Gens d'Église - Nikolaï Leskov - E-Book

Gens d'Église E-Book

Nikolaï Leskov

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Beschreibung

Gens d'Église, paru en 1872, le chef-d'œuvre de Leskov, est moins un roman qu'une chronique de la vie d'une petite ville russe de province, à travers trois figures de son clergé : « Le doyen Sabel Tubérosov, prêtre éclairé, avide d'apostolat, mais condamné par la bassesse des temps à une inaction déprimante, et qui, pour échapper à l'enlisement, se réfugie dans le « martyre » ; le vicaire Zacharie Bénéfactov, ce « doux agneau » ; enfin, le diacre Achille Desnitsyne, ce cosaque manqué, exubérant, batailleur et fanfaron, au demeurant le meilleur cœur du monde. [...] Leskov a su magistralement entremêler la familiarité à la grandeur, l'humour à l'émotion, le burlesque au sublime. » (Nicolas Brian-Chaninov.)

Traduction du russe et préface par Henri Mongault, 1937.

EXTRAIT

Les personnages dont le train d’existence formera la trame de ce récit constituent la cure ou, comme on dit chez nous, la « poperie » de Stargorod. Ce sont l’archiprêtre Sabel Tubérosov, son vicaire Zacharie Bénéfactov et son diacre Achille Desnitsyne. L’enfance et la prime jeunesse de ces dignes ecclésiastiques n’importent guère au lecteur ; en revanche il a besoin, pour l’intelligence du récit, de se les bien figurer à l’époque de leur vie que nous comptons décrire. Traçons donc tout d’abord leur portrait et commençons par le chef du clergé de Stargorod, le Père Sabel Tubérosov.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nikolaï Semionovitch Leskov est un écrivain et journaliste russe. Il écrivit aussi sous le pseudonyme de M. Stebnitski. De nombreux Russes le considèrent comme « le plus russe de tous les écrivains russes ».

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Nikolaï Leskov

Лесков Николай Семенович

1831 — 1895

GENS D’ÉGLISE

Соборяне

1872

Traduction d’Henri Mongault, 1937.

© La Bibliothèque russe et slave, 2014

© Henri Mongault, 1937

Couverture : Grigori MIASSOÏEDOV, Prière en temps de sécheresse (1881)

Chez le même éditeur — Littérature russe

1. GOGOLLes Âmes mortes. Traduction d’Henri Mongault

2. TOURGUENIEVMémoires d’un chasseur. Traduction d’Henri Mongault

3. TOLSTOÏLes Récits de Sébastopol. Traduction de Louis Jousserandot

4. DOSTOÏEVSKIUn joueur. Traduction d’Henri Mongault

5. TOLSTOÏAnna Karénine. Traduction d’Henri Mongault

6. MEREJKOVSKILa Mort des dieux. Julien l’Apostat. Traduction d’Henri Mongault

7. BABELCavalerie rouge. Traduction de Maurice Parijanine

8. KOROLENKOLe Musicien aveugle. Traduction de Zinovy Lvovsky

9. KOUPRINELe Duel. Traduction d’Henri Mongault

10. GOGOLLe Révizor — Le Mariage. Traduction de Marc Semenoff

11. DOSTOÏEVSKIStépantchikovo et ses habitants. Traduction d’Henri Mongault

12. Les Bylines russes — La Geste du Prince Igor. Traductions de Louis Jousserandot et d’Henri Grégoire

13. PISSEMSKIMille âmes. Traduction de Victor Derély

14. RECHETNIKOVCeux de Podlipnaïa. Traduction de Charles Neyroud

15. TOURGUENIEVPoèmes en prose. Traduction de Charles Salomon

16. GONTCHAROVOblomov. Traduction de Jean Leclère

17. GOGOLVeillées d’Ukraine. Traduction d’Eugénie Tchernosvitow

18. DOSTOÏEVSKIMémoires écrits dans un souterrain. Traduction d’Henri Mongault

19. KOUPRINELe Bracelet de grenats — Olessia. Traduction d’Henri Mongault

20. GOGOLTarass Boulba. Traduction de Marc Semenoff

21. LESKOVGens d’Église. Traduction d’Henri Mongault

AVERTISSEMENT

ALORS que la réputation de Nicolas Leskov (1831-1895) grandit de jour en jour en Russie, où il est considéré comme l’égal des plus grands, cet écrivain si original n’a pas encore conquis parmi nous la place à laquelle il a droit. Le public français, auquel on a soumis un peu hâtivement tant d’œuvres russes de second, voire de troisième ordre, ne connaît encore de cet auteur que de trop rares nouvelles. Le peu d’empressement des traducteurs à l’introduire parmi nous s’explique, croyons-nous, par une raison majeure : Leskov est un écrivain « difficile » dans toute la force du terme ; sa langue drue, si riche, si amusante, si personnelle — la plus personnelle sans doute de la littérature russe avec celle de Gogol — fera toujours le désespoir de quiconque tentera de l’interpréter. Aussi n’est-ce point sans une certaine appréhension que, cédant à de précieux encouragements, je me risque aujourd’hui à offrir à l’appréciation des lettrés son œuvre maîtresse : Gens d’Église (Soboriane, 1872).

À une époque de sombre littérature naturaliste, où seul le moujik, plus ou moins idéalisé, avait droit de cité, Leskov osa remonter résolument le courant. Il sut trouver de braves gens, des justes, comme il les appelait (pravedniki) dans toutes les classes de la société, et singulièrement parmi les membres du clergé, en qui ses confrères s’obstinaient à ne voir que de grossiers sectaires. Cette caste fermée, à laquelle il appartenait quelque peu par son grand-père paternel, trouva en lui un observateur sagace, pénétrant, sympathique : sans dissimuler aucune de ses tares, il projeta sur ses vertus une lumière aussi vive qu’inattendue. En récompense sans doute de cette louable impartialité, il fut donné à Leskov de créer dans Gens d’Église deux des figures les plus puissantes, les plus originales du roman russe : le doyen Sabel Tubérosov, prêtre éclairé, avide d’apostolat, mais condamné par la bassesse des temps à une inaction déprimante, et qui, pour échapper à l’enlisement, se réfugie dans le « martyre » ; le diacre Achille Desnitsyne, ce cosaque manqué, exubérant, batailleur et fanfaron, au demeurant le meilleur cœur du monde. Comme repoussoir à ces deux âmes ardentes, deux âmes résignées : Natalie Nicolaïevna, la petite archiprêtresse, qui ne respire que pour son cher mari, et le vicaire Zacharie Bénéfactov, ce « doux agneau ». Encore que Leskov les traite en demi-teinte, ses secrètes préférences pourraient bien leur être acquises. En tout cas, aux agonies tourmentées de ses deux héros — rançon probable du péché d’orgueil qui couve en eux — il opposera le calme trépas de ces humbles : Natalie Nicolaïevna éprouve sur son lit de mort comme un avant-goût du paradis, et Zacharie s’éteint doucement pendant l’office de Pâques, ce qui, d’après la croyance populaire, lui vaudra d’entrer tout droit dans le Royaume des cieux. Beati mites.

Aux « justes » s’opposent les « réprouvés », ces « hommes nouveaux » que Leskov déteste et pour cause : un de ses premiers articles plein de bon sens, mais interprété à la légère, avait fait de lui la bête noire du parti « radical ». Dans ses deux premiers romans : Sans issue (1864) et À couteaux tirés (1870) il avait déjà ridiculisé les tenants de ce parti. Son hostilité se tempère maintenant d’ironie narquoise, mais il persiste à ne voir parmi eux que des imbéciles ou des gredins. Pour vivants, pour typiques qu’ils semblent, ce pédant niais de Prépotenski, cette pimbêche de Mme Bizioukine, cet aigrefin de Termossessov sont des adversaires bien peu dignes du noble, de l’altier Père Sabel, ce « ministre de la Justice », comme l’appelle plaisamment Achille. Leskov cède un peu trop ici à son amour du grotesque, de la caricature. Que n’a-t-il au moins placé à côté de ces fantoches une âme pure, dévouée à son idéal révolutionnaire comme l’est Tubérosov à son idéal chrétien, telle que cette brave Anne Skokov, la « nihiliste » convaincue, dont la droiture purifie les pages acerbes d’À couteaux tirés ? Mais peut-être Leskov a-t-il voulu que son héros ne trouvât, parmi les siens que des lâches ou des indifférents, parmi ses adversaires que des imbéciles ou des fripons ? Coalisées même fortuitement, la platitude et la sottise peuvent avoir raison des cœurs les mieux trempés.

