Et vient le Ressac - Isabelle Briand - E-Book

Et vient le Ressac E-Book

Isabelle Briand

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Beschreibung

Non, Pierre n’aime pas les ragots, d’ailleurs il refuse de les écouter, quoique… pour l’objet de son désir il ferait bien une exception ! 

Dans un petit port breton se languit un voilier, réceptacle de vieilles rancœurs. Pierre, doux rêveur se morfond dans la ville. Il rêve de voyages, d’aventures…
Au cours d’une errance, sur la côte, il découvre ce mystérieux bateau dont il s’entiche. Malgré les ragots des villageois qui donnent une aura maléfique à ce vieux « Mascaret », qui n’est pourtant pas à vendre, Pierre s’entête. Il veut l’acheter. Une attraction incompréhensible lui fait mener l’enquête. Qui est cette Eva, sexagénaire, propriétaire du bateau ? Qu’a-t elle fait pour susciter la haine d’un village ? À travers le témoignage des uns et des autres, une histoire singulière va l’émouvoir. Cette vague de ressac va emporter Pierre, le transformer jusqu’à lier son destin à celui d’un voilier grâce à cette mystérieuse femme qui le mène inexorablement sur le chemin des souvenirs, vers d’autres lieux dangereux et minés caressés par les brises tropicales.

Un récit rythmé par le thème de la mer, des voyages, de la haine et du danger, où souffle néanmoins le vent de l’amour qui gonfle les voiles du « Mascaret », ce bateau gardien de secrets.

EXTRAIT

Pierre avait de plus en plus souvent ces humeurs moroses, le week-end en particulier, quand son esprit était libéré de la charge fastidieuse de son travail au bureau. Qu’étaient devenus les projets, les rêves un peu fous qu’on remettait toujours à plus tard et qu’il partageait encore avec sa compagne l’année dernière ? Cathy ne l’écoutait plus, même si elle faisait semblant avec son sourire en coin, ses yeux qui se levaient au plafond, ses épaules qui se haussaient un peu. Un doux rêveur, voilà ce qu’elle avait dit hier soir.
« Mais Pierre, il faut rêver d’accord, seulement avec toi, cela devient de l’obsession. Tu as la bibliothèque remplie de livres d’aventures. Maintenant tu lis les livres de navigation, tu cherches sur internet des bateaux dont tu ne pourras jamais t’offrir, ne serait-ce que les voiles ou les winchs. On a le loyer à payer, la voiture sans doute à changer. Je fais des heures supplémentaires, pendant que toi tu rêves avec une tête de chien battu ! »

À PROPOS DE L'AUTEUR

Isabelle Briand est bretonne. Depuis l’âge adulte elle n’a connu pour chez-elle et seul domicile que des voiliers de grande croisière. Elle a vécu, navigué, travaillé de l’Afrique à l’Amérique du Sud, du Brésil au Mexique, des Antilles à l’Amérique du Nord et au Canada, de la côte atlantique à la côte pacifique. Elle navigue actuellement dans le Sud Pacifique avec son compagnon sur leur voilier. Ce livre est son quatrième roman.

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ET VIENT LE RESSAC

Isabelle Briand

ET VIENT LE RESSAC

Roman

Tahiti, janvier 2016

Remerciements au club de voile de Taravao, Tahiti, pour m’avoir accueillie sous son auvent pendant de longues heures jusqu’à la fin de la rédaction de ce roman. Mauruuru !

Que sont les hommes et les siècles

Pour la mer,

Le ressac vient

Qui les étreint et les emporte…

Anonyme grec

Chapitre Un

Le reflet du miroir, ce matin-là, avait annoncé le prélude d’un samedi gris et morne. Il crachouillait – comme disait son grand-père breton, alias Pépé – une pluie fine et oblique qui vaporisait ses gouttes tristes sur les vitres. Gris aussi était un crin fin de sa chevelure, si brune, si dense hier encore… Il l’avait aperçu dans le miroir de la salle de bains. Aussitôt, son humeur s’était mise au diapason de ce matin qui faisait la gueule.

« Merde, pensa-t-il, que la ville est moche sous ce ciel, que je suis moche avec ma tête de déterré, et puis voilà que je me mets à vieillir d’un coup ! »

Pierre avait de plus en plus souvent ces humeurs moroses, le week-end en particulier, quand son esprit était libéré de la charge fastidieuse de son travail au bureau. Qu’étaient devenus les projets, les rêves un peu fous qu’on remettait toujours à plus tard et qu’il partageait encore avec sa compagne l’année dernière ? Cathy ne l’écoutait plus, même si elle faisait semblant avec son sourire en coin, ses yeux qui se levaient au plafond, ses épaules qui se haussaient un peu. Un doux rêveur, voilà ce qu’elle avait dit hier soir.

« Mais Pierre, il faut rêver d’accord, seulement avec toi, cela devient de l’obsession. Tu as la bibliothèque remplie de livres d’aventures. Maintenant tu lis les livres de navigation, tu cherches sur internet des bateaux dont tu ne pourras jamais t’offrir, ne serait-ce que les voiles ou les winchs. On a le loyer à payer, la voiture sans doute à changer. Je fais des heures supplémentaires, pendant que toi tu rêves avec une tête de chien battu ! »

Cela avait bien évidemment amorcé la dispute hebdomadaire, plus forte, plus intense que les précédentes. Elles montaient d’un cran toutes les semaines, et c’était sa faute s’il s’entêtait. Pourtant tout avait si bien commencé, trois ans auparavant. Il avait aimé de suite le dynamisme de la jeune femme, sa volonté aussi, sa franchise et son esprit ouvert. Après tout, n’avait-il pas été séduit par son air de routarde revenant d’un raid au Tibet ? Car oui, Cathy c’était ça aussi : la frondeuse enthousiaste aux cheveux frisés en rébellion permanente, aux yeux ronds et sombres derrière des lunettes toutes aussi rondes. Petite, râblée, elle était taillée pour la lutte, disait-elle en se moquant de sa silhouette qu’elle s’entêtait à emprisonner dans des t-shirts moulants. Elle parlait fort, elle riait souvent, elle se moquait gentiment. De tout, de tous, de Pierre. Et même lui, l’introverti, avait aimé ça. Il sentait qu’elle le pousserait hors de ses retranchements, qu’elle l’aiderait à vivre ses rêves, qu’elle le seconderait. Alors que s’était-il passé ?

