Fragments d'elles - Lise Michel - E-Book

Fragments d'elles E-Book

Lise Michel

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Beschreibung

Recueil de récits de genres différents: nouvelles, interview, récits, poème.
Par cet ouvrage, l'auteure veut donner la parole aux femmes de sa famille. Des femmes qui ont eu des vies banales ou trépidantes et qui valent la peine d’être racontées. A cheval entre la fiction et l'histoire, ces récits sont inspirés d'histoires vraies mais parfois romancés.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Née en 1983, Lise Michel est enseignante de français et d’histoire à Fribourg, où elle a fait ses études. Originaire de la Broye, elle vit désormais à Corminboeuf. Lorsque ses enfants dorment, elle écrit pour le plaisir. On retrouve ses instantanés sur : lise11michel.blogspot.com.

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Lise Michel

Fragments d’elles

© 2022, Lise Michel.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 9782940723270

À celles qui ont porté leur destin1.

1 Ces nouvelles sont des histoires vécues en notre humble Broye fribourgeoise, sereine et bienveillante. Elles se déroulent entre la fin du XIXe siècle et le XXIe siècle. Ces courts récits de vie sont en partie parus dans Le Républicain (journal hebdomadaire imprimé à Estavayer-le-Lac), entre mars et octobre 2020.

« Il corpo è il gioco, io sono la pedina.

Il tavolo, la panca di stasera una casella.

Ci siamo dentro e spetta à te il lancio del dado.

Io mi fermo qua2. »

Erri de Luca, Il giro dell’oca.

2Le corps est le jeu, moi je suis le pion.

La table, le banc de ce soir sont une case.

Nous sommes dedans et c’est à toi de lancer le dé.

Moi je m’arrête ici.

Prologue

« J’apprends à nouer une amitié avec… »

Erri de Luca

J’apprends à nouer une amitié avec ma génétique. Est-ce que tout est inscrit ? Est-ce que tout est là ? En tout cas, tout n’est pas dit. Mes gènes se fondent dans mon sang, serpent sournois d’héritage inconnu. Tout à coup, il s’élève, tel un cobra, prêt à mordre. Mais non, il terrorise, je le maîtrise. Mon patronyme me protège de la bête. Je cherche, je cherche à connaître mes ancêtres, leur vie, leurs maux, leur caractère, leur raison de vivre. Leurs existences me reviennent en bribes et morceaux. Elles sont l’expression de mon identité, de mon terroir, de ma matière première. Mes aïeux ont vécu, tout s’est inscrit dans mes veines et les sillages de ma peau. Il ne reste qu’à reconnaître cet héritage, le dompter, le faire croître.

Alors j’interroge le passé, les vivants, les mémoires. Et puis j’invente en partie, craignant la vindicte de l’histoire de feus mes ancêtres. Avec ces souvenirs, j’écris leur passé ou mon exutoire. Ça plaît, ça se lit facilement, ça rappelle autrefois, mais ce n’est peut-être pas juste.

Ces gènes, ces histoires, qu’en faire ? Ne pas les rejeter, les cultiver.

I

La mémoire en clichés

1

Naissance

Je suis née dans le gris : ni noir ni blanc. Ni triste ni joyeux. Ni chaud ni froid. Ni introvertie ni extravertie. Je suis née dans le brouillard : ni opaque ni éblouissant. Ni trop froid ni trop humide. Ni envié ni connu.

Je suis née face à lui : parfois bleu, parfois vert, parfois tumultueux. Parfois miroir, toujours rassurant.

Je suis née rouge de ne pouvoir crier ni respirer, ni m’exalter, ni m’exprimer, ne pas les reconnaître, ni les dire. Mais je suis née.

2

Igea Marina

C’est moi à 4 ans, à genoux dans le sable durant les grandes vacances. Il fait chaud, le sable brûle, il faut mettre des sandales pour pouvoir le piétiner. Nous sommes en Italie, comme chaque année, au bord de l’Adriatique. Mes grands-parents nous accompagnent. À 16 h, je pourrai manger une glace stracciatella et, à 17 h, j’aurai peut-être un lemon soda. Je porte un joli costume de bain violet qui fait ma fierté et surtout des lunettes roses en forme de cœur. Si je suis gentille, je pourrai prendre la bouée saucisson.

Les vacances à Igea Marina, c’est une belle part de mon enfance ; elles sont en passe de devenir aussi celle d’une maman de deux jeunes enfants. Mon amour pour ce pays naîtra là : en Émilie-Romagne. Les gens y sont aimables, généreux, discrets, humbles et serviables. Ils ont un accent à couper au couteau, plein de « ch ». On y va surtout pour la gastronomie, qui résume l’Italie, la gentillesse des gens et l’Adriatique, toujours calme et accueillante, calmée par des digues de rochers. À Igea Marina, j’entendrai pour la première fois la plus belle langue au monde ; celle qui permet d’exprimer ses sentiments sans pudeur et sans gêne. Cette langue qui permet aux gens de se comprendre au plus profond d’eux-mêmes, sans fard, ni masque. Juste pour ce que l’on est et ce que l’on ressent.