Leskov a placé l’action de son œuvre dans une petite ville endormie de la province d’Orel, à laquelle il donne le nom symbolique de Stargorod (Vieille-ville). Originaire, comme Tourguéniev, de cette région un peu arriérée, il en décrit avec complaisance les mœurs patriarcales. Tourguéniev ayant pris pour lui les « nids de seigneurs », Leskov se rabat sur les petites gens et découvre parmi eux maints originaux, comme l’ispravnik Voïne Vassiliévitch ou la maîtresse de poste Mme Timonov. Dans ce coin perdu l’herbe pousse drue dans les rues et la torpeur tient les âmes engourdies. Beau sujet de « tableau de genre » pour l’amateur d’« antiquailles » qu’aimait à se dire Leskov.

La composition volontiers diffuse, capricante de l’ouvrage, si elle heurte un peu nos habitudes, est cependant bien conforme au laisser-aller russe. Leskov prétend d’ailleurs écrire, non point un roman, mais bien une « chronique », dans le sens archaïque du mot, avec tout ce qu’il comporte de flânerie lente et de commode bonhomie. Cinq parties de longueur fort inégale, des retours, des repos, des trous, des digressions, ces bizarreries de mise en page effaroucheront d’abord le lecteur français ; néanmoins, pourvu qu’il s’abandonne à cette manière lente qui fut d’ailleurs celle de nos vieux conteurs il goûtera pleinement les pages si variées de ton où Leskov a su magistralement entremêler la familiarité à la grandeur, l’humour à l’émotion, le burlesque au sublime. Le journal de Tubérosov, si prenant, si douloureux, si lourd de signification ; les équipées héroïcomiques d’Achille ; l’épisode des nains, hors-d’œuvre qui permet à Leskov de nous faire admirer, aux deux pôles de l’échelle sociale, deux nouveaux « justes » : la hautaine mais bienfaisante « boïarine » Plodomassov et son cher petit Nicolas, cet exquis « brimborion » ; le « complot » révolutionnaire ; le festin cocasse ; l’orage, signe d’en haut qui détermine la farouche résolution de l’archiprêtre ; le calvaire que gravit celui-ci ; les morts, si adéquates à leurs caractères, des quatre habitants de la « poperie » ; toutes ces pages s’inscrivent parmi les mieux venues de notre auteur et, je n’hésite pas à l’écrire, de toute la littérature russe.

Le style se moule à merveille sur le fond. Leskov, qui connaît le russe comme personne, manie sa langue avec une souplesse savoureuse. Son penchant pour l’archaïsme peut ici se donner libre cours, mais sans excès : les parties proprement « ecclésiastiques » de la chronique, notamment « le vieux cahier bleu du Père Tubérosov » font de larges emprunts au parler ancien, compromis entre le slavon et le russe, qu’affectionnent les « gens d’Église ». J’ai jugé de mon devoir de maintenir autant que possible dans ma version ce caractère légèrement désuet, mais combien savoureux ! Tâche redoutable d’ailleurs : aux lecteurs de décider si je n’y ai point succombé.

H. M.

PREMIÈRE PARTIE

I

LES personnages dont le train d’existence formera la trame de ce récit constituent la cure ou, comme on dit chez nous, la « poperie » de Stargorod. Ce sont l’archiprêtre Sabel Tubérosov, son vicaire Zacharie Bénéfactov et son diacre Achille Desnitsyne. L’enfance et la prime jeunesse de ces dignes ecclésiastiques n’importent guère au lecteur ; en revanche il a besoin, pour l’intelligence du récit, de se les bien figurer à l’époque de leur vie que nous comptons décrire. Traçons donc tout d’abord leur portrait et commençons par le chef du clergé de Stargorod, le Père Sabel Tubérosov. C’est un homme de haute taille, quelque peu corpulent, mais encore très vert et très vif en dépit de ses soixante ans sonnés. Son moral ne le cède point à son physique : on devine au premier coup d’œil que son cœur a conservé toute la fougue, et sa volonté toute l’énergie de la jeunesse. Sa tête superbe peut passer pour un modèle de beauté virile. Sa chevelure rappelle par l’épaisseur la crinière d’un grand lion et par la blancheur les boucles du Zeus de Phidias ; elle domine impérieusement son vaste front et retombe sur la nuque en trois larges ondulations. Les quelques poils noirs qui les parsèment encore donnent des teintes d’argent niellé à la longue barbe fourchue de monsieur l’archiprêtre ainsi qu’aux courtes moustaches qui la rejoignent aux commissures des lèvres. Ses sourcils encore d’un beau noir et arqués en forme d’S se rejoignent à la racine d’un nez plutôt fort. La lueur de la raison n’a jamais cessé d’animer ses grands yeux bruns, clairs et hardis, où ses proches ont vu passer tour à tour les clartés de l’allégresse, les brumes de l’affliction, les larmes de l’attendrissement, la flamme de l’indignation et jusqu’aux éclairs de la colère — d’une colère de grand homme, ni vaine, ni mesquine, ni tracassière. Ces yeux ont toujours reflété l’âme du Père Sabel, âme franche et honnête, chrétiennement convaincue de son immortalité.

Le vicaire Zacharie Bénéfactov est un homme d’un tout autre genre. C’est la douceur, l’humilité personnifiées. Son corps débile paraît craindre d’occuper trop de place et son esprit timide ne tient pas davantage à se manifester. Ce petit bout d’homme malingre n’a pour toute chevelure que deux boucles d’un gris jaune au-dessus de chaque oreille ; autrefois il arborait derrière la tête un semblant de queue — une queue de rat, comme l’appelait le diacre Achille — mais les derniers vestiges en ont depuis longtemps disparu. En guise de barbe, le Père Zacharie porte collé au menton quelque chose qui ressemble à un morceau d’éponge. Il a de petites mains d’enfant, qu’il dissimule continuellement dans les pochettes de sa soutane, et de petites jambes grêles, vacillantes, de vraies « jambes de paille » ; d’ailleurs des pieds à la tête le pauvre Père Zacharie fait vraiment l’effet d’un bonhomme de paille. Il tient le plus souvent baissés ses bons yeux gris, fort vifs cependant, mais qui, à peine levés, cherchent à fuir les regards indiscrets. À peine plus âgé mais beaucoup plus caduc que son curé, le Père Zacharie est encore ferme au poste et conserve, en dépit de nombreuses infirmités, une belle vaillance physique et morale.

Quant au diacre Achille, troisième et dernier représentant du clergé de Stargorod, il s’est vu appliquer au cours de son existence divers qualificatifs qu’il ne sera point oiseux d’énumérer ici, car ils permettront au lecteur de se former une idée quelque peu congrue de ce vigoureux gaillard.

En le renvoyant de la classe de syntaxe « eu égard à son âge trop mûr et à l’insuffisance de ses progrès », l’inspecteur du petit séminaire ne put s’empêcher de dire à l’élève Achille Desnitsyne :

— Eh bien, mon lascar, tu peux te vanter d’être une fameuse bûche !

À la vue de ce géant in spe, le recteur qui, cédant à de pressantes sollicitations, fit passer Achille dans la classe de rhétorique1, n’en crut pas ses yeux et confondu à son tour par une taille, une vigueur, une stupidité aussi imposantes, s’écria à son tour :

— « Bûche », c’est trop peu dire. Mettons « soliveau » et n’en parlons plus !

Le maître de la chapelle épiscopale, dont fit partie Achille après son exclusion de la classe de rhétorique, le surnomma « le démesuré ».

— Tu as une belle voix de basse-taille, on dirait un canon qui gronde, lui fit-il observer un jour ; seulement tu es par trop démesuré, et ce manque de mesure m’empêche de te traiter suivant ton mérite.

Quant au quatrième et au plus persistant de ses sobriquets, celui d’« ulcéré », ce fut Sa Grandeur en personne qui la lui appliqua en un jour à jamais mémorable pour ce brave Achille, à savoir celui où il se vit à la fois expulsé de la psallette et envoyé comme diacre à Stargorod. Il me paraît utile de relater tout au long les circonstances de ce grave événement.

Dès son âge le plus tendre, Achille avait toujours eu l’humeur folâtre et le tempérament passionné. Il cédait outre mesure à ses entraînements, travers qui devait, comme nous le verrons, l’accompagner jusqu’au seuil de la vieillesse.

