Le Berceau du diable - Claude Raucy - E-Book

Le Berceau du diable E-Book

Claude Raucy

0,0

Beschreibung

Retracez le cours du XXe siècle, de la Belgique jusqu'au Canada, en suivant le destin de la famille Gavroy !

Une saga ! Et qui prend ses racines en Gaume, au début du XXe siècle, pour se développer au Québec, puis dans l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale.

Le Berceau du diable raconte la destinée des membres de la famille Gavroy, originaire de Virton. On y suit Nicolas qui doit fuir à cause d’une rixe et subit le naufrage du Titanic ; ou Bruno qui partira à la recherche de son double à Berlin ; ou encore David dont les miroirs du passé révéleront la couleur de l’âme.
De 1900 à aujourd’hui, cette saga familiale plonge le lecteur au cœur d’un pan entier d’histoire. En Gaume ou au Canada, c’est avec délectation qu’il se laisse entraîner à la suite des Gavroy et leurs descendants, ballotés au gré des temps forts du XXe siècle.
Dans ce roman âpre et profond, on retrouve tous les thèmes chers à Raucy : la trahison, la gémellité, l’enfance, l’étouffement provincial et le mal engendré par le mystère humain autant que par les idéologies religieuses ou politiques.
Tant par les destins qu’il embrasse que par ses réflexions sur la grande Histoire, Claude Raucy livre ici son œuvre la plus ambitieuse. Une œuvre à la fois distrayante, populaire et riche d’un regard qui traverse le Siècle.

Une saga familiale exaltante, rythmée par une multitude de références historiques

À PROPOS DE L'AUTEUR

Claude Raucy vient de la Lorraine belge, où il est né en 1939. Il est passé de l’enseignement à l’écriture à temps-plein d’une variété de romans (dont Le garçon de Wannsee), de nouvelles, de poésie (dont Maraudes), de théâtre, de chansons, et d’essais.

EXTRAIT 

Les mains de femmes
Je le proclame
Sont des bijoux
Dont je suis fou
- Arrête, Édouard, arrête ! Moi, c'est ta chanson qui me rend folle. Et puis on a autre chose à faire que de chanter, si l'on veut que la chambre soit prête pour tout à l'heure.
- Il a dit qu'il n'arriverait pas avant trois heures.
- La nuit tombe tôt en cette saison. J'aime mieux que tout soit prêt tant qu'on y voit encore clair. Tiens, aide-moi à pousser le lit un peu plus près du mur.
Édouard Gavroy aurait préféré profiter tranquillement de son dimanche, mettre son costume rayé et monter en ville. Se promener au hasard, saluer des copains. La semaine avait été dure. Peut-être entrer au Café luxembourgeois, y boire une petite goutte. Trop à faire en rentrant du travail. Mettre le jardin en ordre, rebêcher avant l'hiver. faire un silo avec les carottes. Essayer de réparer le toit afin que les gouttes cessent d'attaquer le plancher de la mansarde. Et pour cela, il ne pouvait guère compter sur l'aide de ses fils.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 294

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Première partie

Nicolas

un

Les mains de femmes

Je le proclame

Sont des bijoux

Dont je suis fou

— Arrête, Édouard, arrête ! Moi, c’est ta chanson qui me rend folle. Et puis on a autre chose à faire que de chanter, si l’on veut que la chambre soit prête pour tout à l’heure.

— Il a dit qu’il n’arriverait pas avant trois heures.

— La nuit tombe tôt en cette saison. J’aime mieux que tout soit prêt tant qu’on y voit encore clair. Tiens, aide-moi à pousser le lit un peu plus près du mur.

Édouard Gavroy aurait préféré profiter tranquillement de son dimanche, mettre son costume rayé et monter en ville. Se promener au hasard, saluer des copains. Peut-être entrer au Café luxembourgeois, y boire une petite goutte. La semaine avait été dure. Trop à faire en rentrant du travail. Mettre le jardin en ordre, rebêcher avant l’hiver. Faire un silo avec les carottes. Essayer de réparer le toit afin que les gouttes cessent d’attaquer le plancher de la mansarde. Et pour tout cela, il ne pouvait guère compter sur l’aide de ses fils.