Le regard vrillé sur la vitre grise où filtrait une lumière morne qui déformait les toits des immeubles dans lesquels vivaient des essaims d’humanité qui, comme lui, savouraient leur premier café de ce matin léthargique, Pierre et son âme étaient tristes et inquiets. Cathy était de service à l’hôpital ce week-end. Ils ne se verraient qu’entre deux portes, celle de l’entrée et celle de la chambre. Pas le temps de s’excuser pour la dispute d’hier. Et puis, il ne le voulait pas vraiment. Il prit les clefs de la voiture, laissa un mot : J’emmène mon chien battu en balade, à lundi.

Lui qui s’était cru si spécial avec ses idées d’aventures n’était qu’un type ordinaire finalement. La trentaine à l’horizon, quelconque : pas beau, pas moche, pas bête, pas futé non plus aurait dit Cathy en plissant les yeux d’un air narquois. Taille moyenne, ni maigre ni gros, il passait inaperçu dans la foule. Cela l’arrangeait parfois, mais dernièrement, il se surprenait à épier son reflet dans les vitrines, comme un ado libidineux. Sa vie lui échappait. Cathy, elle, fonçait tête baissée dans un métier qui la passionnait et elle oubliait leurs beaux projets d’évasion, pourtant ressuscités à chaque mois de vacances. Il l’enviait un peu. Mais elle l’oubliait. Pierre fit une moue enfantine alors qu’il ressassait la scène de la veille. Quel raseur il était ! Insatisfait, jaloux, puéril et moche.

« Oui, moche ! » pensa-t-il encore en essuyant de la paume le miroir à gauche de la porte de l’appartement. Ce geste ne changea en rien son reflet. Il avait les yeux fatigués, les yeux d’un beau marron mordoré d’épagneul. « Me manquent plus que les oreilles tombantes… Mais non, très bien les oreilles, pas laides du tout en fait ! »

Le nez droit, un peu pincé au bout, lèvre inférieure charnue, « signe de sensualité aiguë dit-on », la supérieure un peu trop gercée par la morsure continuelle de dents bien plantées, le front haut dégagé, « suis-je légèrement dégarni ? » Non, les cheveux étaient encore épais et ne tomberaient pas de sitôt à en croire père et grand-père. Le tout pas trop mal, si ce n’était un air alangui – à moins que ce ne fut avachi – de quelqu’un qui vit à côté de ses pompes. Un physique banal qui cachait des idées saugrenues pour certains, intrépides pour d’autres, utopiques pour Cathy. Il avait fermé le double verrou de la porte, sorti la voiture du garage et, au lieu de l’emmener au mécanicien, il décida de prendre le périphérique vers l’ouest. Ses idées, qui s’échappaient au petit bonheur quand il conduisait, faisaient en général mauvais ménage avec la circulation du centre-ville. Pierre détestait rouler en ville où il fallait côtoyer les mères de famille agacées par la progéniture qui chahutait à l’arrière, les couples fringants se dirigeant vers les grands magasins, les retraités qui se frayaient un chemin au volant de leur lourde cylindrée, les ados turbulents et casse-cous qui faufilaient leur moto au ras de son pare-chocs.

« Dans la ville, je suis un pigeon » chantonnait-il les mâchoires crispées sur un chewing-gum sans goût.

Dernier feu rouge, le grand rond-point, l’embranchement du périphérique de l’ouest, celui qui mène vers l’océan, vers la liberté. Quelle illusion ! Pourtant la seule, si étroite était-elle, à laquelle il se rattachait. Lui qui rêvait de grand large, de navigations infinies devrait se contenter de naviguer avec son GPS sur ce grand ruban noir en compagnie de milliers d’autres pigeons.

Mais d’où lui venaient ses idées ? Le périphérique atteint, son esprit s’envola au rythme des chevaux- vapeur. Ce n’était certes pas sa vie de petit banlieusard qui lui inspirait ces envolées audacieuses. Sans aucun doute la faute du grand-père breton chez qui il avait passé ses plus beaux jours d’enfance et d’adolescence. L’homme taciturne emmenait le gamin pâlot voir l’océan furieux. Il le trimbalait sur son vélo les jours de pluie pour aller sur la jetée se faire peur avec les grosses vagues hargneuses. Il disait souvent :

« Tu vois mon gars, en ville t’es un pigeon, et le Pépé riait en ajoutant : dans tous les sens du mot. Tu te planques quand il pleut, tes ailes te servent alors plus à rien. Ici t’es un colimaçon : quand il pleut, tu sors, tu vas lentement, mais tu y vas, avec ta maison sur ton dos ! Eh, comme en bateau, tu vois… »

Oui, pas de doute, le Pépé breton avait raison, il était un pigeon.

Et l’esprit de Pépé, ce matin de triste printemps, était dans la voiture avec Pierre alors que celui-ci s’éloignait de la ville, grosse pieuvre gélatineuse aux tentacules qui n’en finissaient pas de grandir.

« Regarde mon gars, regarde-la, la mer. Elle va, elle vient, elle repart. C’est le ressac qu’on dit, son souffle, sa vie. Nous aussi on va, on vient et on repart. Je ne sais pas encore si on reviendra ! »

Et le Pépé était revenu dans la tête de Pierre. Il parlait de voyages qu’il n’avait jamais faits. Lui, si sobre d’ordinaire, devenait grandiloquent quand il évoquait devant le gamin ébahi les tumultes du grand Atlantique, son voisin, ou les magnificences du lointain Pacifique. Les tempêtes, les calmes, les escales parfumées : où pêchait-il tout cela ? De Jules Verne, de Kessel, de Loti, de Melville et des autres dont les livres tapissaient les pauvres murs de sa maison. Avait-il été, lui aussi, un rêveur invétéré et insatisfait ? Pourtant il connaissait son affaire le Pépé. Depuis l’adolescence, il avait toujours passé autant de temps sur l’eau que sur terre. La pêche côtière, les transports d’îles en îles dans le Golfe, les huîtres à cultiver (ou disait-on à élever ?).

