Gestapo & Chocolat - Claude Raucy - E-Book

Gestapo & Chocolat E-Book

Claude Raucy

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Beschreibung

Julien vient passer quelques jours à Williers, pas loin d’Orval, dans l’intention de rencontrer Valentin, qu’il a connu par le Net. Ils se sont découvert une passion commune pour le chocolat et projettent d’écrire un livre sur cet aliment aux nuances veloutées et délicates.Mais pourquoi Williers, ce petit village où il venait en vacances, enfant, avec son grand-père qu’il adorait? Qui était vraiment ce grand-père? La découverte d’une vérité cruelle taraude Julien, qui veut aller jusqu’au bout de sa quête et ne peut imaginer que le décor de Williers pour rencontrer Valentin, démarche qu’il estime essentielle pour sa propre survie. Qui est vraiment Valentin, entré quasi par effraction dans la vie de Julien? Qui sont tous ces villageois qui se murent dans un silence trop bavard?Claude Raucy emmène le lecteur dans un dédale de questions sans réponse que ne parviennent même pas à faire oublier les recettes pourtant succulentes de son compère Cédric Lamkin.

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raie aux câpres

Une raie meunière avec des crevettes et des câpres, voilà ce que le chef m’a proposé. C’est vraiment délicieux. Bien sûr, le serveur a dû me prendre pour un idiot quand je lui ai demandé :

– La raie, il faut la retourner et manger l’autre côté de l’aile ?

Moi, je suis habitué aux poissons qui présentent ferme leur grande arête. Alors, prenant mon courage à deux mains ou plutôt la fourchette à gauche, le couteau à droite, j’ai fait valser le poisson. Il s’est retourné dans l’assiette avec une noble discrétion. Le garçon a souri, infiniment poliment.

Je regrette déjà de m’attarder sur ces remarques gastrono-miques. Je suis gourmand, mais la nourriture n’a guère d’importance, malgré la qualité des plats qu’on me sert ici. Elle n’en a pas du tout même. Ce n’est pas pour cela que je suis venu « Chez Odette ».

Suis-je vraiment obligé de tout raconter ? Même ce qui m’est pénible ? Même ce qui me jette dans le coeur une telle tristesse et une telle angoisse que je ne vois plus le bleu du ciel mais seulement ces énormes nuages gris, gonflés à éclater et prêts à déverser la mauvaise pluie de mon désespoir ?

Alors, s’il le faut vraiment, je dois d’abord dire pourquoi j’ai choisi pour conclure ce triste épisode de ma vie, ce lieu béni des dieux, à la frontière entre la France et la Belgique, déjà dans les Ardennes et encore un peu en Gaume, ou plutôt en Lorraine, pour parler comme Grand-père, qui avait des idées bien arrêtées sur le vocabulaire et la géographie. Bien sûr, il me faudra parler des collines et des arbres, des ruisseaux et de l’herbe. Parce que c’est essentiel, je crois. Sinon, on ne comprendra rien à ce qui m’est arrivé. A ce qui m’arrive. Oui, il faut que je parle d’ici, de Williers, de ce petit village perdu où l’auberge s’appelle « Chez Odette » et peut-être de mes souvenirs aussi.

J’ai retrouvé Williers avec beaucoup de larmes dans le coeur, malgré la pluie.

– Tu te tracasses pour de l’eau, aurait dit Grand-père. Les truites, elles, ne font pas tant d’histoires.

C’est vrai, Grand-père. Ni les raies sans doute, avec ou sans câpres. Et toi, ce n’est pas une averse qui t’empêchait de me rendre heureux. J’ai été heureux ici, avec toi, comme personne, je le jure, jamais n’a été heureux. Et rien n’a changé, ou presque. Mais tout a changé.

J’ai rencontré le maire. Il a dit :

– Je me souviens bien de votre grand-père. Oui, je me souviens bien.

Disait-il la vérité ? De quoi se souvenait-il ? De quoi se souvient-on vraiment, dans la vie ? Et qui a le droit de se souvenir ?

Ai-je, moi, le droit de me souvenir ?

Hier soir, j’aurais voulu dormir vite. Impossible : ce calme m’angoissait. J’aurais souhaité le peupler. Mais le peupler avec quoi ? Avec mes dérisoires problèmes quotidiens ? Plus de mousse à raser, une chaussette trouée, mes antidépresseurs oubliés dans l’appartement ?

Des enfants jouaient sur la place malgré la fraîcheur de ce soir de juillet. Leurs cris ressemblaient à des confidences d’oiseaux. Comme les moineaux, ils inventaient des silences qui paraissaient des préludes à de vibrantes déclarations de guerre ou d’amour. Étrange, le langage. Les cris ont parfois plus d’importance que les phrases.

J’ai essayé d’appeler quelqu’un, n’importe qui. Je voulais entendre des sons qui ne soient pas d’ici, pour faire taire les sons d’aujourd’hui et de cette heure parce qu’ici, sur la place, cette symphonie à peine accordée m’obligeait à me trop souvenir.

