Feu de paille - Pierre FERY - E-Book

Feu de paille E-Book

Pierre Féry

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Beschreibung

Les illusions d'une starlette de la Téléréalité.

À 18 ans à peine, Rose Rignac quitte son village du Sud-Ouest pour rejoindre la Capitale, avec, chevillé au corps, un ardent désir de réussite.
En la découvrant et en l’imposant comme tête d’affiche de sa nouvelle émission de téléréalité, Un prince pour la vie, le producteur Matthieu Mestras a vu juste : les premières diffusions pulvérisent tous les records d’audience et la célébrité s’abat sur Rose sans crier gare.
Mais passée la vague du succès immédiat, la starlette doit rebondir sous peine de voir sa carrière retomber tel un soufflé.
Désireux de surfer sur le capital sympathie suscité par Rose auprès de ses fans, Rodolphe Lacombe, l’un des éditeurs les plus prolifiques de Paris, lui propose de publier son autobiographie. Mais en dictant le récit de sa vie à son aide-écrivain, surgissent alors les ombres du passé, les illusions du présent, des rêves évaporés… Et un secret enfoui.


Dans ce second roman, Pierre Féry propose une immersion réaliste dans l’univers de ces jeunes graines propulsées par le destin au faîte d’une gloire volatile. Prompte à les laisser exsangues une fois la déferlante passée.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Journaliste au Quotidien de Paris à 18 ans, reporter aux informations générales du Figaro, puis reporter spécialiste des «faits-divers» et des «faits de société» au sein du groupe Hachette-Filipacchi Presse, Pierre Féry est entré en 1998 comme éditeur délégué aux éditions Michel Lafon avant d’en devenir le directeur délégué, durant près de vingt ans.
Nourri d’expériences humaines, de rencontres improbables, lecteur assidu d’Hemingway, de Singer, de Tolstoï et Dostoïevski ; amoureux du Bassin d’Arcachon, de la Sicile, de New York ; adorant les vieux films américains, amateur de vins délicats et de campagnes apaisées... écrire ses premiers romans s’est imposé comme une évidence.
Installé à Saint-Émilion, Pierre Féry partage désormais son temps entre l’écriture (la passion dévorante de raconter une histoire, d’en décrire les lieux, d’en imaginer les personnages féconds... mais aussi de trouver la phrase juste) et l’enseignement (à l’École française de journalisme de Bordeaux). Il publie son premier roman, Les châteaux de sable, en 2021 chez Terres de l'Ouest Éditions.

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Feu de paille

 

 

 

Pierre Féry

 

 

 

Feu de paille

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

Tous droits réservés

© Editions Terres de l’Ouesthttp://www.terresdelouest-editions.frISBN papier : 978-2-494231-04-7

ISBN numérique : : 978-2-494231-05-4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Crédits photographiques :

Réalisation de la couverture : Benjamin Jugieau d’après un fichier Adobe Stock : Retro TV receivers set from circa 60s, 70s and 80s of XX century, old classic microphones for press conference front mint blue wall background. Broadcasting, news concept. Vintage style filtered par BrAt82 ©.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Esther, à Pinkus

À Christian de Langhe

 

 

 

 

 

 

 

Ce que j’aimerais vraiment dire à propos de la célébrité, c’est que cela m’a donné tout ce que je n’ai jamais voulu.

Ava Gardner

 

 

 

Souhaite-moi des roses rouges et un ballon jaune ;

Souhaite-moi un arc-en-ciel aussi longtemps que je vis.

 

 

Chanson d’Alva, « Wish me a rainbow »

de Jay Livingston et Ray Evans

dans le film « Propriété interdite »

 

 

Si le lieu choisi peut s’apparenter à un village connu, qu’il soit bien clair que tout ici, de bout en bout, n’est que pure fiction. Les évènements relatés, les caractères et les personnages décrits, les situations, les dialogues, les portraits relèvent de la seule imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes connues, ou une histoire existante, ne serait qu’une totale coïncidence.

PREMIÈRE PARTIE

PROLOGUE

Le village de Pandore

…Et si c’était à refaire ? songea-t-elle, le regard dans le vide, allongée sur le sofa défoncé du salon de son petit appartement parisien de la Muette.

— Si c’était à refaire ? répéta-t-elle mécaniquement à voix haute comme si elle s’adressait aux fantômes qui lui tenaient aimablement compagnie au cœur de sa nuit lasse.

— Peut-être que je reviendrais dans ce grand fast-food au bord de la route. Je continuerais de servir leurs hamburgers aux gars de passage. J’aurais un mari et des gosses. Une famille… ma famille ! Chaque soir, en rentrant chez nous, dans notre petit pavillon crépi en orange, ou rose, ou jaune, aux lisières de la ville, je sentirais le graillon… Mes cheveux et ma peau seraient gras. D’épais cernes marqueraient mon regard éreinté. Mais j’aurais ma famille, rien qu’à moi ! Et puis surtout… je n’aurais pas connu tout ça. Jamais !

Un petit rictus amer apparut à la commissure de ses lèvres en s’entendant émettre de pareilles idioties dans la pénombre. Non ! Elle aurait fui de toute façon ! Et aurait suivi le même chemin. Simplement cette nuit-là, elle se sentait fatiguée. Elle avait toujours paru fatiguée. Même heureuse ou faisant mine de l’être, elle était épuisée. Ce genre de lassitude que les filles perdues consomment jusqu’à leur dernier souffle. Et voici qu’à présent elle se parlait toute seule, à voix haute, comme une pauvre folle, de cette voix traînante et aiguë, affalée sur ce canapé trop petit pour un corps si grand.

C’était ridicule, bien sûr...

***

Émergeant à peine de sa brume, alors qu’un faible halo de lumière matinale entrait par effraction dans sa tanière aux odeurs de renfermé, elle songea à cette proposition qu’un important éditeur lui avait faite quelques semaines plus tôt. Elle avait bien évidemment demandé à réfléchir (posture classique des vedettes que l’on sollicite, même vedettes de second plan, comme elle désormais). Or que lui restait-il sinon les miettes d’une fulgurante gloire, un chagrin mordant, un goût amer au fond de la gorge ?

Elle alluma avec difficulté une Vogue menthol. La porta de sa main tremblante à ses lèvres abondantes. En tira deux ou trois épuisantes bouffées avant de l’écraser sur une grosse pelure d’orange alanguie sur sa moquette parsemée de trous noirs. Le téléphone sonna, brisant le douloureux silence qui la charriait au bout de la nuit. Il était trois heures du matin. Peut-être quatre… Peut-être était-ce l’aube. Peut-être que cela n’avait pas d’importance ! Elle ne décrocha pas. Pas le courage de répondre à un importun… ou à un fou. Qui d’autre aurait pu, à pareille heure, vouloir lui parler ? Un amant éconduit ? Guillaume Hadès en personne ? Peu probable. Certainement pas dans l’état où elle était à présent. Elle paria plutôt pour l’un de ses fans fiévreux et tourmentés. Oui ! Un de ces déprimés des crépuscules visqueux qui aurait fini par dénicher son numéro personnel pour lui confier son amour forcément sincère – ou bien pour l’insulter en se masturbant à l’autre bout du fil…

…« Qui viendra à mon enterrement ? » se demanda-t-elle soudain ironique. « Je n’ai que vingt ans… et voilà la question qui me vient à l’esprit ! »

Ils avaient été nombreux à fantasmer sur la blonde excessive. Vivante, bonne à baiser… Une poupée gonflable n’a plus grande utilité, une fois dégonflée. Un ou deux photographes d’une presse people tapageuse feraient sans doute le déplacement. On ne sait jamais : un ou deux amants – ex-vedettes ringardes – auraient à cœur de venir jusqu’au Village (là où on l’enterrerait, sur « sa » terre) lui rendre un ultime et discret hommage. Non ! il ne fallait pas trop compter là-dessus. Et surtout pas sur Guillaume Hadès. Le magnat du luxe ne se risquerait sans doute pas à se compromettre pour une belle carrosserie désormais à la casse. Pas plus qu’il ne faudrait compter sur l’abbé Martignac – curé du Village – pour dire la messe : le saint homme n’enterrait pas les garces !

S’abandonnant à ses fumeuses théories dans son salon obscur, un détail tout bête l’intriguait comme une obsession délirante : comment la ferait-on entrer dans cette caisse de bois ordinaire ? La décomposition du corps, sans doute. C’est amusant cette foule de détails absurdes qui vous viennent en tête précisément aux moments censés être pour vous les plus tragiques. Elle se mit à nouveau à sourire, songeant qu’elle aurait réussi l’impensable défi : perdre ces quelques kilos en trop, une fois pour toutes ! Retrouver sa taille glorieuse.

