Lady Macbeth du district de Mzensk - Nikolaï Leskov - E-Book

Lady Macbeth du district de Mzensk E-Book

Nikolaï Leskov

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Beschreibung

« Il arrive parfois qu’en nos lieux on rencontre de tels caractères que, quel que soit le nombre d’années passées depuis leur rencontre, on ne peut les évoquer sans un frémissement dans l’âme. Au nombre de ceux-ci appartient l’épouse de marchand Katérina Lvovna Izmaïlova qui fut un jour actrice d’un drame terrible après lequel notre bonne société l’appela, faisant écho d’un mot heureux, Lady Macbeth du district de Mzensk. » Ce volume contient cinq nouvelles de Leskov : Lady Macbeth du district de Mzensk, La Guerroyeuse, Le Forfait, L’Homme qui monte la garde, Un artiste en toupets.

Traductions de Jean Leclère et d’Irène Tateossov.

EXTRAIT

Il arrive parfois qu’en nos lieux on rencontre de tels caractères que, quel que soit le nombre d’années passées depuis leur rencontre, on ne peut les évoquer sans un frémissement dans l’âme. Au nombre de ceux-ci appartient l’épouse de marchand Katérina Lvovna Izmaïlova qui fut un jour actrice d’un drame terrible après lequel notre bonne société l’appela, faisant écho d’un mot heureux, Lady Macbeth du district de Mzensk.
Katérina Lvovna n’était pas d’une très grande beauté, mais c’était une femme d’aspect très agréable. Elle n’était que dans sa vingt-quatrième année. Elle n’était pas grande de taille, mais svelte ; sa gorge était comme taillée dans du marbre, ses épaules étaient rondes, sa poitrine était ferme, le nez droit, fin, les yeux noirs et vifs, le front blanc et haut et des cheveux noirs d’un noir tournant au bleu. On l’avait mariée à un marchand de chez nous, Izmaïlov, originaire de Touskari dans la province de Koursk, non par amour ou pour un autre motif quelconque, mais parce qu’Izmaïlov avait fait demander sa main et qu’elle était une jeune fille pauvre, qui n’avait pas à dédaigner les prétendants.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nikolaï Semionovitch Leskov est un écrivain et journaliste russe. Il écrivit aussi sous le pseudonyme de M. Stebnitski. De nombreux Russes le considèrent comme « le plus russe de tous les écrivains russes ».

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Nikolaï Leskov

Лесков Николай Семёнович

1831-1895

LADY MACBETH

DU DISTRICT DE MZENSK

et autres nouvelles

Леди Макбет Мценского уезда

1865-1887

Traductions de Jean Leclère et d’Irène Tateossov, 1946.

© La Bibliothèque russe et slave, 2015

© Jean Leclère [Lady Macbeth du district de Mzensk, La Guerroyeuse, Le Forfait], 1946 ; Irène Tateossov [L’Homme qui monte la garde, Un artiste en toupets], 1948, 1970

Couverture : Odilon REDON, Réflexions (1905)

LADY MACBETH

DU DISTRICT DE MZENSK

Леди Макбет Мценского уезда — 1865

« Chanter la première chanson en rougissant... »

PROVERBE

I

Il arrive parfois qu’en nos lieux on rencontre de tels caractères que, quel que soit le nombre d’années passées depuis leur rencontre, on ne peut les évoquer sans un frémissement dans l’âme. Au nombre de ceux-ci appartient l’épouse de marchand Katérina Lvovna Izmaïlova qui fut un jour actrice d’un drame terrible après lequel notre bonne société l’appela, faisant écho d’un mot heureux, Lady Macbeth du district de Mzensk.

Katérina Lvovna n’était pas d’une très grande beauté, mais c’était une femme d’aspect très agréable. Elle n’était que dans sa vingt-quatrième année. Elle n’était pas grande de taille, mais svelte ; sa gorge était comme taillée dans du marbre, ses épaules étaient rondes, sa poitrine était ferme, le nez droit, fin, les yeux noirs et vifs, le front blanc et haut et des cheveux noirs d’un noir tournant au bleu. On l’avait mariée à un marchand de chez nous, Izmaïlov, originaire de Touskari dans la province de Koursk, non par amour ou pour un autre motif quelconque, mais parce qu’Izmaïlov avait fait demander sa main et qu’elle était une jeune fille pauvre, qui n’avait pas à dédaigner les prétendants.

La maison des Izmaïlov n’était pas des dernières dans notre ville : les Izmaïlov faisaient le commerce des céréales et louaient à ferme dans l’arrondissement un grand moulin, possédaient un verger en plein rapport sous la ville et, en ville, une belle maison. En un mot c’étaient des négociants aisés. En outre leur famille n’était pas du tout grande : le beau-père, Boris Timoféyévitch Izmaïlov, un homme frisant déjà ses quatre-vingts ans, veuf depuis longtemps ; son fils Zinoviy Borissitch, mari de Katérina Lvovna, âgé d’une cinquantaine d’années, et Katérina Lvovna elle-même. C’était tout. Depuis les cinq ans que Katérina Lvovna était mariée à Zinoviy Borissitch, elle n’avait pas d’enfants. Zinoviy Borissitch n’en avait pas non plus de sa première femme avec qui il avait vécu une vingtaine d’années avant de devenir veuf et d’épouser Katérina Lvovna. Il avait pensé et espéré que Dieu lui donnerait au moins de son second mariage un héritier de son nom et de ses capitaux, mais une fois de plus il n’eut pas de chance avec Katérina Lvovna.

Cette stérilité affligeait beaucoup Zinoviy Borissitch de même que le vieux Boris Timoféyévitch et Katérina Lvovna elle-même. L’ennui était démesuré dans cette maison marchande à la clôture haute et aux chiens féroces rôdant dans la cour, et il plongeait bien souvent la jeune femme dans une amertume allant parfois jusqu’à l’hébétement ; aussi Dieu sait combien elle aurait été heureuse de dorloter un enfant. En outre, les reproches l’excédaient : « Pourquoi t’es-tu mariée, pourquoi as-tu lié le destin d’un homme, femme stérile ! » comme si elle avait effectivement commis un crime aussi bien devant son mari que devant son beau-père, comme aussi devant toute leur lignée marchande.