En dépit de sa « démesure », la voix d’Achille avait une telle ampleur de registre qu’il passait avec aisance des notes les plus aiguës aux notes les plus graves. Aussi le maître de chapelle tenait-il fort à lui, tout en redoutant non moins fort ses « entraînements » : il lui arrivait par exemple de chanter une quatrième fois le trisagion2 en solo pendant l’office des vêpres ; quant à la prière pour « le tsar, le synode et le peuple chrétien », il ne pouvait se résoudre à y mettre une fin. Ces cas étant d’ailleurs prévus, on y remédiait à l’aide de certaines précautions qui épargnaient tous désagréments tant au chantre lui-même qu’à ses supérieurs en plain-chant : un de ses camarades choisis parmi les plus robustes avait la charge de le tirer au moment psychologique par un pan de sa soutane ou de le faire asseoir d’une brusque pesée sur les épaules. Mais on ne saurait toujours se garder à carreau, prétend avec raison la sagesse populaire. Quelque sollicitude que l’on apportât à refréner la pétulance d’Achille, il ne laissait pas d’y succomber de temps à autre, justifiant ainsi la théorie suivant laquelle « il ne saurait y avoir de salut pour qui porte l’ennemi dans son sein ». Un jour de fête carillonnée, Achille devait au cours du concerto qui accompagne la communion exécuter un solo très compliqué sur le thème : « De douleur ulcéré ». L’importance que le maître de chapelle et tous les chantres attachaient à ce solo donna bien du tintouin à notre pauvre Achille, soucieux de se distinguer devant Monseigneur, fort entendu en la matière, et devant les gros bonnets du chef-lieu, qui ne manqueraient pas d’assister à l’office. Reconnaissons en toute équité que le brave garçon étudia à fond sa partie : il arpentait nuit et jour tantôt sa chambre, tantôt le corridor, la cour, le jardin de l’évêché et jusqu’aux pâtis communaux en rabâchant sur tous les tons : « De douleur ulcéré, ulcéré ». Il vocalisait encore quand se leva l’aube du jour qui devait consacrer sa gloire en pleine cathédrale. L’heure du concerto arriva. Seigneur, mon Dieu, quel air imposant avait l’énorme Achille, dressé de toute sa taille et sa partie à la main ! Pareil spectacle défie toute description : le crayon seul serait à même de le reproduire... Les appoggiatures tirent à leur fin, voici le moment du solo de basse. D’un coup de coude énergique Achille écarte son voisin, bat mentalement la mesure de son morceau, voit enfin se lever dans sa direction le diapason du maître de chapelle... Alors dans un oubli absolu du monde et de lui-même, Achille proclame d’une voix qui tantôt s’attarde, tantôt se précipite, mais toujours tonne comme la trompette du jugement : « De douleur ulcéré, ul... cé... ré, ul... cé... é... ré... é ». On a soin de prendre les mesures qui paraient d’ordinaire aux entraînements du chantre, et voici le concerto fini. Mais il ne l’était point pour autant dans la tête bouillonnante du brave garçon et soudain, parmi les compliments à voix basse que faisaient à Sa Grandeur les nobles personnages auxquels il donnait sa bénédiction, éclatèrent de nouveaux appels de buccins : Achille déchaîné, hors d’esprit, recommençait son solo ! On le tire par sa soutane — il chante encore ; on le pousse, on le presse, on cherche à le faire disparaître derrière ses camarades — il chante toujours ; on l’entraîne hors de l’église — il chante de plus belle son : « ul... cé... é... ré... é... é..., ul... cé... é... ré... é... é..., ul... cé... é... ré... é... é... »

— Qu’as-tu, voyons ? lui demande-t-on avec compassion.

— Ul...cé... é... ré... é... é... ! hurle-t-il en regardant les gens dans le blanc des yeux.

Et il demeura planté sur le parvis jusqu’au moment où le grand air eut enfin dissipé son exaltation.

Auprès de l’archiprêtre et du Père Bénéfactov, Achille Desnitsyne fait figure de jeune homme ; il a pourtant dépassé depuis longtemps la quarantaine et des traînées grises courent parmi ses beaux cheveux noirs. Ce lourd colosse aux manières gourdes et brusques n’en est pas moins fort plaisant : il a le type méridional et prétend descendre de Cosaques de Petite-Russie dont il semble en effet avoir hérité l’insouciance, la bravoure, bien d’autres vertus encore.

II

CES héros à la mode antique habitaient la « poperie » de Stargorod, près de la Touritsa, rivière au cours lent mais navigable. Tous trois, et Tubérosov et Zacharie et jusqu’au diacre Achille, possédaient chacun leur maisonnette sur la berge même, juste en face de leur vieille église dont les cinq hautes coupoles se dressaient sur l’autre rive3. Toutefois les logis de ces braves gens offraient les mêmes oppositions que leurs caractères.

La belle demeure du Père Sabel était peinte à l’huile d’une jolie couleur bleu de ciel ; des étoiles, des carrés, des rosettes de toutes nuances couronnaient ses trois fenêtres aux encadrements sculptés et bariolés ; des contrevents verts les flanquaient, que l’on ne fermait jamais, car la bâtisse fort solide ne redoutait point les attaques de l’hiver ; d’ailleurs monsieur l’archiprêtre aimait la lumière et se réjouissait en son cœur quand les étoiles du bon Dieu jetaient des regards furtifs dans sa chambre ou quand un rayon de lune traînait sur le parquet son écharpe de brocart. Il régnait chez lui un ordre parfait, une propreté méticuleuse, auxquels personne ne songeait à porter atteinte, car, à son grand chagrin et à celui de sa digne épouse, le Père Sabel n’avait point d’enfants.

Bien que beaucoup plus vaste, la maison grise du Père Zacharie ne se distinguait point par une élégance aussi raffinée. Quelque peu affaissée, elle ressemblait d’autant plus à une grande volière qu’aux vitres vertes des cinq petites fenêtres se pressaient et se pourchassaient sans cesse force petits becs et force petits toupets : le Seigneur en effet avait béni comme Jacob le Père Bénéfactov et rendu son épouse féconde comme Rachel. C’eût été peine perdue que de vouloir ici, comme chez Tubérosov, se mirer dans les meubles et les parquets : des menottes souillées laissaient partout leurs traces, des têtes ébouriffées se montraient dans tous les coins ; c’était un grouillement, un piaillement continuel de marmots ; et tout ne parlait que d’eux depuis les grillons du foyer jusqu’à la bonne maman qui endormait ses chers petits aux sons d’une vieille berceuse :

Mignons, beaux mignons,

De vous que ferai-je ?

Mignons, beaux mignons

Où donc vous mettrai-je ?

Veuf et sans progéniture, le diacre Achille n’accordait aux biens de ce monde en général et au confort domestique en particulier qu’une importance très relative. Il avait tout au bout du faubourg une chaumine en pisé, sans la moindre dépendance, sans la moindre palissade, à part un vague enclos fait de pieux où vaguaient, dans la paille jusqu’aux genoux, tantôt un étalon pie, tantôt un hongre isabelle, tantôt une cavale noire. Cet habitacle à la cosaque était aménagé en conséquence. Un divan de bois à dossier canné ornait la plus belle pièce, occupée par le maître en personne ; et comme ce divan faisait office de lit, une courtepointe de feutre blanc s’y étalait tout au long tandis qu’au chevet se dressait un arçon de selle ciselé à l’asiatique, auquel était fixé un pauvre petit oreiller plat comme une galette et recouvert d’une taie de nankin graisseuse. Une table de bois blanc flanquait cette couche de nomade ; une guitare veuve de ses cordes, un lasso de chanvre et deux bridons tressés décoraient les murs ; dans un coin sur un semblant d’étagère reposait un petit eucologe du diocèse de Kiev ainsi qu’une minuscule icone de l’Assomption surmontée d’un rameau desséché. C’étaient là tous les biens meubles du diacre. Une autre pièce exiguë servait de cuisine et de chambre à coucher à la servante, une ancienne domestique de hobereaux qui se prénommait Nadiejda Stépanovna, mais que son maître appelait plaisamment Espérance4.

C’était une petite vieille ratatinée, menton pointu et face parcheminée, affligée d’un caractère si difficile, si intraitable qu’en dépit de son ardeur à la tâche elle avait fait places sur places pour échouer finalement chez ce gueux d’Achille, à qui elle pouvait casser la tête à son aise, pour la bonne raison que le diacre ne prêtait guère attention à ses criailleries et se contentait, quand les choses allaient trop loin, de l’expulser d’un tonitruant : « À ta cuisine, Espérance ! » Cette objurgation suffisait d’ordinaire à mettre Espérance en fuite : elle savait par expérience qu’en cas d’obstination Achille l’eût saisie d’un bras vigoureux, déposée sur le toit de la chaumine et laissée là d’une aurore à l’autre. La crainte salutaire de ce terrible châtiment empêchait la vieille de contredire son cosaque de maître.