…Paupières closes – tout en terminant son cinquième verre de bourbon depuis la veille au soir – tandis que germaient les bruits de la ville aux aurores enivrées, elle se souvenait du « petit » Rozan comme s’il était là, devant elle, avec son allure de prince douillet. Oh, il n’était pas vraiment son genre. Pas un ours rude et dangereux. Non, lui, il était délicat comme un papillon. Beau. Bien des gourdes auraient voulu lui mettre le grappin dessus : étincelant et riche… Ravissant comme peuvent l’être ces éphèbes sans fumet. On pouvait la comprendre : c’était une porte de sortie idéale. La seule et odieuse solution qu’elle avait imaginée dans son cerveau d’adolescente bornée pour décamper d’ici sans demander son reste.

Tout compte fait, elle n’en avait perdu que plus de temps.

***

Oui mais… c’est ici qu’elle était née, Rose… une première fois ! C’est au Village qu’elle avait poussé, cette mauvaise fleur…

…Que lui restait-il au cœur de sa nuit d’abandon ? Le Village d’abord. Là-bas… où elle avait germé, cette mauvaise graine… au Village ! C’est là qu’elle avait grandi : au célèbre, au fameux Village, ne vivant que de la vigne et du vin. Oui, c’est là qu’elle était née… une première fois ! Au cœur d’un vignoble tout proche de la rivière, non loin de l’océan, dans une flegmatique bourgade de mémoires éparpillées. Dans une citadelle de pierres blondes coulant mollement le long de sa colline telle une goutte de cire au flanc de sa bougie. Quelques-uns osent même en parler comme d’une tête ovale et onctueuse emmitouflée dans une écharpe d’argile et de calcaire. Mais quelle que soit, au bout du compte, l’impression que vous donne sa première vision, tout le monde s’accorde à en louer la beauté demeurée intacte. Seulement, tous ceux-là ne connaissent pas, comme elle, ceux qui en peuplent les ombres. Parce que si on l’écoute, si on veut bien lui accorder encore un peu de crédit, si on peut la comprendre… elle vous dira que le Village n’est rien d’autre qu’un genre de pierre précieuse sertie dans son écrin d’orgueils, de péchés et d’absolutions.

Mais que lui restait-il d’autre à présent ? Une gloire éphémère. Une célébrité fragile et incertaine. Un producteur emballé par sa plastique. Attention ! par sa plastique seulement ! Un milliardaire amoureux et lâche qui l’avait sacrifiée sur l’autel de son ambition aveugle. Une escadrille de paparazzis volant en formation serrée tout autour des lambeaux de sa vie. La guettant obstinément sur les toits voisins, ou à l’abri des portes cochères de sa rue. Et maintenant voilà qu’un éditeur tenace et impatient se présente aux lisières de ses rancœurs : raconter sa vie, lui avait-il vivement suggéré. Il en a de belles celui-là ! elle n’a que vingt ans. Quelle vie raconte-t-on à vingt ans ? Pourquoi dévoilerait-elle l’esquisse d’une existence en friche ? Oh ! elle l’entend encore l’éditeur. Jamais à bout d’arguments pour la convaincre… et emporter le morceau. « Vous êtes une star Rose. L’âge n’a rien à voir là-dedans. Ce que vous avez connu, peu de gens le vivent en si peu de temps. D’ailleurs personne ne le vit... Et dites-vous bien qu’ils sont nombreux ceux et celles qui rêvent d’être à votre place. Vous êtes un exemple, Rose. Jeune certes. Mais un exemple… que vous le vouliez ou non ! » Une star ? Un exemple ? Il ne doutait décidément de rien le caudataire. Cela en devenait presque comique. Quoiqu’à cet instant, elle n’avait guère envie de rire. « Mais si, Rose, se dit-elle. Rigoles-en. Que c’est drôle tout de même. Tu es un exemple. Une star ! »

Ces mots incongrus dans la bouche de l’éditeur entêté résonnaient encore dans sa tête migraineuse. Admettons : elle était, oui c’est vrai, devenue une starlette de la télé-réalité. Ou plutôt un phénomène de foire. Mais une star. Une vraie. Faut pas pousser. Vilaine moquerie ! Qu’on lui explique : de quel talent pouvait-elle se réclamer ? De quel don était-elle nantie ? Elle ne savait ni chanter, ni danser, ni jouer la comédie. Ni peindre ni sculpter… et encore moins écrire, enfin ! Restons sérieux : un livre ! Bon, une star, lui disent-ilstous. Tu parles. Méprise. Rêve volatilisé. Mensonge éhonté. Mais pendant quelques mois, quelques heures hasardeuses, elle a quand même voulu le croire. Oh, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus célèbre au monde ? Suis-je encore adulée ? Et voici l’aube traitresse qui lui prescrit ses affreux doutes. Qui lui rappelle que tout s’évapore. Qu’elle n’est pas grand-chose. Ou peut-être a-t-elle fini par s’en convaincre : une illusion sur petit écran. Une poupée réduite à un cadre lumineux. Un bulbe cathodique.

Et que lui reste-t-il maintenant ?

Il lui restait le Village.

Et ses ombres.

Fallait-il les laisser en paix, tous ceux-là ?

***

…Elle resta allongée sur son canapé, réussit enfin à s’endormir quelques minutes. Cependant lorsqu’elle se réveilla, comme dans un vertige, elle crut avoir dormi assez longtemps : l’aurore ne l’avait en vérité apaisée qu’un maigre quart d’heure. Il était à peine sept heures du matin. Elle attendit dix heures en regardant d’un œil vague le téléshopping qui bradait en boucle un appareil destiné à perdre rapidement du poids sans effort, fantasme d’une humanité dupée. Une blondasse décolorée au corps sec et musclé, aux fesses plates et mornes sous un legging cafardeux, en vantait les mérites sans se départir d’un sourire commercial irritant. Rose n’accorda aucun crédit à ces fadaises, éteignit la télé, et resta prostrée sur son canapé. Puis, à 10 h 00, elle se décida à composer un numéro sur son portable…

1 E-mail de l’éditeur à Henri Malbec

Cher monsieur Malbec,

Nous avons reçu votre manuscrit et l’avons fait lire avec l’intérêt qu’il mérite. Je l’ai moi-même parcouru avec une réelle curiosité.

Il est vrai que l’histoire peu banale de cet homme – peut-on le qualifier de fou ? – qui s’échine à construire sa maison sur un terrain rongé par l’océan a quelque chose d’envoûtant.

Je serai néanmoins parfaitement honnête avec vous : nous ne sommes guère portés vers les premiers romans. Il n’est pas facile de lancer un nouvel auteur, en dépit de notre puissance de frappe, sur un marché fort encombré. Cependant, et malgré ces obstacles, j’aimerais vous rencontrer, si vous acceptez le principe d’une discussion ouverte.

C’est qu’outre votre roman (mais est-ce bien seulement un roman ?) et puisque votre écriture m’a plu, j’aurais quelques pistes à vous proposer.

Avec mes meilleurs sentiments,

Rodolphe Lacombe

2 L’éditeur

On imagine volontiers le bureau d’un éditeur envahi d’étagères croulant sous le poids de milliers de livres : ceux qu’il a édités tout au long de sa carrière et ceux qu’il a lus tout au long de sa vie. Ce n’était pas du tout le cas du refuge de Rodolphe Lacombe : il s’était installé derrière une grande table carrée autour de laquelle ses visiteurs prenaient place et où était disposé, de chaque côté, un nombre égal de chaises : la scénographie gommait volontairement cette sensation de domination qu’aurait pu exercer l’éditeur réputé s’il s’était contenté de rester derrière un imposant bureau en faisant face à ses visiteurs. Il avait souvent vu cette mise en scène ostentatoire chez certains de ses confrères – ou chez des patrons surfaits d’entreprises boursouflées, le recevant à leur siège. Il n’avait, pour sa part, pas éprouvé le besoin de cette mascarade. Il se refusait à donner l’image d’un éditeur dont les minutes étaient comptées. Au contraire, il souhaitait être perçu comme un homme ayant tout son temps, totalement à l’écoute de ses interlocuteurs. Plus surprenante encore était sa collection personnelle de superhéros issus des comics américains de l’après-guerre, parfaitement disposée dans les moindres recoins de la pièce : en particulier des affiches originales de films tirés de leurs aventures, des piles de bandes dessinées d’époque et des poupées de différentes tailles représentant une légion de mutants. La reproduction à taille humaine d’un Iron Man en métal luisant rouge et or veillait, impassible, au fond de la pièce. On aurait cru cependant qu’il pouvait s’animer à tout moment, ce qui créait un certain malaise. Un décor décalé, Pop Art, proche de celui d’un magasin de jouets… et loin de l’univers d’un éditeur ordinaire.