D’ailleurs, il s’en souviendrait, toute cette année 1906 avait été pénible. Ils ne s’étaient pas plus tôt installés dans la petite maison de la rue du Moulin que tout de suite on avait dû changer une nouvelle fois les habitudes. La mère d’Émilienne ne s’était pas remise de la bronchite qui l’avait clouée au lit une partie de l’hiver. Il avait bien fallu se rendre à l’évidence : elle ne pourrait plus rester seule, subvenir seule à ses besoins. On aurait pu la loger à l’étage, c’est sûr, mais on n’avait accès à la chambre de devant qu’en traversant celle du couple, ce qu’Édouard ne voulait pas. D’ailleurs, cela aurait obligé Thomas à rejoindre ses deux frères, déjà à l’étroit. Et puis, l’escalier poserait un problème à la belle-mère. La petite pièce derrière la cuisine étant réservée à Désiré et à Nicolas, on n’avait pas le choix : seule la grande pièce comme ils l’appelaient, cette sorte de pèle qui n’était séparé de la rivière que par un étroit sentier, seule la grande pièce pouvait devenir la chambre à coucher de la belle-mère. Elle n’aurait qu’un couloir à traverser pour venir manger à la cuisine.

— Tu vois, Édouard, ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’il va dormir dans le lit de maman.

— Il n’a pas été longtemps son lit !

En effet, la mère d’Émilienne s’était installée chez eux pour Pâques. À la Pentecôte, on crut qu’elle s’était rétablie. Mais la fête du 15 août était à peine passée que la toux l’avait reprise, une toux grasse et fatigante pour elle comme pour les autres. Elle ne connut pas tout le mois de septembre. Avec les dernières chaleurs, c’est la chaleur de son corps qui la quitta définitivement.

Émilienne aurait bien voulu aménager enfin la grande pièce pour pouvoir recevoir les rares invités dans une salle à manger un peu convenable mais Édouard en avait décidé autrement. L’argent manquait. L’héritage de la belle-mère ne se composait que de quelques habits dont on ne ferait rien et de ce qu’Édouard Gavroy appelait « les ramasse-poussière de ta mère ». On allait donc prendre quelqu’un en pension, on n’avait pas le choix. Un fonctionnaire des chemins de fer, désormais à la retraite, qui voulait finir ses jours à Virton et qui cherchait un ménage disposé à l’accueillir et à lui donner gîte et couvert.

— Il paie bien, Émilienne. C’est ça qui compte.

— Oui, mais nous ne serons plus chez nous.

— Chez nous, chez nous… Ça veut dire quoi, chez nous ?

Le ton était bourru, mais il eut un geste tendre pour prendre sa femme par l’épaule.

— Nous ne sommes plus vraiment chez nous comme autrefois, Émilienne, tu le sais bien. Avec les petits…

Édouard persistait à dire « les petits » en parlant de ses enfants. Pourtant, si Désiré n’avait que dix ans, Nicolas en avait quinze et Thomas en aurait dix-sept au printemps. Justement, les deux époux achevaient de mettre la chambre en ordre quand « les petits » rentrèrent.

— Il vous en a fallu un de temps, pour brûler les fanes !

— C’est à cause du vent, grommela l’aîné. La fumée allait vers la cuisine de la Germaine. Elle est venue se plaindre plusieurs fois.

— Se plaindre, se plaindre… Se plaindre de quoi, donc, mon Dieu ? Elle est toujours enfumée, sa cuisine, même que le Paul sent toujours le lard rance. Je sais bien pourquoi elle se plaint : elle ne supporte pas qu’on travaille le dimanche, cette vieille bigote. Mais brûler des fanes, ce n’est pas travailler, nom de Dieu !