Ces trois hommes s’aidaient plus ou moins les uns les autres à supporter les ennuis d’une vie peu riche d’événements. Le Père Sabel avait la meilleure part : sa bonne petite femme éprouvait pour lui un amour qui tenait de la vénération. Le Père Zacharie se sentait aussi fort heureux dans sa volière. Et le diacre ne se plaignait pas davantage de son sort : il consacrait le plus clair de ses journées à de joyeux devis, à de longues flâneries par la ville, à moins qu’il ne s’en allât faire un tour aux environs, histoire de troquer ses bêtes, ou qu’il ne prît plaisir à taquiner, à mettre au pas sa mégère de servante.

Il ne faudrait pas croire cependant que la bonne entente fût constante entre ces excellents confrères ; d’innocentes bisbilles venaient de temps à autre apporter une heureuse diversion à l’engourdissement provincial. Le journal de Tubérosov nous révélera bientôt certaines bagatelles de ce genre, bagatelles qui prenaient d’ailleurs une énorme importance aux yeux des intéressés. Voici, en attendant, un exemple typique de ces malentendus qui surgissaient ici comme partout ailleurs.

M. Alexis Nikititch Plodomassov, gentilhomme de bonne maison et maréchal de noblesse du district, fort affectionné à nos dignes ecclésiastiques, leur rapporta d’un voyage à Pétersbourg quelques souvenirs plus ou moins précieux, parmi lesquels figuraient trois belles cannes, à pommes d’or pour les deux prêtres, à pommeau d’argent niellé pour le diacre. Ces cannes étaient appelées à jouer parmi le clergé de Stargorod le rôle de ces bâtons que les magiciens d’Égypte jetèrent devant Pharaon et qui, s’il faut en croire la Sainte Écriture, se changèrent aussitôt en serpents5.

— Ce gracieux don va être pour nous une pierre d’achoppement et de scandale, s’en allait répétant Achille.

— Mais non, voyons, Père diacre, pourquoi cela ? lui objectaient les personnes auxquelles il jugeait bon de se plaindre.

— Oui, évidemment, vous autres laïcs ne comprenez rien à ces choses. Aussi bien feriez-vous mieux de vous taire. Mais moi, je vous dis que le scandale est grand et profonde notre perplexité.

Et il se mettait en devoir d’expliquer aux profanes les raisons de ce scandale d’une nature toute particulière.

— Primo : il ne sied point à un simple diacre comme moi de porter pareil bâton pastoral. Et d’un. Secundo : je le porte cependant, puisqu’on m’en a fait présent. Et de deux. Tertio : pourquoi avoir mis Zacharie sur le même pied que le Père Sabel ? Que signifie cette identité parfaite entre leurs cannes ?... Pourriez-vous me le dire, voyons, je vous le demande ?... Le Père Sabel, n’est-ce pas, vous le connaissez comme moi ; c’est un homme de grand sens, un philosophe, comme qui dirait un ministre de la Justice... Eh bien, si malin qu’il soit, je vois bien qu’il y perd son latin... Oui, oui, parfaitement, il est tout à fait dérouté.

— Qu’est-ce qui peut bien le dérouter, voyons, Père diacre ?

— Ce qui peut le dérouter ? Eh mais, bien des choses... à commencer par la ressemblance parfaite entre les deux cannes : allez donc les distinguer l’une de l’autre !... Après tout, on pourrait remédier à cet inconvénient au moyen d’une marque quelconque : un cachet de cire au-dessous du pommeau, une encoche dans le bois, tout ce qu’on voudra... Seulement, ça ne les empêchera toujours pas d’avoir la même valeur, et voilà justement le hic ! Voyons, a-t-on idée de mettre un Zacharie sur le même rang que le Père Sabel ?... C’est de l’anarchie tout simplement !... Monsieur l’archiprêtre s’en rend parfaitement compte, je m’en suis bien aperçu et je lui ai même proposé de faire une marque à la cire ou une encoche sur la canne de Zacharie ; mais il n’a rien voulu savoir. « Alors, ai-je insisté, laissez-moi faire, monsieur l’archiprêtre : je m’en vais prendre en douceur la canne du Père Zacharie et la raccourcir avec mon couteau d’un pouce ou deux ; je vous assure qu’il n’y verra que du feu. » Mais au lieu d’accepter, le Père Sabel m’a traité de buse. Ce n’est pas la première fois d’ailleurs, mais je ne m’en formalise point, parce que, voyez-vous, d’un homme comme lui on peut en endurer bien d’autres. Buse tant qu’il lui plaira, ça ne m’empêche pas de voir de quoi il retourne, et cette affaire-là me tarabuste... Si le Père Sabel ne nous joue pas un tour de sa façon je consens à ce que vous aussi me traitiez de buse et même de triple buse ! Il ne me laisse pas faire, c’est entendu, mais je suis bien sûr qu’il trouvera un expédient quelconque, vous verrez ça ! C’est un homme qu’on ne prend pas sans vert.

Les prévisions du diacre semblèrent se réaliser. Un mois à peine après le don des fameuses « pierres d’achoppement », le Père Sabel résolut à l’improviste de se rendre au chef-lieu. Il n’y avait pas lieu d’attacher grande importance à ce déplacement, ses fonctions de doyen appelant souvent l’archiprêtre au consistoire ; aussi sa décision ne provoqua-t-elle aucun commentaire. Mais tout à coup Tubérosov, déjà installé dans sa kibitka6, demanda à Zacharie qui était venu lui souhaiter bon voyage :

— Dis-moi, Père, qu’as-tu fait de ta canne ? Donne-la moi donc que je la porte au chef-lieu.

Ce bout de phrase, lancé sans avoir l’air d’y toucher, mit la puce à l’oreille des personnes qui assistaient au départ, à commencer par Achille, qui poussa un petit cri et chuchota à l’oreille du Père Bénéfactov :

— Je vous avais bien dit qu’il nous jouerait un tour de sa façon !

— Ma canne ! Au chef-lieu ! Et pourquoi faire, monsieur l’archiprêtre ? s’informa doucement le clignotant Zacharie, en écartant le diacre d’un coup de coude.

— Pourquoi faire ? Eh mais... pour montrer aux gens les attentions dont toi et moi sommes l’objet, répondit Tubérosov.

— Alexis, mon petit, cours vite chercher ma canne, ordonna Zacharie à l’un de ses marmots, qui se trouvait là à point nommé.

— Et la mienne, monsieur l’archiprêtre, allez-vous aussi l’emporter ? s’enquit Achille de son ton le plus aimable.

— Non, garde-la par devers toi, répondit Sabel.

— Par devers moi, monsieur l’archiprêtre ?... Mais, moi aussi, j’ai été honoré des attentions de monsieur le maréchal, répliqua le diacre, quelque peu mortifié.

Sans daigner lui répondre, monsieur l’archiprêtre prit la canne de Zacharie qu’on lui tendait en ce moment et donna le signal du départ.

Tandis que Tubérosov s’en allait par les chemins en compagnie des « fauteuses de scandale », la curiosité dévorait Achille : quels pouvaient bien être les motifs de ce rapt ?

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire, voyons ? lui demandait Zacharie en le voyant se creuser en vain la tête.

— Père Zacharie, il va vous jouer un tour de sa façon, vous allez voir !

— Et quand cela serait, qu’est-ce que cela peut te faire ?

— Je grille de savoir quelle malice il va tirer de son sac. Il ne m’a pas laissé raccourcir votre canne, il n’a pas voulu non plus que j’y fasse une marque... Je ne suis qu’une buse, à ce qu’il m’a dit... Eh bien, je ne vois qu’un autre expédient...

— Et lequel, beau parleur ?

— Oui, il n’y a pas de doute, il va y faire sertir une pierre précieuse...

— Ou cela ?

— Dans le pommeau de la canne, parbleu !

— De la sienne ou de la mienne ?

— De la sienne, bien entendu. Une pierre précieuse, c’est un objet de valeur, n’est-ce pas ?

— Mais alors pourquoi a-t-il emporté la mienne ?

Le diacre se donna du plat de la main un grand coup dans le front.

— Faut croire que j’ai perdu la boule ! s’exclama-t-il.

— Je l’espère pour toi, mon ami ; autrement, à quoi te servirait d’avoir étudié la logique ? répliqua le Père Zacharie sur un ton de légère remontrance. N’as-tu pas honte ?