L’iconoclaste s’était attiré, malgré tout, quelques solides amitiés : du moins parmi ceux qui avaient reconnu en lui l’homme pragmatique, refusant de se laisser enfermer dans l’image grotesque du grand éditeur exhibant sa culture : ce moule étroit ne lui convenait pas ! Du reste, Lacombe ne cherchait pas à rassurer. On l’acceptait – ou non – tel qu’il était et, d’une certaine manière, il le faisait ouvertement savoir par des choix personnels qui décontenançaient. Ainsi avait-il bâti sa maison d’édition, trente ans plus tôt, sur un parti pris qu’aucun de ses confrères à l’époque n’aurait osé suivre : des coups éditoriaux générant d’importants succès et de confortables bénéfices ! Cette approche exclusivement commerciale l’emportait chez lui sur l’idée plus courante d’une littérature classique, voire engagée. Lacombe créait ainsi des best-sellers en contactant des vedettes ou des personnalités en vogue et en leur demandant de signer leur autobiographie… pondue par une armada de ghostwriters à la plume élastique. Un livre, sans réelle qualité littéraire, mais honnêtement écrit, pouvait ainsi éclore en quelques semaines de cette fabrique aux rouages bien huilés et se retrouver aussi sec en tête de gondole des librairies… avant de grimper bien vite au sommet des meilleurs classements. Car le « vu à la télé » emportait l’adhésion instantanée d’un large public peu accoutumé à la lecture, mais avide de stars du petit ou du grand écran. Lacombe avait vu juste : il était alors le seul sur son créneau. D’autant que les autres éditeurs se bouchaient le nez devant une production considérée comme indigne de leur noble profession – et de la solide tradition de culture littéraire qui l’accompagnait forcément. Lui martelait sans honte son credo envers et contre tous : « faire lire ceux qui ne lisent pas ! » Et ne cherchait en aucune manière à se fondre dans un environnement dont il haïssait ouvertement la prétention et l’arrogance.

Tandis que ses confrères se bousculaient afin d’obtenir une précieuse place pour leurs auteurs dans la seule émission littéraire de grande écoute existant alors sur le petit écran (tout en dépensant des sommes insolentes pour placer des encarts publicitaires dans les magazines), lui disposait d’un vaste boulevard promotionnel, totalement gratuit, dans les émissions de variétés diffusées en première partie de soirée. Ces programmes populaires se pressaient d’inviter quantité de vedettes auteurs du livre de leur vie. Nul besoin alors de financer de la publicité à grands frais : les livres des stars maison bénéficiaient d’une visibilité peu commune. Effet garanti : dès le lendemain de la diffusion, les chiffres de vente bondissaient, propulsant l’ouvrage vers la crête des hit-parades de l’édition.

Certains de ces livres atteignaient allègrement des tirages stratosphériques (plus de cinq cent mille exemplaires pour certains titres, dépassant ainsi régulièrement les scores habituels de grands romans primés). Si la profession regardait Lacombe au mieux comme un extraterrestre, au pire comme un vulgaire commerçant (dénomination qu’il revendiquait haut et fort et dont il était fier, lui, le fils et petit-fils d’épiciers du Gers), il n’en était pas moins certain que sa réussite était de ce point de vue incontestable. Le bonhomme reniflait les succès comme un chien truffier déterre la si rare gemme noire et faisait peu de cas des qualités littéraires des interlocuteurs venant le solliciter. Les éditions Lacombe assumaient leur position de vendeurs de livres. Le marché (distributeurs et libraires) en profitait, n’en déplaise à ses détracteurs s’égosillant en polémiques arides sur ses choix. Ces petites agitations urbaines laissaient Lacombe de marbre.

En temps normal, l’homme se montrait de prime abord affable. En vous saluant, il affichait sous sa fine barbe noire un sourire extrêmement doux, presque timide… Rien d’autre, en somme, que l’esquisse d’une exquise politesse. Aucun de ses mouvements n’était excessif. On avait parfois le sentiment en sa présence d’une image au ralenti, son débit de paroles lui-même était fainéant : comme s’il pesait chacun de ses mots et chacune de ses pensées avant de s’adresser à son interlocuteur… Il vous serrait doucement la main – c’est à peine si vous la sentiez glisser dans la vôtre – laissant son autre main immobile le long de son corps grand et sec. Jamais il n’aurait songé à poser cette main vacante sur votre épaule, comme le font certains interlocuteurs maladroits pensant installer une familiarité déplacée. Et du reste, en le rencontrant, personne n’aurait eu l’idée grossière de poser ne serait-ce que le bout de ses doigts sur son épaule à lui. Il possédait l’art délicat de créer la distance nécessaire dans tout rapport humain. Fussiez-vous une relation de longue date, vous n’étiez jamais certain, au bout du compte, d’être son ami.

En temps normal, donc, il se montrait fort aimable… Mais son visage offrait plutôt un regard sombre derrière de fines lunettes rondes en écaille noire… un regard étrange, déserté, insondable dont il ne fallait pas être dupe un seul instant. Sous des traits délicats affleurait une détermination peu commune. Il était improbable d’imaginer le convaincre si vos arguments n’avaient pas été préalablement ciselés dans le métal de vos convictions. De même, il était peu recommandé de revenir devant lui si vous aviez manqué à votre parole ne serait-ce qu’une seule fois – quelle que puisse en être la raison ! Il échappait aux codes ordinaires d’apparence policée en vigueur dans une société « trop astiquée à mon goût », disait-il, et au cœur de laquelle il évoluait, indifférent au qu’en-dira-t-on : aimable certes, diplomate, rarement. Surtout si cela lui faisait perdre des heures précieuses. C’était là son paradoxe – ou plutôt sa cohérence : prendre le temps d’écouter. Mais décider rapidement. Quelques auteurs lui en voulaient de les avoir froidement ignorés après un premier contact en apparence chaleureux. C’est que Rodolphe Lacombe détestait dire non. Il semblait laisser une porte ouverte aux discussions… qu’il refermait aussitôt (au sens propre comme au figuré) une fois parti un visiteur insignifiant. En revanche, s’il humait, au cours d’un rendez-vous, les effluves d’un succès potentiel, il donnait son accord sans réserve, s’assurait que son interlocuteur n’irait pas consulter d’autres concurrents dans la foulée (ce qu’il détestait par-dessus tout, au point, s’il l’apprenait, de laisser tomber sur-le-champ toute négociation) et alors seulement il était disposé à signer le contrat.

Ce personnage plaisant, féroce et libre, soignait tout particulièrement son apparence. Ses cheveux noirs légèrement grisonnants et coiffés en arrière ondulaient sur son crâne, au-dessus d’un front bombé à peine ridé à cinquante-cinq ans. Son nez aquilin et robuste, ses narines resserrées, tout chez lui augurait d’un tempérament capable de renverser de coriaces résistances et d’imposer de fermes résolutions. Il portait en toutes circonstances un costume Dior anthracite impeccablement taillé, une cravate sombre sur une chemise blanche et une pochette assortie. Ses ongles manucurés couronnaient des doigts longs et fins. Sa barbe parfaitement taillée gardait étrangement cette même longueur, cette même forme légèrement arrondie. Ses chaussures anglaises à boucles (des John Lobb ou des Church’s) étaient noires et brillantes. Rodolphe Lacombe dissimulait habilement un esprit enfiévré derrière une apparence délicate.

Il semblait cependant traîner dans son sillage une constante mélancolie aux racines inconnues. Un secret intime, une fêlure, une blessure mal cautérisée aurait pu expliquer son inaptitude à s’emballer devant le succès, à en goûter sans réserve les voluptés. Mais personne n’aurait osé s’aventurer sur ce terrain périlleux pour en saisir l’origine. On se contentait d’encenser son infaillible flair… Face aux compliments, il demeurait impassible, silencieux, presque inquiétant. Il songeait déjà, sans rien en laisser paraître, aux lendemains difficiles avec leurs lots de surprises déplaisantes, d’échecs probables. « Lorsque les choses vont trop bien, je commence à m’inquiéter », ne cessait-il de répéter comme pour se rassurer et ne pas céder trop vite aux sirènes des triomphes aisés. Le bonheur était en somme pour lui une idée trop simple. Et le temps qui passe n’arrangeait rien à l’affaire. Il en haïssait d’ailleurs le décompte. De sorte que chacun savait, dans son entourage professionnel ou privé, qu’il était inconvenant de lui souhaiter son anniversaire.

