Foudreville - Eric Tyran - E-Book

Foudreville E-Book

Eric Tyran

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Beschreibung

Foudreville se retrouve brutalement prisonnière d'un nuage rouge monstrueux. Aussitôt, la température des habitants monte jusqu'à les embraser et les premières mutations apparaissent. La faute au harcèlement de ces Voix atroces, pénétrant impitoyablement les têtes ? C'est sûr, les Foudrevillois ne pourront pas compter sur l'extérieur pour s'en sortir. Le salut viendra-t-il de Charlène guérie de son Alzheimer ? Du Maire Mayeul, empêtré dans sa campagne municipale ? Des deux bidouilleurs de son de Radio Phalène 88 ? De Sacha, l'enfant-drone et ses amis ? Ou bien la population entière de Foudreville sera-t-elle attirée dans le Tunnel par les Maîtresses et leurs chiens culs-en-l'air ? C'est bien une guerre sonique qui se livre entre les pages de ce roman bruitiste et polyphonique, une guerre où l'opus de Glazunov sert de munitions et où la sono se fait barricade, un combat où chacun des protagonistes devra se sacrifier, d'une manière ou d'une autre.

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FOUDREVILLE

Eric Tyran

Mardi

VOX

Partie de chasse

Mardi / 22 h 37

Il y avait le plus grand, Eliot, qu’on surnommait Toile, celui qui servait de tête à cette étrange escouade marchant dans la nuit, et il y avait les autres : Raz, le fils du maire, Zoé et son frère Sacha.

Toile, c’était d’abord l’étrangeté d’un regard. Chez les Russes, on dit de celui qui naît avec des yeux vairons qu’il copine avec le diable. À Foudreville, Eliot n’avait jamais, en seize années, rien entendu de tel. Il était comme ça. Il assumait plutôt. Cette hétérochronie, il ne l’avait pas inventé, on lui avait transmise.  Qui ? Son grand-père maternel, qui lui-même la tenait de sa propre grand-mère. à croire que les petites blagues de la nature aiment sauter par-dessus les générations. Depuis quand sa chaîne ADN se trimbalait ce bogue ? La Révolution ? Le Moyen-âge ? plus loin encore ? Eliot aurait bien voulu le savoir.

— Là-bas ! cria Sacha, brisant le silence. Regardez putain ! C’est quoi ce truc ?

Sacha avait une voix cassée, si désagréable qu’on avait envie de lui dire de cracher. Ses treize ans faisaient de lui le plus jeune du groupe, donc aussi le plus impatient. Ce soir, Sacha fermait la marche. Eliot laissa passer les autres, lui barrant le chemin.

— J’y crois pas, t’as parlé…

— Ouais, et alors ?

— On a dit qu’on se servait de nos micros seulement si c’est indispensable. Quand on est à trois mètres l’un de l’autre, c’est pas du tout indispensable. Qu’est ce que t’as vu ?

Sacha botta en touche en jouant avec l’élastique de son lance-pierres, dit finalement :

— Le ciel… au-dessus des arbres. Un truc rouge. La tête de ma mère !

Eliot sonda les frondaisons qui déchiquetaient la lumière du soleil couchant.

— Je vois rien du tout. Maintenant on va repartir comme si rien ne s’était passé et tu vas recommencer à te taire, comme tu le faisais si bien jusqu’ici.

— C’est son cerveau immature qui s’invente des trucs à cause de l’adrénaline.

C’était Raz qui venait de s’inviter dans la conversation. Zoé, pour l’instant, se contentait d’écouter.

— L’adréna-quoi ?

— L’adrénaline… de la drogue qu’on fabrique dans notre tête quand on est en danger. Un truc de la nature pour survivre. Ça te fait halluciner la tête et te décuple tes forces…

Sacha fouilla le ciel mais cette fois n’y trouva rien. Il cracha par terre.

— On est encore loin ?

— Tu saoules avec tes questions ! écoute-moi bien, t’as deux options : où tu fermes ta grande bouche où tu fais demi-tour !

Eliot pouvait comprendre l’impatience puérile du frère de Zoé, néanmoins il ne prendrait pas le risque de tout foutre en l’air. Sacha avait eu un argument de choc pour les convaincre de se joindre à eux. D’ailleurs ce dernier s’empressa de le lui rappeler :

— Rentrer ? Tu l’as vue celle-là ? C’est grâce à qui, hein ?! Si on a des munitions ?

— Tu veux peut-être aussi qu’on te lèche les couilles ? ricana Raz en essuyant de sa manche la sueur qui lui piquait les yeux.

Étouffer les incendies n’avait jamais été le fort d’Eliot, et pourtant ce soir il fit un effort :

— Tu vois ce parking, là-bas ?

— Je le vois, lui répondit Sacha en écarquillant les yeux.

— Une fois qu’on y sera, y’aura plus qu’à longer la ligne de chemin de fer jusqu’à la passerelle. Le Nid est juste de l’autre côté.

— T’as compris ce qu’il t’a dit, ou t’as besoin de Google traduction ? (Raz était le spécialiste en chef de la deuxième couche).

Zoé entra dans la lumière spectrale : ses cheveux raides coupaient son front en deux ; ses yeux sombres reposaient sur deux lignes noires ; sur sa poitrine, deux mots, FUCK REALITY, lettres blanches sur fond noir, brillaient dans la nuit.

— Il flippe, c’est tout, dit-elle en fixant son frère.

— Je flippe pas ! T’es trop conne toi !

— Avoue, tu flippes ! Besoin de sa maman, le petit ? le coupa Raz.

— Ta gueule toi ! lui renvoya Sacha à la volée.

— T’étais comment, toi, à son âge ? le coupa Zoé, prenant le parti de son frère. Eh Raz, je te parle !

— Fais pas ta mère Zoé…

— T’as Alzheimer ou quoi ? Tu veux que je te rappelle le jour où t’as ch…

— On y va ! coupa court Eliot qui connaissait la suite de l’histoire.

Quand Zoé était partie, rien ne l’arrêtait. Elle sortit le bazooka et tira à bout portant :

— Je parle du soir où t’as fait dans ton fut. Depuis, chaque fois que j’passe un peu trop près d’un clochard, l’odeur de pisse me fait penser à toi !

— Ta bouche Zoé, tu gonfles maintenant ! siffla Raz, vexé. Décidément, il n’était pas prêt de sortir avec elle.

— Arrête Raz !

Eliot avait employé le ton qu’il utilisait au centre de loisirs quand il devait faire preuve d’autorité avec les petits. Au fond, il aimait bien quand Zoé rabrouait Romain. ça lui laissait une longueur d’avance. Il ajouta à voix basse :

— Silence radio maintenant. Si les oreilles du pater de Raz nous écoutent, on risque de passer la nuit au poste.

— Le chef a parlé, dit Zoé d’une voix blanche.

— Vous êtes vraiment pas drôle ! maugréa Raz.

— C’est toi l’gros lourd ! vitupéra Sacha. Mes billes de titane, c’est aut’-chose que vos billes moisies !

— C’est bon, t’as fini ? On peut y aller ?

— Yes, j’ai trop hâte d’être là-bas !

Sacha n’avait décidément aucune peur en lui.

Ils s’engagèrent sur l’asphalte du parking. La lumière bleutée diffusée par le mobilier urbain sculptait franchement leurs visages. Moins de trente mètres au-dessus de leurs têtes, des lignes haute-tension courbant sous leur poids raturaient la nuit comme des coups de crayons. Des craquements électriques éclataient dans l’air comme de minuscules orages localisés. Plus ils avançaient, plus ils avaient l’impression désagréable de traverser le plateau d’un micro-onde. Aux deux tiers du parking, Eliot s’aperçut que Sacha était resté en arrière. Il accusa aussitôt Zoé du regard.

C’était à toi de surveiller ton casse-couilles de frère !

