imaginable pour le mensonge car, si le mensonge est un mal parfois nécessaire aux yeux de certains, celui-ci n’était pas utile, sauf à vouloir briser les ailes à tout envol, à toute croissance.

Pourquoi cette inepte affabulation alors que, hormis sa petite taille qui, à y bien réfléchir, ne le gênait guère, tout réussissait à ce petit garçon ?

L’avait-elle, une seule fois, entendu maugréer contre ces quelques centimètres qui lui manquaient pour se hisser au niveau de la taille moyenne de ses camarades de classe ?

N’était-il pas un meneur grâce à la vivacité d’esprit et à l’intelligence que lui prêtaient ses congénères, étonnés que puissent sortir autant d’énergie et d’idées fourmillantes d’un si petit bonhomme ? Ses instituteurs ne s’émerveillaient-ils pas devant cet élève brillant, appliqué et travailleur dont le seul objectif était de truster les tableaux d’honneur, peut-être parce que la distribution des prix de fin d’année constituait l’unique occasion où, répondant à l’appel de son nom et se hissant sur la scène du théâtre municipal pour recevoir les félicitations du maire en même temps que son beau livre dont il était pressé de humer le parfum, il croyait discerner une lueur d’admiration et peut-être même d’amour dans les yeux de son père ?

Sa mère avait-elle eu conscience de la portée de ce bobard qui, tel un péché originel, les liait dans une irrémédiable complicité, condamnant le malheureux gamin à une solidarité filiale qui, pendant de nombreuses années, l’obligerait à valider cette imposture et à réécrire sa vie au travers de ce prisme déformant pour ne point la désavouer ?

Quels gâchis !

Décidément, un seul vrai fil le tenait à la vie : sa femme.

Il faudrait bien qu’un jour il se décidât à chercher la cause de son malaise.

Avril 1950

L’homme et la femme ne se rencontrent qu’une fois.

Jacques Audiberti, Le Mal court

Le pauvre Wurtlizer, juke-box faisant la fierté du patron du Bar des Amis qui escomptait un engouement de sa jeune clientèle, ne parvenait pas, malgré tous ses efforts et lacunes techniques, à agacer les oreilles de Claudine qui, les yeux dans les étoiles, vibrait à l’écoute de l’Hymne à l’Amour qu’Édith Piaf entonnait pour la quatrième et dernière fois, son porte-monnaie bourse à fermoir venant de se délester de sa dernière pièce.

Que manquait-il à ces sons qu’elle ne pouvait écouter sans ressentir jusqu’au plus profond d’elle-même la vibration sinon une image à la hauteur de cette émotion ? Et, machinalement, comme si son inconscient lui voulait le plus grand bien, son regard rêveur quitta l’imaginaire voie lactée qui la fascinait encore quelques secondes plus tôt, pour croiser celui d’un jeune homme qui semblait lui aussi en totale communion avec cette chanson.

En un instant, elle comprit ce que pouvait être ce que, malgré ses nombreuses lectures et discussions avec ses amies, elle n’avait pu conceptualiser ou même concevoir : le coup de foudre.

Passé un long moment de silence (le disque avait-il regagné depuis longtemps sa place « A12 » dans l’appareil qui semblait s’être tu à jamais ?), Claudine éprouva une sensation bizarre en revenant à la réalité.

Bien qu’apparemment troublé lui aussi, le jeune homme avait déjà tourné les talons après avoir acheté son paquet de Gitanes quotidien et salué à la cantonade.

Claudine resta silencieuse, élaborant divers stratagèmes pour obtenir des informations sur ce jeune homme tout en faisant tourner entre ses doigts son verre encore à moitié plein de cette grenadine qui était sa boisson favorite quand, sortant de son travail, elle rejoignait son amie Florence pour un moment de convivialité permettant à chacune d’elles d’oublier les dures lois de ce que les adultes, dont elles faisaient maintenant partie depuis la récente fin de leurs courtes études, appelaient la vie active. Et Dieu sait, se disait-elle, que cette vie n’a d’actif que l’épithète, tant les journées au bureau lui paraissaient longues, clouée sur sa chaise et bercée par les rodomontades d’un sous-chef qui, à n’en point douter, était passé à côté de sa véritable vocation : garde-chiourme.

Les raisonnements les plus complexes conduisant parfois à des solutions improbables, elle se tourna vers Florence et lui demanda, d’un air qu’elle croyait détaché :

« Connais-tu le jeune homme qui vient de sortir ? »

Le sourire de Florence tomba comme une sentence.