« Oui, continuait Pierre perdu dans ses pensées au volant de sa petite voiture décadente qui le menait cap à l’ouest, il a vécu sa vie pleinement Pépé, sur l’élément qu’il chérissait. Lui, il n’a jamais eu les yeux d’un épagneul soumis. »

Si le Pierre adulte se maintenait dans la moyenne honnête, Pierre enfant avait été en dessous. En dessous en taille, en poids, en force, en malice aussi bien qu’en culot. Pas seul dans sa catégorie de gringalet, il avait cependant été celui de l’école qui en avait le plus souffert. Car Pierre était un tendre. Un tendre rêveur, avait dit un jour Cathy. À dix ans, il rêvait déjà de grandes choses : d’aventures à pied, en vélo, à cheval et bien sûr, grâce au Pépé, en bateau. À peine capable de courir trente mètres, de sauter une barre qu’il jugeait stupide de placer si haut, de rattraper un ballon qu’on lui lançait en plein visage, il se faisait chahuter et moquer à l’heure honnie de la culture physique ou à celles des récréations. C’est encore Pépé qui avait sauvé son honneur en l’inscrivant, pour les vacances d’été, à l’école des Glénant. Là enfin, son corps un peu chétif, ses jambes fluettes n’étaient plus des boulets. Au contraire même, car petit, agile, il s’agrippait aux haubans tel un singe, et excellait autant aux manœuvres sur le pont qu’à la barre. Et son intelligence s’était affirmée grâce aux petits voiliers du golfe, et depuis c’était le grand amour. Ils l’avaient accompagné durant toutes ses vacances d’enfant, d’adolescent, et l’avaient même récompensé par de belles coupes dorées que ses copains musclés lui avaient enviées.

Le bruit de ressac sur la digue du village de Pépé, qui accompagnait ce samedi matin son rêve éveillé, vira à un grondement suspect. Un camion le dépassait. Il cracha son chewing-gum et se concentra sur sa conduite. La petite voiture, un peu maladive dernièrement, fut prise en chasse puis dépassée par des breaks endimanchés de leurs passagers en mal d’air frais et salé. Pierre sentit la hargne lui étreindre la gorge. Non seulement les week-ends étaient le plus souvent subis en solitaire à cause des gardes de sa compagne, mais à présent leur mois, leur beau mois de juillet, avait été cédé dans un geste de générosité bien égoïste à une collègue de Cathy. Des pancartes flashaient leurs noms dans la grisaille comme autant d’éclats de phare sur une mer tourmentée. La Rochelle ! Il poussa un juron. Le grand port et ses bateaux sur le chemin de l’île de Ré, lieu de leurs prochaines vacances s’effaçait déjà au profit d’une inconnue. Cathy avait échangé son mois de juillet contre le mois d’août.

« Merde ! Le seul moment où nous tombons d’accord, où on se ressource à des projets qu’elle fait semblant d’accepter. A-t-elle fait exprès de refiler juillet à sa collègue ? »

Pas question qu’il passe le mois en ville. Il lui était impossible de changer ses dates de vacances. Cathy lui avait dit hier, d’un ton désinvolte qui l’avait inquiété :

« Je dois bien ça à la collègue. Elle est en plein divorce et elle m’a beaucoup aidée en début de carrière. Moi j’irai en août voir ma famille à Bordeaux. Toi, en juillet, va chez la tienne en Bretagne, va faire de la voile. Une petite séparation ne nous fera pas de mal. Puis elle avait rajouté : et profites-en pour te débarrasser de ton air de chien battu ! »

De chien battu, il était devenu hargneux, avait aboyé quelques amers reproches. Elle n’avait pas lâché du terrain. Nul besoin que les voisins se gargarisent de leur scène. Il était sorti en claquant la porte.

Les nuages étaient maintenant retenus à l’arrière par le souffle pur d’un vent frais chargé d’air salin. Pierre eut l’impression de franchir une frontière, de sortir d’un tunnel. Les miasmes de la ville, les querelles stériles de son couple, son travail monotone, tout s’en fut rejoindre le gris qui perdait du terrain derrière sa vitre arrière.

Vannes ! Quelques voitures empruntèrent la sortie sur la droite. Pierre retrouva le sourire alors qu’il continuait sur le grand ruban d’asphalte. Vannes, la ville de son adolescence, de tous les projets, des filles, des rêves, de Cathy aussi, rencontrée dans un bar.

– Je t’emmène voir les bateaux de la course à La Trinité, tu aimes la mer ?

– J’adore, avait-elle crié en riant, la liberté, le grand large !

– Alors un jour on partira, toi et moi pour un tour du monde !

– Ça marche !

Toutes les vacances, cette promesse était renouvelée. Mais cette année le couple, en rupture d’harmonie, gîtait comme un navire en perdition. L’insulte avait porté hier soir quand elle avait lancé :

– Toi, tu ne seras jamais qu’un navigateur dans un fauteuil ! Au moins cela ne nous mettra pas sur la paille !

Quiberon ! Il signala sa sortie sur la bretelle en même temps qu’il rejetait au loin, avec l’image de la ville sur la ligne grise nébuleuse, la réplique venimeuse de Cathy et sa grimace narquoise.

Chapitre Deux

L’humeur allégée comme le ciel épuré de ses lourds nuages gris, Pierre avait retrouvé son optimisme que la ville bridait tant. Il aimait les roches acérées de la côte sauvage qui protégeaient, tels des crocs effroyables, l’avancée inexorable de l’océan. Le contraste était saisissant avec le calme de la côte abritée, là à sa gauche. Sables dorés, eaux paisibles, abris non loin : un autre monde. Il était au milieu de la langue pointue de la presqu’île.

« Au milieu, murmura-t-il d’un ton désabusé. C’est moi ça… le mitan ! Au milieu de la route, au milieu de ma vie, ni plus, ni moins… »

Un côté : sa vie régulière, calme, sans surprise, rythmée par les jours uniformes et l’emploi du temps de Cathy. Tout comme la côte abritée à bâbord, il attendait patiemment les marées. De l’autre : l’inconnu, les risques, ses rêves, ses envies, les décisions qui bouleversent pareilles aux vagues qui fouettent et meurtrissent les roches noires de la côte sauvage.

L’Atlantique le réveilla d’une gifle salée alors qu’il sortait de sa voiture. Il s’étira, sourit. D’un geste vif, il retira sa veste, heureux de sentir sur sa peau le petit vent aigrelet du large. Il fit jouer ses muscles engourdis par le train-train quotidien qui ne les sollicitait guère. Ce matin encore devant son miroir, il les avait jugés désespérants, sans ressort, mous. Mais sous le grand ciel, le soleil donnait du relief même à ses biceps pâlots. Ses vingt-huit ans s’allégeaient d’un coup. La mer avait cet effet. Elle le régénérait. Enfant, elle lui avait donné confiance en lui. Adulte, elle le pousserait jusqu’au bout de ses rêves. Une bouffée d’optimisme, un ressac d’idées fraîches transformèrent le matin bancal d’un samedi printanier en air de fête, en une aventure, un avant-goût d’une saison de lumière dorée, d’embruns salés sur les lèvres, de bordées joyeuses vers les îles au rythme des marées, prémices d’une vie nouvelle pour Pierre. Cette certitude lui fit un peu peur, mais une peur délicieuse, celle d’un enfant face à l’inconnu.