Lacombe était assis à son bureau, regardant les couvertures des livres qui seraient prochainement publiés. Lunettes sur le bout de son nez, il en scrutait les moindres recoins. Aucun détail n’échappait à son œil exercé : une couleur mal choisie, un titre peu adapté au genre de l’ouvrage, le regard de l’auteur – sous le titre en question – un peu trop dans le vague, ne fixant pas assez le lecteur pour capter son attention… Et il faisait corriger ces erreurs-là sans attendre.

Il était concentré sur la couverture d’un témoignage (le récit d’une adoption semée d’embûches par une star de cinéma) quand le téléphone sonna. À l’autre bout du fil, sa secrétaire annonça de sa voix grave et un peu traînante :

— Henri Malbec est arrivé.

Lacombe prit un petit temps, retira ses lunettes qu’il garda à la main et demanda, un peu surpris :

— Qui ça ? Malbec, dites-vous ? Qui est-ce ?

— C’est vous qui lui avez proposé un rendez-vous, Rodolphe. Un journaliste qui vous a fait parvenir un manuscrit, un roman inspiré de faits réels, je crois…

— Ah oui ! Cette histoire farfelue de baraque sans cesse démolie par l’océan ! Eh bien, faites-le entrer !

Un homme chauve, robuste, au visage ovale et aux traits délicats, mi-asiatiques, mi-européens, pénétra dans l’antre de l’éditeur, lequel lui adressa immédiatement un sourire à peine perceptible.

Malbec, sans retirer sa vieille saharienne beige, prit place de l’autre côté de la table carrée face à Lacombe qui venait de lui faire signe de s’asseoir, et attendit qu’on lui adresse la parole. Lacombe commença alors à parler, de son habituel et lent débit.

— Ravi de vous rencontrer, monsieur Malbec. Votre livre est… comment dire… très enlevé… très prenant. Étonnante cette histoire d’Irlandais…

Malbec le coupa net :

— …d’Écossais !

— Pardon ?

— Cette « histoire d’Écossais », monsieur Lacombe. Pas d’Irlandais.

Lacombe n’appréciait guère qu’on lui coupe la parole pour un détail qu’il estimait sans importance. Mais étant donné le but qu’il poursuivait, il ne releva pas et continua comme si de rien n’était :

— …et on pourrait croire que votre roman est une histoire vraie, même si cela paraît tout à fait improbable, n’est-ce pas ?

Malbec ne desserra pas les lèvres, laissant volontairement planer le doute, se contentant d’esquisser un sourire énigmatique.

— …C’est bien pour ça que j’ai tenu à vous rencontrer, monsieur Malbec.

— Votre manière d’écrire me plaît. J’ai très envie que nous puissions travailler ensemble. Je ne vous parle pas là, tout de suite, de votre roman… Oh ! rassurez-vous : j’envisage certainement de le publier. Nous en reparlerons à coup sûr. Mais… j’ai d’abord une autre idée en tête. Quelque chose qui vous mettra rapidement sous la lumière des projecteurs et nous donnera un sérieux coup de pouce pour votre roman quand nous l’éditerons…

Henri Malbec écoutait attentivement, accordant à son interlocuteur un regard singulièrement fixe. Depuis la première guerre du Golfe, en 1990 durant laquelle, grand reporter, il avait commis une impardonnable erreur humaine1, il avait pris l’habitude de ne plus livrer ses sentiments lorsqu’une situation lui échappait. Il avait ce don rare de savoir garder une attitude pondérée, presque froide, de demeurer impassible lorsqu’un détail clochait. Ce qui semblait être le cas dans le bureau de cet éditeur réputé dont les flagorneries dissimulaient mal, il en était convaincu, un tout autre dessein que celui pour lequel il avait été convoqué. Il préféra cependant ne pas couper Lacombe dans son élan : l’ancien reporter n’avait rien perdu de sa curiosité, et même si une irrépressible envie de se lever, de laisser en plan ce bavard mielleux le tentait, il attendait la suite.

Il ne fut certes pas déçu lorsque Lacombe abattit ses cartes.

— Rose Rignac a très envie de raconter son histoire. Sans rien cacher. Son autobiographie peut cartonner en librairie. Les médias vont s’en repaître. Quel fabuleux accélérateur pour votre carrière d’auteur ! Quelle aubaine, n’est-ce pas ?

Un silence inhabituel tomba sur la pièce. L’éditeur était rompu aux situations délicates, savait réagir en toutes circonstances aux comportements les plus insolites… mais ce silence qui s’éternisait le gêna. Il s’efforça cependant de ne trahir aucune émotion face au reporter immobile. Mais en vint quand même à se demander si la vie n’avait pas quitté ce corps figé !

Malbec tangua doucement… se caressa lentement le menton de la main gauche, laissant son autre main à plat, inerte, sur le bureau de Lacombe :

— Qui est Rose Rignac ? se contenta-t-il de demander d’un ton monocorde, avec un détachement qui parut désagréable à son hôte.

Lacombe crut à une mauvaise plaisanterie. Mais il dut se rendre à l’évidence : le reporter ne se moquait pas de lui. D’où sortait cet olibrius pour lui poser cette effarante question ? D’une steppe oubliée où il avait vécu une expérience de survie en milieu hostile ? L’éditeur rusé évita néanmoins de le railler ouvertement : ce n’était pas le moment d’oublier ses priorités. Il avait besoin de la plume chevronnée de cet ancien reporter, capable de sublimer le récit d’une starlette adulée. Rose Rignac était devenue en peu de temps l’héroïne d’une émission de télé-réalité. Sa carrière avait explosé depuis quelques mois par la grâce – ou la faute – de sa personnalité ravageuse, de remarques décalées, d’un vocabulaire douteux et d’un langage fleuri. Elle était traquée par les mouches voraces de la presse people à cause de ses amours tumultueuses, et notamment son improbable liaison avec Guillaume Hadès, magnat de l’industrie du luxe qui, depuis quelques semaines, était emporté dans le tourbillon d’un divorce tapageur avec son épouse officielle. Après leur énième séparation, une persistante rumeur affirmait que Rose était en dépression. Elle n’était plus apparue en public depuis plusieurs semaines. Les magazines bariolés avaient fait de sa soudaine disparition un feuilleton inusable, invoquant les plus extravagantes raisons : son retrait dans un kibboutz en Israël où, selon des témoins dignes de foi, elle apprenait le Talmud par cœur auprès d’un vieux rabbin aveugle qui l’avait prise sous son aile… ou bien encore un périple solitaire à la découverte des manchots en Antarctique, auprès desquels, affirmaient sérieusement des proches sous le sceau de la confidentialité, elle aurait trouvé apaisement et sagesse. On n’était plus à une énormité près dans les colonnes tape-à-l’œil de ces gazettes fécondes.

…Il se trouve que Lacombe était en possession du numéro de téléphone portable de Rose Rignac, tout comme il détenait une impressionnante réserve de numéros de célébrités consciencieusement archivée dans son iPhone.

Il l’avait appelée un matin. Elle lui avait raccroché au nez en lui demandant d’oublier son numéro et de lui « foutre la paix ». Conseil qu’il n’avait pas écouté, qu’il avait mis sur le compte d’une crise d’angoisse au seul ton de sa voix saccadée et tremblante. Il avait retenté sa chance quarante-huit heures plus tard, en début d’après-midi, et était tombé, cette fois, sur une femme différente, totalement apaisée. Comme il l’avait parié en son for intérieur, elle ne se souvenait pas le moins du monde du premier coup de fil qu’il lui avait passé.