— Édouard, arrête. On ne parle pas comme cela devant les enfants. Tiens, Thomas, allume donc un petit feu dans le poêle. Il faut casser le froid. Monsieur Jourdan ne va pas tarder à arriver.

Il ne tarda pas à arriver, en effet, et à frapper comme un sauvage sur la porte d’entrée, qui s’ouvrit en grinçant. La grisaille de novembre ne mettait pas en joie ce grand manteau gris, cintré comme ce n’était plus la mode, ce visage maigre que soulignait une moustache autoritaire. Les gouttes perlaient sur le bord de son feutre. Il ne jugea pas utile de se présenter. On devait bien savoir qui il était. Il eut quand même pour Émilienne un sourire qui tenait davantage de la contraction des muscles faciaux.

— Nous vous attendions, Monsieur Jourdan.

Il ignora la politesse, bouscula presque la maîtresse de maison et posa dans le couloir une lourde valise de cuir.

— J’ai laissé mes autres bagages à la gare. On me les apportera demain. J’y ai aussi laissé mon parapluie. Distrait comme je suis ! Il m’aurait été bien utile, par exemple.

La porte de la cuisine s’ouvrit. Édouard tendit une main que l’homme feignit de ne pas voir.

— Elle est bien mal entretenue, votre rue, par exemple. On le fit entrer dans sa chambre. Était-ce à cause de l’humidité ? le poêle fumait un peu. On aurait dit un encens de mauvaise qualité chargé d’accueillir le nouvel habitant des lieux. Celui-ci fit une grimace et tendit ses mains vers le poêle.

— Il ne chauffe pas, par exemple, votre poêle.

Émilienne avait déjà compris qu’il faudrait s’habituer à ce « par exemple » qui soulignait la plupart des phrases du bonhomme. Et qu’il faudrait se faire aussi à son caractère bougon et peu amène.

— Nous vous laissons vous installer, Monsieur Jourdan. Si vous avez besoin de quelque chose, il vous suffit de frapper à la porte de la cuisine.

Tout de suite, Émilienne regretta cette invitation à frapper qui pouvait passer pour un inutile conseil de politesse. Ce n’était pas vraiment ce qu’elle avait voulu dire. Mais c’était vrai tout de même que le nouveau venu n’allait pas s’introduire comme cela dans leur intimité. D’ailleurs, on lui avait aménagé une petite table devant la fenêtre de sa chambre. C’est là qu’il prendrait ses repas.

— Nous soupons toujours à cinq heures et demie. Aujourd’hui, j’ai fait de l’étuvée. Exceptionnellement, car d’habitude, le soir, nous ne mangeons que des tartines. Mais c’est dimanche et puis il faut bien fêter un peu votre arrivée, n’est-ce pas ?

Elle souriait. Lui gardait sur les traits cette rigidité du fonctionnaire qui sait que tout lui est dû. Et comme Édouard précisait qu’on servirait monsieur dans sa chambre, l’homme répliqua :

— Mais non, pas du tout. Il est malsain de manger dans une pièce où l’on dort. Je mangerai avec vous, par exemple.

Le ton était sans appel. Émilienne soupira. La vie n’allait pas être facile. Quelle idée avait eue Édouard de s’encombrer d’un tel personnage ? S’il fallait gagner un peu d’argent, elle aurait bien pu aller donner un coup de main chez l’un ou l’autre bourgeois de la ville. Mais Édouard était bien trop fier pour laisser sa femme aller travailler chez les gens ! Pourtant, faut-il faire le difficile et le grand seigneur quand on est occupé aux chemins de fer au modeste poste de serre-freins ?

Il faisait noir dans la cuisine. Malgré les rouspétances de Thomas qui détestait rester dans l’obscurité, le père Gavroy n’avait pas admis qu’on allumât autre chose que la petite lampe à pétrole. L’étuvée cuirait bien toute seule. Pas besoin pour cela de voir clair. Déjà que la présence de monsieur Jourdan allait les obliger à dépenser un peu plus pour remplacer par la flamme un soleil de plus en plus enclin à se coucher tôt ! Non, décidément, pas question de gaspiller. Il serait temps de voir plus clair quand on passerait à table, ce qui ne tarda pas. C’est Désiré qui fut chargé d’aller avertir celui que la famille allait vite appeler « Monsieur Par exemple ».