— Honte de quoi ? Est-ce ma faute si je n’ai jamais pu y comprendre goutte !... Mais alors je me demande quel tour il va nous jouer. Vraiment je ne sais que penser...

Et, sans plus émettre de conjectures, le diacre rongea solitairement son frein.

Au bout de huit jours l’archiprêtre s’en revint. Dès qu’il aperçut la carriole noire de son supérieur, Achille, qui dressait un cheval des steppes récemment acquis par échange, lança sa bête au galop par les rues de la ville, s’arrêtant devant les fenêtres ouvertes de ses connaissances et braillant à tue-tête un verset de sa façon :

Il s’en vient, Sabel,

Instant solennel.

Une nouvelle conjecture venait de se faire jour dans son cerveau.

— Cette fois, j’ai trouvé ! s’écria-t-il en mettant pied à terre devant la porte du Père Sabel. Mes suppositions précédentes ne valaient pas tripette ! Maintenant, je suis sur de mon fait : monsieur l’archiprêtre a dû tout simplement faire graver sur les cannes des lettres grecques ou peut-être même latines... Oui, oui, c’est bien cela, il n’y a pas de doute possible !... Si cette fois je me trompe, vous pourrez me traiter de buse tant qu’il vous plaira.

— Nous userons de la permission, mon ami, répondit le Père Zacharie. Oui, oui, nous en userons, nous en userons, répétait-il, tandis que la voiture faisait halte.

L’archiprêtre en descendit, grave, posé, et gagna son logis. Après une courte prière, il donna le bonjour d’abord à sa femme, qu’il baisa trois fois sur la bouche, puis au Père Zacharie, avec qui il échangea un baiser sur l’épaule, au diacre Achille enfin, qu’il laissa baiser sa main tout en lui effleurant des lèvres le sommet de la tête. Ces premières effusions furent suivies d’une conférence autour du samovar, au cours de laquelle monsieur l’archiprêtre communiqua à ses subordonnés les nouvelles du chef-lieu ; mais le soir céda la place à la nuit sans qu’il eût fait la moindre allusion au sujet qui piquait tant leur curiosité. Un jour, deux jours, trois jours s’écoulèrent et Tubérosov ne soufflait toujours mot des fameuses cannes : il semblait ne les avoir portées à la ville que pour les y jeter dans la rivière, afin qu’on n’en parlât jamais plus. Achille, à bout de patience, harcelait du matin au soir le Père Zacharie :

— Interrogez-le, voyons ; demandez-lui ce qu’il en a fait.

— J’ai trop de confiance en lui pour me permettre de lui demander des comptes.

— Posez-lui tout de même la question, à titre de simple curiosité.

— Pose-la lui toi-même, puisque l’envie t’en démange.

— Voulez-vous que je vous dise ? c’est la crainte qui vous ferme la bouche.

— La crainte ?

— Oui, la crainte. À votre place je ne me gênerais pas. De quoi avez-vous peur ? Demandez-lui tout de go : « Eh bien, et nos cannes, monsieur l’archiprêtre ? » Ce n’est pas plus malin que ça.

— Eh bien, va le lui demander.

— Oh, moi, je n’ose pas...

— Pourquoi donc ?

— Il me clorait le bec.

— Et à moi de même !

Le diacre ne savait plus à quel saint se vouer. De guerre lasse il méditait d’amener par quelque détour la conversation sur le brûlant chapitre quand le nœud gordien se dénoua de lui-même. Cinq ou six jours après son retour, le Père Sabel invita après la seconde messe les notables du cru, à savoir l’ispravnik, l’inspecteur primaire, le médecin, le Père Zacharie, sans oublier le diacre Achille à prendre une tasse de thé. Les nouvelles du chef-lieu firent encore une fois les frais de la conversation ! Après s’être quelque peu étendu sur les nouveaux bâtiments, monsieur l’archiprêtre vint à parler du gouverneur qu’il blâma fort de ne point témoigner à Sa Grandeur la déférence voulue et d’avoir entrepris l’installation de conduites d’eau, ou plutôt « d’aqueducs », pour parler comme Tubérosov, qui n’en voyait pas l’utilité.

— La ville est petite, déclara-t-il, trois rivières la traversent ; à quoi bon des aqueducs ?... Je n’en dirai pas autant des nouvelles boutiques, continua-t-il ; il faut reconnaître qu’on y fait de beau travail... Et tenez, voici une preuve de ce que j’avance.

Sur ces mots, monsieur l’archiprêtre passa dans la pièce voisine, d’où il revint bientôt, tenant dans chaque main une des fameuses cannes.

— Regardez, dit-il à ses invités en leur présentant le dessus des pommeaux.

Achille eut beau écarquiller les yeux, il ne remarqua absolument rien qui permît de différencier les deux cannes. On avait bien gravé sur les pommeaux un delta mystique, se détachant d’une gloire et enguirlandé d’une inscription slavonne, mais ces ornements, absolument identiques, soulignaient encore davantage la parfaite identité des deux bâtons pastoraux.

— Comment, il n’y a pas de lettres, monsieur l’archiprêtre ! s’exclama Achille, impuissant à se contenir.

— Des lettres ! Pourquoi faire ? rétorqua Tubérosov sans même lui accorder un regard.

— Mais pour les distinguer !

— Voilà bien de tes sottises ! laissa tomber l’archiprêtre. Et, serrant aussitôt une des cannes contre sa poitrine, il déclara : Celle-ci est pour moi.

Un rapide coup d’œil sur le pommeau permit à Achille d’y lire cette inscription : « La verge d’Aaron fleurit7 ».

— Et voici la tienne, Père Zacharie, continua l’archiprêtre en tendant à son vicaire l’autre canne, qui portait l’inscription : « Et il lui bailla la verge. »

À peine le diacre eut-il lu cette devise derrière le dos du Père Zacharie qu’il éclata d’un rire inextinguible, dont les cascades le renversèrent, la tête sur la poitrine du médecin.

— Qu’est-ce qu’il te prend, mauvais drôle, voyons, voyons, qu’est-ce qu’il te prend ? répétait le Père Zacharie, qui s’était retourné, cependant que les autres invités considéraient toujours l’œuvre compliquée du graveur. Et tes fameuses lettres, où sont-elles ? Hein, grand serin, où sont-elles ?

Loin de se troubler, le diacre partit d’un nouvel éclat de rire.

— Ah, ça, qu’est-ce qui te fait crever de rire ?

— Je voudrais bien savoir quel est le serin de nous deux ! put enfin prononcer le diacre, et non sans peine.

— Toi, mon ami, bien sûr.

Achille s’esclaffa de plus belle, brandit ses longues pattes, les laissa tomber sur les épaules du vicaire ; un rien de plus et il s’abattait sur son dos à la mode des ours.

— Père Zacharie, lui souffla-t-il à l’oreille d’un ton théâtral, vous qui êtes si fort en logique, qu’est-ce que cela veut dire d’après vous : « Et il lui bailla la verge ? » Allons, dites-nous cela, monsieur le logicien.

— Et d’après toi ?

— D’après moi, cela veut dire qu’on vous a caressé l’échine, voilà !

— Tu radotes, il me semble.

— Je radote ! Et pourquoi donc la sienne fleurit-elle ? On ne la lui a pas baillée, à lui !... Hein ?... Vous voyez bien qu’il a voulu vous rabaisser... tout en s’exaltant par la même occasion.

Quelque peu déconcerté, le doux Bénéfactov ne sut trop que répondre. Achille triomphait, mais son triomphe ne fut pas de longue durée. En reportant son regard sur l’assemblée il s’aperçut que l’archiprêtre le dévisageait sévèrement et perdit à son tour contenance. Quand il jugea suffisante la confusion de son diacre, le Père Sabel dit de son ton le plus tranquille :

— Ce n’est point de mon propre chef que j’ai fait graver ces inscriptions, mais bien sur le conseil d’Athanase Ivanovitch, le secrétaire du consistoire. Un soir que nous nous promenions ensemble, nous eûmes occasion d’entrer chez un doreur et c’est alors qu’il me dit : « Écoutez, monsieur l’archiprêtre, il me vient une idée au sujet de vos cannes ; faites donc graver sur la vôtre : « La verge d’Aaron fleurit », et sur celle du Père Zacharie : « Et il lui bailla la verge », devise qui convient on ne peut mieux à son rang »... Pour ce qui est de ta canne, Père diacre, j’ai bien songé à en toucher quelques mots à ces messieurs, comme tu me l’avais demandé, mais en réfléchissant à la chose, je me suis souvenu que cet accessoire vestimentaire ne convenait point au rang que tu occupes dans la hiérarchie ecclésiastique.