Malgré toute l’aisance de la maison, la vie de Katérina Lvovna était des plus ennuyeuse. Elle allait peu en visite et encore quand elle sortait ce n’était que pour accompagner son mari dans ses affaires, ce qui n’était point pour la distraire. Le milieu était sévère : on l’observait pour la voir s’asseoir, marcher, se lever. Or le caractère de Katérina Lvovna était ardent et, ayant connu, jeune fille, la pauvreté, elle était habituée à la simplicité et à la liberté : courir à la rivière avec des seaux, se baigner en chemise sous le débarcadère ou jeter à la tête d’un passant des écorces de graines de tournesol. Ici tout était autre. Le beau-père et son mari se levaient tôt, buvaient du thé à six heures du matin et s’en allaient à leurs affaires et elle n’avait plus qu’à traîner d’une chambre à l’autre. Partout il faisait propre, silencieux et vide, les veilleuses clignotaient devant les icônes et nulle part dans la maison on n’entendait ni son vivant, ni voix humaine.

Elle marchait un peu à travers les pièces vides, commençait à bâiller à force d’ennui et grimpait par un escalier raide dans sa chambre à coucher aménagée dans un petit entresol en forme de tourelle. Là aussi elle restait assise à observer les ouvriers qui s’affairaient autour des hangars à suspendre du chanvre ou à déverser le blé — et de nouveau un bâillement lui venait. Elle n’en demande pas mieux : elle fera un petit somme d’une heure ou deux, et, à son réveil, ce sera de nouveau le même ennui, l’ennui russe, l’ennui de maison marchande à laquelle, dit-on, on échappe avec joie en se pendant. Katérina Lvovna n’aimait pas la lecture et d’ailleurs il n’y avait pas dans la maison d’autre livre que le psautier de Kiev.

C’était une vie ennuyeuse que celle que Katérina Lvovna menait depuis cinq ans dans la riche maison de son beau-père avec un mari sans tendresse ; mais, selon l’usage, elle ne faisait pas la moindre attention à son ennui.

II

Le sixième printemps du mariage de Katérina Lvovna, la digue du moulin des Izmaïlov subit une brèche. Comme un fait exprès, le travail au moulin ne manquait pas, mais la brèche était grande et on ne pouvait la colmater sommairement. Zinoviy Borissitch rassembla au moulin des hommes de toute la circonscription et il y resta lui-même en permanence. Seul le vieux dirigeait les affaires en ville, tandis que Katérina Lvovna languissait toute seulette des journées entières. Au début, en l’absence du mari, elle s’ennuya encore plus, mais pour finir elle s’y fit et trouva que c’était même mieux ainsi : elle eut plus de liberté. Jamais son cœur n’avait beaucoup penché vers son mari et, lui absent, c’était tout de même un homme de moins à la commander.

Un jour Katérina Lvovna était assise chez elle dans l’entresol à la fenêtre à bâiller aux corneilles, sans penser à rien de spécial, quand finalement elle eut honte elle-même de bâiller. Or il faisait un temps superbe : il faisait doux, clair, gai et à travers le grillage de bois peint en vert du jardin elle voyait voler d’une branche à l’autre des oiseaux agiles.

« Qu’ai-je donc à la fin à bâiller ? songea Katérina Lvovna. Si au moins je me levais et faisais un tour dans la cour ou au jardin. »

Katérina Lvovna jeta sur ses épaules une vieille petite pelisse et sortit.

Dehors il faisait si clair et on respirait si allègrement. Sur la galerie contournant les hangars retentissaient des éclats de rires joyeux.

— De quoi vous réjouissez-vous tellement ? demanda Katérina Lvovna aux commis de son beau-père.

— Nous venons de pendre, madame, une truie vivante, lui répondit un vieux commis.

— Quelle truie ?

— La truie Axinia, qui a mis au monde un fils Vassiliy et a omis de nous inviter au baptême, répondit avec hardiesse et gaîté un jeune gars à la figure insolente et belle encadrée de boucles noires comme du goudron et d’une barbe naissante.

D’un baril à farine suspendu à la balance apparut la grosse trogne de la cuisinière Axinia aux joues rouges.

— Satanas du diable ! jurait la cuisinière en cherchant à saisir la palanche en fer et à sortir du baril gui balançait.

— Elle tire sur le huit pouds avant le dîner, mais si elle devait manger sa mangeoire pleine de foin, on n’aurait plus assez de poids ! expliqua encore le beau gars et, retournant la barrique, il déversa la cuisinière sur les sacs amoncelés dans le coin.

En jurant de bonne humeur, la femme se mit à corriger sa toilette.

— Et combien est-ce que je pèse moi ? plaisanta Katérina Lvovna et, empoignant les cordages, elle se hissa sur le plateau.

— Trois pouds et sept livres, répondit le même beau gaillard Serguéy. Étonnant !

— De quoi t’étonnes-tu donc ?

— Que vous pesiez trois pouds, Katérina Lvovna. Je pense ainsi qu’on devrait vous porter toute la journée sur les bras sans être fatigué, pour son plaisir.

— Ne suis-je donc pas un être humain ? T’en fais pas, tu te fatiguerais bien aussi ! répondit, en rougissant un peu, Katérina Lvovna qui n’était plus habituée à des discours pareils et qui ressentait un afflux brusque du désir de bavarder et de se saouler de paroles plaisantes et gaies.

— Par Dieu, nenni ! Je vous aurais bien porté jusqu’en Arabie heureuse, répondit Serguéy à sa remarque.

— Tu raisonnes mal, mon vieux, dit un des hommes occupé à verser le grain. D’où vient notre poids ? Tu crois que c’est notre corps qui pèse ? Notre corps, mon bon, n’est de rien sur la balance. C’est notre force, elle seule, qui pèse et non pas le corps !