A son entrée catastrophique dans la puberté, Sacha s’était laissé pousser abondamment les cheveux. Ce qu’il n’avait pas anticipé, c’était qu’en gagnant la paix au collège, il perdait du même coup la relative tranquillité qu’il avait chez lui. Car ce fut une guerre digne de ce nom que lui livrèrent ses parents tout au long de l’année. Sa tignasse, comme l’appelait son père, suscitait en eux tant de dégoût qu’ils en avaient fait une véritable obsession. Toutefois, Sacha avait tenu bon, encaissé jusqu’à la nausée les brimades sans y répondre, pourvu qu’on l’oublie, lui et sa sacrée chevelure, pendant quelques jours.

Le résultat de son obstination prenait ce soir la forme d’un casque de boucles lui tombant sur les épaules et devant les yeux.

Sacha était aussi le petit frère insupportable de Zoé qu’Eliot avait connu encore plus petit, du temps où il sortait avec sa vioc de sœur.

Sacha, ce soir-là, c’était surtout celui qui avait été assez malin pour dénicher ces supers billes.

Une fois le frère ramené dans le droit chemin par la sœur, la petite bande reprit sa progression. Ils contournèrent un bosquet puis débouchèrent sur un quai festonné d’entrepôts sales et inquiétants. Un cocktail olfactif d’huile et de produits chimiques pesait dans l’air, alourdissant encore un peu plus cet orageux soir de mai.

Zoé consultait ses messages. Les garçons s’étaient rassemblés sur une seul ligne, pile au bord du quai. La lumière froide des réverbères se diffractait sur les voies. Eliot regarda le ciel menaçant et cracha mais loupa le rail. Raz ouvrit sa braguette et se soulagea. Sacha l’imita.

— Pisser c’est comme bailler, dit Raz en se secouant. Ça se refile comme une maladie…

— Ça fait ça aussi avec la trouille…, compléta Eliot, cherchant machinalement le contact de son lance-pierre à travers la toile de son sac à dos.

Les dés avaient été jetés à la seconde où Sacha s’était pointé au Pue-la-Mort avec ses munitions. Cette soirée promettait d’être une game démente, la meilleure qu’ils n’aient jamais jouée. Ce soir, ils allaient faire un massacre !

Les drones avaient fait leur apparition dans le ciel de Foudreville au lendemain des élections alors que l’Hôtel de Ville venait de changer de propriétaire. À l’époque, Eliot n’avait qu’une dizaine d’années mais l’irruption des caméras volantes dans la vie des Foudrevillois avait suffisamment marqué les esprits pour qu’il s’en souvienne. La nouvelle équipe, emmenée par Stéphane Mayeul, avait été élue sur la promesse de rendre aux habitants la tranquillité d’avant cette guerre des parkings qui avait empoisonné Foudreville la seconde moitié du mandat précédent. Les parents d’Eliot, comme 73 % des Foudrevillois, avaient tous les deux voté Stéphane Mayeul. Son nom était connu pour la Société des Thermes que la famille Mayeul dirigeait depuis des générations. Charmeur et bon vivant — quel gastronome n’avait pas croisé le candidat aux meilleurs tables de Foudreville ? — Stéphane Mayeul était ce qu’on appelle un homme du cru, un peu « bling bling » lui reprochaient certains, mais surtout, et c’était le plus important, un homme qui affichait ses ambitions pour Foudreville. Pendant sa campagne, le petit nom de « Shérif » fut employé plusieurs fois à son égard, sans doute parce que le programme du candidat avait pour mesure-étendard la mise en place d’un parc de 80 drones de surveillance. Avec ça il avait fait mouche.

Le nouveau maire de Foudreville était de ceux qui se nourrissent du feu des projecteurs. àcette époque, Mayeul avait encore le goût du risque. Foudreville avait été une perdante, une sorte de contre exemple de ce qu’il ne fallait pas faire, la risée de toute une région. La faute en revenait à son prédécesseur qui pendant deux mandats n’avait rien fait, sinon le pire.

Il n’avait rien fait quand la guerre des parkings avait fermé magasin après magasin, transformant certaines rues piétonnes en rues fantômes. À cette époque, les rares touristes que l’on pouvait encore croiser en été n’arrivaient plus à Foudreville que par le fruit du hasard (ou par curiosité malsaine, ce qui était encore pire). La plupart, après avoir pris quelques photos des réputés paratonnerres de Foudreville, en repartaient aussi vite. Il restait bien sur les passionnés de ski et d’escalade (dont Stéphane Mayeul et sa femme Solène faisaient partie), les Contreforts jouissaient depuis toujours d’une réputation d’exception quant à ses spots hors-normes, mais ce n’était pas avec ça qu’on remplirait les caisses de la Ville.

Les politiques sont élus pour l’avenir qu’il proposent. Stéphane Mayeul, lui, avait promis le passé ; il allait rendre Foudreville aux Foudrevillois puis aux touristes par la même occasion et pour cela il allait se donner les moyens. Il avait devant lui un mandat pour réussir. Foudreville serait une pionnière, un objet de laboratoire que la France entière envierait. Le reportage tourné à l’époque pour le 20 heures de France 2 sur « La ville aux 1000 orages » était entrée depuis dans les annales.

Morny-la-Grande, sa grande sœur et rivale depuis des siècles, n’avait qu’à bien se tenir.

Les premiers vols des drones avaient été accueillis par les habitants avec enthousiasme (même si ces drôles de machines volantes intriguaient autant qu’elle rassuraient). Leur spectacle fascinait. Formations en croix, en étoile, ou spiralées, il suffisait qu’une escadrille surgisse à l’improviste pour déclencher acclamations et applaudissements des riverains. Ajouter à cela un cocktail de mesures répressives et quelques rafles ciblées, les résultats ne pouvaient qu’être spectaculaires, et ils le furent.

Foudreville fut encore citée en exemple dans les médias à de multiples reprises. Eliot et ses parents, comme beaucoup d’autres, découvrirent dans l’un de ces reportages les locaux flambant-neufs de la Central de Télé-Vigilance installée au dernier étage de l’Hôtel de Ville. On leur montra, caméra à l’épaule, le rutilant poste de contrôle aux murs capitonnés, un espace confiné plein à craquer d’une technologie qui semblait directement sortie d’un studio hollywoodien. Ils y firent également la connaissance de Myuu Takahashi, la cheffe-contrôleuse du CTV, interviewée dans sa combinaison blanche devant sa console de supervision. La petite famille l’écouta bouche bée leur vanter l’efficacité des différentes stratégies calculées par l’Intelligence Artificielle qu’ils avaient surnommée Mimi. Scénarios, filatures, planques, alertes, et surtout cette base de données moissonnée par les drones, archivée en vue de croisements et d’arrestations futures. Dans la seconde partie du reportage, Myuu Takahashi leur fit une démonstration de scanning facial, suivie d’une mise en application sous la forme d’une intervention nocturne in situ filmée live par un binôme de DS1 (drones de première génération) flambant neufs. Le clou du reportage fut une interview surprise de Stéphane Mayeul, dont la prestation restait encore aujourd’hui gravée dans la mémoire collective des Foudrevillois.

— C’est là ! cria Eliot en pointant son doigt droit devant. Si Sarah ne nous a pas raconté de conneries, le Nid est juste de l’autre côté.

La passerelle enjambait la voie ferrée. Le Nid, conçu pour être démonté facilement, bougeait fréquemment.

— Sarah ne dit jamais de connerie, affirma Zoé.

Et elle avait raison, c’était pour cette raison que Sarah était la plus chiante des filles qu’Eliot connaissait.

Ils s’engagèrent à la queue-leu-leu sur la passerelle. Chacun d’eux ressentait la menace du ciel. Si l’orage pétait maintenant, ils n’avaient plus qu’à rentrer se coucher. On ne rigole pas avec l’orage à Foudreville, les vieux, comme les jeunes, le savent.

Sarah ne leur avait pas raconté d’histoires, ils entendaient déjà le zonzonnement monotone des drones. Arrivés de l’autre côté, ils se bouchaient tous les oreilles (les infra-basses produites par leurs micro-moteurs étaient insupportables). Eliot, Raz, Sacha et Zoé progressèrent encore sur une centaine de mètres puis disparurent entre deux entrepôts plus noirs que la nuit.

— C’est fois-ci on y est, chuchota Eliot.

— Ça va être trop fou ! ricana Raz en refermant ses doigts sur son lance-pierre de compétition..