Sur ces mots, l’archiprêtre fit tranquillement main basse sur la canne qu’Achille avait déposée dans un coin et l’enferma à double tour dans sa garde-robe.

Et voilà le plus grand conflit qu’ait jamais connu la « poperie » de Stargorod.

— Ce fut, disait plus tard le diacre, l’origine de toutes mes tribulations. Parce que, n’est-ce pas, cette affaire-là me fit bisquer, mais plus je rageais, plus monsieur l’archiprêtre m’emberlificotait avec ses finesses. Je m’y enferrais comme un ours dans l’épieu ; ça me mettait en rogne, si bien qu’à la fin des fins j’étais devenu un vrai satan.

En effet ce mince événement avait beau n’être qu’un banal exemple de la légèreté d’Achille et de la petitesse à laquelle, sur ses vieux jours, céda parfois le Père Tubérosov, il en découla pourtant toute une histoire qui mit en relief certains défauts comme aussi certaines qualités de ces deux hommes d’église. Ne prétend-on pas que jadis « une chandelle d’un liard bouta le feu à tout Moscou8 » ?

Le diacre, qui connaissait l’aventure mieux que personne, n’en parlait guère qu’à ses heures de remords et de découragement ; bien souvent alors des larmes lui venaient aux yeux et parfois même des sanglots lui coupaient la voix.

III

— À parler franc, racontait Achille, à travers ses larmes, qu’aurai-je dû faire à ce moment-là ? Tomber aux pieds de monsieur l’archiprêtre et lui dire que je n’avais point parlé par méchanceté : je voulais simplement faire entendre à Zacharie que, malgré mon manque de logique, je n’étais pas plus sot que lui. Mais l’orgueil, qui me hantait, m’a retenu : je crevais de dépit d’avoir vu Sabel enfermer ma canne. Et, sur ces entrefaites, ce maudit Barnabé Prépotenski a encore envenimé les choses... Voyez-vous, si furieux que je sois contre moi-même, je le suis encore bien davantage contre ce damné magister ! Et aussi vrai que je m’appelle Achille, je ne mourrai pas sans lui avoir frotté les côtes !

— Et tu seras une fois de plus dans ton tort, objectait le Père Zacharie ; tu n’as pas le droit de le toucher.

— Pas le droit ! Un athée ! Il ne manquerait plus que ça !

— Athée ou non, je te répète que tu n’as pas le droit de le toucher : sa mère n’a beau être qu’une simple « faiseuse d’hosties9 », il n’en est pas moins fonctionnaire.

— Fonctionnaire ! La belle affaire ! En cas d’impiété j’ai le droit de frotter les côtes à qui bon me semble. C’est écrit dans la loi, cela, mon Père. Parfaitement ! Je prendrai le lascar par la tignasse et je ne le lâcherai plus avant de lui avoir secoué les puces ; on verra ensuite s’il se plaint qu’un homme d’église ait infligé à ses propos impies le traitement qu’ils méritaient !... Il s’en gardera bien, vous pouvez m’en croire. Seigneur, mon Dieu, quand je pense que je me suis laissé turlupiner par ce magister de rien du tout, sans lui avoir encore fait voir de quel bois je me chauffe ! Je n’arrive pas à comprendre ce qui a bien pu me retenir si longtemps. Quand Serge, notre sacristain, s’est permis d’épiloguer sur le tonnerre, je lui ai séance tenante rabattu le caquet d’un revers de main ; et quand, le carême dernier, Daniel le « commissaire » a eu le culot de bouffer des œufs en pleine rue, je lui ai de même fort gentiment tiré les oreilles coram populo. Et ce coquefredouille qui m’a mortifié plus que personne, pourriez-vous me dire pourquoi je ne lui ai pas encore solidement rivé son clou ? C’est pourtant lui la cause de tout le micmac ; s’il n’avait pas été en travers de mon chemin, monsieur l’archiprêtre m’aurait vite pardonné mon incartade ; mais il a fallu pour mon malheur qu’ulcéré comme je l’étais alors, je me sois laissé monter le bourrichon par ce satané fils de gueuse qui, comme vous ne le savez que trop, fait maintenant profession d’enseigner la « rhumétique » dans notre école. Comme je lui confiais mon dépit : « Tout cela est bel et bon, me dit-il, mais en outre ton Tubérosov a fait graver sur sa canne une inscription absurde. » Mortifié comme je l’étais, je ne songeais qu’à mortifier à mon tour le Père Sabel ; je saisis donc la balle au bond. « Absurde ? lui demandai-je ; en quoi ? — En ceci, me répliqua le Barnabé, que le fait dont elle parle n’est ni digne de foi, ni même vraisemblable. La verge d’Aaron fleurit ? Qui nous garantit l’authenticité de ce prodige ? Comme si une branche sèche pouvait soudain fleurir ! » Je voulus aussitôt l’arrêter : « Ne dis pas cela, Barnabé Vassiliévitch ; Dieu peut, quand il lui plaît, renverser l’ordre naturel des choses ». Mais comme nous tenions ce laïus chez la Bizioukine, la femme du rat-de-cave, nous y mettions l’asperges me en pratique et cela à l’aide d’un tas de Haut-Margaux, Haut-Sauternes et autres vins tout à fait à la hauteur. Et, Dieu me pardonne ! je dois vous avouer que j’étais depuis quelque temps déjà dans les vignes du Seigneur quand voilà mon Barnabé qui se met à faire du savantasse. « C’est comme le festin de Balthazar, qu’il me dit ; votre fameux Mané, Thécel, Pharès, ça ne tient pas debout ; je me fais fort d’en écrire autant avec une allumette phosphorique. » Je pensai mourir de frayeur, mais l’autre allait toujours son train. « Toutes vos histoires ne sont d’ailleurs qu’un tissu de contradictions... » Et patati et patata... Il m’en débita de toutes les couleurs, à faire dresser les cheveux sur la tête. Et moi, au lieu de me boucher les oreilles, je le laissai dire ; bien mieux, ulcéré comme je l’étais et en plus de ça émoustillé par tous ces Haut-Margaux, voilà qu’à mon tour je me mis à faire l’esprit fort. Si je ne connaissais pas la rectitude du Père Sabel, si je ne savais pas qu’il se tient droit devant l’autel et que son sacrifice est agréable au Seigneur comme celui d’Abel, je lui ferais voir... » Oui, messieurs, j’ai osé proférer des menaces contre monsieur l’archiprêtre ! Dites-moi un peu quel besoin j’avais de l’amener sur le tapis ! Ah, triple buse que je suis ! Et il a fallu par là-dessus que la satanée Bizioukine s’en mêlât à son tour. « Qu’est-ce que vous bafouillez ? me dit-elle. Êtes-vous capable d’apprécier Caïn à sa juste valeur ? Votre Abel n’est qu’un agnelet, une femmelette, une âme rampante. Caïn au contraire, ce noble esprit, ne saurait se plier à la servitude. Écoutez un peu le portrait que fait de lui Byron, le grand poète anglais... » Et elle m’en dégoise, elle m’en dégoise tant et si bien que, tous les Hauts par-ci et tous les Hauts par-là aidant, je perdis complètement la boule et me crus pour de vrai dans la peau de Caïn. Et comme en rentrant chez moi, je passais sous les fenêtres de monsieur l’archiprêtre, je pris une pose à la crâne et, les poings sur les hanches, je hurlai à pleine gueule :

Je suis esclave et je suis roi,

Je suis un ver et suis un dieu10.

Seigneur, quelle honte me prend quand je songe à mon impudence d’alors et à la mortification qu’elle me valut ! Quand il entendit le beau sabbat que je faisais à sa porte, monsieur l’archiprêtre sauta du lit, ouvrit la fenêtre à deux battants, sans prendre la peine de se couvrir, et s’écria d’une voix courroucée : « Veux-tu bien aller dormir, Caïn sans vergogne ! » Croyez-moi si vous voulez, mais à cette injonction je tressaillis de la tête aux pieds. Songez donc : je n’en étais encore qu’à souhaiter de devenir un Caïn et le Père Sabel avait deviné mes secrètes intentions ! Je rentrai chez moi sans trop savoir comment : mon aplomb était tombé du coup et depuis lors je ne fais que gémir et me consumer.