— Quand j’étais jeune fille, c’est terrible ce que j’étais forte, ne put se retenir de dire de nouveau Katérina Lvovna. Il n’y avait même pas beaucoup d’hommes qui savaient venir à bout de moi dans la lutte.

— Donnez un peu votre main, si c’est vrai.

Katérina Lvovna se troubla, mais tendit la main.

— Aïe, lâche-moi, tu fais mal ! s’écria Katérina Lvovna lorsque Serguéy lui eut serré la main, et de sa main libre elle le poussa dans la poitrine.

Le gars lâcha la main de la patronne et vola à deux pas en arrière sous sa poussée.

— Tu parles d’une femme ! s’étonna l’homme au grain.

— Non, mais permettez qu’on vous empoigne à bras le corps, insista Serguéy en faisant voler les boucles de ses cheveux.

— Vas-y toujours, répondit mise en gaîté Katérina Lvovna, et elle souleva ses petits coudes.

Serguéy étreignit la jeune patronne et serra sa poitrine rebondie contre sa chemise rouge. Katérina Lvovna n’eut que le temps de remuer des épaules que Serguéy la soulevait déjà de terre, la tint un moment en l’air, la serra et l’assit doucement sur une mesure à blé renversée.

Katérina Lvovna n’eut même pas le temps de faire état de sa force vantée. Rouge comme un coquelicot, elle rajusta sur son épaule la pelisse qui avait glissé et s’en fut lentement hors du hangar. Serguéy émit un toussotement guilleret et cria :

— Allons, les nouilles du Roi Céleste ! Versez, ne bâillez pas aux corneilles !

C’était comme s’il n’avait pas du tout pris garde à ce qui venait de se passer.

— Un coureur, ce maudit Serejka ! racontait la cuisinière Axinia en cheminant à la suite de Katérina Lvovna. Il a tout pour lui, le vaurien : la taille, le visage, la beauté. Il vous séduira n’importe quelle femme et la poussera au péché. Et avec ça inconstant, la canaille !

— Et toi, Axinia... chose... disait en la précédant la jeune patronne : ton petit garçon est toujours en vie ?

— Et comment donc, ma petite mère, que peut-il bien lui arriver ! Là où on n’en a pas besoin, ils sont vivaces.

— Et d’où l’as-tu donc ?

— Un follet, madame, un follet. On vit parmi les gens, alors comment savoir !

— Y a-t-il longtemps que ce gaillard est chez nous ?

— Qui ça ? Serguéy des fois ?

— Oui.

— Il va y avoir un mois. Il a travaillé auparavant chez les Kontchonov, mais le patron l’a chassé. Axinia baissa la voix et acheva : On raconte qu’il a fait l’amour avec la patronne elle-même... C’est qu’il est hardi, l’âme trois fois anathème !

III

Un doux crépuscule laiteux s’étendait sur la ville. Zinoviy Borissitch n’était pas encore revenu du moulin. Le beau-père Boris Timoféyévitch n’était pas à la maison non plus : il était parti chez un vieil ami pour son jour de fête et avait recommandé de ne pas l’attendre pour le souper. N’ayant rien à faire, Katérina Lvovna soupa tôt, ouvrit la fenêtre dans sa tourelle et, appuyée à la croisée, elle croquait des graines de tournesol. Le personnel venait de souper à la cuisine et s’égaillait à travers la cour en s’en allant dormir : les uns dans les remises, les autres dans les hangars, les troisièmes dans le fenil. Serguéy sortit le dernier. Il marcha dans la cour, lâcha les chiens, sifflota et, passant sous la fenêtre de Katérina Lvovna, la regarda et la salua profondément.

— Bonjour, lui dit à voix basse Katérina Lvovna du haut de sa tourelle et la cour devint silencieuse comme un désert.

— Madame ! fit quelqu’un deux minutes plus tard derrière la porte de Katérina Lvovna.

— Qui est là ? s’effraya Katérina Lvovna.

— Daignez ne pas avoir peur : c’est moi, Serguéy, répondit le commis.

— Que te faut-il, Serguéy ?

— J’ai une petite affaire pour vous, Katérina Lvovna : je veux vous demander une petite faveur. Permettez-moi d’entrer pour une minute.

Katérina Lvovna tourna la clef et laissa entrer Serguéy.

— Que te faut-il ? demanda-t-elle en se reculant vers la fenêtre.

— Je suis venu vous demander, Katérina Lvovna, si vous n’auriez pas un livre à lire. Je n’en peux plus à force d’ennui.

— Je n’ai pas de livres, Serguéy : je n’en lis pas, répondit Katérina Lvovna.

— C’est terrible ce qu’on s’ennuie, se plaignait Serguéy.

— Qu’as-tu à t’ennuyer, toi ?

— Voyons, comment ne pas s’ennuyer : je suis jeune, nous vivons comme dans un couvent et je me vois déjà languir ainsi dans la solitude jusqu’au tombeau. Il y a des jours où l’on désespère.

— Mais pourquoi ne te maries-tu pas ?

— C’est facile à dire ! Avec qui se marier par ici ? Je suis un homme sans position : une fille de patrons ne m’épousera pas. D’autre part, parmi les pauvres, vous savez vous-même, Katérina Lvovna, il n’y a que des incultes. Est-ce qu’elles peuvent comprendre l’amour comme il faut ? D’ailleurs vous voyez bien vous-même l’entendement qu’on a même chez les riches. Ainsi vous, par exemple, on pourrait dire que vous auriez pu être une consolation pour tout autre homme qui se respecte, or vous êtes chez eux entretenue comme un canari en cage.

— Oui, je m’ennuie, laissa échapper Katérina Lvovna.

— Comment ne pas s’ennuyer d’une telle vie, madame ! À supposer même que vous auriez un objet sur le côté, comme c’est le cas pour toutes les autres, vous ne pourriez même pas le rencontrer.

— Là... tu n’y es plus du tout. Si je pouvais avoir un petit enfant, il me semble que je serais heureuse avec lui.