Il prit place près d’Émilienne, du côté de la cuisinière.

— Vous aurez plus chaud. Ce n’est pas qu’il fait froid, mais avec cette humidité, soupira Édouard.

Émilienne avait fait le signe de croix qui était de tradition dans sa famille. Édouard commenta :

— On a toujours fait comme cela chez les Couzet. Chez nous, les Gavroy, jamais. Ce n’est pas qu’on ne soit pas catholiques, non, mais juste ce qu’il faut, vous voyez.

La messe tous les dimanches, bien sûr, et les sacrements. Pour le reste, s’il avait fallu attendre les curés pour aider les ouvriers !

Monsieur Jourdan toussota puis fit oui de la tête.

— À ce propos, fit-il, et sans vouloir vous importuner, je regrette qu’on ait placé ce grand crucifix au-dessus de mon lit. J’ai essayé de l’ôter mais n’y suis pas parvenu. Vous me rendriez service en le retirant, par exemple. Soit, je m’en accommoderai bien une nuit mais demain je souhaite loger dans une pièce qui soit fidèle à mes convictions. C’est la moindre des choses, par exemple.

La demi-obscurité empêcha l’homme de voir le sourire qui s’affichait sur les lèvres de ses hôtes.

Malgré ses remarques peu aimables, Monsieur Jourdan jugea l’étuvée réussie et en complimenta Émilienne.

— Vous avez un peu forcé sur la chicorée, Madame Gavroy, mais votre saucisse est savoureuse. Grasse comme je les aime, par exemple.

Il accepta qu’on le resservît mais refusa le deuxième verre de rouge qu’Édouard lui proposait. Il chercha désespérément une serviette pour s’essuyer les lèvres puis, résigné, se leva et salua ses hôtes d’un bonsoir qu’embrouillaient encore des restes de pommes de terre ou de lardons.

La nuit était tombée tout à fait. La rue du Moulin était silencieuse. La famille Gavroy resta dans la cuisine jusqu’au moment où la pendule sonna la demie de neuf heures. Alors, Édouard se leva, conseilla aux enfants d’aller se coucher, ce qu’ils firent en maugréant. Mais il n’était pas question de maintenir plus longtemps du feu dans la cuisinière.

Le lit de Désiré et Nicolas était à peine suffisant pour faire place au corps des deux adolescents. Désiré avait encore la fragilité de l’enfance mais Nicolas, plus glouton, ne manquait ni de taille ni de poids. Comme d’habitude, les deux frères ne se dirent pas bonsoir. Ils se tournèrent le dos et cherchèrent le sommeil.

Ce sommeil, Nicolas avait bien du mal à le trouver. Il pensait à Yvonne, cette gamine un peu plus jeune que lui, qu’il avait essayé plusieurs fois d’embrasser et dont les petits seins aguichants faisaient travailler son imagination. Il n’y avait pas que l’imagination d’ailleurs qui travaillait, au point que Désiré lança :

— Mais enfin, Nicolas, ne bouge pas comme cela.

Je n’arriverai jamais à dormir.

Nicolas envoya au diable ce jeune frère naïf. Plusieurs fois déjà, il avait demandé la permission de dormir avec Thomas, plus proche de lui par l’âge, mais le père s’y était toujours opposé et Thomas lui-même répugnait à partager son lit avec ce frère qu’il n’avait jamais beaucoup apprécié.