Lacombe sut se montrer doux et patient : il lui demanda pourquoi la télévision devait désormais se passer de son talent. Il refusait d’écouter les rumeurs infondées et lui suggéra – si elle sentait, du moins, que le moment était venu pour elle – de rédiger son autobiographie et de régler quelques comptes au passage… ce qui serait une manière merveilleuse de faire le point au milieu de sa carrière agitée. Rose Rignac opposa un éclat de rire nerveux au discours rodé de l’éditeur :

— Bravo monsieur Lacombe : très au point, votre petit numéro ! Mais si vous me connaissiez un peu mieux, vous n’auriez pas eu besoin de m’endormir avec votre berceuse… Vous voulez que je règle mes comptes ? C’est… tentant ! Je vais vous surprendre : je vais réfléchir à votre très vilaine proposition… Quelle heure est-il ? demanda-t-elle soudain troublée, presque agité à l’autre bout du fil.

Lacombe l’informa qu’il devait être pas loin de 14 heures :

— Bien. Je vais me coucher alors. Maintenant… laissez-moi dormir, s’il vous plaît. On verra tout ça… plus tard…

Rodolphe Lacombe savait, par expérience, qu’on ne perdait rien à tenter sa chance plusieurs fois de suite à la roulette du best-seller. Il ne laissait cependant à personne le soin de miser à sa place. Quand l’envie l’en prenait, il décrochait lui-même son téléphone pour contacter une vedette et savait, au pire, qu’elle lui opposerait une fin de non-recevoir. Dans un grand nombre de cas, le refus était temporaire. Il fallait savoir attendre, parier régulièrement – parfois à un an d’écart – pour obtenir gain de cause. Il possédait une patience de boa pour étouffer les résistances de ses proies.

Rose Rignac l’avait rappelé trois semaines plus tard. Lui avait donné son accord et avait été transparente : elle serait évidemment incapable d’écrire un bouquin seule. L’éditeur avait alors eu l’idée (faute d’avoir sous la main un ghostwriter immédiatement libre) de contacter, plutôt d’appâter Malbec, dont il venait de parcourir le roman, certes bien fichu, mais qui n’était pas, de prime abord, destiné au programme éditorial de sa maison d’édition, ouvertement orienté vers les coups médiatiques. Mais si Malbec s’en tirait à bon compte avec cette « autobiographie », s’il parvenait à cadrer, rassurer, cornaquer la starlette que l’on disait ingérable (comme toutes ces vedettes aspirées par la vanité des caméras), Lacombe ne serait pas opposé à la publication de ce qu’il considérait comme un honnête roman… Même s’il n’en vendrait pas des millions.

— Pourquoi moi ? interrogea le journaliste, histoire d’entretenir, quelques minutes encore, un intérêt désormais factice.

— Parce que j’ai besoin d’un souffle romanesque ! Faute de quoi l’ensemble restera plat. Ça ressemblera à toutes ces biographies sans goût ni relief qui fleurissent, çà et là, qu’il m’arrive moi-même, d’ailleurs, de publier. Il faut autre chose à cette fille qui a explosé à la télévision et sur les réseaux sociaux. Un véritable phénomène populaire, autant à cause de ses allures baroques que de ses réflexions maladroites, mais totalement sincères. Vous savez bien qu’à présent on devient vedette à peu de frais. Quelques caméras braquées sur vous, des sunlights qui vous aveuglent, un look décalé, une romance improbable… Rose Rignac a coché toutes ces cases avec une remarquable authenticité. On peut même dire qu’elle a été brillamment enfantée par cette foire aux illusions. Pas un gramme de talent. Mais des fans à perte de vue. Et pour vous, pour nous, monsieur Malbec, des lecteurs par milliers. Ou disons plutôt : des acheteurs ! On n’est pas certain qu’ils liront vraiment son bouquin, et on s’en fout ! Je vais vous dire de quoi nous parlons vous et moi : d’un succès et de pas mal de pognon.

Rien ne semblait ébranler le grand oracle : surtout pas le sort réservé à une vedette de chiffon, une pauvre fille perfusée à la lumière d’une renommée artificielle et que l’on débrancherait immédiatement une fois la source de sa célébrité tarie. Malbec s’efforça néanmoins de sourire :

— Non merci, monsieur Lacombe. Votre proposition ne m’intéresse pas ! Accepter un boulot qui ne m’inspire rien, ce n’est pas dans mes cordes !

Repoussant doucement sa chaise, le reporter se leva et, d’un pas mesuré, se dirigea vers la porte du bureau qu’il ouvrit lentement. S’apprêtant à disparaître, il se retourna vers l’éditeur stupéfait pour le saluer poliment d’un discret mouvement de tête.

Reclus dans son bureau, Lacombe songea à ce prétentieux, ce petit con qui aspirait à être publié. Mais enfin, c’était évident, pensa-t-il comme pour se rassurer : Malbec avait dû vivre un paquet d’années comme un ermite pathétique, isolé de toute vie normale, de toute existence réelle. Rien d’autre ne pouvait expliquer, selon sa vision des choses, son offensant refus. « Ah, l’idiot, l’idiot ! » répéta-t-il dans la solitude de sa tanière. Mais au-delà d’une question d’orgueil, l’éditeur sonné avait du mal à taire sa contrariété. En d’autres circonstances, il se serait totalement fichu de ce petit scribouillard sans ambition : un arrogant incapable de saisir sa chance ! Il l’aurait, sans remords, expédié aux oubliettes de l’édition. Seulement la situation n’était pas simple… Il avait habilement, et trop hâtivement, vendu l’idée d’Henri Malbec comme ghostwriter idéal à sa starlette : « Un homme plein de sensibilité, jusque dans son écriture », lui avait-il affirmé avec aplomb… puisqu’il ne le connaissait pas et ne l’avait jamais rencontré. « Il saura bien mieux que quiconque vous permettre d’exprimer toutes vos émotions, Rose. Tous vos ressentiments aussi. » Devant les arguments de l’éditeur tenace, la starlette avait fini par être convaincue que cet ancien reporter de guerre serait le partenaire idéal pour l’aider à accoucher d’un livre qui ne deviendrait pas – promis ! – une énième et vulgaire biographie écrite à la truelle ! Jusqu’à se convaincre que sans ce Malbec, elle ne ferait pas le livre ! Que vaudrait maintenant la parole de Lacombe si, dans son impeccable plan, l’un des protagonistes de son petit business clinquant déclinait le rôle qui lui était assigné ? Il réfléchit à une alternative honorable qu’il pourrait proposer, sans tarder, à Rose Rignac. Il aurait été périlleux de reculer l’écriture du livre et sa publication. Avec une fille instable, capricieuse, lunatique, tout pouvait être remis en question instantanément : adieu contrat et ventes mirifiques ! Il opta alors pour un savant mélange de mensonge et de vérité qu’il venait de concocter dans son cerveau retors. Il appela sa secrétaire et lui demanda l’adresse de Malbec, puis de lui passer Rose Rignac. Quelques minutes plus tard, à l’autre bout du fil, la vedette l’interpella, une fois encore, avec ce ton épuisé, exaspérant :

— Alors ? L’avez-vous vu votre si précieux Malbec ? Marche-t-il dans le coup, votre petit génie de l’écriture ?

Lacombe éloigna le combiné, se racla discrètement la gorge de sorte que sa correspondante n’entende pas l’indélicat vrombissement, puis reprit le téléphone et improvisa l’habile petit scénario qu’il venait tout juste de mettre au point :

— Oui… et non, balança-t-il d’une voix peu assurée.

Rose resta muette à l’autre bout du fil, attendant des explications.

— Il n’est pas formellement opposé à une collaboration de ce genre, avança Lacombe, masquant mal son hésitation. Mais il vous connaît bien peu au bout du compte. C’est normal, Rose : la télévision n’est pas son univers. Mais c’est précisément, selon moi, ce qui fera l’originalité de votre collaboration. Un autre regard… un recul nécessaire… et surtout la plume d’un auteur qui saura pondre un texte solide ! Ce n’est pas négligeable, vous en conviendrez.

Lacombe n’avait, à vrai dire, pas de plan B. Les rares ghostwriters de talent, artisans invisibles des mots ciselés, possédant suffisamment d’empathie pour épouser la cause de n’importe quel récit, ne couraient pas les travées de l’édition. Savoir écrire ne suffisait pas. Encore fallait-il saisir l’essence d’une existence. Être doté d’une étonnante aptitude à sublimer une histoire parfaitement étrangère à la sienne. Se fondre littéralement dans la vie de l’autre. Être assez ingénieux pour mitonner un texte d’une admirable épaisseur, même dans l’anodin, même dans le vide. Lacombe le sentait : Malbec en était parfaitement capable. Mais la fuite si soudaine du seul candidat pressenti l’avait laissé sans immédiate solution de repli.