— Là encore, madame, permettez-moi de vous faire remarquer que l’enfant aussi vient de quelque chose et non pas tout seul. Croyez-vous qu’à force de vivre chez différents patrons depuis des années et d’observer la vie des négociants, je ne comprends pas moi aussi ? Il est dit dans la chanson que « sans ami du cœur, le cafard-détresse m’a envahi », et ce cafard, permettez-moi de vous le dire, Katérina Lvovna, mon cœur aussi le ressent à tel point qu’on a envie de prendre une lame trempée, de s’ouvrir la poitrine, d’arracher le cœur et de le jeter à vos pieds. Et on se sentirait cent fois soulagé.

La voix de Serguéy trembla.

— Qu’est-ce que tu me racontes de ton cœur ? Je n’ai pas besoin de le savoir. Retourne chez toi...

— Non, permettez, madame, fit Serguéy en frémissant de tout son corps et faisant un pas vers Katérina Lvovna. Je sais, je vois et je comprends très bien que votre vie n’est pas plus gaie que la mienne. Seulement à présent, prononça-t-il d’un souffle, à présent tout est entre vos mains et dans votre pouvoir.

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’as-tu ? Pourquoi es-tu venu chez moi ? Je vais me jeter par la fenêtre, disait Katérina Lvovna en se sentant en proie à une peur indescriptible et empoignant l’appui de la fenêtre.

— Ma vie incomparable ! pourquoi te jeter par la fenêtre ? chuchota Serguéy avec sans-gêne et, arrachant la jeune patronne de la fenêtre, il l’étreignit avec force.

— Oh ! oh ! lâche-moi, gémissait doucement Katérina Lvovna en faiblissant sous les baisers brûlants de Serguéy, tout en se serrant malgré elle contre son corps puissant.

Serguéy souleva la patronne comme un enfant et l’emporta dans le coin sombre.

Dans la chambre un silence s’établit qui n’était rompu que par le tic-tac régulier de la montre de poche de son mari qui pendait au chevet du lit de Katérina Lvovna ; mais ça n’empêchait rien.

— Va, disait Katérina Lvovna une demi-heure plus tard sans regarder Serguéy et arrangeant devant un petit miroir ses cheveux défaits.

— Pourquoi vais-je partir d’ici à présent, lui répondait Serguéy d’une voix heureuse.

— Mon beau-père va fermer la porte à clef.

— Ah, mon âme, mon âme ! Quels sont donc les hommes que tu as connus jusqu’ici pour qu’ils ne connaissent d’autre entrée chez une femme que la porte ? Pour moi, aussi bien pour entrer chez toi que pour sortir, j’ai des portes partout, répondit le gaillard en montrant les colonnes qui soutenaient la galerie.

IV

Zinoviy Borissitch demeura absent encore toute une semaine et chaque nuit sa femme s’amusa avec Serguéy jusqu’au matin.

Au cours de ces nuits, dans la chambre de Zinoviy Borissitch il fut vidé beaucoup de bouteilles de vin de la cave du beau-père, il fut mangé beaucoup de douceurs, il fut beaucoup embrassé dans les lèvres de sucre de la patronne et joué avec les boucles noires sur l’oreiller doux. Mais la route n’est pas toujours lisse comme une nappe, on bute parfois sur une bosse.

Boris Timoféyévitch avait de l’insomnie : le vieux rôdait en chemise de serge à petits pois à travers la maison silencieuse. Il s’approche d’une fenêtre, s’approche d’une autre. Il regarde et voilà qu’il voit descendre tout doucement le long de la colonne sous la fenêtre de sa bru la chemise rouge du gars Serguéy. En voilà une nouvelle ! Boris Timoféyévitch bondit dehors et saisit le gaillard par les jambes. L’autre leva la main pour envoyer à toute volée un coup de poing sur l’oreille du patron, mais s’arrêta à l’idée du bruit qui en résulterait.

— Raconte, dit Boris Timoféyévitch, où tu as été, espèce de voleur ?

— Là où j’ai été, je n’y suis plus, répondit Serguéy.

— Tu as passé la nuit chez ma bru ?

— Encore un coup, patron, je sais bien moi où j’ai passé la nuit. Mais toi, écoute un peu ce que je vais te dire : on ne saurait revenir sur ce qui fut ; au moins n’appelle pas la honte sur ta maison. Dis-moi ce que tu veux à présent ? Quelle satisfaction veux-tu ?

— Je veux, vipère, t’allonger cinq cents coups de cravache, répondit Boris Timoféyévitch.

— Libre à toi, c’est ma faute, acquiesça le gars. Dis-moi où je dois te suivre et amuse-toi, bois mon sang.

Boris Timoféyévitch conduisit Serguéy dans sa petite cave et le fouetta avec une cravache tant qu’il eut lui-même des forces. Serguéy n’émit pas un gémissement, mais par contre il rongea la moitié de sa manche.

Boris Timoféyévitch abandonna Serguéy dans la cave jusqu’à ce que son dos labouré guérisse. Il lui donna un pot de grès rempli d’eau, mit un lourd cadenas sur la porte et envoya chercher son fils.

Mais à présent encore on ne va pas vite à cent kilomètres à travers les routes vicinales. Or Katérina Lvovna ne savait plus se passer une heure de Serguéy. Elle déploya subitement dans toute la largeur sa nature réveillée et devint si décidée qu’il ne fut plus possible de la dompter. Elle apprit l’endroit où se trouvait Serguéy, lui parla à travers la porte bardée de fer et s’élança à la recherche des clefs.

— Père, relâche Serguéy, s’en fut-elle trouver son beau-père.

Le vieux en verdit. Il ne s’attendait nullement à une insolence aussi cynique de la part de la pécheresse qui avait été jusqu’alors une bru soumise.

— Tu n’as pas honte, espèce de traînée..., commença-t-il.

— Relâche-le, dit-elle ; je te jure sur l’honneur que jusqu’ici il n’y eut encore aucun mal entre nous.

— Il n’y a pas eu de mal ! dit le vieux en grinçant des dents. Et de quoi vous occupiez-vous la nuit avec lui ? Vous battiez les coussins de ton mari ?