Je me parle. « Allons, Julien, tu as surmonté d’autres collines et celles d’ici te sont familières, presque vraiment accueillantes. Laisse dans l’assiette l’arête de ta raie et celle qui gâche tes souvenirs. Marcher te fatiguera un peu : tu te reposes trop depuis quelque temps et le repos fatigue. » Je souris de mes phrases. C’est le genre de philosophie contradictoire qu’affectionnait Grand-père. Mais c’est vrai que marcher me fera du bien.

Sur la route, un chien tranquille, que je ne suis pas sûr d’avoir connu. Sa mère peut-être était étendue là autrefois, avec le même abandon. Quel âge a-t-il ? On croirait qu’il s’est couché exprès en travers de ma route. Il ouvre un oeil et me regarde sans manifester aucun intérêt. Je fais un détour pour ne pas marcher sur ce qui lui reste de queue. C’est comme cela que j’ai connu gens et bêtes du village : un peu indifférents, pas contrariants si on ne les contrarie pas. Grand-père ne les contrariait pas, jamais.

La route est sèche, qui monte sur la colline, mais dès que mon pied foule l’herbe, c’est l’eau des dernières pluies qui mouille mes sandales et mes chaussettes. Ou la rosée. Va-t’en savoir.

Ce chemin qui termine la grimpette ressemble plus à une piste fermière qu’à un couloir de cimetière. Des vaches me regardent déplacer le grillage d’accès du cimetière, avec le même oeil indifférent qu’avait le chien. A gauche, les lilas. Non, des feuilles de lilas, rien d’autre.

Quand nous venions ici en mai, le coin était parfumé à un point tel que la tête vous faisait mal. Grand-père disait qu’on devrait manger les fleurs des lilas.

– Tu vois, Julien, ce serait un mélange de cannelle, de noix muscade, d’oeillet, de ruisseau trop rapide. D’un peu de pamplemousse aussi.

De pamplemousse ? Quelle idée ! Seul Grand-père osait de tels propos.

Aujourd’hui, il n’y a plus que l’odeur fade de l’herbe pour saluer mon intrusion. Que venions-nous faire ici ? Je me souviens. Grand-père passait toutes les tombes en revue. Il souriait un peu, soupirait, commentait, murmurait les prénoms, qu’il lisait comme des litanies. Est-il revenu seul un jour sur la tombe d’Odette ? Je ne sais pas. Sans doute. Sûrement. Pas possible qu’il n’y soit jamais revenu

Du marbre que le soleil teinte de gris et de rose. Du marbre, trop froid pour de beaux morts. Odette n’aurait peut-être pas voulu cela au-dessus d’elle. Mais a-t-on vraiment le choix de ses tombes ?

Je ne savais pas qu’Odette était plus âgée que Grand-père. Les agents funéraires connaissent tout, eux, et ils oublient la coquetterie des femmes. Morte en 2000. C’est écrit. Dix ans avant Grand-père.

Mes chaussettes sont trop mouillées pour que je m’attarde. Et puis, que dire à Odette qui ne la fasse pas soupirer ? Il vaut mieux qu’elle continue à faire partie de ceux qui ignorent.

Lentement, je redescends vers l’hôtel. Je vais lire les journaux. Essayer de me brancher sur le net, pour voir.. Mais Valentin ne m’aura laissé aucun message puisque c’étaient nos conventions. « Rendez-vous ici le 24. D’ici là, inutile de se contacter. » Inutile, oui, nuisible même. Je dois tout préparer dans le calme. Les phrases importantes. Les phrases difficiles.

L’eau du robinet est fraîche et bonne. On dirait qu’elle essaie de me rafraîchir le cœur.

coeur de ris de veau

Jamais sans José de Acosta je n’aurais rencontré Valentin. C’est en cherchant des renseignements sur le premier que je suis tombé sur le deuxième. Mais grâce à quel moteur de recherche suis-je arrivé sur son blog ? Je ne sais plus. Mais je sais très bien que tout de suite Valentin m’a passionné et que peut-être je l’ai intéressé. Le chocolat est notre passion, historiquement et gourmandement (je cherche en vain l’adverbe).

José de Acosta ! Ce missionnaire jésuite a écrit des choses très amusantes sur le chocolat. Croyait-il vraiment comme les Péruviens ou les Mexicains – je ne sais plus – qu’il guérissait le rhume ? En tout cas, je n’ai jamais essayé la recette et sans doute Valentin non plus.

C’est Valentin qui m’a raconté l’anecdote de Christophe Colomb jetant par-dessus bord les fèves qu’il avait reçues des indigènes et qu’il prenait pour des crottes de chèvre ! Mais c’est moi qui lui ai fait découvrir le tableau de Pietro Longhi qui m’a tant intéressé à Venise, l’an dernier. Bref, nos échanges furent dès le début une merveilleuse exploration du continent chocolat !