Il resta longtemps à contempler les voiliers qui croisaient joyeusement les eaux de la baie dans les premières heures d’un week-end qui ici ne ferait pas la gueule. Quelques-uns de ces petits points blancs s’aventuraient sur l’océan qui s’acharnait mollement à attaquer la langue de terre. Il les voyait rouler un peu, trouver leur allure, s’appuyer sur la vague et gaiement se diriger sur Houât ou Hoëdic. Une morsure de jalousie crispa sa mâchoire.

« C’est maintenant ou jamais, pensa-t-il, c’est un peu Cathy qui m’y pousse. »

Et, curieusement, il n’en voulut plus à sa compagne. Il oublia son ton aigu, celui des batailles, ses yeux furieux que les verres de lunettes grossissaient encore davantage, les paroles amères qui lui crispaient le visage. Grâce à elle, à leur dispute, à la collègue qui leur volait leurs vacances, Pierre avait franchi le pas. Il était certain qu’elle ne s’y opposerait pas, heureuse de le savoir occupé, soulagée d’être un peu pardonnée. Et si elle venait à le harceler, il lui rappellerait le gâchis des vacances. Pierre, avec l’obstination des timides, avait en dix secondes établi l’emploi du temps de ses prochaines vacances, et il commencerait même les week-ends à venir quand Cathy serait de garde. Fini d’être un aventurier en chaussette, un navigateur en fauteuil. Fini de reluquer incessamment les bateaux sur internet pendant les heures de nuit d’insomnie. « Obstiné compulsif » blaguait sa compagne. Sa nouvelle décision allait s’amorcer avec du concret : chercher un bateau, le bateau qu’il pourrait s’offrir en raclant les tiroirs sans même solliciter Cathy. Week-ends, vacances y passeraient, tant mieux. En fait, une aubaine ces vacances séparées.

Un reste du Pierre timoré temporisa son exaltation.

« Bah, ça va pas se faire en un jour, j’aurais tout le temps de préparer Cathy à l’idée et moi aussi… »

Loin de lui l’envie de s’emballer. Il n’était pas un pur-sang de course, il se voyait mieux comme un bon vieux Percheron : solide, obstiné, courageux à long terme. Il ne se doutait pas que même le brave Percheron avait un soupçon de sang vif et sauvage venant d’ancêtres lointains. Mais de minute en minute, alors qu’ayant fait son plein d’air frais dans la presqu’île qu’il aimait tant, celle du Pépé breton, un nouveau Pierre sortait de sa chrysalide. Il regagna le continent, empruntant le chemin des marinas de la région. Une vieille bicyclette noire tintinnabulant d’une quincaillerie hétéroclite amarrée sur un porte-bagages rouillé, était chevauchée par un gaillard tout vêtu de noir, du vieux tricot de laine au pantalon large relevé sur des mollets poilus, le tout coiffé d’une casquette noire, délavée par tous les soleils d’un demi-siècle. La route lui appartenait, de droite, de gauche, quelquefois même le milieu. La départementale étroite n’autorisait pas à doubler cet énergumène qui tirait des bords laborieux afin d’accéder au sommet de la petite côte. Pierre, qui en ville aurait suffoqué d’impatience, souriait de l’allure du vieux vélo.

– Allez pépé ! Pousse, pousse ! s’exclama-t-il.

Et le vieil homme, car sa face rubiconde affichait les soixante-dix ans passés, fit un signe désinvolte de sa main droite au risque de perdre son cap et cria :

– Eh ! passe donc toi de la ville puisque t’es si pressé !

Mais Pierre n’était pas pressé et il attendit que la bécane surfe dans la descente, vent arrière, les roues libres légèrement vrillantes. Pierre rit quand il aperçut dans son rétro la face rougeaude du bonhomme, barrée d’une moustache de guingois, fendue d’un grand sourire. Il se penchait en avant, soulageant sa monture, grisé par le vent frais de la course, se croyant nul doute, revenu un instant à l’âge tendre de ses dix ans. Et Pierre retrouvait dans cette image son vieux Pépé qui lui avait révélé les délices de la liberté sur un vélo, puis plus tard sur un petit voilier.

– Alors le pressé, t’es pas arrivé ben plus vite que moi !

Pierre sursauta. Il avait garé sa voiture sur un terre-plein étroit qui surmontait le village. Le petit vieux avait freiné son vélo en un grand couinement de patins usés et le regardait l’air goguenard.

– La marina n’est pas par ici ? demanda Pierre qui pianotait sur l’écran de son GPS.

– Marina ? Ben non alors. Ici c’est le port de pêche, enfin le vieux port quoi. La marina, elle porte pt’te le nom du village, mais elle est à cinq kilomètres d’ici. Y dit pas ça vo’t truc, là ?

Pierre identifia l’odeur d’un tabac épicé dans l’haleine du bonhomme alors que celui-ci se penchait sur son épaule pour admirer le petit écran.

– Parait que ça remplace le sextant en mer, mais je vois pas ce que ça peut faire avec une voiture hein ? Une bonne vieille carte ou un bon gars pour renseigner, c’est bien mieux !

Pierre sentit qu’il ne se débarrasserait pas de son guide fortuit sans un petit bavardage qui satisferait la curiosité du bonhomme.

– Connaissez des voiliers à vendre dans le coin ? demanda-t-il à tout hasard.

– Ben y’en a sûrement là où tu veux aller. Moi j’y vas pas souvent. Les marinas c’est pas pour moi ! Mais si t’as une petite faim ou soif, va donc au café-tabac- restaurant chez Huguette, là au village. Y’a toujours des bavards qui savent tout. Et Huguette, c’est ma nièce, elle est au courant de tout, la commère ! Dis-lui que tu viens de la part de tonton Albert. Moi j’habite à l’autre bourg où des copains m’attendent pour une partie de pétanque. Je tourne à gauche à la prochaine route. Remarque que si tu veux venir, y’a un troquet aussi là-bas. Tu sais jouer à la pétanque ?

Le débit avait été rapide et promettait de couler au même rythme avant que le tonton Albert se fatigue et remonte sur sa vieille guimbarde. Pierre abrégea le flot, et il ne mentit pas en disant :

– Presque midi, c’est que j’ai une petite soif, je vais aller chez Huguette alors. Merci monsieur, et bonne partie de pétanque.