Faut-il être stupide pour se dévoiler aussi facilement ! « C’est bien la peine de réfléchir aussi longtemps pour poser une question aussi sotte », pensa Claudine qui, mentalement, se flagellait pour administrer un remède à ce qu’elle estimait être une incommensurable impéritie.

« Allons, Claudine, un peu de sérieux, il vient de se marier, répondit Florence, visiblement amusée par le trouble de son amie qui, jusqu’à présent, ne s’était jamais livrée.

— Idiote ! Que vas-tu penser ? Je te demande ça tout simplement parce que je crois le connaître mais je n’arrive pas à mettre un nom sur son visage.

— Don Juan.

— Arrête, tu m’énerves.

— Bon, j’arrête. C’est Claude Charpentier, le fils du tapissier de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Il vient de se marier avec Juliette Lepic. »

Les yeux de Claudine fixaient son verre de grenadine. Les volutes qui y tournoyaient lentement semblaient descendre inexorablement et elle y voyait le signe même de sa détresse la conduisant vers un abîme sans fond.

Les cris de triomphe des joueurs de baby-foot et le tintamarre du vieux Gottlieb trônant près du Wurtlizer ne parvenaient plus à ses oreilles.

Mai 1950

Il n’y a qu’une seule route qui nous conduise au bonheur, et l’erreur des hommes est de croire qu’il en existe plusieurs.

David Augustin de Brueys, Les Amusements de la raison (1721)

Claudine aimait ce tailleur bleu qu’elle avait elle-même confectionné en s’inspirant d’un modèle vu dans l’Officiel de la Mode. Sa veste très cintrée lui donnait l’impression d’être dans le vent et c’est avec un plaisir certain qu’elle l’enfila pour se rendre au travail ; du moins le « garde-chiourme » ne la rabrouerait-il pas pour sa tenue vestimentaire. Il avait bien assez de sa ponctualité approximative et de sa supposée incompétence.

Regardant sa montre, elle accéléra le mouvement, saisit son sac à main imitation Lancel, ferma sa porte à clé. Le vieil ascenseur phtisique ne semblant pas en mesure de parvenir rapidement à son étage, malgré la pression insistante qu’elle exerçait sur le bouton d’appel, elle dévala les escaliers aussi rapidement qu’elle le put.

Bien qu’il fût encore tôt, la rue de Cotte s’était éveillée bien avant Claudine. En sortant de l’immeuble, elle huma avec délice cette atmosphère particulière, ce brouhaha des marchands ambulants qui s’impatientaient de ne pouvoir atteindre plus rapidement la place d’Aligre qui, tel un ventre affamé, les attendait pour leur déballage quotidien de fruits et légumes. Quel dommage de ne pouvoir, par manque de temps, ramasser l’aubergine tombée d’une charrette ou la salade gisant sur la chaussée ! Souvent, elle se disait qu’elle pourrait emporter un sac à provisions pour ses emplettes sauvages mais un sentiment mitigé de culpabilité, un bien mal acquis ne profitant jamais, et d’orgueil, quel mariage contre nature entre un tailleur à la taille fine et une besace ventripotente, l’en empêchait. Une telle faute de goût était au-dessus de ses forces et elle préférait attendre le dimanche matin pour, selon un rituel immuable, faire ses courses sur le coup de 13 heures, au moment où « Un concombre pour cent francs », le matinal slogan du marchand de légumes qui renâclait à remballer une marchandise qui risquait de se gâter, muait en : « Trois concombres pour cent francs ».

Sans enthousiasme, elle se mit en chemin vers la station de métro Ledru-Rollin, cet illustre inconnu dont elle ignorait qu’il était le père de ce suffrage universel auquel elle vouait un culte républicain et une reconnaissance sans bornes. Chaque fois qu’elle tournait dans la rue du Faubourg Saint-Antoine, elle se sentait en exil en quittant son village et son marché et ses jambes la conduisaient d’un pas lourd dans cet exode.

Que pouvait-elle attendre d’autre au bout de son chemin que les brimades du garde-chiourme qui devait être bien malheureux pour s’acharner ainsi sur le personnel féminin ?

Qui était donc responsable de son mal-être : sa mère, sa femme ou une fantasmatique maîtresse que son taux d’alcool à son apogée dès potron-minet interdisait de séduire ?

Ce court trajet jusqu’au métro lui donnait habituellement l’occasion d’accueillir ses pensées les plus sombres qui, l’espérait-elle, lui sachant gré de son hospitalité ne tarderaient pas à prendre congé.

Le regard bas, fixé sur ses chaussures qu’elle avait oublié de cirer, elle avançait contre son gré, un peu comme si un tapis roulant la conduisait à l’échafaud mais ses idées et ruminations n’avaient pas la couleur habituelle, elles semblaient plus claires, plus transparentes comme annonciatrices de jours enfin meilleurs.