Rose demeurait obstinément silencieuse. Seul son souffle de phoque épuisé traversait le combiné. Ce qui agaçait prodigieusement l’éditeur, c’est qu’il tablait maintenant sur une réaction à laquelle il avait osé songer quelques minutes avant de l’appeler. Il connaissait le caractère de la starlette, dont les excès avaient crevé le petit écran en quelques semaines au printemps précédent, et séduit dans la foulée une ribambelle de fans prépubères. Les filles voulaient s’inspirer de son culot monstrueux et copier, avec plus ou moins de bonheur, son look de créature excessive ; les garçons ne songeaient, eux, qu’aux émotions brûlantes que dégageait à chacune de ses apparitions son sex-appeal exalté. Les victimes collatérales de cet engouement despotique étant les parents déconcertés de cette tribu fascinée et aimantée. Ils avaient du mal à comprendre ce que leur progéniture trouvait de si éblouissant au personnage inconvenant d’une grande poupée blonde aux expressions triviales.

Lacombe faillit abandonner la partie au moment précis où Rose, enfin, posa une question directe, comme il l’avait secrètement espéré :

— Où c’est qu’elle crèche, votre diva ? Il ne se cache pas, au moins ?

— Oh ! Pas le genre, rassurez-vous, s’empressa de répondre l’éditeur, apaisé par la réaction de son interlocutrice. C’est un garçon tout à fait charmant et sincère ! Il sera ravi de faire votre connaissance, Rose, si vous acceptez de le rencontrer.

— C’est quand même un comble ! hurla-t-elle soudain, exaspérée, à l’autre bout du combiné. C’est moi qui dois aller le voir, votre bonhomme ! Vous me vendez votre salade, je marche. Et maintenant, je dois faire le boulot à votre place, aller lui faire ma danse de… de Salopé… Slalomé… Oh ! Et puis merde ! Je vais aller le voir, votre gars ! Vous m’obligez à sortir de mon terrier ! Avec tous ces fichus photographes qui me collent au cul et me volent le peu d’intimité qu’il me reste. Mais attention : s’il refuse, votre Malbec, alors moi aussi ! Et ce sera de votre faute : vous n’aviez qu’à pas me le vendre comme le champion de sa catégorie !

Et puis, cela lui arrivait de plus en plus souvent, elle conclut son propos de fille mal dans sa peau d’un rire sardonique, presque terrifiant. Lacombe avait avancé de hasardeuses spéculations sans trop réfléchir aux conséquences d’un pieux mensonge : pas certain que Malbec serait aux anges quand Rose Rignac, outrancière naïade, débarquerait à l’improviste le soir même dans la chambre d’hôtel qu’il louait temporairement. Et sans doute le reporter lui en garderait-il une tenace rancune. Mais au point où il en était, il n’avait pas le choix : il venait de parier un numéro sur la roulette de son petit casino personnel. La boule tournait et butait sur les cases noires et rouges. Il entendait dans sa tête le croupier imaginaire crier : « Les jeux sont faits, rien ne va plus ! »

Rose alors brisa les pensées flottantes de l’éditeur, lui demandant d’une voix éreintée, impatiente, l’adresse de Malbec. Lacombe ne se fit pas prier et lui communiqua les coordonnées du petit hôtel dans lequel s’était tapi le reporter itinérant. Puis il raccrocha, espérant avoir parié, cette fois encore, avec discernement…

3 Première nuit

Henri Malbec revint dans son petit hôtel du boulevard Saint-Marcel, à mi-chemin entre la place d’Italie et la gare d’Austerlitz. Aussitôt calfeutré dans sa chambre, il remplit son vieux sac de cuir usé (pièce de musée appartenant au grand reporter qu’il avait été dans une précédente vie) entassant grossièrement chemises et pantalons. Passablement irrité par les insanités de l’éditeur, il se décida à saisir cette fumeuse occasion pour s’évaporer vers d’autres horizons. Débarqué deux mois plus tôt de Singapour où il avait passé deux saisons comme vendeur de biens dans une agence immobilière, il avait décroché, du côté de Pigalle, une place éphémère de gardien de sex-shop. De ce promontoire urbain, il avait pu épier, durant à peine trois semaines, une faune étrange de créatures baroques, de couples fantasques, d’amoureux ordinaires…

Depuis qu’il avait quitté son poste de correspondant local sur le bassin d’Arcachon, sans demander son reste, il s’était bâti une errance désirée. Cela faisait deux ans maintenant qu’il se laissait porter par les vents d’ouest, tournant autour de la Terre comme une sonde spatiale abandonnée à l’espace, oubliée et sans but. Il observait avec une curiosité distante ce monde singulier peuplé d’êtres insolites : ses semblables qui croisaient sa route et avec lesquels, parfois, rarement, il s’autorisait à tisser de passagères relations… avant d’à nouveau se laisser gagner par les émotions d’un départ imminent, irriguant son âme nomade. Il avait éprouvé cette impérieuse envie de larguer les amarres, comme un marin aguerri ne supporte plus de rester une seconde de plus sur la terre ferme, préférant se laisser emporter par la houle. Il avait commencé son périple incertain au Havre, s’embarquant sur un cargo en partance pour la Chine et dont le rude commandant avait fini par devenir un ami. Trois mois en mer ! Loin de tout… Il s’était délesté du poids des ambitions et ne voulait, pour rien au monde, courir encore, ne serait-ce qu’une seule fois, après un illusoire petit scoop. Ce genre de quête l’avait usé.

Durant cette longue traversée, il s’était enfermé des matinées entières dans sa cabine, commençant, par simple défi d’abord, puis en éprouvant un réel plaisir ensuite, à rédiger le roman consacré à « l’Écossais de la Pointe » dans lequel il avait joué un rôle notable2.

Pour survivre et même vivre dignement à terre, il avait accepté sans difficulté les boulots qui s’offraient à lui au gré de ses rencontres. Chaque besogne devenait une expérience féconde : cuisinier à Hong-kong (il avait façonné des heures durant les bouchées à la vapeur dans une ambiance de franche rigolade avec ses frères de cuisine asservis aux canards laqués), manager d’un café-restaurant à Wellington (il avait motivé les équipes sans se départir de son calme intriguant), chauffeur de maître à Los Angeles (il avait conduit en silence un influent producteur de cinéma greffé à son portable), réceptionniste de nuit dans un grand hôtel à San Francisco (il avait patiemment répondu aux demandes les plus insolites d’une clientèle insomniaque), danseur mondain à Vancouver (il donnait l’illusion d’une séduction fugace à des inconnues esseulées et reconnaissantes).

Au fil des nuits, il avait mis la touche finale à son manuscrit, le reprenant, le corrigeant, le fignolant avant d’enfin revenir à Paris… Il s’était résolu à le glisser dans une enveloppe avant de le déposer au siège du seul éditeur qu’un expatrié à Singapour lui avait vivement conseillé. Un professionnel qui savait « vendre du livre », pour reprendre l’expression exacte de son interlocuteur enthousiaste.

Il avait vu le résultat le matin même.

Henri Malbec était bien décidé à décamper au plus vite de la capitale qui ne lui offrait rien de captivant. Rodolphe Lacombe l’avait exaspéré. Et l’appel du large était encore le seul remède efficace à cette nausée terrestre.

Il ouvrit son ordinateur pour consulter les sites de compagnies aériennes et noter les vols qui quittaient Paris pour Singapour dans les vingt-quatre heures. Le tout premier avion décollait le lendemain à 8 heures. Il acheta son billet sur-le-champ.