Dans la grande pièce, Monsieur Jourdan n’avait pas dû se retourner trois fois avant de trouver le sommeil. Sous le grand crucifix de bois noir qui veillait sur lui pour la première et la dernière fois, il s’était tout de suite endormi en se félicitant d’être tombé chez une hôtesse qui allait si bien satisfaire sa gourmandise.

deux

Émilienne resta seule avec son hôte dans la petite maison de la rue du Moulin. Édouard Gavroy était au travail. Thomas aussi, qui avait dû se lever très tôt pour rejoindre la boulangerie de la Grand-rue où il était apprenti. Quant à Désiré et Nicolas, c’est l’école communale qui les avait accueillis. Les deux frères l’avaient rejointe avec des sentiments partagés. Désiré en souriant, heureux de retrouver ces murs à l’intérieur desquels on lui faisait découvrir le monde. Nicolas en soupirant, un peu honteux que son manque d’assiduité l’obligeât à fréquenter des enfants dont la plupart avaient deux voire trois ans de moins que lui. Mais le père Gavroy était intraitable : les fainéants comme Nicolas ne méritaient même pas d’entrer en apprentissage. D’ailleurs qui voudrait d’un adolescent peu courageux, juste bon à essuyer sur les bancs de l’école des fonds de culotte de plus en plus luisants ?

À midi, M. Jourdan vint rejoindre Émilienne à la cuisine. Il n’y avait plus de bouteille de vin sur la table. L’homme ne posa pas de question. Le contrat tacite qu’il avait conclu avec Édouard Gavroy ne prévoyait pas qu’on devait lui servir du vin à table. D’ailleurs, l’eau du robinet était excellente et l’homme en profita pour faire à Émilienne un petit exposé sur les vertus de cette boisson naturelle.

— Si les cabaretiers proposaient cela à leurs clients, croyez-moi, Madame Gavroy, il y aurait moins de crimes. C’est l’alcool qui perd l’humanité, par exemple.

Émilienne acquiesça. Elle mit dans l’assiette du pensionnaire un gros morceau de boudin noir, qu’elle accompagna de ce qui restait d’étuvée de la veille au soir. Elle, elle se contenta de ramasser dans la casserole en fonte les pommes de terre qu’un feu trop secoué avait fait attacher. Elle expliqua qu’elle n’avait pas grand appétit, mais l’homme la regarda en fronçant les sourcils. Puis il demanda où mangeait le reste de la famille. Édouard avait emporté une gamelle à la gare, expliqua-t-elle. Thomas dînait chez le boulanger dès qu’il avait terminé sa besogne. Quant aux deux plus jeunes, eh bien, eux aussi avaient emporté des tartines de saindoux. Ils les mangeaient chez une vague cousine, qui leur offrait une assiette de soupe. Il pensa que l’école n’était pourtant pas bien éloignée, mais ne fit aucun commentaire. C’était une affaire qu’il tirerait au clair.

Émilienne ne le revit pas de tout l’après-midi. Elle entendit qu’il allait plusieurs fois à la cave, où se trouvait le cabinet, et en fut contrariée. Elle devait descendre nourrir le cochon et ne souhaitait pas rencontrer son hôte dans l’escalier étroit et sombre où deux personnes pouvaient difficilement se croiser. Elle sortit donc dans la rue, fit le tour de la maison et pénétra dans la deuxième cave par la cour. Elle pensa que ce ne serait pas très commode de faire cela quand les grands froids seraient là et se promit d’observer le rythme avec lequel Jourdan faisait ses visites hygiéniques au sous-sol.

Tout le monde était déjà à table pour le souper quand Édouard rentra, tout essoufflé.

— Beaucoup de boulot, aujourd’hui. Trop. J’ai marché le plus vite que j’ai pu, mais l’avenue Bouvier me semble de plus en plus longue. Je sens bien que je n’ai plus mes jambes de vingt ans.

Malgré le peu de lumière que la lampe dispensait à la table, ses poignets semblaient bien noirs à côté de ses mains. Il vit que le regard de Jourdan s’y attardait et grommela quelque chose où il était question de gens qui n’avaient pas peur de se salir les mains pendant que d’autres les passaient à tourner les pages d’un registre. Jourdan se sentit visé mais, plutôt que de répliquer, il plaisanta sur cette famille où le fils avait le gilet enfariné tandis que le père ne pouvait cacher que son travail de serre-freins ne permettait guère qu’on soit impeccable même le dimanche.