— Je voyais pas ça comme ça, ajouta Zoé d’une voix dégoûtée.

Le bâtiment était grisâtre, sinistre, oblitéré sur le devant d’une simple fente horizontale qui permettait le va-et-vient des machines volantes ; le Nid évoquait vaguement une boite à lettres, ou une tirelire.

— Ouaaa ! Trop flippant ce truc ! ajouta Raz, dont les yeux luisaient.

Puis ce fut le silence. Une minute au moins. Eliot fut le premier à émerger de l’océan de stupeur où tous semblaient avoir plongé la tête à des degrés divers.

— Vous vous attendiez à quoi ? Sacha, tu viens avec moi…

Ce dernier fit sauter les billes de titane dans sa paume. Sa façon à lui de dire qu’il était prêt.

— Tu vois ? là-bas ? le camion frigorifique ?

Sacha opina d’un coup sec, projetant sa lourde chevelure en avant. Le camion était blanc, son flan estampillé d’une inscription illisible à cette distance.

— C’est là qu’on va. Raz et Zoé, vous attendez qu’on soit en position et vous irez vous planquer derrière l’autre camion. Pas un mot sauf en cas d’urgence. Sacha t’es prêt ?

— Plus que prêt.

— Alors c’est parti pour la chasse !

Les deux adolescents s’arrachèrent de l’ombre protectrice, ils sautillaient comme s’ils marchaient sur des œufs, leurs cœurs tambourinaient à l’unisson. Pendant le court trajet les séparant du frigorifique, ils ne lâchèrent pas des yeux le ballet aérien.

Ils avaient traversé. Eliot tapa dans la paume de Sacha et se mit en position, au dedans, son cœur emballé, et plus haut, en surface, la peau de sa joue tout contre le flan glacé du poids lourd.

On peut en descendre un chacun, peut-être deux… Mais s’ils se mettent à nous courser, on fait quoi ?

Le cœur d’Eliot accélérait rien que d’y penser. Sacha, lui, était bien trop excité pour se poser des questions de logistique. D’ailleurs il avait déjà sorti son arme, un lance-pierre troqué à son cousin contre une tablette quasi obsolète. Depuis qu’il le possédait, il squattait des heures à la fenêtre de sa chambre, descendant toutes sortes d’oiseaux dont il se foutait des noms.

Ce soir les oiseaux avaient un nom : DS1.

Sacha ferma un œil et tendit l’élastique en balayant la nuit à la recherche d’une première proie. Eliot s’était accroupi. Ses doigts pianotaient nerveusement le bitume encore tiède.

— Attends un peu.

Au même moment, de l’autre côté du parking, Raz et Zoé se mirent en mouvement avant de disparaître dans l’ombre épaisse du second semi-remorque. Eliot mit la main sur son ventre. C’était vraiment pas la forme. Un truc dégueulasse grouillait au fond de son estomac, un truc qui devrait en sortir tôt ou tard, par le haut ou par le bas. Pour ne rien arranger, il avait aussi une furieuse envie de pisser.

Je flippe comme un malade !

Eliot devait absolument trouver un truc pour se rassurer. Faire une connerie par exemple. Rien de tel pour faire diversion quand la peur se pointe avec sa sale gueule. Il pouvait, par exemple, allumer son téléphone et sortir une blague nulle. Ou pire encore : appeler la police municipale, juste pour évaluer leur temps de réaction.

Au loin le tonnerre gronda. La saucée n’était plus loin.

Eliot sortit son lance-pierre qui manqua de lui échapper. Son cœur battait toujours trop vite et trop fort. Ses mains tremblaient comme celles d’un bourré. La première bille qu’il pinça entre ses doigts lui échappa et sombra aussitôt dans la chair de la nuit. Il respira un grand coup avant d’engager la suivante.

Ce fut évidement Sacha qui tira le premier. Sa bille, propulsée à très haute vélocité, le fut aussi avec une très haute précision. Trajectoire parfaite, anticipation optimum, non seulement le projectile atteignit son objectif en plein dans le mille, mais il perça le blindage du bourdon comme une feuille d’étain. Au début rien ne se passa, comme si l’action avait été bien trop rapide pour avoir une quelconque répercussion sur la réalité, puis le drone s’immobilisa et commença à osciller sur lui même avant de piquer de travers. Les adolescents n’attendirent pas qu’il se crashe pour se remettre à tirer. Les élastiques claquaient. Les billes sifflaient. Les bouches poussaient des cris de joie impossible à contenir. Les gosses étaient bons tireurs, surtout le frère et la sœur. Plusieurs cibles furent touchées presque simultanément. Deux, parmi elles, se crashèrent dans de fulgurants arcs électriques bleutés. Une lourde odeur de bitume cramé et de moteur grillé se répandait dans l’air, chassant celle de l’ozone qui précède l’orage.

L’embuscade n’était pas encore terminée. Un autre, puis encore un autre.

— L’enfer ta game ! L’enfer ta game ! criait Sacha en piétinant. Les yeux fiers des mômes lançaient mille éclats dans la nuit de Foudreville.

— J’suis trop bon putain ! s’exclama Romain à son tour. Trop bon ! Deux ! Deux ! J’en ai encore souillé deux !

Romain adorait s’adonner à l’auto-félicitation ; un truc qu’il tenait de son maire de père. Il y eut plusieurs flashs. Zoé prenait des photos. Des souvenirs. Des preuves.

C’est alors qu’une tornade de sirènes s’échappa du Nid. C’était la fin de la récré. Le signal de la fuite.

THE END OF THE GAME

— On s’casse ! hurla Eliot.

Au Pue-la-Mort, à aucun moment n’avait été prononcé le mot retraite, cela n’empêcha pas la petite bande de se mettre à courir d’un seul trait en direction des voies. Zoé était la plus rapide. Elle s’engageait la première sur la passerelle quand Raz cria dans son dos :

— Sacha ! Il est resté là-bas !

L’information la retînt comme un élastique. Par dessus les toits hérissés de paratonnerres, des éclairs foudroyaient le ciel, révélant fugitivement les reliefs des Contreforts, et chaque fois plus proches, les râles du tonnerre montaient en puissance.

— Sacha ! paniqua Zoé.

Ce qui se passa ensuite se graverait à jamais dans la mémoire collective des Foudrevillois. Les Voix n’avaient rien à voir avec le tonnerre. Au début, beaucoup Les prirent pour les hurlements d’un chien. Au début seulement, avant que le chien ne devienne chenil, puis cent chenils.

Agressée par la fureur du bruit, Zoé avait instinctivement crocheté ses deux index dans ses oreilles, tout comme Raz qui marmonnait des « Putain… »en boucle. Des trois, Eliot semblait être le moins impacté. Il fixait le ciel, incrédule, reculant sur la passerelle et tentant désespérément de mettre du sens sur le son qui s’abattait sur eux. Raz tituba jusqu’à la rampe et se mit à vomir.

Cela dura cent quatre-vingt-treize secondes exactement, puis cela se tut.

Entre temps, Sacha les avaient rejoints. Il cassa le silence tout neuf de sa voix rauque :

— C’était quoi ?!

— Là-haut ! cria Zoé en pointant son index vers le ciel.

Un essaim composé d’une vingtaine de drones passa au-dessus de leurs têtes sans leur accorder la moindre attention. Les « yeux » de la mairie n’allaient à cette vitesse qu’en cas d’urgence. En une poignée de secondes, l’essaim fut de l’autre côté de la voie ferrée.

Le maquillage de Zoé avait creusé deux lunes noires et dissymétriques par-dessus ses pommettes. Personne ne se risqua à proposer la moindre hypothèse à sa question qui n’en était pas vraiment une.

— Et ça, c’est quoi ? ajouta t-elle.

Sacha le serrait sur son ventre, affectueusement, comme un jouet qu’il n’aurait pas hésité à défendre au péril de sa vie.

— Je vous avais bien dit que j’en ramènerais un ! dit t-il en crânant. Et c’est pas tout, matez ce qu’il y a d’écrit, là…

Eliot, Romain et Zoé se penchèrent sur le drone, là où Sacha pointait son doigt. Il y était inscrit : DS3

D’un mouvement de tête, Sacha fit valser ses mèches de cheveux en arrière. Un incendie s’était déclaré dans ses yeux. Le feu de l’exploit.