Malbec retrouva sa sérénité. Ses racines orientales se répandirent dans ses veines comme un fleuve lent et onctueux… Il en oublia sa courte colère occidentale. Il s’allongea sur le lit étroit de sa chambre, en repoussa les oreillers et resta immobile sur les draps, mains jointes sur le ventre, cherchant un début de méditation apaisante. Il ressemblait de plus en plus à un moine tibétain, le corps et l’esprit en lévitation. Il laissa ses paupières doucement se fermer et songea aux horizons lointains, aux sommets infinis, aux plaines immenses, aux rivières fraîches et ombragées, aux forêts denses de toutes ces terres qui lui restaient encore à explorer. Il ressentit la vigueur des vents secrets et la puissance des soleils méconnus. Ces images apaisantes lui firent oublier les désagréments liés à la publication de son roman. Le livre, après tout, avait été écrit. Il avait accompli son dessein. Peu lui importait, dès lors, le sort que l’on réserverait au manuscrit. Une forme de sage fatalisme oriental inonda son âme vagabonde. Désormais, seule comptait sa capacité à aller au bout des choses sans rien attendre de particulier, ici ou ailleurs. Se laisser surprendre était la meilleure conduite à adopter dans une existence volontairement flottante. Dans la pénombre de sa tanière parisienne, il admettait néanmoins que Lacombe l’avait surpris, mais pas comme il l’espérait. L’éditeur avait eu l’aplomb de lui suggérer de venir pour lui parler d’une parfaite inconnue, d’une créature comme les télévisions du monde entier en enfantaient régulièrement pour abreuver leurs programmes accablants. Un sourire se dessina alors sur les lèvres du bonze assoupi. Les paupières closes, il considéra avec amusement la scène dans le bureau de l’éditeur : Lacombe avait vraiment cru lui proposer le Graal de l’édition… Il songea alors à sa faim insatiable de liberté, à ce sentiment persistant de ne rien devoir à personne depuis cette fatale erreur commise durant la guerre du Koweït, depuis sa mise au banc des accusés avant sa mise à l’écart pure et simple… Et toutes ces années sur le Bassin passées à chroniquer la vie des huîtres… Rien ne l’obligeait à relire les obscurs chapitres de son passé. Il n’était certes pas près d’oublier qu’un de ses amis, un confrère photographe, était mort à cause de sa névrose du scoop… Lui, avait miraculeusement échappé aux balles du sniper irakien qui les visait tous les deux. Il lui fallait donc vivre. Plus libre encore.

Privilège des vies amnistiées.

Voilà comment le temps dompte les rancœurs : il avait senti son âme débarrassée de toute colère. Il s’était levé un matin soudain étrangement apaisé. Il s’était longuement regardé, seul devant la glace de sa salle de bains, là-bas, dans sa maison proche du Bassin qu’il habitait encore pour quelques jours, avant de prendre la mer pour de longs mois… Et il avait osé sourire à son reflet. Il aurait eu envie, tout de suite, de sombrer dans un sommeil réparateur cloîtré quelques heures dans son étroite chambre d’hôtel. Le bruit étouffé de la circulation parisienne qui parvenait à percer les fenêtres mal insonorisées de la pièce ne le dérangeait pas. Il songeait, apaisé, à l’avion du lendemain qui l’éloignerait des promesses non tenues.

Mais il n’eut pas le temps de s’assoupir : son portable vibra, un numéro inconnu s’afficha : il décida de ne surtout pas répondre. Il n’était plus là pour personne et cette seule idée lui procurait une réelle extase.

La nuit commençait son office lorsqu’il s’éveilla d’une interminable sieste. Il fut étonné de s’être assoupi si longtemps, lui qui d’ordinaire dormait peu lorsqu’il était à l’autre bout de la terre, sur n’importe quel autre continent, dans n’importe quelle ville… À croire que Paris était devenue un somnifère distingué qui, sous ses attraits apparents, sous sa beauté affectée, sous son maquillage clinquant, n’offrait plus depuis longtemps l’ardeur de son passé enfiévré. Il savait son verdict cruel, peut-être exagéré, pour une cité qui avait tant donné aux arts et à la culture. Il regrettait simplement que cette ville sale et amère ne soit plus l’astre stimulant d’idées audacieuses. Elle semblait désormais étouffée sous des couches de tristesse et d’oubli. « Une ville aux trottoirs si étroits… ne peut avoir les idées larges », songea-t-il le plus sérieusement du monde. Et il s’était ainsi convaincu de l’exactitude de son raisonnement.

Il entendit alors son portable émettre la petite sonnerie signalant plusieurs messages vocaux. Trois lui avaient été laissés en quelques minutes par un même correspondant. Il entendit une voix aiguë et paresseuse qui, dans le premier message, lui demandait s’il était encore à Paris, s’il n’avait pas fui Dieu sait où. Et s’il était dans le coin, voudrait-il bien la rappeler gentiment, sans tarder parce que, c’était certain, elle et lui avaient tant à se dire. Même si elle reconnaissait volontiers que ce n’était pas évident pour lui, n’est-ce pas, d’envisager quoi que ce soit avec une fille dans son genre… Il se demanda, à peine réveillé, qui pouvait oser lui faire cette singulière proposition : la voix clandestine n’avait pas daigné laisser son nom. Le deuxième message était une sorte d’imprécation :

— S’il vous plaît, ne m’abandonnez pas. Donnez-moi une petite chance. On se rencontre, on discute vous et moi comme de grandes personnes, et puis c’est bon ! On avance et on construit tout ça ensemble. C’est vrai qu’on doit pas beaucoup se ressembler, vous et moi. Vous êtes sans doute un de ces gars cultivés qui n’a pas de temps à perdre avec une gourde de mon calibre. Eh bien, même si cela peut vous paraître dingue, je me dis, moi, qu’avec vous, ça collerait. Maintenant que j’ai donné mon accord, je ne vais pas renoncer comme ça, ce serait couillon !

L’inconnue se confiait à lui sans ambages, insistait lourdement. Et cependant il ne savait pas à qui appartenait cette voix, perchée, stridente, criarde, presque comique, comme si quelqu’un tentait de lui faire une blague grossière en imitant un timbre douteux.

Le troisième message était désespéré :

— Je n’ai jamais supplié qui que ce soit, vous m’entendez, jamais ! Mais au point où j’en suis, ça ne changera plus grand-chose. Alors quoi, bon sang, rappelez-moi ! Ne faites pas le timoré, là-bas, dans votre coin à rester muet comme une carpe dépressive. Si ça se trouve, vous faites exprès de ne pas décrocher… Enfin non… peut-être pas, après tout. Il est vrai que vous ne connaissez pas mon numéro ni mon nom, d’ailleurs. C’est Rose ici qui vous parle. »

Un simple prénom lâché d’une voix essoufflée, asthmatique, à la fin d’un flot de paroles sans queue ni tête… un prénom qu’il mit quelques secondes toutefois à identifier. Ah, oui ! La starlette égarée que l’éditeur coriace lui balançait maintenant dans les pattes, comme un vulgaire appât auquel il aurait dû mordre. Mais il ne tomberait pas dans le panneau. Il ne la rappellerait pas ! Son avion décollait le lendemain aux aurores pour Singapour, et il avait la ferme intention d’être à son bord. Si besoin, il irait vérifier lui-même la fermeture des portes opposées et l’armement des toboggans. Ensuite… il avait vaguement envisagé de remonter vers le nord : Malaisie, Vietnam… et pourquoi pas vers Vladivostok, ce vaste faubourg oriental égaré au bord du Pacifique. Le terminus évanoui de l’emblématique Transsibérien. Le seul nom du glorieux train, qui met sept jours et sept nuits à traverser la Russie, était un appel aux fuites salutaires, une course effrénée et prodigieuse vers les extrémités de la vie.

Mais voilà que l’on tambourinait à la porte de sa chambre : la frêle cloison absorba tant bien que mal les coups répétés. Il n’avait rien commandé à la réception : l’hôtel rudimentaire ignorait le room-service. Il ne bougea pas, retint sa respiration, espérant donner l’illusion d’une absence avec le mince espoir que l’emmerdeur – ou l’emmerdeuse – finirait par s’évaporer, comme dans un mauvais rêve. Mais une voix féminine, têtue, grotesque, colérique, ruina sa piteuse manœuvre :

— Je sais que vous êtes là, Malbec ! On vient de me le dire à la réception de votre palace. Ne faites pas le gamin buté et ouvrez-moi… Je ne vais pas vous bouffer ! Je ne bougerai pas, vous m’entendez ? Je vais faire un raffut de tous les diables si vous vous obstinez à vous barricader dans votre trou !

C’en était fait de sa fragile tactique : il avait été balancé par un réceptionniste indifférent et bavard. Il se leva sans conviction pour aller ouvrir cette saloperie de porte qu’il aurait aimé voir fermée du soir au lendemain matin en attendant de se téléporter, dès l’aube, sur la passerelle de son avion béni. Et il découvrit une étrange, une immense, une sidérante créature vêtue d’un court pagne rouge couvrant à peine le haut d’une longue paire de jambes aux cuisses copieuses, et d’un pull crème trop étroit pour des formes si abondantes, laissant apparaître la remarquable ligne d’épaules vigoureuses. L’excès de maquillage était pour certains un masque permettant de dissimuler sa véritable identité et ses émotions. Et, elle n’avait pas lésiné sur l’effet souhaité. Jusqu’aux longs cils qui abritaient son regard endommagé, tout dans ce visage – néanmoins séduisant – semblait tenir d’une réalité virtuelle : lèvres dodues rouge carmin, paupières pourpres, cascade de cheveux blond platine coulant sur ses épaules dénudées et deux pommettes rouges, brillantes et sucrées comme des pommes d’amour. Une fête foraine !