Dès mon enfance, naîtra ma passion pour ce pays et cette langue si extraordinaires. Plus tard, j’irai étudier à l’Università degli studi di Firenze, un rêve au cœur de ma vie. Florence, la Toscane, le berceau de la Renaissance, de la langue italienne, de « la classe », de la beauté, de l’art, une région au cœur de l’humanité, entre la mer et la terre réunies dans une région bénie des dieux, la terre des mystérieux Étrusques, qui ont certainement fait le lien entre la culture grecque et la culture romaine. La Toscane impressionne car elle est belle et digne de respect. Elle respire l’harmonie et la sérénité. Mais c’est toute l’Italie qu’il faut admirer car elle est généreuse et chaleureuse.

Mon bagno 63

Le bagno 63 est là comme s’il l’avait toujours été… dans ma mémoire. Le bagno 63 c’est mes 4 ans puis tous les autres étés. Il est là comme s’il vous attendait à l’orée des grandes vacances : ses chaises alignées, son temps au beau fixe, sa mer azurée, le drapeau toujours blanc, la barque du salvataggio. Le ciel du bagno 63 est vert comme un bonheur à l’infini, liseré d’orange pour la bonne mine. De circuits de boules en châteaux de sable, puis de lecture en vocabulaire latin, du sable entre les orteils, du sable entre les pages. On entend les cris des enfants, tellement heureux sur cette plage : ils construisent, sautent, s’éclaboussent, explorent des fonds sans fond et convoitent un pédalo. Les grands-mères passent, toujours pimpantes pour la plage et jamais trop âgées. À l’heure de la sieste, c’est le grand bleu à l’infini, la paix et la légère brise qui bercent vos rêves les plus fous. Puis 15 h, l’heure des enfants tout frétillants à l’idée d’une baignade. Arrive ensuite l’heure de la glace : un gelato fior di latte per favore!Ou plus tard, 17 h, l’heure de la radio tonitruante qui appelle au prosecco. Le bagno 63 on le quitte vers 18 h pour mieux le retrouver le lendemain matin. Commence alors le bal des râteaux, traînés par les bagnini et leur flegme habituel. Le bagno 63 c’étaient hier les jeux d’enfant, aujourd’hui la sieste assurée et demain un souvenir ancré aux rochers de mon enfance.

3

La leçon de piano

J’ai 7 ans, les cheveux tirés en tresse anglaise, la chemise blanche impeccable, la jupe en froufrous noire et dorée, les partitions dans la main, les épaules relevées. J’ai joué Les Indiens à ma première audition de piano à Estavayer-le-Lac, chez Valérie Brasey. Papa a failli faire un infarctus tellement j’ai joué vite.

Le piano, c’était toute ma vie, à 4 ans déjà, je voulais commencer. Mes parents ont attendu que je montre un intérêt réel pour m’inscrire au conservatoire. J’y suis restée quinze ans. Mon certificat amateur en poche, j’ai tempêté contre cette institution qui ne donnait pas de place aux élèves motivés mais amateurs. Le directeur m’a accueillie dans son bureau pour me dire gentiment que j’étais désormais une auditrice passionnée… mais, enfin, que jouer c’était de l’histoire ancienne ! Encore fâchée, même s’il avait un peu raison, j’ai finalement eu la chance, quelques années plus tard, d’accompagner la classe de violon de ma belle-maman et continuer à jouer pour moi. Aujourd’hui, mon fils a commencé le piano. J’en suis très contente, mais il prend ma place au clavier dès que je m’y installe.

J’aurais tellement souhaité être pianiste et non tourneuse de pages ou organiste de campagne. Alors je suis cette auditrice comme tout le monde, une spectatrice qui s’extasie, envieuse et pourtant ravie.

Sergeï

« Non mais toi, tu ne pourras jamais jouer Rachmaninov, tu as de trop petites mains. »

Exit Rachmaninov et autres compositeurs slaves aux grandes mains. Après tout, je n’avais jamais pensé m’attaquer à un tel monstre ! Reléguée à écouter le grand Sergeï mais ne jamais le jouer.