La visite de deux marinas l’avait ravi mais aussi épuisé. Il ne s’agissait plus de flâner sur les pontons en rêvant, ni de s’imaginer à la barre d’un de ces bolides qui hésitaient entre la course et la croisière. Intéressants le week-end, mais incompatibles avec des projets solides de haute croisière. Il avait vu quelques bateaux à vendre qui, si certains lui plaisaient, étaient d’office rayés de ses plans dont le budget avait été fixé avec méthode et austérité. Il devrait se rabattre sur quelques anciens voiliers en mal de réfection. Rajeunir un bateau fatigué, lui redonner une vieille gloire, en faire un complice de ses rêves, franchir ensemble les étapes d’un sérieux ravalement, voilà une chose qui le motivait déjà et ne l’étoufferait pas financièrement.

Il se souvenait vaguement du petit port encastré entre deux falaises rocheuses qu’agrippaient des buissons d’ajonc qui prenaient d’assaut les terrasses de quelques villas désuètes plantées sur les saillies, telles des réminiscences de vieux châteaux médiévaux. Lui et son Pépé y étaient venus par la mer, avec le petit chalutier d’un ami pêcheur. Lentement, avec la marée, ils avaient suivi l’aber et pour le gamin de sept ans, cette entrée dans le petit port cintré de murs de granit avait été majestueuse. Les falaises étaient devenues les montagnes d’un vaste fjord, les villas aux murs décrépis et aux fenêtres délabrées, des châteaux forts. Les vieilles pierres des maisons, autour du port, s’étaient dorées au soleil, comme aujourd’hui, et les bouquets d’hortensia et les géraniums étaient autant de gaies boucles d’oreilles multicolores qui pendaient en cascade aux fenêtres, donnant aux vieilles demeures des airs de jouvencelles. Ce matin encore, Pierre fut conquis par la quiétude du bassin en attente du flux qui raviverait les vieilles coques. Certaines, en amont, étaient échouées sur le flanc, comme de vieux cachalots piégés sur une plage. Certes, les falaises n’étaient finalement pas aussi hautes que dans son souvenir, mais les ajoncs, inlassables, avaient conquis le territoire. Les flammes jaunes des petites fleurs triomphaient là-haut et embellissaient les vieilles terrasses qui soudain rajeunissaient.

L’enfant Pierre avait sans doute suivi son Pépé et son ami dans le bistrot dont la marquise pourpre protégeait une petite terrasse, face au bassin. On y descendait par des marches hautes, taillées dans la roche. Il y avait à présent deux pontons en aluminium qui couinaient en dansant sur quelques vaguelettes. Les souvenirs de Pierre se mélangeaient un peu. Les petits ports entremêlaient leurs bassins, leurs rues, leurs bistrots et même leurs noms dans sa mémoire où tout était comme aujourd’hui : ensoleillé et calme, doux et fleuri. Il s’installa sur une chaise un peu bancale. Pas un bruit, pas une voiture, pas un chat. Il doutait même que le bistrot fut ouvert, si ce n’est qu’il entendait vaguement un bruit de vaisselle provenant de la salle obscure.

Soudain, une voix joyeuse l’interpella depuis le petit quai.

– J’arrive ! J’arrive monsieur ! Je suis allée chercher mon poisson. Je suis Huguette, la patronne.

Une femme dodue, la cinquantaine avancée se camouflant sous une chevelure noir de jais, pénétra dans le bistrot. Elle en ressortit aussitôt, un chiffon à la main qui, avec vigueur, essuya la table déjà fort propre. Les petits yeux bruns enregistraient tout ; le regard devint caressant alors qu’il détaillait sans vergogne son unique client. Un jeune homme seul, citadin sans aucun doute mais pas prétentieux, l’air même sympathique, et pas mal du tout. Que faisait-il ici un samedi matin ? Elle allait simplement le lui demander quand Pierre annonça :

– J’ai rencontré votre oncle Albert qui m’a conseillé de venir ici. Il vous envoie son bonjour, Madame Huguette.

La face réjouie barrée d’un immense sourire, Huguette redressa son ample torse, essuya ses mains au chiffon avant de capturer sur l’oreille une mèche rebelle que la teinture abandonnait déjà un peu. Elle exagéra un soupir éloquent et de sa voix forte, habituée à couvrir le vacarme d’une salle chauffée à blanc les grands jours de fêtes, elle s’exclama d’un ton faussement outré :

– Une sacrée canaille ce tonton ! Il vous envoie me dire le bonjour au lieu de venir lui-même ! Je parie qu’il allait au bourg de sa sacro-sainte pétanque. Il va enrichir mon concurrent ! Cela fait deux semaines que je ne l’ai pas vu. Il y a cinq cents mètres de détour depuis le carrefour, même avec sa vieille bécane ce n’est pas loin !

Plaçant les deux mains sur ses vastes hanches, elle ajouta, une lueur coquine au coin de l’œil : Pis m’appelez pas madame Huguette… J’sais pas moi, j’ai l’impression de tenir un bordel si on m’appelle comme ça ! C’est Huguette tout court ici. Ou la Huguette comme on dit ici. La faconde d’Huguette effaça toute la réserve qui encombrait encore quelquefois le Pierre adulte. Il se trouvait trop timide. À son âge, on l’affublait de l’adjectif peu spirituel de : distant. Mais personne ne pouvait résister à la pétulance de dame Huguette et soudain, envahit d’une douce plénitude, Pierre eut envie de rester là à contempler le port. Il demanda :

– Le village est bien calme, suis-je trop tôt pour déjeuner ?

– Ah ! mais non mon garçon ! Ma table est toujours ouverte ! Y sont tous à l’inauguration d’un grand magasin sur la route de Vannes. Y z’espèrent des gratuités ! Ils vont tous revenir pour l’apéro ! Pis y’a déjà ceux qui reviennent de la pêche avec la marée. Seront là dans une petite demi-heure. Y’a plus beaucoup de pêcheurs professionnels ici, mais j’ai quand même mon poisson frais presque tous les jours ! En balade pour le week-end alors mon petit monsieur ?

Les longues années aux commandes de son bistrot avaient donné à Huguette tout l’art de poser des questions sans que le client s’en offusque. Pierre, qui espérait tout autant soutirer des renseignements à la patronne, se laissa complaisamment faire et entre la commande des boissons et celle du plat du jour, Huguette était au courant des plans de Pierre.