Arrivé à ce point de son récit, le diacre baissait la tête, et tombait dans une rêverie qui durait d’ordinaire une bonne minute ; il poussait alors un soupir et reprenait sur un ton de componction :

— Les jours ont beau couler, la colère de monsieur l’archiprêtre ne passe point. Je suis venu bien des fois le trouver ; je lui ai tout avoué ; il a vu mon repentir. « Pardonnez-moi, l’ai-je imploré, comme Notre-Seigneur pardonne aux pécheurs. » Mais pour toute réponse, il ne m’a jamais dit que : « Va ! » Où veut-il que j’aille ? je vous le demande. Mme Timonov, la femme du maître de poste, est toujours à me répéter : « Allez donc au régiment, Père diacre, vous serez la coqueluche des militaires ». Je le sais diantre bien qu’ils m’aimeront, les militaires : n’en suis-je pas un moi-même ou peu s’en faut ? Mais qu’adviendra-t-il de moi au régiment, hein, que vous en semble ? C’est pour le coup que je deviendrais pour de bon un vrai Caïn... Parce que, voyez-vous, je ne me fais pas d’illusions : s’il n’y avait pas le Père Sabel, il y a belle lurette que je l’aurais envoyé promener la su-bor-di-na-tion ! C’est lui, c’est lui seul qui me retient encore...

Et le diacre, les yeux humides, la poitrine oppressée, poursuivait à travers ses sanglots :

— Et il n’a rien trouvé de mieux que de me pousser à bout par son silence. À tout ce que je dis il ne répond mot... Qu’as-tu à te taire, voyons ? s’écriait le pauvre diable en pleurant pour de bon et en levant les bras dans la direction du presbytère. Quelle conduite est-ce là ? Crois-tu bien agir alors que, m’approchant de toi pour recevoir ta bénédiction suivant les devoirs de ma charge, tu me tends à baiser une main où je ne sens pour moi que froideur ? Le jour de la Pentecôte, avant la grande ecténie11 quand, les larmes aux yeux, je suis venu lui dire : « Bénissez-moi, mon Père », il ne s’est pas laissé attendrir davantage. « Sois béni », m’a-t-il répliqué tout sèchement, sans la moindre onction. Que m’importe ce respect de la forme ! Un rien d’aménité ferait mieux mon affaire.

Le diacre attendait ici quelques mots de réconfort.

— Mérite ton pardon comme il faut, lui disait alors le Père Zacharie ; il te l’accordera généreusement et te rendra ses bonnes grâces.

— Que dois-je faire pour cela, Père Zacharie ?

— Avoir une conduite exemplaire.

— Que lui importe ma conduite, puisqu’il n’accorde pas la moindre attention à mon indigne personne ? Croyez-vous, mon Père, que je ne souffre pas à le voir si souvent pensif et affligé. « Mon Dieu, me dis-je, c’est peut-être moi la cause de son chagrin ! » Parce que, voyez-vous, il a beau faire semblant d’être courroucé, au fond il m’aime encore...

Sur ce, le diacre se tournait d’un autre côté, et proférait en se donnant un grand coup de poing dans la paume gauche :

— Attends un peu, fils de gueuse, tu ne l’emporteras pas en paradis ! Si je ne te flanque pas un jour ou l’autre une bonne raclée coram populo, je consens à entrer pour de bon dans la peau de Caïn !

Cette seule menace suffira à convaincre le lecteur qu’un danger fort sérieux pendait, du fait d’Achille, sur la tête du susnommé maître d’école Barnabé Prépotenski. Et plus Achille regrettait amèrement le paradis perdu, à savoir les bonnes grâces du Père Sabel, plus ce danger devenait proche et redoutable. L’heure sonna enfin qui devait permettre au diacre de corriger l’instituteur manu propria et marquer en même temps le début du grand drame qui se déroula à Stargorod et constitue le sujet de notre chronique.

Afin de permettre au lecteur la pleine intelligence de ce drame, quittons pour un moment les chemins et les sentiers par lesquels le diacre, tel un Indien d’Amérique, va suivre son ennemi à la piste12, et sondons le gouffre intérieur de l’homme appelé à en être le héros principal. C’est là un domaine impénétrable pour qui ne considérait, de près comme de loin, que son visage. Glissons-nous donc dans la coquette demeure du Père Tubérosov ; une fois là, nous pourrons peut-être pénétrer les replis de son âme, comme on observe à travers une ruche de verre les rayons merveilleux où l’abeille produit la cire qui illuminera la Face du Seigneur et le miel qui réjouira le cœur de l’homme. Agissons toutefois avec prudence et circonspection ; chaussons de légères sandales afin que nos pas ne troublent point l’archiprêtre dans ses sombres méditations ; coiffons-nous du « chaperon fée » qui, à en croire le conte, rend les gens invisibles, afin que notre regard trop indiscret ne choque point le regard pensif du grave vieillard ; mais tenons nos oreilles ouvertes pour ne rien perdre des propos que nous entendrons.

IV

UN soir d’été descend sur Stargorod. Le soleil s’est couché depuis longtemps. La lune éclaire de ses pâles rayons la ville haute, dominée par la coupole effilée de l’église, tandis que la paisible rive basse baigne dans une brume moite. Quelques promeneurs attardés traversent à la hâte le pont de bateaux qui joint les deux rives : dans cette somnolente petite ville chacun s’acagnarde au logis dès la nuit tombante. Un fourgon de la poste passe au galop ; le cheval fait tinter son grelot et pianote sur les planches du pont. Puis tout rentre dans le silence. Une fraîcheur salutaire tombe des forêts lointaines. Des appels montent de l’île qu’enlace de ses bras la Touritsa et sur laquelle s’allonge en tache bleue la melonnière du « père Cotin », vieil original au nez tordu, qui s’appelle en réalité Constantin Pisonski et figure à l’état civil parmi les « laissés pour compte » de l’état ecclésiastique13.

— Molvoche ! Où perches-tu, Molvoche ?

Ce Molvoche est un gamin déluré, fils adoptif du bonhomme, dont les appels stridents viennent frapper l’oreille de madame l’archiprêtresse, assise en ce moment près de sa fenêtre. À ces appels succèdent un rire enfantin, un bruyant clapotis, un aboiement folâtre, un trépignement de petits pieds nus sur les planches du pont. Tous ces sons paraissent si proches que l’archiprêtresse se lève en sursaut et tend le bras à l’enfant rieur qu’elle croit prêt à s’y précipiter. Mais un regard autour d’elle la convainc de son erreur ; elle s’éloigne de la fenêtre, allume une bougie sur la commode, appelle sa petite servante, une gamine d’une douzaine d’années.

— Thècle, mon enfant, lui demande-t-elle, sais-tu où est allé notre monsieur l’archiprêtre ?

— Chez monsieur l’ispravnik, jouer aux dames.

— Chez l’ispravnik ? Grand bien lui fasse. En attendant son retour, aide-moi donc à faire son lit, ma chère.

De la pièce voisine Thècle apporta dans la grande salle deux oreillers, un drap, une courtepointe de laine jaune ; de son côté madame l’archiprêtresse aveignit une robe de chambre de piqué blanc et un large foulard de soie ponceau. On prépara la couche de monsieur l’archiprêtre sur un grand canapé en bouleau de Carélie encore assez solide ; on roula au pied du lit un fauteuil sur lequel on étendit la robe de chambre et le foulard par-dessus ; on traîna jusqu’au chevet un lourd guéridon ovale, apparié au divan ; on y déposa la bougie, un verre d’eau, une sonnette, une soucoupe de sucre pilé. La sollicitude apportée par l’archiprêtresse à ces préparatifs témoignait d’un grand respect pour les habitudes de son cher époux. Elle ne retrouva son calme qu’une fois bien convaincue que tout était en bonne et due place ; elle éteignit alors la bougie et reprit près de la fenêtre une faction quelque peu alarmée ; ce jour-là, en effet, Tubérosov, depuis longtemps en proie à des idées noires, s’était montré particulièrement morose ; en outre, à la demande de ses paroissiens de la campagne qu’affligeait une sécheresse persistante, il avait dû célébrer des rogations, cérémonie très fatigante. Après sa sieste, il s’en était allé faire un petit tour et voici qu’il s’attardait chez l’ispravnik. La petite archiprêtresse l’attendit encore toute une grande heure sans qu’aucun bruit vînt rompre le silence.

Mais tout à coup les sons d’une voix assez agréable se font entendre sur la rive haute. La bonne dame prête l’oreille et reconnaît bientôt la basse d’Achille, qui descend la côte de Batavino en fredonnant une romance d’autrefois :

Les ombres de la nuit

Enveloppent les cieux ;

J’ai déjà poussé l’huis

Et déjà clos mes yeux.