— Il l’a fait ? s’étonna Raz. Il en a ramené un, putain ! Et sans se prendre de jus encore !

Personne à Foudreville n’était censé l’ignorer. Cette règle, on la leur avait répété en classe, rabâché à la maison et fait du bourrage de crâne sur internet : même en panne, même foutu, même en morceaux, toucher à un drone de la mairie, c’était la promesse de se prendre un arc de 180 volts.

— Comment t’as pu faire ça ? s’enquit à nouveau Raz.

Le visage de Sacha s’illumina brièvement. Il lui répondit simplement :

— J’ai pissé dessus.

— Pissé dessus ?

— Et tu sais quoi, j’me suis même pas grillé la bite. Regarde…

— Pas la peine! le stoppa Eliot du plat de la main, puis, s’adressant à tous :

— Faut qu’on fête ça, qui veut pieuter chez moi ? Mes parents dorment chez des potes à cinquante bornes d’ici. Ils ne rentrent que demain en fin de mat’.

Eliot n’habitait pas très loin et l’idée parut bonne à tout le monde. Quand chacun à leur tour, ils levèrent les yeux, des masses de nuages plus noirs que la nuit, finissaient de dévorer le ciel.

Con amore !

Mardi / 22 h 40

Son prénom était Elisabeth, mais elle préférait Beth parce qu’Hugo l’appelait comme ça avant qu’il ne l’abandonne de ce côté-ci du monde.

En vingt-sept ans, Beth n’avait jamais quitté Foudreville plus de quelques mois. Aujourd’hui, elle occupait seule un grand appartement situé tout en haut de la rue de la Confiserie, dans la vieille ville. D’abord en colocation, de cinq ils étaient passés à quatre, puis à trois, pour finir en tête à tête avec Hugo pendant un peu plus de deux ans ; et puis Hugo était mort.

Beth coupa la radio juste après les infos de 22 heures. Elle s’aperçut qu’elle avait envie de jouer. Le besoin de saisir son violoncelle l’envahissait. Elle connaissait cette sensation par cœur, un vide vertigineux qui s’emparait d’elle et contre lequel elle ne pouvait lutter.

Jouer à cette heure n’est pas raisonnable, songea t-elle.

Ça c’était le bon sens, elle savait pourtant le combat perdu d’avance. Le besoin de jouer était puissant, il ravageait sa volonté, mais jouer de son violoncelle passées vingt-deux heures, ses voisins le vivrait comme une provocation.

La première fois, j’ai bien joué toute la nuit…

Il était inutile de résister. Son regard se traînait déjà malgré elle jusqu’à son instrument.

— Approche Beth … Allez… prends-moi… toi et moi nous avons du travail… tu te souviens ?

Du travail ? Ce n’était pas tout à fait ainsi qu’elle voyait les choses. L’ombre portée de son violoncelle creusait comme un trou dans le mur. Comment aurait-elle pu oublier ? C’était juste avant Noël (Hugo était mort en septembre), il était très tard, ou très tôt. Ce soir-là, elle avait joué. Longtemps. Très longtemps. Et puis elle avait senti sa présence, la présence d’un mort.

À l’âge de six ans, son père l'avait persuadé de tenter le violoncelle. Elle avait pris quelques cours, pour essayer, et elle avait adoré. Depuis elle avait tout donné à son instrument. Aujourd’hui ce dernier lui rendait la pareille à sa façon.

— Joue-moi… vibra le violoncelle.

L’entendre ainsi s’adresser à elle ne l’étonnait plus. Beth fit un pas, puis deux, luttant avec les vertiges et le poids de son corps, trois, quatre, puis elle pressa la poire de l’interrupteur.

— Allez Beth… Joue-moi et il reviendra.

Si tu le dis !

Elle s’écroula sur le tabouret. L’assise en velours était usée jusqu’à la trame. Elle s’empara du manche, cala son instrument entre ses jambes.

— Joue-moi, Beth ! Joue !

Quelle impatience !

Le bois, la tension familière des cordes, l’instrument niché comme un bassin entre ses cuisses, le poids et le contact de l’archet.

— Qu’attends-tu ? Qu’il s’en aille ?

Beth ignora la mise en garde et commença à faire le vide en elle-même. Elle fixait sans les voir les franges de l’abat-jour agitées par quelque flux invisible, son regard obliqua sur la partition de l’Opus 82 de Glazunov qu’elle ne travaillerait pas ce soir.

Car c’était un tout autre morceau que ces doigts s’apprêtaient à jouer, un morceau qui avant d’en être un n’avait été qu’un simple exercice inventé par Charlène Tovarel, sa professeure, celle qui lui avait tout appris, celle, surtout, qui lui avait donné l’envie de faire du violoncelle le fil rouge de sa vie.

— Maintenant que tu sais le jouer, tu vas lui donner un nom, avait dit un jour Charlène. Ce sera notre secret.

— Cri-Cri.

C’était sorti comme ça.

— Cri-Cri ? C’est drôle pour une musique ! Joue-nous Cri-Cri Elisabeth.

Alors elle avait joué. Une courte suite d’accords qui allait survivre aux différentes étapes de ses progrès techniques et s’imposerait au fil des années tel un leitmotiv, une mélodie intime qui unirait l’élève à sa maîtresse.

Au début Hugo détestait Cri-Cri, une ritournelle puérile, c’était son mot puis, le temps passant, il avait succombé à son tour à son charme. « Tu sais Beth, il suffit que j’entende Cri-Cri pour que ton visage m’apparaisse. »

D’où cette idée folle, désespérée, qui avait traversé la tête de Beth. Une idée idiote qui, le désespoir et la culpabilité aidant, avait fait son chemin. C’était il y a trois mois, cette nuit où, pour la première fois, elle avait tenté d’entrer en contact avec Hugo.

Beth commença à jouer et le monde clos de son appartement s’abîma. Vertiges, tourbillons, chute, en quelques secondes l’espace fut saturé d’ondes musicales.

Le charme ne se fit pas attendre. La forêt s’ouvrit comme un grand livre en relief. Le chemin qui menait à son amour n’existait pas en tant que tel, il lui fallait l’inventer, l’improviser. Creuser toujours plus loin dans la matière brute de la forêt en évitant les pièges et les chausse-trappes, trouver des repères dans ce chaos, et tout cela sans oublier de laisser quelques marques, au cas où elle devrait revenir en vitesse sur ses pas. À chaque séance, elle était allée un peu plus loin. Depuis un mois, il lui arrivait d’entendre son rire. Non elle n’était pas folle. Tout simplement Hugo lui manquait.

Après avoir improvisé sur le thème de Cri-Cri une bonne minute, Beth profita d’un trémolo pour s’enfoncer plus profondément. Toute frissonnante, alors qu’une salve de notes la traversait, ses yeux se mouillèrent de sueur tiède, son corps entier fondait. Chair, bois, peau, acier jouissaient à présent à la même température. La musique produite par cette union se faisait à la fois complexe et primitive, tantôt eau mélodieuse échappée de la roche, tantôt torrent dissonant et courants d’arythmies. Beth était déterminée et continuait à jouer sa musique. Elle jouait toujours plus fort, toujours plus intensément, pénétrant toujours plus profondément la sombre épaisseur des bois. Tout tenter, tout essayer, tester chaque piste, la plus évidente comme la plus improbable. Une fausse route, un mauvais choix et elle se repliait en douceur, mais surtout sans jamais cesser de jouer (tout silence brisait instantanément le charme, elle en avait fait plusieurs fois l’expérience). La fatigue était son principal ennemi, la fatigue et donc la douleur. Il lui fallait l’ignorer, la nier de tout son être sinon… Un muscle défectueux, une articulation chauffée à blanc et c’était l’échec assuré. Elle devait mettre toutes les chances de son côté. Pour cela il lui fallait se concentrer, continuer à jouer quoi qu’il arrive. Combien de fois avait-elle cru le rejoindre ? Combien d‘échecs à son palmarès ? Jusqu’à ce soir, la douleur avait toujours eu raison de l’inextricable relation qui l’unissait au morceau de bois qu’elle serrait fébrilement entre ses cuisses. Ce soir encore, elle tentait sa chance, et tant pis pour les nerfs de ses voisins.