Il faisait voluptueusement chaud et sa main, machinalement, essuyait la buée perlant sur son second verre de bière. Déjà un peu grisé par le premier demi qui pesait sur son estomac vide, il rêvait en attendant l’apparition de sa sole meunière. Le brouhaha de voix et de chaises tirées sur les dalles du bistrot lui parvenait diffus, supplanté par le bruissement de plus en plus vigoureux du grand mimosa dont les branches caressaient la marquise. Le vent s’était levé pour accompagner la marée montante qui envoyait ses vaguelettes en éclaireurs remplir le bassin. Les yeux de Pierre fixaient depuis un bon moment l’autre côté du port. Il avait bien aperçu en venant deux ou trois petits mâts d’embarcations mixtes, de ces petits canots trapus. Ceux-là étaient échoués dans la partie de l’aber asséchée à marée basse. Au ponton, deux autres voiliers non pontés se tenaient bien sages, tirant mollement sur leur cordage. Un autre, de sept ou huit mètres, était fixé sur une bouée de corps-mort. Mais Pierre, à présent plus lucide à mesure que la bonne nourriture remplissait son estomac, contemplait avec ravissement un voilier amarré en bout de quai, dans un coin un peu retiré du port. Il n’apercevait que les trois quarts de la coque, mais vu la hauteur du mât, il supposait sa taille à une bonne dizaine de mètres, sinon davantage.

– Tiens donc, jeune homme, on reluque les filles du coin hein ?

Les rondeurs d’Huguette, propulsées par des pieds chaussés de charentaises, s’étaient approchées en silence de la table de Pierre.

– Quelles filles ?

– Ben les deux demoiselles, là ! Les filles à la Francine, la mercière !

Pierre, machinalement, regarda les deux jeunes filles qui dévalaient la pente sur leurs petites mobylettes jaunes.

– Plus de mon âge, Huguette ! Oui, je veux bien un café. Et dites-moi, ce bateau là-bas près du hangar, vous le connaissez ?

Le sourire d’Huguette s’effaça alors qu’elle suivait du regard la direction qu’indiquait le doigt de Pierre. Elle fit une grimace et soupira :

– Ben oui, tout le monde ici le connaît, mais je vous le dis de suite, çui-là est pas à vendre.

– Bof, répondit Pierre enhardi par le bon repas. Tout est à vendre, suffit du bon prix.

– Oubliez-le, vous vous casserez les dents dessus…

– D’abord, il faut que j’aille le voir de plus près.

Il ne vit pas Huguette hausser les épaules. Quand elle revint avec un expresso, elle déclara :

– Allez donc à la marina, le Jacques qui y travaille vient de me dire qu’il y a trois ou quatre voiliers à vendre.

– Merci Huguette. Je viens de voir trois marinas déjà et je vais aller à celle-ci, mais d’abord, je vais lorgner ce bateau de plus près. Une petite balade après ce bon repas ! ajouta-t-il pour amadouer la patronne qui, pour il ne savait quelle raison, s’était renfrognée dès qu’il avait mentionné ce bateau, là, de l’autre côté.

– Bon, bon ! Passez par le pont à votre droite et continuez jusqu’à la deuxième rue à gauche. Direct par le port, vous n’arriverez pas au bateau, il faut aller au hangar en premier.

Huguette regarda Pierre se dégourdir les jambes, l’observa prendre un appareil photo dans sa voiture et soupira.

« Le pauvre gars, pensa-t-elle, il a pas beaucoup d’argent pour se payer un bateau, ça se voit et il en meurt d’envie. Et çui-là qui sert à rien et qui s’abîme depuis des années. C’est t’y pas malheureux ! Mais vaut mieux qu’il se fasse pas trop d’illusions. Y’aura personne ici pour le prévenir ! »

Elle fut rappelée vivement par sa serveuse qui s’affolait auprès de clients impatients. Jacques, déjà éméché par trois apéros corsés, la saisit par le bras :

– Eh, l’Huguette ! Qu’est-ce qu’y fout le bourgeois autour du « Muscadet » ?

– « Mascaret », nunuche. Tu ne penses qu’à boire toi ! Il le regarde, c’est tout. Il cherche un bateau pour voyager.

– Qu’il cherche ailleurs ! Y’en a plein dans les marinas. Y va quand même pas remuer de vieilles histoires !

– Et alors ! Ça dérange qui ? Comme tu dis, de vieilles histoires pour vieux pochards comme toi ! Rentre donc chez toi ! La Madeleine, elle va encore m’engueuler de t’avoir servi trop à boire !

Jacques, non seulement ne se formalisa pas du ton d’Huguette, mais il commanda un autre Pastis à la petite serveuse qui attendit l’approbation de sa patronne avant de servir. Huguette ne le laissait jamais dépasser les quatre Pastis du samedi. Il le savait bien. La patronne espérait simplement qu’il ne radoterait pas sur de vieilles histoires soudain ramenées à la surface par la visite de ce jeune gars plein d’entrain. Tous ses clients de ce samedi midi étaient du village, et d’un âge à se souvenir de ce jour de juillet, il y a longtemps, quand le vieux bateau s’était amarré au quai du port. Il y aurait là sujet à discorde, cris et tapage qui effraieraient les quelques citadins qui s’étaient aventurés au village en ce début de belle saison. Huguette ne tolérerait pas cela.

Chapitre Trois

Pierre pensait aux bateaux, ou plutôt aux carcasses de bateaux qu’il avait vues, enfant, s’engloutir inexorablement dans les vases des abers. Si certains étaient secourus par des amateurs en mal de patrimoine, d’autres disparaissaient, trop atteints par le grand mal de la vieillesse et de la négligence. Bien que son Pépé ne jurait que par le bois : « le Bon Dieu, il n’a pas fait pousser des arbres en plastique ! » disait-il. Pierre, qui n’avait pas l’âme d’un bricoleur passionné, ne souhaitait pas un bateau en bois. Parce que situé au fond d’un aber, proche d’un vieux hangar délabré qu’envahissaient ronces et orties qui serpentaient jusqu’au ponton vermoulu, le bateau devait sans doute être en bois et qui plus est, à moitié pourri sous les amas de fiente de goélands. Il en était tellement persuadé qu’il faillit trébucher sur une vieille planche quand il vit le voilier, attaché comme un vieux chien galeux à une bitte d’amarrage qui crachait la rouille. Un rayon caressait sa coque. Du bistrot, le soleil avait projeté des ombres disgracieuses sur la silhouette à demi masquée par le hangar.

Il s’approcha doucement, comme un chasseur vers sa proie. Il le regarda tel un connaisseur devant une œuvre de Léonard ou de Michel-Ange. Grâce au Pépé, aux Glénant, et à ses recherches internet il était un critique averti. Son regard engloba la coque, les formes. Nul doute, onze mètres, nul doute en plastique, nul doute un dessin des années soixante-dix, et surtout nul doute, en bon état apparent. Ce bateau-là n’était pas laissé à l’abandon. On le nettoyait régulièrement, puisqu’à peine quelques traces de fiente souillaient le pont. Une bâche recouvrait en partie le cockpit. Les voiles avaient été remisées et les hublots soigneusement fermés. Son nom : « Mascaret », bien tracé sur sa poupe. Pierre le toucha, tata sa coque.