Et puis petit à petit, nous avons parlé de nous. Enfin, lui m’a parlé de lui, car je crois que j’ai été beaucoup plus réservé en ce qui concerne ma vie personnelle. Que lui ai-je dit qui ait pour moi beaucoup d’importance ? Je cherche dans ma mémoire tandis que le serveur de « Chez Odette » me jette un regard un peu inquiet. C’est vrai que mon ris de veau refroidit et c’est dommage car il est succulent. Et ces pommes de terre au lard et au thym me surprennent et me ravissent.

J’abandonne donc pour quelques minutes José de Acosta et Valentin pour me consacrer aux plates de Florenville… Et me voilà ramené « Chez Odette ». Contrairement à ce que je craignais, la journée ici à Williers a passé très vite. Mais je ne suis pas parvenu une minute à échapper à Grand-père. Même ici, devant les plats délicieux qu’on me propose, c’est lui qui refait surface. Je pense à la façon dont il énervait Grand-mère, dont il démystifiait tout ce qu’on lui présentait ! Ah oui, je l’imagine à côté de moi, levant sa fourchette, regardant le plafond et décrétant :

– Pas mauvais, pas mauvais pour du thymus.

L’érudition de Grand-père détruisait d’un mot la meilleure des recettes ! Thymus, c’est plus savant que ris de veau, oui, mais cela vous a un côté anatomique qui n’ouvre vraiment pas l’appétit. On change un mot et on n’a plus faim ! Des rognons à la liégeoise, ce ne sont pas des reins mouillés au péquet !

Quand il a commencé à me parler de lui-même autrement qu’en spécialiste du chocolat, Valentin ne pouvait pas deviner à quel point il allait bouleverser mon existence. S’il l’avait su, s’il avait su qui je suis, aurait-il continué à m’écrire ? Aurait-il accepté de venir ici, à Williers, l’endroit obligé pour ce que j’ai à lui dire ? Je suis sûr que non. Il a accepté de venir parce qu’il croyait que nous allions parler de chocolat, parce qu’il croyait que nous allions préparer un livre !

Plusieurs fois, cet après-midi, j’ai cru que les nuages allaient vomir leur eau. Après le dîner, j’ai été m’asseoir sur le banc, près de la petite fontaine qui chantonne à deux pas de la chapelle. Dieu que j’y étais bien ! Le vent secouait les grands arbres, les mêmes que jadis, les mêmes sans doute que bien longtemps avant Grand-père et moi. Quelqu’un est passé, qui m’a crié :

– On fait provision de vitamines ? Faut en profiter, le soleil est trop rare.

Je faisais provision de souvenirs. Pour moi seul. Pas pour Valentin. Encore que… Mes souvenirs l’aideraient peut-être à faire passer ce que j’ai à lui dire. C’est important d’aider à digérer des choses amères. Papa m’a raconté souvent que, des années après la libération, on les obligeait encore à boire de l’huile de foie de morue. Il fallait fortifier cette belle jeunesse qui avait survécu à la guerre. Mais c’était atroce. Dieu merci, un gros bonbon aidait à faire oublier les renvois de poisson. Et moi, quel gros bonbon pourrait m’aider à faire avaler à Valentin ce que j’ai à lui dire ? Quelques morceaux de chocolat noir ?

C’est toujours le chocolat qui revient quand je pense à Valentin, puisque c’est comme cela qu’a commencé ce que je ne peux pas appeler notre amitié. Entre nous, c’est seulement une connivence. Ce qui nous a rapprochés, ce ne fut au début qu’une gourmandise commune autour du chocolat, oui, même si c’était surtout une gourmandise intellectuelle, si je puis ainsi m’exprimer. Disons que nous avions la même passion et c’est ce qui nous a attirés l’un vers l’autre au début. Et puis ce fut autre chose, qui n’avait vraiment rien à voir avec le chocolat. Autre chose qu’il ne sait pas et que j’hésite à dire. Il faudra bien pourtant que j’en parle avec Valentin quand il sera là, puisqu’il a accepté de me rencontrer, sans savoir ce que cette rencontre signifie pour moi, ici, à Williers, dans cet hôtel, avec mes souvenirs, mais sans Grand-père, hélas.

A l’hôtel, on m’a proposé gentiment un vélo pour me promener dans les environs. J’avais pensé aller à Florenville, chez Édouard, pour le chocolat justement, pour en boire un, chaud et crémeux, comme je les ai toujours aimés. Ou irai-je à Sainte-Cécile, pour saluer Rose ? Ou les deux ? D’abord le chocolat puis filer chez Rose, malgré l’estomac un peu moins léger ? Pourquoi pas ? Mais les nuages m’ont retenu. Je déteste rouler à vélo quand la pluie a plaqué ma chemise sur mon dos. On se sent misérable et comme trahi. Alors, tant pis pour le chocolat d’Édouard et tant pis pour Rose !