Malbec, déconcerté, voulut clarifier la situation :

— Vous devez faire erreur, mademoiselle, et probablement vous tromper de chambre, je n’ai pas besoin de vos services…

Elle partit illico dans un formidable éclat de rire :

— Oui, évidemment… Je sais très exactement ce que vous êtes en train de penser : je ressemble à une vulgaire pute de province !

La réplique saisit le reporter. Il s’entendit stupidement lui répondre :

— Ah bon… Vous venez de province ?

— Oui, c’est bien ça, répondit-elle avec une touchante spontanéité : précisément du fameux Village, au cœur des vignes, non loin de l’océan. Avec sa collégiale, son église monolithe, son cloître… et sa mauvaise fille : un vrai attrape-touriste ! Je me nomme Rose Rignac. Mais ça, vous le savez déjà ! Quant à être une pute… détrompez-vous : je n’en suis pas une. Je n’aurais jamais pu l’être. Même si mon père avait tendance à croire que je finirais comme ces pauvres filles. Mais on ne choisit pas son corps, monsieur Malbec. J’aurais pu en avoir honte. Seulement j’ai décidé de faire avec ! Un vrai placement, conclut-elle dans un nouvel éclat de rire à réveiller un patient sous Lexomil.

À cet instant, un petit homme rabougri en costume gris mal coupé, chemise blanche et cravate orange, déboula de l’ascenseur. Il traînait une lourde valise dont les roulettes crissaient, on aurait dit que son bagage contenait l’insignifiant magot de toute une existence. Il avança dans le couloir sombre et humide et ralentit à la hauteur de Rose, apercevant, à la fois éberlué et émerveillé, ici dans ce lieu maussade, sous des néons précaires, le corps fantasque, extravagant, impensable de l’immense blonde… à croire qu’il venait d’être le témoin d’une apparition biblique dans un sanctuaire dérobé. C’était étrange de voir soudain ce gars solitaire passer, comme une image au ralenti, dans ce couloir ordinairement vide, sans vie, songea alors Malbec. Comme dans un tableau irréel, il était là, avec sa valise cabossée, ne quittant pas du regard Rose, tandis qu’il passait paisiblement dans son dos. Il n’aurait sans doute pas imaginé une seule seconde de sa lente existence, en réservant dans cet ordinaire hôtel citadin, qu’une déesse baroque et démesurée, une vedette de la télévision qu’il avait immédiatement reconnue, viendrait troubler quelques instants sa constante lassitude. Il aurait aimé avoir l’audace, là, tout de suite, de lui demander de le suivre dans sa petite chambre proprette. Et qui sait, elle ne l’aurait peut-être pas quitté de la nuit ? Lui aurait tenu chaud au petit matin froid ? Si ça se trouve, elle n’aurait pas su refuser une si galante invitation à un délicat gentleman. Mais de gentleman, il n’en avait pas la mise. Quant à l’audace, il en manquait cruellement. Sinon, il n’en serait pas là, à traîner sa vieille valoche dans un minable hôtel qui ressemblait probablement à tous les hôtels où le menaient, depuis des années, ses pas engourdis. Il poursuivit son chemin sur le tapis poussiéreux du corridor, jusqu’à sa chambre, s’autorisant de temps à autre, par-dessus l’épaule, un petit coup d’œil envieux en direction de cette idole au pied de laquelle il aurait consenti à tous les sacrifices. Il sortit de la poche de sa veste son téléphone portable et prit une photo à la dérobée pour être certain qu’il n’avait pas rêvé et pour la montrer à ses collègues qui ne le croiraient jamais. Puis il s’enferma, solitaire et vaincu, dans sa cellule numérotée.

Rose continuait, imperturbable, son speech en braillant. Oubliant instantanément la vision insolite du petit homme gris qui avait disparu comme dans un songe, embarrassé par le boucan qu’elle provoquait au milieu de ce passage habituellement désert, il s’en rendait compte maintenant, Malbec consentit à l’inviter sans cérémonie dans son clapier à quatre-vingt-cinq euros la nuit, petit-déjeuner compris. Il aurait préféré rester seul, à quelques heures de sa fuite. Il en voulait d’autant plus à Lacombe, qu’il devinait derrière tout ça l’esprit tordu de l’éditeur : il avait osé mettre au point ce stratagème pour faire en sorte que sa petite affaire ne capote pas. Mais n’étant pas mufle, il n’abandonna pas Rose dans le couloir sinistre de l’hôtel. Elle entra sans se faire prier et, immédiatement, donna le sentiment de se sentir chez elle, se posant, sans protocole, sans même en demander la permission, sur le lit sommaire et grinçant de son hôte, comme si c’était le sien, le trouvant plus confortable, à vrai dire, que l’unique chaise en bois qui trônait devant un bureau rustique. Elle ne s’excusa pas de son attitude sans-gêne, et se contenta d’expliquer qu’elle se sentait lourde et lasse. Depuis quelques semaines, elle vivait recluse chez elle. Elle tentait, dans le silence de son triste appartement à peine meublé où s’amoncelaient des cartons jamais défaits, de faire le deuil d’une douteuse romance avec un ponte de l’industrie du luxe qui lui avait promis monts et merveilles… avant de l’abandonner comme une feuille de Sopalin usée. Elle avait pris un peu de poids, c’est vrai, en buvant de-ci, de-là, du bourbon de préférence, et en ingurgitant de la junk food : chips, guacamole et, sur d’épaisses tranches de pain, une onctueuse pâte à tartiner aux noisettes. Elle buvait comme un vieux loup de mer et bouffait comme une ado boulimique. Miraculeusement, son corps n’en avait pas trop pâti. Plutôt une belle fille, songea le reporter. Elle avoua, timidement, avoir été tout de même flattée que Malbec l’eût prise, un court instant, pour une call-girl, une femme qu’on aurait pu désirer, car c’était une tout autre image, détestable, douloureuse, qu’elle découvrait chaque matin dans son beau miroir de princesse écorchée. Pour ne rien arranger, elle était poursuivie par une horde de paparazzis affamés de scoops gras. Elle conseilla donc à Malbec de tirer les rideaux grisâtres et troués de la fenêtre s’il ne voulait pas se retrouver dans quelques jours à la une de magazines people titrant en exclusivité, photos à l’appui et sans avoir pris soin de vérifier l’information :

« Le nouveau coup de cœur de Rose pour un Chinois inconnu ».

— Vous êtes chinois, n’est-ce pas ? Ou quelque chose comme ça, enfin pas loin, quoi, demanda-t-elle aussitôt, un peu maladroitement.

— À moitié seulement, répondit, flegmatique, le reporter qui n’avait plus qu’à s’asseoir sur la petite chaise d’où il regardait ce corps illimité s’étaler sur ce qui avait été encore, quelques minutes plus tôt, son grand lit, devenu si étroit pour un tel gabarit.

Rose était dans la position d’une vestale impudique dont le chétif pagne rouge et le famélique pull crème dissimulaient mal la fastueuse anatomie. Elle avait beau arborer quelques rondeurs disgracieuses, elle n’en demeurait pas moins le genre de filles attirantes dont la sexualité assumée était à elle seule un manifeste. Même avec cette touche de vulgarité, les mèches roses qui s’écoulaient le long de ses cheveux platine, son rouge à lèvres brillant sur une bouche vulnérable, son adorable petit nez rond et fin, ses paupières illuminées comme des décorations de Noël. Il se dégageait de sa personne, de son regard bleu abîmé, un peu perdu, un charme insolent, presque enfantin, qui venait trancher avec cette allure étudiée, volontairement outrancière. Et il subsistait dans son regard de garce magnifique cette trace de douce mélancolie laissant penser que toute sa vie restait en équilibre au bord d’un précipice. Cette étrange panoplie était sa frêle armure face aux assauts de l’existence.

Rose se redressa péniblement sur les oreillers en mousse ratatinés, le regarda intensément et, comme si elle venait soudain de comprendre, dans le regard gêné de Malbec, l’absurde situation qui les réunissait tous les deux, cette nuit, dans cette chambre fade, elle lui balança d’un air grave :