Et ce soir, c’étaient toutes les émotions humaines condensées en un concerto : une douceur et une finesse dans le toucher, une poigne à démolir le piano à queue, une nostalgie tout orientale que seuls les slaves savent mêler à la mélancolie occidentale, une technique quasiment surhumaine, une stabilité à rebuter un lutteur suisse, des phrases et des vagues pour emporter l’auditeur et l’y laisser voguer entre tristesse profonde, drame, déchirure, légèreté, insouciance, l’inatteignable, les nuées stratosphériques qui côtoient le pas militaire et triomphal, l’épopée, la fierté, l’intransigeance, l’intégrité, la loyauté, l’orgueil et le doute. Un final flamboyant tout en splendeur.

Alors non, je ne le jouerai jamais, mais je ne me lasserai pas de me laisser emporter pour ces moments d’humanité qui chatouillent la perfection. Avec des petites mains, on peut comprendre, alors que les grandes mains vous saisissent…

4

Première communion

J’ai revêtu mon aube de première communiante et ma couronne de fleurs blanches, j’ai 9 ans. La famille est réunie pour fêter un rite qui perdure à travers les âges. Cela me rappelle mes pauses mystiques au pied du crucifix de Montilly, face au lac et à l’immensité du mystère de la vie.

Les fêtes de famille, j’ai toujours aimé ça. La famille, comme me l’ont enseigné mes grands-parents et mes parents, c’est primordial. Quand tes amis s’éloignent, la famille sera toujours là pour toi. Je continue la tradition tant bien que mal et prends mon rôle très à cœur. Quant à ma quête mystique, elle a pris son sens à la naissance de mes enfants. La servante de messe et l’organiste de la paroisse de Font sont bien loin.

La Vierge en noyer

Elle est arrondie, lisse, en bas-relief ou semi-dimension, collée à son socle. Sage, sereine, aimante, la Vierge veille sur le petit Jésus poupin. Mon grand-papa l’a sculpté au ciseau à bois, méticuleusement, en tirant la langue. Il a ciselé le noyer pour en faire ma statue de première communiante. Détail technique : on peut l’ôter de son socle pour l’accrocher à même le mur… Grand-papa René a des astuces, c’est un artisan. Un artiste aussi, si on regarde la douceur des traits du visage de Marie.

L’après-midi, j’ai troqué mes vêtements de première communiante contre un legging vert brillant. On a joué dans la chambre.

5

Adolescence

C’est moi à 15 ans, les cheveux arrangés, je m’en vais à mon premier et dernier bal, affublée d’une mini-robe rouge achetée lors de mon premier voyage d’étude à Paris, aux puces de Saint-Ouen. Les enseignants n’avaient pas froid aux yeux. C’était un voyage mémorable. Comme nous n’avions pas assez d’argent pour aller en Grèce (notre option était le grec ancien), nous avions pensé aller au Louvre pour voir les statues grecques.

Ce soir-là, pas de premier baiser et à peine quelques danses. La prime adolescence n’est pas aisée ni douce pour les jeunes gens. Trop d’incertitudes et de principes.

J’ai souvent été coincée dans des phrases

Chapeau « années trente », lunettes-mouches ayant appartenu à grand-papa Alfred, longue écharpe tricotée par mes soins.

– Tu ne vas pas aller à la messe comme ça ?

– Pourquoi pas ?

– C’est quoi cet accoutrement pour la messe de la Toussaint ? Maîtrise-toi !

– …

Sermon du cousin. Les larmes. Je pleure comme à l’enterrement, il y a une année. Le 1er novembre, ils sont tous là : pour eux, qui sont tous morts. Trop d’émotion. Je sanglote et regrette d’avoir laissé mes lunettes-mouches dans la voiture. Ses lunettes.

6

Toscane

Courte frange, lunettes rectangulaires, j’ai 24 ans et je suis en Italie. C’est mon année Erasmus à Florence, sans le sou et un euro à 1,65 francs suisses. L’une des meilleures idées de ma vie : partir cinq mois à Firenze pour suivre des cours d’histoire à l’Università degli Studi. C’est le bonheur, la liberté, la responsabilité, l’émerveillement, la facilité, la découverte, le rêve, la dolce vità. J’y suis des cours d’histoire, découvre la résistance italienne et le romantisme italien. Tous les jours, je passe devant le dôme pour me rendre à mes cours. J’habite derrière la Loggia que j’admire le soir, aux lumières vespérales. Ma chambre ressemble justement à une petite loggia sur les toits de la ville si admirée : deux mètres carrés, sans mentir, et la vue sur le clocher du Palazzo Vecchio.

Mes amis sont surtout grecs, ils font la part belle au projet Erasmus. Nous sommes les étudiants, héritiers des pages médiévaux qui allaient de monastères en universités pour cueillir le savoir antique. Je garderai contact avec l’une d’elle, restée en Grèce puis partie en Chine. La vie n’est pas si facile en Europe.

L’Italie est devenue un besoin annuel. J’irai jusqu’à y emmener des élèves en voyage d’étude.

Firenze com’era