Mais l’autre ne démordait pas : relâche-le, relâche.

— Hé bien, s’il en est ainsi, finit par dire Boris Timoféyévitch, écoute ceci : dès que ton mari sera rentré, nous allons te donner des verges à l’écurie et lui, la canaille, dès demain, je l’enverrai en prison.

C’est ainsi qu’en décida Boris Timoféyévitch, mais sa décision ne fut point exécutée.

V

Avant de se coucher, Boris Timoféyévitch mangea au soir des champignons au sarrasin et il ressentit des aigreurs. Ensuite il fut saisi d’une crampe, des vomissements survinrent et vers le matin il mourut exactement comme mouraient chez lui dans les hangars les rats pour lesquels Katérina Lvovna avait l’habitude de préparer de ses mains une pâtée mélangée d’une poudre blanche spéciale confiée à sa garde.

Katérina Lvovna délivra son Serguéy de la cave du beau-père et, sans se gêner de personne, le coucha dans le lit de son mari pour le soigner des coups reçus. Sans se douter de rien, on enterra le beau-père selon la loi chrétienne ; il était mort sans plus, après avoir mangé des champignons, comme il arrive à d’autres d’en mourir. On l’enterra à la hâte, sans même attendre le retour du fils, parce que le temps était au chaud et que l’homme envoyé ne le trouva pas au moulin. Il était tombé sur l’occasion d’acheter un bois à bon compte à une centaine de kilomètres plus loin ; il était parti pour le voir sans faire connaître à personne l’endroit exact où il se rendait.

Après l’enterrement, Katérina Lvovna se déploya complètement. Elle n’avait jamais été une femme peureuse, mais ici on ne pouvait même plus comprendre ce qu’elle avait à l’esprit ; elle circulait comme une reine, dirigeait tout à la maison et ne lâchait plus Serguéy d’une semelle. On s’en étonna dans la cour, mais Katérina Lvovna sut se concilier chacun grâce à sa main généreuse et tous ces étonnements disparurent comme par enchantement. « La patronne a une lubie avec Serguéy, il n’y a pas à en sortir, raisonnait-on. Après tout c’est son affaire, comme ce sera aussi son affaire d’en répondre. »

Entre-temps Serguéy guérit, redressa son dos, redevint un gaillard, se remit à tourner comme un faucon autour de Katérina Lvovna et leur vie reprit son cours. Mais le temps ne passait pas pour eux seuls : après une longue absence se pressait aussi de rentrer le mari outragé.

VI

Dehors, après le dîner, la journée était torride et les mouches obsédantes. Katérina Lvovna ferma les volets de la chambre à coucher, pendit sur la fenêtre un châle de laine et se coucha pour se reposer avec Serguéy dans le lit haut. Katérina Lvovna dort et ne dort pas, mais elle a si chaud que son visage s’inonde de sueur et son souffle est chaud et pénible. Katérina Lvovna sent qu’il serait temps de se réveiller, qu’il serait temps d’aller prendre le thé au jardin, mais elle n’a pas la force de se relever. Finalement la cuisinière s’approcha de la porte et frappa : « Le samovar, dit-elle, s’éteint sous le pommier ». Katérina Lvovna s’arrache à grande peine au sommeil et se met à caresser un chat. Le chat se frotte entre elle et Serguéy, beau, gris, grand, et gras-gras... et sa moustache est comme celle d’un bourgmestre de village. Katérina Lvovna plongea sa main dans sa fourrure soyeuse et le chat lui fourra son museau dans les seins durs en chantonnant doucement une chanson, comme s’il lui racontait son amour. « Comment ce chat s’est-il fourvoyé ici ? songe Katérina Lvovna. J’ai posé de la crème sur la fenêtre : la canaille ne manquera pas de la laper. Il faut le chasser », décida-t-elle et elle voulut saisir le chat et le jeter dehors, mais tel un brouillard il lui passa à travers les doigts. « Mais depuis quand avons-nous un chat dans la maison ? » raisonne Katérina Lvovna dans son cauchemar. Jamais nous n’en avons eu dans la chambre à coucher ! » Elle voulut le prendre encore et de nouveau il n’était plus là. « Oh, mais qu’est-ce donc ? Est-ce bien un chat ? » songea Katérina Lvovna. Une appréhension l’envahit subitement et chassa le sommeil. Katérina Lvovna regarda dans la chambre : il n’y avait point de chat. Seul le beau Serguéy était couché à ses côtés et de sa main puissante serrait le sein de la jeune femme contre sa figure en feu.

Katérina Lvovna se leva, s’assit sur le lit, couvrit de baisers et de caresses son ami, arrangea l’édredon défait et alla boire le thé au jardin. Le soleil était déjà tout à fait bas et un soir merveilleux, enchanteur, descendait sur la terre échauffée.

— J’ai trop dormi, disait Katérina Lvovna à Axinia en s’asseyant sur un tapis sous le pommier en fleurs pour prendre le thé. — Mais qu’est-ce que ça pourrait bien signifier, Axiniouchka ? demandait-elle à la cuisinière en essuyant une soucoupe avec un essuie-main.

— Quoi donc, ma petite mère ?

— J’ai vu un chat qui se fourrait chez moi. Et ce n’était pas un rêve, mais on aurait dit tout à fait en réalité.

— Voyons donc !

— Vraiment.

Katérina Lvovna raconta.

— Mais qu’avais-tu besoin de le caresser ?

— Vas-y voir, je ne le sais pas moi-même.

— C’est vraiment curieux ! — s’exclamait la cuisinière.

— Je ne cesse de m’en étonner moi-même.

— Ça ne peut signifier autre chose que quelqu’un tombera sur toi ou qu’il arrivera encore quelque chose.

— Mais quoi donc exactement ?

— Personne ne pourra te dire ce que ce sera EXACTEMENT, mon amie, mais il arrivera quelque chose.

— J’ai rêvé tout le temps d’un croissant et puis ce fut ce chat, poursuivait Katérina Lvovna.

— Le croissant veut dire un enfant.

Katérina Lvovna rougit.