« Il a été repeint. Les capots ont l’air en bon état. Le gréement… j’sais pas, à vérifier, mais… a priori cela a l’air bon ! Faudrait voir l’intérieur, les voiles et le moteur. Pas jeune, donc dans mes cordes. J’aime le style, il est costaud et un dessin qui a fait ses preuves… Hum… faut que j’insiste auprès de la patronne, elle doit connaître le proprio. Il n’a pas bougé d’ici depuis des lustres à en juger les amarres, mais quelqu’un s’en occupe. »

– Ouais, quelqu’un s’en occupe !

Pierre, absorbé par sa trouvaille, n’avait pas entendu les pas crisser sur le gravier. Il ne s’était pas non plus aperçu qu’il avait parlé tout haut, comme souvent à son habitude. Un homme à l’allure peu amène le toisait les mains dans les poches d’un veston défraîchi. Des taches de peinture pommelaient un vieux jean et Pierre lui trouva d’emblée une certaine ressemblance avec un bulldog.

– Serait-il à vendre par hasard ? Et connaissez-vous le propriétaire ?

Le type lâcha une bouffée malodorante de son cigare et c’est en clignant un œil enfumé qu’il répondit d’un ton sarcastique qui énerva Pierre.

– Deux questions ! C’est l’inquisition ou quoi ! Non à la première, pas que je sache et oui à la deuxième et je m’en fous !

– Écoutez monsieur, je cherche un bateau comme celui-là. Je tente ma chance en posant des questions. Sait-on jamais. Sur ce, au revoir, désolé de vous avoir dérangé.

« Mauvais coucheur », pensa Pierre alors que le type s’éloignait. Puis soudain ce dernier se retourna, hésita un instant avant de lancer :

– Je vous conseille de chercher ailleurs. La proprio n’habite pas là et ne veut pas le vendre. Quelqu’un s’en occupe, elle paye bien. Pas mal de gens vont vous raconter des histoires sans savoir. Z’êtes pas le premier à demander. Le hangar, il est à moi alors normal que je surveille qui va par là.

Pierre prit quelques photos. Dans l’eau claire de la marée montante, il vérifia que la carène avait été assez fraîchement peinte. Cette constatation le satisfit. On en prenait soin. En toute logique, on voulait garder sa valeur marchande optimum. Quand Huguette le vit revenir vers le bistrot, elle l’attendit à la porte et le dirigea aussitôt vers la petite table la plus éloignée de l’entrée.

– Allez ! Shootez vos questions, car je les vois se bousculer dans votre crâne.

Pierre sourit :

– Au moins, vous êtes plus aimable que le type là-bas ! Je crois qu’il n’a pas aimé que je marche sur son terrain…

– Oh, lui, Marcel ? Un vieux grognon pas méchant. Il passe son temps à bricoler là-dedans. Le quai n’est pas à lui de toute manière. Y’a certaines personnes qui n’aiment pas qu’on parle de ce rafiot. C’est pas le bateau lui-même, c’est le passé qu’il remue. Voilà : en gros, on aime pas la propriétaire ici. Certains lui en veulent, d’autres l’accusent, d’autres étaient jaloux, d’autres ont lâché des ragots, et la plupart ne savent rien mais répandent les rumeurs. C’est tout, vous êtes prévenu. Rien que des histoires de village qui remontent à trente ans. L’important pour vous est de savoir qu’il n’est pas à vendre. Vous allez bien finir par en trouver un. Allez, vous en faites pas ! Je vous offre un autre café.

Pierre n’eut pas le temps de répondre qu’elle était déjà partie de son pas feutré. Il succomba à une étrange et douce ivresse. Elle lui picotait les méninges comme disait Pépé. Pareil à l’enfant qu’il avait été, il se sentit totalement submergé par la convoitise. C’était le désir violent de posséder ce bateau. Il n’eut plus aucune envie d’aller chercher ailleurs. Il devait le voir de plus près et convaincre cette propriétaire.

– Mais Huguette, dites-moi une chose : où puis-je trouver la propriétaire ? Le reste je m’en fiche !

– Elle est pas là. Venue, partie aussitôt. Moi je sais pas, ça fait trente ans ! répondit assez brusquement la patronne revenue à la table.

– Et ce bateau, qui s’en occupe ? Cette personne doit bien savoir.

Huguette observa le jeune homme aux yeux brillants. D’un type un peu amorphe, un peu fade à son arrivée, il devenait ardent, passionné. Elle se mordit les lèvres. À quoi cela servirait de lui laisser quelques illusions ? Il serait simplement déçu. Elle ferma les yeux une seconde, le temps de se revoir jeune et jolie sur le quai, les yeux luisants de larmes devant un bateau accosté depuis la veille. Après tout, si le voilier pouvait quitter ce village une fois pour toutes, les souvenirs aussi peut-être ?

– C’est le Gaétan qui s’en occupe. Ça c’est pas un secret, dit-elle en clignant de l’œil. Par contre, il n’est pas là en ce moment. Il est parti voir sa fille en Vendée.

Pierre, absorbé par sa découverte, faillit presque renoncer à la visite de la marina. Il le fit pourtant pour le plaisir d’entendre les drisses cliqueter contre les mâts. Il aimait assister à l’activité soudaine des marins du week-end qui armaient leur bateau. Il se voyait bientôt préparer le « Mascaret » pour son grand voyage. Il reviendrait la semaine prochaine, le Gaétan serait de retour.

Il sifflotait en battant la mesure sur le volant. Le « rap », qui lui mettait d’ordinaire les oreilles en charpie, ne l’agaçait même pas alors qu’il rejoignait sur la route les citadins décapés et régénérés par leur bol d’air frais hebdomadaire. Même les cousins, chez qui il avait passé la soirée et la nuit, ne l’avaient pas ennuyé avec leur éternelle partie de foot à la télé. Plus encore : la promesse d’un lundi monotone ne lui rabattait pas son moral jamais si haut placé. En fait, il était déjà rongé par l’impatience : vivement le week-end prochain ! Un but. Il avait un but bien réel qui portait le joli nom de « Mascaret ». Il aimait ce nom, un signe, pensait-il.