Comme il arrive sur le pont, le diacre entonne le second couplet :

Mais à mon grand ennui

Le malin Cupidon

En ébranlant mon huis

Mon sommeil interrompt.

Cette romance ne déplaît point à l’archiprêtresse, fort bien disposée pour Achille, dont elle apprécie la voix et davantage encore l’affection qu’elle lui connaît pour son mari. Elle se prend à rêver et ne remarque point l’approche du diacre qui, parvenu juste sous sa fenêtre, lance avec emphase le troisième couplet :

Qui mène si grand bruit,

Quel est cet impudent ?

Criai-je à travers l’huis

À ce petit brigand14.

La rêveuse s’écarte de la fenêtre en poussant un léger cri qui fait se retourner Achille.

— Ah, ah, Natalie Nicolaïevna, vous ne reposez pas encore ? s’écrie-t-il en sautant d’un bond sur l’appui de la fenêtre. Eh bien, je vous annonce une bonne nouvelle : la paix est faite.

— La paix ?

— Oui, la paix, répète le diacre en fendant l’air d’un grand geste. Entre monsieur l’archiprêtre et moi tout est désormais fini.

— Fini ? Qu’est-ce à dire ? s’enquit l’archiprêtresse alarmée par ce mot.

— Parfaitement. La paix et la bonne volonté vont désormais régner entre nous. C’est aujourd’hui le quatre juin, n’est-ce pas ? Eh bien, notez dans votre agenda : « 4 juin. Paix et bonne volonté. » Paix à tous, s’entend, sauf au Barnabé, dont la dernière heure a sonné.

— Quelles sottises me chantes-tu là ? Tu n’as pourtant pas l’haleine avinée et tu radotes comme si tu avais trop bu !

— Attendez un peu, vous verrez si je radote. Encore une fois je vous le dis : notez bien ceci sous la date du 4 juin, fête de saint Méthode de Pesnochskoé15 : à partir d’aujourd’hui, ça va chauffer !

Le diacre se souleva sur les coudes et, penché de tout le buste dans la pièce, demanda à demi-voix :

— Vous ne savez pas, bien entendu, ce qu’a fait le Barnabé ?

— Non, mon ami, on ne m’a rien dit. Qu’a-t-il bien pu faire encore, ce mécréant ?

— Une chose abominable ! Il a fait cuire un homme dans un pot !

— Allons, voilà encore que tu te moques de moi !

— Il l’a fait cuire dans un chaudron à lessive, poursuivit le diacre sans relever l’interruption ; et bien qu’autorisée par la faculté et la maréchaussée, cette turpitude me le livre, pieds et poings liés.

— Tu te moques de moi, diacre !

— Pas-le-moins-du-mon-de, ponctua le diacre en hochant la tête. Écoutez-moi bien, poursuivit-il en appuyant sur chacun de ses mots qui tombait comme sous le tranchet ; je vais vous narrer l’affaire par le menu. Ce chien de Barnabé a fait cuire un homme, vous dis-je, avec l’approbation des autorités, c’est entendu, puisqu’il s’agissait d’un noyé, mais cet ébouillanté l’empêche maintenant de dormir et plus encore son honorable mère, madame la faiseuse d’hosties. Dès que j’ai eu vent du micmac, je n’ai fait ni une ni deux : en avant marche chez môssieu l’ispravnik où j’ai tout raconté à monsieur l’archiprêtre. Et ledit monsieur l’archiprêtre a aussitôt fait audit môssieu l’ispravnik un joli petit sermon bien senti. « Qu’à cela ne tienne, a dit l’autre, je vais envoyer un peloton de soldats mettre bon ordre au scandale. » Mais moi qui sais fort bien ce que parler veut dire, je me suis aussitôt rebiffé. « Tu nous la bailles bonne, mon ami, avec tes soldats. Je suis de la confrérie et je me passerai d’eux. » Et c’est pourquoi, honorée madame l’archiprêtresse, votre Révérence pourra me voir dès demain procéder à l’exécution du sieur Barnabé, sacrilège et blasphème, corrupteur des vivants et tourmenteur des morts. Oui, vénérée madame, notez cela dans vos papiers à la date d’aujourd’hui 4 juin, fête de saint Méthode de Pesnochskoé...

Une toux qui se rapprochait arrêta net ce flux de paroles.

Il s’en vient, Sabel,

Instant solennel,

chantonna le diacre qui, sautant aussitôt à terre, jugea bon de ne point s’attarder davantage.

Madame l’archiprêtresse demeura fort perplexe : quel genre de châtiment le diacre réservait-il au maître d’école Prépotenski ? à quoi tendaient les propos incohérents qu’il lui avait tenus ? Elle n’eut d’ailleurs point le temps d’approfondir la chose, car elle entendit bientôt craquer les marches de bois du perron ; le Père Sabel apparut dans l’antichambre, coiffé d’une calotte et muni de la fameuse canne où fleurissait la verge d’Aaron. Elle se leva, alluma d’un coup deux bougies, à la lueur desquelles elle considéra son mari ; celui-ci la baisa doucement au front, enleva lentement sa soutane, passa sa robe de chambre blanche, s’enveloppa le cou de son foulard ponceau et s’assit près de la fenêtre.

Natalie Nicolaïevna ne posa aucune question ; l’arrivée de son mari lui avait fait complètement oublier les discours d’Achille. Elle le convia à passer dans la pièce attenante, un long cabinet qui servait à la brave dame de chambre à coucher ; une légère collation y attendait le Père Sabel, qui fit honneur à deux œufs à la coque et, ses grâces dites, souhaita la bonne nuit à sa femme. Bien qu’elle ne soupât jamais, celle-ci n’en prenait pas moins place à table en face de son mari auquel elle rendait une foule de menus services. Après le repas les deux époux se levaient, récitaient une prière devant les saintes images et faisaient l’un sur l’autre un triple signe de croix. Ils se donnaient cette bénédiction mutuelle avec une dextérité surprenante : c’était merveille de voir leurs mains se croiser sans le moindre heurt, sans le moindre accroc. L’archiprêtre déposait alors sur le front de sa moitié un baiser que celle-ci lui rendait sur le cœur ; puis il se retirait dans sa chambre et ne tardait pas à se mettre au lit.

Il en alla de même ce jour-là ; mais, au lieu de se coucher, le Père Sabel fit longtemps les cent pas dans la pièce et s’en vint doucement fermer au crochet la porte de la chambre où reposait sa femme.

— Aurais-tu tes idées noires, Père Sabel ? demanda celle-ci à travers la paroi. Elle connaissait jusque dans les plus petits détails l’humeur de son mari.

— Mais non, mon amie, je me sens très bien, je t’assure, répondit l’archiprêtre.

— Veux-tu que je te donne un foulard de nuit propre ? s’enquit-elle en sautant du lit et en courant coller son oreille à la porte.

— Un foulard ? mais tu m’en as donné un samedi.

— Eh bien, et après ?... Ouvrez donc, voyons, Père Sabel. Voilà que vous vous enfermez maintenant. Qu’est-ce que cela signifie ?

L’archiprêtre fit sauter le crochet et Natalie Nicolaïevna lui apporta un foulard propre ; les époux eurent ainsi l’occasion de se donner une nouvelle bénédiction, toujours avec cette dextérité qui surprenait tant les personnes auxquelles elle n’était point familière ; puis ils se séparèrent de nouveau, mais cette fois la porte demeura grande ouverte. Si l’archiprêtre avait pris soin de la fermer, c’est qu’il se sentait en proie à l’insomnie. Une heure passa encore et il arpentait toujours la chambre dans sa houppelande de piqué et son foulard ponceau. Le vieil homme semblait soutenir une lutte intérieure. Sa démarche irrégulière contrastait avec la gravité de son maintien : il hâtait et traînait le pas tour à tour, parfois ses méditations le clouaient sur place. Cette promenade se prolongea encore une bonne heure ; enfin le Père Sabel s’approcha d’une petite étagère rouge, fixée à un secrétaire dont la tablette était tirée. Il y prit l’Almanach ecclésiastique du métropolite Eugène16 relié en roussi avec plats de grosse toile bleue, le déposa sur le guéridon, alluma deux chandelles de six. À ce moment il tendit l’oreille, car il lui sembla que sa femme se retournait dans le lit. En effet la voix de Natalie Nicolaïevna, toute douceur et toute prévenance, se fit entendre à travers la paroi :

— Tu vas lire, mon ami ?

— Oui, oui ; et toi, ma bonne, si tu veux me faire plaisir, endors-toi bien vite.

— Tout de suite, mon ami, tout de suite.

— C’est cela, endors-toi, je t’en prie.