— Ne faudrait-il pas t’envoyer ici Serguéy ? dit Axinia qui voulait s’imposer comme confidente.

— Après tout, pourquoi pas, répondit Katérina Lvovna : va, envoie-le-moi, je lui ferai boire du thé.

— C’est ce que je dis, décida Axinia et elle s’en fut vers la grille du jardin en se balançant comme une cane.

Katérina Lvovna parla du chat également à Serguéy.

— Fantaisies tout ça, répondit Serguéy.

— Alors, pourquoi, Séreja, n’ai-je jamais eu de ces fantaisies dans le temps ?

— Ce n’est pas une raison : dans le temps il se faisait aussi que j’osais à peine te regarder d’un seul œil, et à présent !... Je possède ton corps tout entier.

Serguéy prit Katérina Lvovna dans ses bras, la fit tourner en l’air et la jeta en jouant sur le tapis moelleux.

— Ouf, la tête me tourne, dit Katérina Lvovna. — Séreja, approche ici, assieds-toi là, à côté de moi, appela-t-elle en se faisant câline et s’étirant dans une pose voluptueuse.

Se baissant, le gars entra sous les branches du pommier inondé de fleurs blanches et s’assit sur le tapis aux pieds de Katérina Lvovna.

— Tu as langui après moi, Séreja ?

— Et comment donc !

— Comment as-tu langui, raconte-le moi.

— Comment peut-on le raconter ? Est-ce qu’on peut expliquer comment on languit ? J’avais le cafard.

— Mais pourquoi n’ai-je pas senti, Séreja, que tu t’en faisais à cause de moi ? On dit que c’est quelque chose qu’on devine.

Serguéy ne répondit pas.

— Et pourquoi chantais-tu si tu t’ennuyais après moi ? hein ? J’entendais bien, va, comme tu chantais sur la galerie, continuait à interroger Katérina Lvovna en se faisant lascive.

— Et puis après ? le moustique chante toute sa vie, ce n’est tout de même pas une joie, répondit Serguéy d’une voix sèche.

Il eut une pause. Katérina Lvovna était soulevée jusqu’aux sommets de l’extase par ces aveux de Serguéy.

Elle avait envie de parler, mais Serguéy se renfrognait et se taisait.

— Regarde, Séreja, quel paradis ! s’exclama Katérina Lvovna en regardant à travers les branches touffues du pommier en fleurs le ciel pur et bleu où nageait une lune pleine.

Le clair de lune, perçant à travers le feuillage et les fleurs du pommier, se diffusait en petites taches capricieuses et claires sur le visage et le corps de Katérina Lvovna couchée sur le dos. L’air était calme. Seul un très doux vent tiède agitait légèrement les feuilles endormies et répandait l’arôme fin des herbes et des arbres en fleurs. On respirait quelque chose de langoureux qui disposait à la nonchalance, à la tendresse et aux désirs obscurs.

Ne recevant pas de réponse, Katérina Lvovna se tut de nouveau ; elle ne cessait de regarder le ciel à travers les fleurs roses pâles du pommier. Ses genoux pris dans ses bras, le garçon fixait les pointes de ses bottes.

Nuit d’or ! Silence, lumière, parfum et tiédeur bienfaisante, vivifiante. Loin au-delà du ravin, derrière le jardin, quelqu’un chanta. Sous la clôture, dans les groseilliers, un rossignol poussa un sifflement et son trille se répandit dans la nuit. Dans une cage, sur le sommet d’une haute perche, une caille endormie divagua et un cheval gras soupira langoureusement derrière le mur de l’écurie. Derrière la clôture du jardin, une meute de chiens joyeux fila en silence et disparut dans l’ombre noire et difforme des vieux magasins à sel à demi effondrés.

Katérina Lvovna se souleva sur un coude et regarda l’herbe haute du jardin ; l’herbe jouait avec le reflet de la lune qui se grisait dans les fleurs et les feuilles des arbres. Elle était toute dorée sous le baiser de ces petites taches capricieuses et claires qui frémissaient sur elle comme des papillons de feu vivants ou comme si toute l’herbe sous les arbres était prise dans un filet lunaire et allait et venait dans tous les sens.

— Ah, mon ami, quel charme ! s’écria Katérina Lvovna en regardant alentour.

Serguéy tourna les yeux avec indifférence.

— Pourquoi es-tu si peu joyeux, Séreja ? Ou bien mon amour aussi t’excède ?

— Pourquoi dire des bêtises ! répondit Serguéy, sec, et, se penchant, il embrassa paresseusement Katérina Lvovna.

— Infidèle que tu es, poursuivit Katérina Lvovna, — inconstant !

— Je ne prends même pas ces paroles pour mon compte, — répondit Serguéy d’un ton calme.

— Alors pourquoi m’embrasses-tu ainsi ?

Serguéy ne répondit pas du tout.

— Ce ne sont que mari et femme, poursuivait Katérina Lvovna en jouant avec ses boucles, — qui s’époussètent ainsi les lèvres. Embrasse-moi de telle sorte que les jeunes fleurs du pommier qui nous cache nous tombent sur la tête.

— Ainsi, voilà, ainsi, murmurait Katérina Lvovna en enlaçant de tout son corps son amant et l’embrassant avec une fougue passionnée.

— Écoute, Séreja, ce que je te dirai, commença Katérina Lvovna après un temps ; pourquoi tout le monde dit-il de toi comme un seul homme que tu es inconstant ?

— Qui a donc envie de radoter sur mon compte ?

— Les gens le disent.

— Il se peut bien que j’ai trahi celles qui ne valaient pas lourd.

— Mais pourquoi, imbécile, t’étais-tu lié avec celles-là ? On ne devrait pas avoir de l’amour avec celles qui n’en valent pas la peine.

— Tu peux parler ! Est-ce qu’on raisonne dans ces affaires ? Seule la tentation agit. Il suffit que tu transgresses la loi en toute simplicité, sans aucune intention, pour qu’elle se pende déjà à ton cou. Et voilà l’amour !