— Ils nous donnent de l’eau, à la gare, avec même de la chaude, mais on a juste le temps de se débarbouiller si on veut rentrer à temps.

— L’hygiène est une vertu essentielle, décréta Jourdan. Je l’ai toujours dit, par exemple…

Nicolas ne put s’empêcher de pouffer, ce qui lui valut le regard désapprobateur de son père.

Jourdan accepta qu’on lui recoupât une tranche de pain, trouva le jambon un peu sec et lui préféra une rondelle de saucisson.

— C’est de notre cochon, dit Émilienne. Vous l’avez peut-être vu en allant à la cave. Enfin, pas celui-là, il est mort, bien sûr. Je veux dire…

Jourdan la regardait avec intérêt, un léger sourire sur les lèvres, comme pour l’engager à continuer. Et comme elle se taisait, il dit :

— Non, je ne l’ai pas vu, Madame Gavroy. Ni celui-ci ni son prédécesseur. D’ailleurs, je ne suis pas encore descendu à la cave. À ce propos et pour éviter toute équivoque, par exemple, je vous demanderai de placer dans un coin de ma chambre un seau que je viderai bien moi-même le cas échéant. Le bourdaloue, c’est bien, mais cela ne peut suffire à tout, par exemple.

Le bourdaloue ? Toute la famille Gavroy comprit que le vocabulaire de Jourdan allait les obliger à ne pas tout comprendre de ce qu’il dirait.

— Vous avez parlé de l’avenue Bouvier tout à l’heure, Monsieur Gavroy. Savez-vous que j’y suis né ? Au milieu du siècle dernier, par exemple. Oui, oui, je suis Virtonnais comme vous. Mais j’ai quitté la région très jeune. Mon père avait trouvé du travail à Bruxelles. Moi, j’ai eu la chance de travailler à la capitale. Aux chemins de fer. Mais je n’ai pas eu le bonheur de garder longtemps mes parents. Alors, vous comprenez, Bruxelles… Pas de frère, pas de sœur. Pas de famille. Je m’étais toujours juré de finir mes jours ici.

Jourdan commença à parler de son travail aux chemins de fer. De la responsabilité qui pesait sur ses épaules.

— C’est que cela peut être dangereux, un train. Qui le savait mieux que nous qui étions chargés de tout superviser ?

— Les serre-freins aussi, ils le savent, vous savez, l’interrompit Édouard Gavroy. Et la responsabilité, nous, on sait ce que c’est. Sans nous, il y en aurait des morts. Ah oui, une lourde responsabilité. Et qui n’est pas bien payée. Et puis, c’est par tous les temps qu’il faut travailler. Jourdan s’énervait. Il glissa entre ses dents :

— Admettez quand même que vous travaillez à l’abri, dans une guérite. Et puis ne comparons pas ce qui n’est pas comparable. Pour revenir à l’avenue Bouvier, savez-vous qui est à l’origine de son nom ?

Il commença une petite leçon d’histoire où il était question d’un lointain cousin à lui, le député Bouvier.

Jourdan ne se rendait pas compte que seule Émilienne l’écoutait attentivement. Épuisé par sa journée de travail, Édouard Gavroy somnolait tandis que les trois frères se donnaient des coups de pied sous la table à chaque « par exemple » qui sortait de la bouche de leur hôte.

Émilienne avait de bonnes raisons de ne pas apprécier les louanges que leur pensionnaire adressait au député Bouvier. Mais pour le comprendre il nous faut remonter vingt-sept ans en arrière.

En effet, en 1879, le gouvernement belge de l’époque déposa un projet de loi sur l’enseignement primaire. Cette loi prévoyait que chaque commune allait devoir posséder au moins une école primaire laïque, où le cours de religion catholique ne serait pas dispensé. Quant aux instituteurs, ils devaient avoir obtenu leur diplôme dans une école normale officielle. Et plus aucune commune ne pourrait subsidier une école dite « libre », c’est-à-dire, dans les faits, catholique.