La soie de son archet s’effilait sur l’acier des cordes comme des cheveux de vieille femme. Beth commençait à tourner en rond lorsqu’une fausse note la propulsa en territoire inconnu.

— Oui Beth, c’est bien. Par là… tu es sur le bon chemin…

Plus son instrument l’encourageait, plus sa musique gagnait en précision, et en nervosité. C’était pourtant simple, pour jouer à ce jeu, elle devait oublier tout ce qu’elle avait appris.

— Tu vas y arriver, tu te rapproches, grinça la voix. Tu peux faire encore mieux, surtout ne t’arrête pas Beth, sinon…

C’est ça ! Ne pas s’arrêter, c’est facile à dire quand on a pas mal !

La douleur née de ses membres supérieurs gagnait maintenant la plupart des zones de son corps. Telle une fièvre, elle prenait peu à peu toute place disponible. L’unique manière d’en venir à bout restait son pouvoir de concentration, sa propre capacité à disparaître dans sa propre musique.

Et puis Beth entendit quelque chose.

Hugo ?

Une voix. Une voix lointaine, molle, dépourvue de consonnes.

Hugo c’est moi, je suis là mon amour !

Cette fois, on ne la lui ferait pas. Il fallait être imprévisible. Elle enchaîna sur un autre passage, plus lent et moins sujet à la faute. Virage sonore à quatre-vingt-dix degrés.

Surtout ne pas m’interrompre, ne serait-ce qu’une micro-mesure.

Sa musique était le lien. Sans ce fil ténu, la communication se couperait comme une banale conversation téléphonique. Les notes grinçaient délicieusement. Ses mains jouaient seules, tels deux planeurs sans pilote, la musique livrée au vent.

Les Voix se firent plus fortes. Elles n’étaient pas une mais plusieurs, un cœur plaintif et sévère à la fois, sans ligne mélodique affirmée.

Ce n’est pas toi ! Non j’en suis certaine, ce n’est pas toi ! Mais alors qui êtes-vous ?

Une note de terreur pure la transperça. Son archet lui échappa des mains et roula sur le sol. Privée d’énergie, la magie n’opérait plus. Beth était en danger. La jungle se refermait sur elle. Bientôt elle l’expulserait comme un vulgaire corps étranger.

Son instrument, lui aussi, la repoussait. Le contact du manche était devenu désagréable, l’acier des cordes la brûlait.

— Aïe !

Goût de sang dans la bouche, gorge sèche et nouée. Cette remontée, elle n’en connaissait que trop bien les effets.

Inutile de me raconter des histoires, j’ai encore échoué…

C’était terminé. Son salon se matérialisa autour d’elle. Mémoire de forme et retour au réel, au plafond blanc-jaune et à ses moulages rococos, aux murs envahis d’affiches de concert et de portraits en noir et blanc de ses compositeurs préférés. Sur le marbre de la cheminée, une photo d’elle et de Hugo prise au cours d’une randonnée sur les Contreforts. Ils étaient enlacés, ils avaient l’air heureux sur ce cliché et pourtant Beth se souvenait qu’Hugo lui avait fait des scènes de jalousie toute la journée (à cause de ce touriste belge qu’elle avait à peine remarqué, Hugo était comme ça, les photos peuvent mentir).

Elle était encore revenue bredouille, et pourtant, cette fois-ci, quelque chose persistait. Les gémissements lui rappelaient cette horrible nuit où elle avait surpris Hugo dans la salle de bain en train de pleurer, un rasoir sur la gorge. Elle plissa les yeux — sa manière à elle de se concentrer sur la musique. Les Voix montaient en volume, comme si elles peinaient à naître, ou à mourir. Elles ne pouvaient venir de l’appartement du dessous, il était vide, et le couple qui occupait celui du dessus n’était pas du genre à feuler dans la nuit. Ici, dans son propre appartement ? C’était complètement inenvisageable. Une onde d’inquiétude la traversa. Maintenant, les Voix semblaient venir de partout à la fois, envahissantes comme de mauvaises odeurs. La sensation auditive était plus que désagréable, psychiquement éprouvante. Beth regarda autour d’elle, à la recherche d’un potentiel coupable. Les Voix auraient pu sortir de la bouche de cette horrible statue anorexique que Fanny, son ex-meilleure amie, n’avait jamais récupérée, ou encore des lèvres sensuelles de cet acteur enturbanné sur fond désertique, ou pire encore, des entrailles de ce maudit radio-réveil (qui affichait à cet instant précis 23 heures passées d’une minute).

Inquiétude et douleur ne tardèrent pas à se muer en panique. Les doigts toujours enfoncés dans ses oreilles, Beth se rua à la fenêtre. Dans l’immeuble d’en face, les lumières étaient allumées à tous les étages. Des bébés et des enfants pleuraient, des portes claquaient, en partie étouffées par les horribles lamentations tombant du ciel. Beth vit des gens effrayés se replier au fond des appartements, d’autres passer de pièces en pièce sans but apparent.

En bas, la rue était pleine de gens, certains vomissaient leur repas sur le trottoir, d’autres se bouchaient les oreilles avec tout ce qu’ils trouvaient : doigts, casques de deux-roues, avec n’importe quoi pourvu que cessent ces bruits. Une femme se mit à fuir en hurlant et tomba à genoux, aussitôt rattrapée par un homme titubant comme s’il était complètement ivre. Le vent soufflait, il était inutile d’espérer l’entendre. La nuit allait être mauvaise. Un violent orage. À la radio, ils en avaient parlé.

Certains voulaient comprendre et pour ça ils fouillaient dans et sous les voitures, dans les poubelles, et comme ils ne trouvaient rien, ils levaient la tête en l’air, à la recherche d’une réponse. Un homme fit un porte-voix avec ses mains et cria par-dessus le vacarme :

— Qui que vous soyez, fermez votre putain de gueule !

Mais Elles ne la fermaient pas. Bien au contraire les Voix criaient de plus en plus fort. Effacés les bruits de la ville, gommé le souffle paisible de la nuit. Même les grondements de l’orage étaient relayés au second plan.

Beth, les doigts toujours enfoncés dans ses oreilles, rentra à l’intérieur et courut jusqu’à sa chambre. Se saisissant son smartphone à deux mains, elle sélectionna de la musique au hasard et poussa à fond le son de sa minichaîne.

Rien à faire !

Elle tomba son pyjama, enfila un pull, un jean et retourna ses tiroirs à la recherche de ses bouchons anti-bruits, protections auxquelles elle ajouta son casque en laine spécial antigel. Quelques secondes plus tard, elle se jetait ainsi coiffée dans l’escalier. Tout le temps que dura la descente, elle n’arrêta pas de répéter à voix haute :

— C’est pas moi qui ai ramené ce truc !

Et elle avait raison.

Le cahier

Mardi - 10 heures 45 - chez moi

Je ne te souhaite pas la bienvenue. Hé toi ! Oui toi qui oses plonger ton nez entre ces pages, c’est à toi que je parle ! Oh je le sais bien, de nos jours la mode n’est pas à la pâte à papier mais plutôt à la triste passion des écrans rétro éclairés ! C’est ainsi...

Pourquoi j’écris, pourquoi, pourquoi, mais pourquoi écris-je donc ?

Halte ! Ce n’est pas le moment de digresser, je me fourvoie si volontiers entre ces lignes ! Je te vois d’ici, misérable lecteur du futur. Visiblement, tu n’as rien d’autre à faire que de t’accrocher au fil de mes divagations ! Je sais comment la mouscaille attire les mouches ! Quelle autre fonction pour le piège que d’attraper sa victime ? Et peu importe s’il faudra l’achever ensuite ! Toi tu sais déjà tout cela, n’est-ce pas ? Je me répète dans ce crachoir jusqu’à l’écœurement. Vilain curieux que tu es ! Tu n’es pas du genre à lâcher l’affaire au bout d’un ou deux chapitres… à d’autres d’abandonner le navire en route. Allez vas-y, va... continue ! Lis donc ! Et libre à toi de t’y abîmer les yeux et d’y corrompre ton âme voyeuse. Pour ma part, je suis condamné à perpétuité de l’éternel présent de ce cahier !