— Ecoute alors, Séreja ! Pour ce qui est des autres qui ont été, je ne sais rien et n’en veux rien savoir. Mais pour ce qui est de notre amour actuel dont tu m’as séduite toi-même et que tu sais toi-même que je l’ai accepté autant de mon propre gré que par ta ruse, je t’avertis, Séreja, que si tu me trompes et que si tu me remplaces par une autre quelle qu’elle soit, veuille bien excuser, ami de mon cœur, je ne me séparerai pas de toi vivante.

Serguéy se secoua.

— Mais voyons, Katérina Lvovna ! lumière de mes yeux ! dit-il. Vois toi-même quelle est notre situation. Tu remarques que je suis pensif aujourd’hui ; tu ne comprends donc pas que je ne pourrais pas ne pas être pensif. Mon cœur s’inonde de sang.

— Parle, dis-moi ton chagrin, Séreja.

— Il n’y a pas grand’chose à dire ! Tiens, premièrement, avec la grâce de Dieu, ton mari va arriver et alors, mon vieux Serguéy Filippitch, va-t’en dans la cour des communs chez les musiciens et regarde de dessous la remise comme chez Katérina Lvovna dans la chambre à coucher la bougie brûle, comme elle bat l’édredon et se met au repos avec son Zinoviy Borissitch légitime.

— Ce ne sera pas ! fit joyeusement Katérina Lvovna.

— Comment veux-tu que ce ne soit pas ! Et moi, comme je le comprends, vous ne pourrez pas du tout vous en passer. Or, Katérina Lvovna, j’ai aussi un cœur et je puis prévoir mes tourments.

— Allons, suffit d’en parler.

Cette expression de la jalousie de Serguéy était agréable à Katérina Lvovna, et, partant d’un éclat de rire, elle reprit ses embrassades.

— Et deuxièmement, poursuivait Serguéy en dégageant doucement sa tête des bras de Katérina Lvovna nus jusqu’aux épaules ; deuxièmement il faut dire que ma situation insignifiante m’oblige peut-être aussi à réfléchir à tout plus d’une fois et plus de dix. Si j’étais, prenons, un égal à vous, si j’étais un monsieur quelconque, jamais de la vie, Katérina Lvovna, je ne me serais séparé de vous. Mais raisonnez vous-même, quel homme suis-je donc à vos côtés ? En voyant comme on vous prendra par vos bras blancs et vous mènera dans la chambre à coucher, je devrai tout endurer dans mon cœur et peut-être devenir par là un homme méprisable à mes propres yeux pour le restant de mes jours. Katérina Lvovna ! Je ne suis pas, moi, comme les autres qui ne demandent qu’à obtenir d’une femme du plaisir. Je sens de l’amour tel qu’il est et il suce mon cœur comme un serpent noir...

— Pourquoi me dis-tu tout ça ? l’interrompit Katérina Lvovna.

Elle eut pitié de Serguéy.

— Katérina Lvovna ! Comment ne pas en parler ? Comment ne pas parler ? Alors que, qui sait, tout lui est déjà expliqué et décrit, alors qu’il se peut qu’il soit non à une grande distance, mais que dès demain il ne restera plus un souffle de Serguéy dans cette cour ?

— Non, non, n’en parle pas, Séreja ! Ce ne peut arriver pour rien au monde que je reste sans toi, le rassurait Katérina Lvovna en poursuivant ses caresses. Si on en arrive là, ou bien lui ou bien moi nous ne vivrons pas, mais tu resteras avec moi.

— Ce n’est pas possible, Katérina Lvovna, répondit Serguéy en hochant tristement la tête. J’en arrive à détester ma vie à cause de cet amour. Si je pouvais aimer et être satisfait de ce qui ne vaut pas plus que moi-même ! Est-ce vous que je pourrais conserver avec moi dans un amour constant ? Est-ce un honneur pour vous que d’être une amante ? J’aurais voulu être votre mari devant le saint autel de l’éternité : alors, quoique plus jeune que vous, j’aurais du moins pu manifester publiquement le mérite de mon respect devant ma femme...

Katérina Lvovna fut embrumée par ces paroles de Serguéy, par cette jalousie, par ce désir de l’épouser, — désir toujours agréable à une femme quel que soit le degré de son rapprochement de l’homme avant le mariage. À présent Katérina Lvovna était prête à aller pour Serguéy dans le feu, dans l’eau, en prison et sur la croix. Il la rendit amoureuse de lui à tel point qu’il n’y eut plus de mesure de son attachement. Elle était folle de son bonheur ; son sang se mit à bouillir et elle ne put plus rien écouter. Elle ferma rapidement de la main les lèvres de Serguéy et serrant la tête de son ami contre sa poitrine, elle parla :

— Allons, je sais comment je ferai de toi un marchand et comment je vivrai avec toi tout à fait comme il faut. Seulement ne me chagrine pas pour rien avant que l’heure n’ait sonné.

Et derechef ce furent des baisers et des caresses.

Le vieux commis qui dormait dans la remise entendit à travers son profond sommeil dans le silence de la nuit tantôt des chuchotements entrecoupés de rires étouffés, comme si des enfants farceurs tenaient conseil sur la manière de se moquer le plus méchamment de la vieillesse débile ; tantôt des rires sonores et gais comme si des nymphes polissonnes se chatouillaient. C’était, dans le clair de lune, Katérina Lvovna qui jouait et s’amusait avec le jeune commis de son mari. Les jeunes fleurs du pommier frisé pleuvaient sur eux et pour finir cessèrent de pleuvoir. Entre-temps la courte nuit d’été passait, la lune se cachait derrière le toit pointu des grands hangars et regardait la terre de biais d’une façon de plus en plus terne. Sur le toit de la cuisine retentit un strident duo de chats, ensuite on entendit un crachat, un ébrouement fâché à la suite de quoi deux ou trois chats dégringolèrent le long des perches appuyées contre le toit.

— Allons dormir, dit Katérina Lvovna en se levant lentement du tapis comme si elle était brisée, et telle qu’elle était couchée, en chemise et en jupons blancs, elle traversa la cour silencieuse, morte. Serguéy porta le tapis et la blouse qu’elle avait jetée en jouant.