Cette loi fit grand bruit. Le député Jules Malou la qualifia de « loi de malheur ». Elle fut néanmoins adoptée par la Chambre et par le Sénat. On s’en doute, les évêques de Belgique réagirent violemment. Ils publièrent un mandement disant qu’ils refuseraient l’absolution aux instituteurs des écoles officielles et aux parents qui y enverraient leurs enfants. La guerre était déclarée.

Dans toute la Gaume, les curés firent pression pour que les parents n’envoient pas leurs enfants à l’école « sans Dieu ». Dans certains villages, comme à Châtillon, les anecdotes ne manquèrent pas.

Le gouvernement décida de faire des enquêtes parlementaires. Le député Bouvier fut chargé du problème de la Gaume.

Or la mère d’Émilienne avait une cousine religieuse, Sœur Marie, qui fut convoquée devant la commission d’enquête. Émilienne était adolescente à l’époque. Ses oreilles entendirent tellement souvent le récit de l’entrevue devant Bouvier qu’elle aurait pu la raconter dans le moindre détail. On se félicitait encore, des années après, de la réponse de la sœur à qui Bouvier demandait si elle était institutrice. « Institutrice catholique », répondit la religieuse, ce qui lui valut d’être interrogée sur l’origine de son diplôme puis, tout de suite, sur l’attitude de ses élèves face aux institutrices communales, qui se plaignaient de leurs ricanements.

Une de ces institutrices, Mademoiselle Woygnet, affirma devant la commission qu’elle était régulièrement insultée. Son père, échevin de Ruette, confirma les dires de sa fille. La suite tint du vaudeville. La sœur était accusée d’avoir jeté un enfant contre le confessionnal. Elle affirma sous serment que l’institutrice laïque avait dit « Tas de béguines ! Hypocrites ! Quelle vermine dans un village ! » L’institutrice confirma ses dires et ajouta qu’elle était prête à recommencer !

Dans la famille d’Émilienne, on se signait quand on en arrivait à ce passage du récit.

trois

Le lendemain, Émilienne n’eut pas l’occasion de compter les descentes à la cave de Monsieur Jourdan. Celui-ci partit de grand matin pour Latour où, avait-il dit, il voulait retrouver les traces de Victor Hugo. Il rentra à midi, manifestement satisfait de sa promenade, fit honneur à la potée que son hôtesse avait déjà préparée la veille, lui raconta quelques anecdotes sur le passage à Virton de l’auteur des Misérables et annonça qu’il allait de nouveau faire une promenade, comme cela, au hasard, pour s’emplir les poumons de l’air de la ville.

— Il fait exceptionnellement beau aujourd’hui, Madame Gavroy. Ce serait dommage de ne pas en profiter, par exemple.

C’était aussi l’avis d’Émilienne, qui se réjouissait de pouvoir aller et venir à sa guise dans la maison. Elle profita de l’absence de Jourdan pour mettre un peu d’ordre dans la grande pièce, donner un coup de balai et jeter un œil indiscret sur les menus objets dont le fonctionnaire avait décoré la chambre. En soupirant, elle ramassa deux chaussettes de laine qu’il avait laissé traîner sur la descente de lit, les mit dans la poche de son tablier pour les laver tout à l’heure et rangea sur l’appui de fenêtre l’exemplaire de La sentinelle qu’il avait reçu le matin et qu’il n’avait pas encore lu. Le quotidien libéral y rejoignait les feuilles des jours précédents.

Quand Jourdan rentra, il comprit tout de suite que l’atmosphère n’était pas à la joie. Désiré pleurnichait dans un coin. Nicolas faisait la tête dans un autre. Malgré les sourcils froncés d’Édouard Gavroy, qui n’aimait pas qu’on ébruitât les petits faits de la chronique familiale, Émilienne raconta.