14 heures 10 - Café Le Mallarmé.

Longue balade quotidienne. J’adore !

Je reprends le fil de ces lignes assis en terrasse. Un immense banc de nuages forme une manière de faux-plis d’un bout à l’autre du ciel.

Froid et vieillesse ne font pas bon ménage. Ce n’est pas un scoop ! Rien de tel que le soleil pour réchauffer les vieux os du vieillard (les articulations de mes doigts ont tendance à se gripper ces temps-ci et tenir ce stylo toute la sainte journée est un calvaire !).

On peut reprocher beaucoup de choses à Foudreville mais certainement pas la qualité de ses cafés. Rares sont ceux où je n’ai posé mon cul au moins une fois. Les cafés, tu le sais, j’y passe une bonne partie de mon temps, et du temps j’en ai à revendre depuis que l’Éducation nationale m’a remercié après quarante années de services. Je marche beaucoup, et si je croise parfois d’anciens élèves dans la rue et aucun n’ai jamais venu me saluer. Tu t’en doutes, je ne fus pas toutes ces années un prof apprécié. S’ils survivent encore, les bataillons de petits crétins qui se sont succédés dans ma classe sauront te confirmer tout ça. Mais laissons ces heures sinistres croupir avec le reste !

J’ai commandé un double expresso. Le garçon qui fait la terrasse n’a pas 25 ans, il a les joues creuses et la barbe clairsemée, ses yeux sont fiévreux, ses lèvres molles, son nez carré et ses cheveux en bataille. Le voilà justement qui revient. Je ne résiste pas à le tester. Tous les autres y sont passés, il n’y coupera pas !

Allez va-t-en, va ! C’était tellement drôle. Si tu avais pu voir sa tête... Je ne connais que trop bien ce genre d’abruti tant j’en ai vu défiler des milliers dans ma classe ! Je ne résiste pas à l’envie de te coucher de mémoire cette séquence sur le papier.

- Je ne vous ai jamais vu, vous êtes nouveau ici, n’est-ce pas ?

- Oui, c’est mon deuxième jour. C’est deux euros s’il vous plaît .

- Je n’ai pas encore goûté votre jus que vous me demandez déjà de régler l’addition... Drôles de manières mon garçon !

- Mais...

- Chu-chuut... Je viens ici depuis des années et je pourrais vous donner des cours sur la politique de la direction. Connaissez-vous seulement le nom de l’établissement qui vous a engagé ?

- Le Mallarmé monsieur.

Il est visiblement très fier d’avoir répondu à ma question du tac au tac.

- Mallarmé oui, Étienne pour votre gouverne, même si La Littérature a retenu Stéphane. Et vous savez de qui nous parlons, évidement ?

Ma langue à trancher que ce jeune idiot n’a pas ouvert un livre depuis le CM2. Néanmoins, le cancre a flairé le piège et se demande comment se sauver avant de tomber dedans. Il a beau chercher autour de lui, il ne trouve personne pour partager la situation dans laquelle je l’ai mis.

- C’est un écrivain, bafouille-t-il.

Facile, je lui avais parlé de littérature. Je hausse un sourcil. On ricane sur ma droite.

- Un écrivain. Bonne réponse. Est-ce là tout ce que vous pouvez m’en  dire ?

- Il y a du monde... La terrasse... Je dois...

- Hola ! Calmez-vous donc mon garçon, la soif peut encore attendre une minute ou deux, n’est-ce pas messieurs-dames... Allez un petit effort ! Un écrivain c’est fait pour écrire n’est-ce pas ? Qu’a donc commis ce Mallarmé ? Faites donc tourner vos méninges ! (je pose mon index sur ma tempe). Allez… On vous aura bien parlé de lui un jour ou l’autre. Vous avez été au collège… au lycée peut-être ?

- Je... Oui... C’est loin... Maintenant je dois...

- Attendez encore une petite seconde… Savez-vous jeune homme, qu’avant de devenir l’un des plus grands écrivains du dix-neuvième siècle, Mallarmé fut professeur, qui plus est un de ces enseignants tyrannisés par ses élèves, des petits abrutis qui n’entendaient rien à la littérature. Je vous l’apprends n’est-ce pas ?

J’ai bien appuyé sur Petits Abrutis. Le serveur me fixe, son œil est mauvais, il se mordille la lèvre supérieure. Encore un peu qu’il me jetterait son plateau à la figure ! Foudre ! Il en faut plus pour réussir à déstabiliser un vieux prof aguerri comme moi.

- Reprenez vos esprits bon Dieu ! Il serait dommage de perdre sa place pour un coup de sang.

Oh non ce n’était pas un sanguin, loin de là. Voilà qu’il ravale sa bile et s’éloigne entre les tables. Il n’est pas question d’en rester là, je laisse échapper avec tout l’emphase dont je suis capable :

- Le monde est fait pour aboutir à un beau livre ! N’est-ce pas ? N’est-ce pas ?! insistai-je.

Il est revenu. Maintenant tout le monde nous regarde.

- C’est de lui... de Mallarmé. C’est beau non ?

- Vous êtes fou monsieur…

- Sans doute et heureusement pour moi ! Et vous ? Ça vous ferait quelle impression de vous retrouver dans un livre ?

Ce coup là il a disparu.

Rideau.

17 h 40, chez moi.

Le temps se gâte, à Foudreville la météo ne rigole pas. Inutile de te dire que les balades sont finies pour aujourd’hui.

18 h 20

Au milieu des restes de mon petit déjeuner, la couverture du magazine municipal. Mayeul y prend la pose devant Les Grands-Saules, la nouvelle maison de retraite. Et dire que depuis la première guerre on planquait là-dedans des handicapés mentaux ! Les derniers sont partis l’année dernière.

Je suis né à Foudreville il y soixante-huit ans et j’y terminerai mes jours. Ne vois pas là, lecteur du futur, une quelconque morbidité, mais m’imaginer à croupir dans une ancienne maison de fou ! Plutôt me foutre en l’air !

Parlons d’autre chose puisqu’il faut que je parle. On vote la semaine prochaine pour élire notre maire, où plutôt, je l’espère, pour le réélire. Tout le monde se souvient des marioles qui l‘ont précédé. Je n’hésiterai pas à l’écrire ici, même si je sais que ceux qui le soutiennent sont de moins en moins nombreux. Mayeul a plutôt fait du bon boulot et je revoterai pour lui les yeux fermés.

20 h 20

Comme tu le sais, je méprise les gens en général. La vie m’a fait ainsi. Est-ce l’obscure raison qui me pousse à noircir ces pages ?

Écrire ainsi toute la journée, c’est une maladie qui a un nom : la graphomanie. Es-tu de ceux qui savent encore ouvrir un dictionnaire ? Attends ! Je vais t’éviter cette corvée en t’en livrant moi-même la définition : La graphomanie est une impulsion maladive poussant à écrire continuellement.

Une impulsion ? Continuellement ? C’est exactement ça ! C’est exactement moi !

21 heures 50, à ma fenêtre.

L’orage se rapproche. On étouffe !

23 heures 37

Je dois te raconter tout ça à chaud ! Les choses comme ça, quand elles se produisent, doivent trouver une main pour les écrire.

Écrire l’indicible est donc mon destin !

Je vais commencer par dire que nous avons vécu est terrible !

Ces Voix... Terribles !

Ce mal de tête... Non, décidément je n’y arriverai pas ce soir. Je  capitule !

Écoute... le tonnerre gronde.