Sans qu’elle sût pourquoi, elle ressentit, comme venant du plus profond d’elle-même, une vague tout aussi surprenante qu’agréable qui vint s’échouer sur ses muscles zygomatiques : elle esquissait le premier sourire depuis ce jour où elle aperçut Claude Charpentier.

Un petit bonheur n’arrivant jamais seul, quelle ne fut sa surprise de se trouver nez à nez avec celui qui depuis plus d’un mois occupait son esprit ; le fumeur de Gitanes ayant avalé quatre à quatre les marches des escaliers du métro émergeait des entrailles de la terre à la cadence d’un homme dont la journée n’a pas démarré à la vitesse souhaitée.

« Bonjour, lança Claudine sur un ton qu’elle voulait décontracté mais qu’une oreille même peu avertie pouvait identifier comme une imploration à lui prêter quelque attention.

— Bonjour, Mademoiselle, on se connaît ?

— Oui, je vous ai vu il y a quelque temps au Bar des Amis, vous achetiez des Gitanes.

— Vous faites erreur, je ne fume que du Scaferlati. Excusez-moi, je suis pressé. »

Il avait suffi de quelques secondes pour qu’un rêve entretenu, échafaudé depuis un mois s’écroulât. Pantoise, Claudine essaya de rassembler les maigres forces qui lui restaient pour poursuivre son chemin.

Les quais rectilignes de la station lui paraissaient soudainement courbes, ne sachant si c’était dû à une hallucination, à l’effet des larmes qu’elle tentait de retenir ou à une trahison de son cerveau qui lui avait bien fait croire qu’elle avait revu celui qui disait n’avoir jamais été là où elle ressentit un coup de foudre pour lui.

Bastille, Chemin Vert, Saint-Sébastien-Froissart, les stations défilaient les unes après les autres. Claudine se sentait étrangère à ce corps qui la traînait jusqu’au bureau ; tout était soudain silencieux : les bruits du métro qui la berçaient habituellement ne lui parvenaient plus.

La foudre qui venait de s’abattre sur elle aurait-elle provoqué des dégâts sur son cerveau ? Déjà, ses réflexes de survie s’émoussaient : elle tenait la main-courante, ce nid à microbes objet de toutes ses phobies, et le souffle chaud sur sa nuque exhalé par un voyageur ne lui inspirait même plus de dégoût. Aucune odeur ne venait titiller ses narines, le contact avec ses voisins ne l’importunait pas ; ses sens allaient-ils l’abandonner un par un ?

Filles du Calvaire

Un soubresaut activa ses neurones : elle entrerait chez les Bénédictines ou toute autre congrégation, en tout cas loin des hommes, ces menteurs impénitents que lui décrivait si bien sa mère.

Opéra

Ayant réussi à s’extraire du wagon, elle prit la direction de la sortie et, d’un pas machinal, elle emprunta le boulevard de la Madeleine pour tourner dans la rue Cambon. Devant elle, un couple d’amoureux marchait bras dessus bras dessous.

« élémentaire, mon cher Watson » ; cette citation apocryphe jaillit de la tête de Claudine comme une fusée de détresse. « C’est évident, il est marié. Même s’il m’a reconnue, il ne peut pas l’avouer ; il préfère me traiter comme une allumeuse. »

Cette pensée la réconforta au moment où elle pénétrait dans le hall de la banque où, à défaut de vocation, elle avait échoué pour gagner sa vie. En fait, elle la perdait plutôt.

Le garde-chiourme était là, posté les mains dans le dos, face à la feuille de présence que chaque employé devait signer à son arrivée et à son départ en précisant l’heure, la pointeuse n’ayant pas encore fait son apparition dans ce vénérable établissement, sans doute parce que cela permettait d’offrir au cerbère le seul poste de travail à la hauteur de ses compétences.

Au moment précis où Claudine apposa sa signature, il aboya :

« Mademoiselle, vous êtes en retard.

— Mais, Monsieur, balbutia-t-elle en se tournant vers cette maudite pendule Brillié qui trônait sur le mur opposé et dont l’aiguille passait précisément du chiffre 30 au 31.

— Voilà, c’est fait, il est trente et une. »

Un immense « Je vous emmerde » partit de son cerveau mais un bienveillant inconscient, un ange gardien, le transforma en un vague borborygme pouvant signifier « Je m’en fiche » dont les conséquences seraient moindres.

Surprise et effrayée par son audace, elle alla s’installer dans la salle de saisie mécanographique où elle procédait à la mécanisation des ouvertures de comptes toujours enregistrées par les guichetiers et agents habilités dans un registre manuscrit.