VII

À peine Katérina Lvovna eut soufflé la bougie et se fut-elle couchée toute déshabillée sur le couvre-lit moelleux que le sommeil voila sa tête. Katérina Lvovna s’endormit après avoir joué et s’être amusée, et elle s’endormit si fort que tout chez elle dormait : et sa jambe et son bras. Mais de nouveau elle entend à travers le sommeil que la porte s’est rouverte et que le chat de tantôt tombe sur le lit comme un lourd paquet.

« Qu’est-ce à la fin pour une punition avec ce chat ? raisonne Katérina Lvovna, fatiguée. Cette fois j’ai fermé exprès la porte de mes mains, et le voilà encore. Je m’en vais le jeter dehors ». Katérina Lvovna s’apprête à se lever, mais ses bras et ses jambes endormis ne lui obéissent pas. Et le chat qui se promène à travers tout son corps et ronronne d’une façon si bizarre comme s’il prononçait des mots humains. Katérina Lvovna sentit comme des fourmis lui courir sur la peau.

« Non, se dit-elle, il n’y a pas à en sortir, dès demain il faudra asperger le lit d’eau bénite, parce que c’est un chat étrange qui a pris l’habitude de venir chez moi. »

Et voilà que, ronron-ronronnette, le chat se penche à son oreille et lui dit : « Quel chat suis-je donc ? Pour quel motif ? Tu raisonnes très bien, Katérina Lvovna, car je ne suis pas du tout un chat, mais le réputé marchand Boris Timoféyévitch. Je ne suis gâté que parce que toutes mes tripes se sont craquelées à cause du régal de ma bru. C’est pour ça, ronron-ronronnette, que je suis tout rapetissé et que j’apparais sous l’aspect d’un chat à quiconque n’entend rien à ce que je suis en réalité. Alors, comment vas-tu à présent, Katérina Lvovna ? Comment observes-tu ta loi ? Je viens exprès du cimetière pour voir comment vous réchauffez avec Serguéy Filippitch le lit de ton mari. Ronron-ronronnette, je ne vois tout de même rien. Ne me crains pas : ton régal a fait sortir mes yeux de leurs orbites. Regarde-moi dans les yeux, mon amie, ne crains rien ! »

Katérina Lvovna regarda et cria à tue-tête. Entre elle et Serguéy était couché non le chat mais la tête de Boris Timoféyévitch, de toute sa grandeur telle qu’elle était chez le défunt et, à la place des yeux, des cercles de feu tournaient dans tous les sens.

Serguéy se réveilla, rassura Katérina Lvovna et se rendormit à nouveau. Mais elle avait perdu le sommeil — et bien lui en prit.

Elle reste couchée les yeux grands ouverts et elle entend que quelqu’un dans la cour grimpe au-dessus de la porte cochère. Les chiens s’élancent et se calment — sans doute ils sont en train de faire des amitiés. Encore une minute se passe et la clenche de fer au rez-de-chaussée bouge et la porte s’ouvre. « Ou bien je rêve, ou bien Zinoviy Borissitch est rentré, car il n’y a que lui qui a une clef », songea Katérina Lvovna, et elle s’empressa de pousser Serguéy.

— Écoute, Séroja, dit-elle, et elle se souleva elle-même sur le coude en prêtant l’oreille.

Doucement, levant les pieds l’un après l’autre, quelqu’un montait effectivement et approchait de la porte fermée de la chambre à coucher.

Katérina Lvovna sauta rapidement à bas du lit et ouvrit la fenêtre. Au même instant Serguéy sauta pieds nus sur la galerie et entoura de ses jambes la colonne qui lui avait déjà servi plus d’une fois à descendre de la chambre à coucher de ses maîtres.

— Non, non, il ne faut pas ! Couche-toi là et ne t’éloigne pas, murmura Katérina Lvovna et elle lui jeta ses chaussures et ses vêtements. Après quoi elle se glissa elle-même sous la couverture et attendit.

Serguéy obéit à Katérina Lvovna : il ne glissa pas le long de la colonne dans la cour, mais se blottit sur la galerie.

Entre-temps, Katérina Lvovna entend que son mari approche de la porte et, retenant le souffle, écoute. Elle entend même battre à coups précipités son cœur jaloux ; mais ce n’est pas la pitié, mais un rire méchant qui agite Katérina Lvovna.

« Tu peux chercher la journée d’hier » se dit-elle en souriant et respirant comme un enfant innocent.

Ceci dura une dizaine de minutes ; finalement Zinoviy Borissitch en eut assez de se tenir derrière la porte à écouter dormir sa femme : il frappa.

— Qui est là ? répondit Katérina Lvovna après un temps et d’une voix endormie.

— On est de la maison, fit Zinoviy Borissitch.

— C’est toi, Zinoviy Borissitch ?

— Mais oui ! Comme si tu n’entendais pas !

Katérina Lvovna bondit telle qu’elle était couchée, en chemise, laissa entrer son mari dans la chambre et replongea dans son lit.

— Il fait frais avant l’aube, fit-elle en se roulant dans la couverture.

Zinoviy Borissitch entra, regarda autour de lui, pria devant les icônes, alluma la bougie et regarda encore.

— Comment vas-tu ? demanda-t-il à son épouse.

— Ça va, répondit Katérina Lvovna et, se soulevant, elle enfila sa blouse.

— Il faudra sans doute mettre à chauffer le samovar ? demanda-t-elle.

— Appelez Axinia pour qu’elle le fasse.

Katérina Lvovna glissa ses pieds nus dans les souliers et s’en fut. Elle resta absente une demi-heure. Sur ce temps elle alluma elle-même le samovar et se glissa doucement sur la galerie chez Serguéy.

— Reste ici, chuchota-t-elle.

— Jusqu’à quand ? s’enquit Séroja également à voix basse.

— Oh, quel bêta ! Reste ici jusqu’à ce que je te dise.

Et Katérina Lvovna le rassit à sa place.