Une nouvelle vie

Mardi / 21 h 46

Charlène dormait dans sa chambre. Après s’être livré au rituel des prothèses auditives, Jacques posa ses lunettes sur la table de nuit et coupa la lumière. Il resta ainsi sur le dos, fixant le plafond dans la pénombre de ses yeux grand-ouverts. En cinquante trois ans de vie commune, c’était la première fois que Charlène et lui faisaient chambre-à-part. C’était là l’une des règles de l’établissement, cette dernière s’appliquait aux couples dans leur cas ; il y en aurait d’autres. Ce soir, cela faisait exactement une semaine qu’ils avaient emménagé aux Grands-Saules. Ce qui lui restait de leur arrivée, c’était cette double porte de verre trempé, légèrement orangée, dont la particularité était de ne s’ouvrir que de l’extérieur.

La décision de transformer Saint-Inèsen résidence d’accueil pour personnes âgées avait été mise en chantier quatre ans auparavant pour répondre aux besoins croissants des anciens de la commune. À cette époque, sa Charlie ignorait que la maladie avait déjà fait son nid au plus profond de son âme. Jacques entamait sa soixante dix-neuvième année, Charlène allait sur ces soixante-quinze ; ils se portaient encore bien tous les deux et, s’il leur arrivait de parler entre amis d’un éventuel placement en maison de retraite, c’était encore sur le ton de la plaisanterie. Entre-temps plusieurs de ses amis étaient morts et Charlène, victime de fréquentes pertes de mémoire et de désorientation, avait été diagnostiquée. Et puis il avait eu cette horrible nuit où leur vie avait basculé. C’était au lendemain de l’anniversaire de Jacques. Cette nuit-là, il s’était réveillé en sursaut à cinq heures du matin, seul dans son lit. Paniqué, il avait traversé la maison glaciale, aperçut la porte ouverte au bout du couloir, avait arpenté le quartier pendant des heures en appelant sa femme dans la nuit. Il avait fallu attendre six heures du matin pour que la police retrouve Charlène errant tel un fantôme dans les ruelles du quartier des Pompes. Charlène saignait des genoux et des coudes, ses ongles étaient cassés, ses vieilles mains pleines de terre. Le policier avait recommandé à Jacques de « faire plus attention la prochaine fois ». Dépassé, Jacques avait pris un rendez-vous au CHU de Morny-la-Grande, à trente kilomètres de Foudreville. La semaine suivante, le docteur, posant le bracelet à sa femme, lui avait dit :

— Avec ça vous pourrez savoir à tout moment où elle se trouve. C’est facile, une application comme une autre. Le point vert, là, regardez c’est votre femme. Avez-vous un jardin clos ?

Le gadget fonctionnait parfaitement mais le mal était déjà fait et sa situation continua à se dégrader. Pour se rassurer, Jacques imaginait parfois que la maladie de sa femme n’avait pas accès à ses rêves, qu’à l’abri du sommeil elle pouvait encore rire et jouer sa musique comme autrefois. Lui qui avait toujours préféré Mick Jagger à Dimitri Chostakovitch se raccrochait à cette idée comme à bien d’autres ; toutes les ficelles étaient bonnes à prendre.

Comme l’expliquait en long et en large la brochure, on ne badinait pas aux Grands-Saules avec la sécurité des résidents. Jacques n’avait pas besoin de conseils de ce genre. Il était le mieux placé pour savoir que Charlène ne se souciait plus depuis longtemps de mesures de sécurité ou de quoi que ce soit d’autre. La phase 3 de la maladie avait été franchie depuis plus d’un an, puis l’irréversible processus dégénératif déchirant jour après jour sa pensée s’était accéléré ; phase 4, phase 5, phase 6, et enfin la Phase 7, terminale, quand le malade se retrouve incapable d’interagir avec son entourage, d’avoir une simple conversation, de contrôler ses gestes et le reste, de déglutir, et même de sourire.

C’était au dernier automne. Jacques Tovarel était venu seul au premier rendez-vous. Thomas Fontane, le directeur des Grands-Saules, l’avait reçu. Un homme courtaud et dégarni qui parlait deux fois plus rapidement que la moyenne. Il était plutôt aimable, mais Jacques détestait chez lui ce ton de propriétaire complaisant. Sa présentation avait duré trois bons quart d’heure, puis il lui avait offert un tour complet des lieux dont Jacques était sorti déprimé.

Il était revenu accompagné de sa femme pour le second rendez-vous. Ce jour-là, Charlène avait eu le droit à un nouveau bracelet, même look minimaliste, même couleur grisâtre, même joyau vif comme un rubis. Fontane le disait beaucoup plus performant. Fontane disait beaucoup de choses, et très vite.

— Gardez-le bien précieusement, nous l’activerons le jour de votre admission, pardon excusez-moi… de votre emménagement. Notre système est capable de détecter au quart de seconde une baisse de la température du corps ou de la tension artérielle. En cas de chute où d’évanouissement nous sommes immédiatement prévenus. Vous savez, ce dispositif d’errance sécurisé a été spécialement conçu pour ce type d’unité. Il nous permet à tout moment de contrôler le périmètre d’évolution du résident. Notre résidence dispose de blocs de porte avec indicateur de fugue ainsi que des détecteurs d’ouverture magnétiques. En un mot, si une personne désorientée franchit le périmètre autorisé, elle déclenche aussitôt une alerte transmise automatiquement au pupitre infirmières.

Fontane aurait pu faire un très bon représentant, il en avait connu plusieurs pendant des 35 années de carrière à La Foudrevilloise. Le directeur qui ne s’arrêtait jamais avait cru bon d’ajouter :

— Monsieur Tovarel, entendez-moi bien, nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour vous accompagner dans cette épreuve. Je n’ai aucun mal à me mettre à votre place vous savez, j’ai moi-même une mère souffrante placée dans l’établissement d’un confrère et…

Le bavardage de cet homme l’avait fatigué. On leur avait fait visité la chambre-appartement 67. Se retrouvant seuls, Jacques avait saisi sa femme par les poignets, puis il l’avait l’embrassée.

— Ça va aller Charlie, on en a vu d’autres… Tu te souviens, notre premier appartement à Paris ? C’était aussi un deux-pièces.

Une boucle finit toujours par se boucler. Charlène, évidement, ne lui avait rien répondu. Elle s’était contentée de faire le tour de la chambre, palpant du bout des doigts l’un des murs comme si elle voulait en éprouver la limite. Ensuite, on lui avait enlevée pour la soumettre à une batterie de tests, Jacques l’avait récupérée très agitée. En les raccompagnant à la porte, l’infirmière avait choisi ses mots, c’était son métier, mais Jacques n’avait pas été dupe lorsqu’elle avait évoqué que le petit deux-pièces se libérerait bientôt.

Les mois s’étaient succédés. Les propriétaires de la chambre-appartement numéro 67 étaient a priori plus coriaces que prévu. Pendant ce temps, la maladie avait lentement, mais sûrement, continué à ronger le cerveau de Charlène, et puis le mois de mai était arrivé, ce jour où Jacques avait trouvé ce message sur son répondeur lui annonçant qu’ils pouvaient emménager dès qu’il le souhaitait. Sur le moment, il n’avait su quoi penser. Il s’était préparé du mieux qu’il pouvait, et pourtant, maintenant que le grand moment était arrivé, il ne savait plus s’il devait être soulagé ou bien se foutre par la fenêtre.

La mécanique s’était alors mise en branle avec une efficacité redoutable. Papiers administratifs et formulaires d’admission attendaient leur heure depuis au moins trois mois. Pas de problème de son côté, il était Gr 5 et pouvait donc prétendre à une place aux côtés de sa femme. Les affaires personnelles qu’ils emportaient avec eux encombraient le couloir de leur vieil appartement depuis les fêtes de fin d’années. Pour le reste, Jacques pouvait faire confiance à Olivier, le gardien de leur immeuble, qui se chargerait, dans les semaines à venir, de déménager les cinquante années de vie commune que le couple abandonnait derrière lui.

Dans la chambre d’à côté, Charlène péta.

Bien joué Charlie ! Ça au moins tu sais encore le faire !