« Une vague régénératrice qui va m’emporter. Le ressac de ma vie ! » Il jubilait avec emphase, Pierre. Dans un élan téméraire, à l’encontre de sa prudence et de sa considération pour sa vieille voiture, il doubla une BMW qui respectait trop scrupuleusement la vitesse limitée.

« Allez Titine ! T’as le vent dans le dos, tu peux le faire ! » s’écria-t-il.

La voiture, peu habituée à cet excès, crachota et parvint laborieusement à prendre l’avantage. Elle doubla puis retourna sagement sur la file de droite. La BMW redoubla aussitôt mais Pierre s’en moquait, plongé qu’il était dans ses spéculations. Se confierait-il à Cathy ?

« Non, trop tôt, il faut attendre, la mettre devant le fait accompli. »

Cette idée le séduit mais l’effraya un peu. On ne mettait jamais Cathy devant un fait accompli, surtout pas lui ! Il commençait déjà à douter. Ne lui disait-elle pas qu’il était incapable de gérer ses émotions ?

« Amorphe ou tout feu tout flamme… Tu fonces, tu te consumes trop rapidement et tu regrettes toujours. Analyse bon sang ! », avait-elle dit le jour où il avait quitté brusquement son travail pour un autre.

Il repoussa autant qu’il put les doutes qui grignotaient son euphorie. L’effet de la ville qui approchait sans doute. Déjà gris le ciel, les zones industrielles, le périphérique… Gris, moche et puant. Grise sa vie aussi. À chaque carrefour de cette vie, il s’était trompé de route.

« Mes études, tiens ! Oui, pourquoi avoir foncé dans un créneau que je n’aimais pas ? Le boulot ? Pourquoi avoir changé de boîte que j’aimais pour une où j’étouffe doucement ? La ville ? Moi qui ai toujours détesté, me voilà en plein dedans, grise et terne ! Cathy ? Non… non, je ne me suis pas trompé, quoique… »

Pierre pensa vite à autre chose pour ne pas déraper sur ce sujet-là.

« Ah oui ! Ce bateau, serait-ce la solution ? Et si j’allais m’enfoncer dans des problèmes insolubles ? »

Il fronça les sourcils, voûta ses épaules. Et voilà : le bon vieux Pierre était à nouveau happé par la ville. L’air du large avait quitté ses poumons ainsi que l’intérieur de sa voiture depuis un moment. Tout sentait l’asphalte, les poubelles du dimanche soir. Les fenêtres des immeubles, les unes après les autres, clignotaient déjà leurs néons ou LED. Il gara sa petite voiture dans son espace réservé à grand frais mensuel et sortit sans un regard aux alentours. Il se cramponnait tel un naufragé à la vision du « Mascaret » devenu sa bouée de sauvetage.

Cathy observa Pierre qui, à son habitude, jeta un regard furtif dans le miroir de l’entrée. Elle l’avait, au début de leur liaison, cru vaniteux. Partout où il y avait une glace, il s’arrêtait et s’y mirait une brève seconde. Cependant Pierre n’était pas fat. Son clin d’œil était trop rapide, comme s’il voulait s’assurer que ce type, là, dans le miroir, était bien lui. Ou sans doute, pensait Cathy, pour se demander : « Mais qui est ce type-là ? » Le manque d’assurance de son compagnon l’émouvait et parfois l’agaçait. À croire qu’il le faisait exprès pour se défiler des responsabilités du couple. Dans quel état allait-il lui revenir après leur dispute ? Elle avait déjà oublié, lui, ressassait sûrement inlassablement.

Mais Pierre, ce soir, ne faisait pas la tête. Il avait l’air un peu ailleurs, comme à son habitude. Pourtant, une lueur qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps égayait son regard. Elle se posa même la question : « bateau ou femme ? » L’un ou l’autre l’éloignerait même si la blessure serait bien différente. Mais dans les yeux francs de son compagnon il n’y avait aucune culpabilité qui indiquait une faute grave. Un bateau sans doute…

Il pensait grand voyage, elle s’accrochait juste à une carrière débutante. Ils évitaient depuis six mois d’aborder le sujet pour ne pas enflammer davantage leur désaccord. Elle ne questionna pas, trop heureuse du baiser chaleureux qui la combla. Ils dînèrent en compagnie de la télévision qui occulta questions et réponses élusives car Pierre ne voulait pas parler de sa découverte.

« Trop tôt, pensait-il en découpant sa pomme d’un air absorbé. Elle va casser ma baraque en disant que je me fais des illusions, que je rêve, que je mets la charrue avant les bœufs, que je flippe sur un bateau qui n’est même pas à vendre ! »

Cathy, si elle ne pouvait suivre les méandres des pensées de Pierre, lisait sur son visage leur concentration intense.

« Il me cache quelque chose. Il a peur de m’en parler. Mieux ne vaut pas le pousser sinon il va se refermer comme une huître. L’important est qu’il soit de bonne humeur et qu’il ait oublié notre dispute. »

La soirée fut douce et détendue. Le sujet des vacances, abordé calmement, ne ralluma aucun ressentiment. Cela ne satisfit qu’à demi Cathy qui voyait son Pierre trop facilement accepter l’outrage qu’il avait furieusement combattu l’avant-veille. Il avait même souri et dit, alors qu’il rejoignait la chambre :

– Du moment que tu promets que cela ne se reproduira pas l’année prochaine !

Cathy ôta ses lunettes. Pierre aimait ce moment qui la rajeunissait de dix ans. Elle redevenait une petite fille aux grands yeux étonnés. Sa myopie adoucissait son regard trop souvent aigu et impitoyable. Elle aurait fait une redoutable prof pensait-il souvent. De retour au lit, il avait éteint enfin l’ordinateur et Cathy avait eu le temps d’apercevoir des photos de voiliers. Elle avait pensé qu’elle n’avait rien à craindre de quelconque rivale.

Doucement, alors qu’il se pelotonnait contre le corps chaud de sa compagne, elle murmura :

– T’as cherché un bateau, hein ? Tu as trouvé ?

Un petit soupir qu’effleura une légère hésitation précéda la réponse :

– Peut-être… mais c’est trop tôt pour en parler. Juste une idée, une esquisse, un rêve. T’inquiètes pas ma douce !

Il perçut, diffus dans un cocon de tendresse :

– Pense à amener la voiture chez le mécano quand même…

Chapitre Quatre

– Hum ! Hum ! Allô ! Hum ! rugit une voix rauque qui avait du mal à s’éclaircir malgré les quintes qui martelaient l’oreille de Pierre. Il imagina de suite un vieux fumeur invétéré, la sèche coincée au coin de la bouche.