Jacques se retourna dans son lit. Tous les soirs, depuis une semaine, il revivait leur arrivée. Il avait les yeux grands ouverts. Il haïssait cette veilleuse blafarde, placée là pour lui rappeler sans cesse qu’il n’était pas chez lui. Les minutes passaient, le train du sommeil s’éloignait, une heure, peut-être deux… En attendant, il n’en finissait plus de remuer dans le lit étranger. Son corps ne tenait pas en place, son cœur s’emballait, il respirait mal, sans doute à cause de cette chaleur sèche qui lui irritait la gorge et lui faisait des croûtes dans le nez, ses pieds, moites, collaient au draps, il était mal, la faute à ce lit trop mou, à ces oreillers trop rêches. La faute à son âge.

Une nouvelle vie. Le dernier chapitre d’un roman sans happy end.

Dans l’autre chambre, Charlène ronflait. Jacques, lui, écoutaient les roulements sourds du tonnerre qui se rapprochaient. L’infirmière de jour les avait prévenus, cet orage-là allait être très, très méchant, ils avaient l’habitude.

Une brusque envie d’uriner lui fit mettre un pied à terre. Il avait trop bu, la déshydratation est une obsession dans une maison de retraite, encore pire dans une ville d’eau. Le contact de la plante de ses pieds sur la descente de lit alluma aussitôt sa lampe de chevet et la lumière de la salle de bain. Ici tout était prévu, y compris, sans doute, la durée moyenne du séjour dans une variable de tableur Excel. Il imagina, à l’autre bout du couloir, l’infirmière de nuit assise derrière son pupitre de contrôle, le regard attiré par le voyant correspondant à leur chambre et songeant tout haut :

— Tiens… c’est allumé chez les nouveaux…

Une bonne minute lui fut nécessaire pour vider sa vessie. De retour dans la chambre, les cristaux liquides du radio-réveil affichaient 22 heures 47, une information qui, faute de lunettes, n’arriva pas jusqu’à son cerveau. Il ne put s’empêcher de faire un détour par la chambre de Charlène. La respiration de sa femme était régulière. Tout allait bien.

Dors bien Charlie…

C’est alors qu’un souvenir le submergea. Ils avaient quel âge à l’époque ? 28, 29 ans ? C’était les années 60. Le jeune couple habitait encore à Paris et Jacques, lui, s’appelait encore Jacov Tovarelitch. C’était l’époque où il travaillait comme chauffeur de taxi avec la licence familiale, son grand-père, Alexandre Tovarelitch, un authentique « russe blanc », ayant été dans sa jeunesse officier supérieur de la garde impériale avant d’émigrer dans en France juste après la révolution.

Cette nuit-là, le couple était rentré tard. Charlène avait un peu trop bu — elle buvait pas mal à cette époque, l’alcool l’aidait à faire son deuil depuis qu’ils savaient qu’ils n’auraient jamais d’enfant. Charlène ne tenait plus sur ses jambes. Jacques l’avait portée dans les escaliers, l’avait déshabillée et mise au lit. Elle pleurait. Ne pouvant lui donner d’enfant, elle s’était mise dans la tête qu’il la quitterait tôt ou tard.

Ce soir, le visage de Charlène était de cire, exactement comme cette nuit-là. Ce soir il l’aimait, exactement comme cette nuit-là.

Jacques resta encore un moment immobile à écouter les bruits nocturnes de la résidence puis retira pour la seconde fois ses prothèses auditives. Le tonnerre semblait s’éloigner, l’infirmière s’étaient peut-être trompée. Il se recoucha en trois temps ; ses lombaires lui embrasèrent les reins. Un jour, pourtant, il avait été sportif. Escalade, natation, vélo, randonnée, à cette époque, rien ne lui faisait peur.

Aujourd’hui, oui il avait peur. Pour elle et aussi pour lui, et ça c’était nouveau. Ce soir, Jacques espérait en secret que tout cela finisse, que sa femme quitte pour toujours cette zone grise où la maladie la retenait.

Meurs donc ! Allez meurs une fois pour toute !

Des mots bien sûr, qui ne sortiraient jamais de sa bouche. La lumière s’éteignit à la fin des trois minutes réglementaires et la nuit s’empara à nouveau la chambre étrangère.

Mardi / 23 h 00

Les Grands-Saules ne furent évidement pas épargnés par l’attaque. Alors que les Voix déferlaient dans la chambre, Jacques eut juste le temps de s’asseoir au bord de son lit pour rendre un peu de bile entre ses pieds. Il reprenait difficilement son souffle quand une pression sur son épaule le fit sursauter.

— Jacques où sommes-nous ? Jacques, répond-moi !

Cette voix… Il ne pouvait pas ouvrir la bouche, pas se retourner, pas faire face. Il attrapa son appareil et se l’appliqua dans l’oreille, enfourcha ses lunettes. Enfin, laissant glisser son regard sur le côté, il vit nettement ses doigts, posés sur son épaule.

— Toi ?

Sa propre voix lui parut lointaine. La bile lui avait mis la gorge en feu. Dehors les Voix qu’il prenait pour le vent allaient en s’amplifiant, s’y superposait le remue-ménage qui secouait l’étage.

— Charlie mais… Comment tu…

Il ne pouvait pas parler, pas à elle qui… Il se retourna le cœur battant. Sa Charlie le fixait de ses yeux ensommeillés, attentifs. Un regard habité par cette présence, par cette vie qu’il croyait à jamais perdue. Elle était belle. Il la vit un instant telle qu’il l’avait connue. Au prix d’un effort terrible sur lui-même, il parvint à dire assez haut pour se faire entendre :

— Tu es… revenue ?

— Revenue de quoi ?

Des larmes montèrent aux yeux de Jacques. Il la serra dans ses bras. Charlène, jeune dans ses bras. Charlène, à trente, à quarante, à cinquante ans ! Charlène à l’âge de la retraite. Elle était à ce moment-là, dans ses bras, toutes les femmes qui s’étaient succédées en elle.

— Où sommes-nous ? réponds-moi !

— Nous sommes… Oh Charlie tu… Nous sommes aux Grands-Saules, à la maison de retraite… Mais bon sang ! Qu’est-ce qui se passe dehors ?!

Ils parlaient de plus en plus fort. Les Voix…

Charlène réfléchit un instant et lui dit :

— Alors c’est bien ça… Maintenant il faut que je te laisse. Je vais revenir, ne t’inquiète pas. Attends-moi ici.

— Où tu veux aller ? lui dit-il paniqué. Tu ne connais personne dans cette baraque !

— Jacov s’il te plaît, fais-moi confiance.

Charlène lui glissa entre les doigts, laissant dans son sillage ce parfum de violette qu’elle portait depuis que l’infirmière lui avait donné son premier bain le soir de leur arrivée. Jacques n’en croyait pas ses yeux, il n’en croyait pas son nez, pas ses doigts, pas ses oreilles. Elle l’avait appelé Jacov ! Comme avant. Jacov ! Il était tellement choqué que les Voix ne le touchaient plus. Choqué aussi, parce qu’à peine guérie, elle l’avait planté là, le laissant seul avec ses questions. Alors, une chose extraordinaire se produisit : le silence revint d’un coup, comme une porte qu’on claque sur un environnement bruyant ; une parenthèse fermée par un violent coup de tonnerre percutant la ville non loin de là (les Foudrevillois savent depuis toujours que les Contreforts adorent piéger les orages).

Sa femme était une artiste et pourtant elle n’avait jamais été du genre à lui raconter des histoires. À son retour, elle le prit dans ses bras, le serra contre sa poitrine et l’embrassa dans le cou, dans les cheveux, sur la joue, sur la bouche, lui répéta plusieurs fois qu’elle l’aimait.

— Maintenant écoute-moi deux minutes, lui dit-elle. Tu as entendu ces  choses ? Inutile que je te le cache plus longtemps, il se prépare quelque chose de grave. Je ne peux pas Les laisser faire…

— De quoi parles-tu ? C’est un miracle ce qui t’arrive !

— Pas un miracle, ce sont Elles qui… Jacques, Elles nous veulent du mal !

— Du mal ? Mais qui bon Dieu !

Il s’en voulu aussitôt de s’être emporté, et pourtant c’était si bon de pouvoir reparler avec elle.

— Les Voix. Je te parle des Voix !

Jacques fixa sa femme, interdit. Charlène était revenue manifestement sans toute sa raison.

— Le moment venu, vous comprendrez tous…