Au milieu de l’après-midi, madame Thiéry était venue frapper à la porte pour se plaindre de l’impolitesse de Désiré.

— Vous comprenez, Madame Gavroy, je ne peux pas tolérer une telle grossièreté. Si on laisse faire les jeunes de maintenant, où ira-t-on ? Ah, ce n’est pas de mon temps qu’on se serait permis de telles choses. Les parents laissent tout faire et à l’école on n’apprend plus rien. Où est le temps de l’instituteur Guerlot ? Ah, on savait respecter les gens, à cette époque-là.

— Je vous assure, Madame Thiéry, que Désiré ne l’a pas fait exprès. Il est tellement étourdi, vous savez. Mais c’est un brave garçon, toujours le premier à l’école, et qui nous donne vraiment satisfaction.

— J’en suis bien aise pour vous, Madame Gavroy, mais cela ne prouve qu’une chose : ceux à qui on n’a rien à reprocher, il ne faut pas demander comme ils sont hypocrites ! D’ailleurs, quand il m’a appelé « Madame Farel », vous auriez dû voir comme il me regardait par en dessous.

Madame Thiéry ne se calma vraiment que lorsqu’Émilienne lui eut parlé de Jourdan et du travail supplémentaire que la présence de l’homme lui donnait. Mais c’était un monsieur bien comme il faut, plein de bonnes manières, très instruit et qui ferait honneur au quartier. D’ailleurs, si madame Thiéry voulait le rencontrer, pourquoi ne reviendrait-elle pas le soir même ou le lendemain matin ? Le prétexte était facile à trouver : il restait pas mal de coings dont on ne savait que faire. Madame Thiéry n’avait qu’à passer avec un panier, on lui en donnerait volontiers quelques kilos.

— Ça, je ne dis pas non, Madame Gavroy. C’est toujours prudent d’avoir de la gelée de coings à la maison. En cas de diarrhée, il n’y a que ça qui resserre. C’est encore meilleur que les myrtilles. Oui, oui, je passerai demain matin. J’irai acheter du sucre tout à l’heure. Mais dites bien à votre Désiré que ce n’est pas gentil ni convenable, la manière dont il m’a apostrophée.

Comment Émilienne aurait-elle osé dire à la voisine qu’on ne l’appelait jamais autrement que la mère Farel et que peut-être Désiré ignorait même son vrai nom de famille ? Quant à savoir d’où venait le sobriquet, c’était un mystère pour l’Émilienne. La plupart des Virtonnais étaient désignés depuis toujours par un autre nom que leur patronyme et bien malin qui savait pourquoi.

N’empêche, à peine Désiré avait-il mis le pied dans le couloir qu’une gifle retentissante l’accueillit.

— Mais enfin, Man, qu’est-ce que j’ai fait ?

— C’est pour vous apprendre à être poli avec la mère Farel.

Pour Nicolas non plus, la journée n’avait pas été placée sous le signe de la chance. Sa dictée contenait douze fautes d’orthographe et l’instituteur l’avait puni. Cinq pages du livre de lecture à recopier. De quoi passer la soirée si pas la nuit ! Et pour l’achever, voilà que le père avait doublé puis triplé la punition. Doublé parce que c’était l’usage : toute punition donnée par un maître devait être faite aussi pour le chef de famille. Si seulement Nicolas avait su que le père était rentré plus tôt ce jour-là, parce que le Chemin de fer lui devait des heures qu’il avait faites en remplacement d’un collègue ! Si seulement ! Il n’aurait pas chanté dans le couloir, en remontant de la cave, et surtout il n’aurait pas chanté ça. Édouard Gavroy n’en croyait pas ses oreilles. Certes, l’air, il le connaissait. La chanson était à la mode et lui-même la fredonnait volontiers, au point d’agacer sa femme :

Les mains de femmes

Je le proclame

Sont des bijoux

Dont je suis fou.

Mais il en était sûr, dans la bouche de Nicolas, ce n’était pas de mains qu’il s’agissait. Le garçon chantait à tue-tête et quand il ouvrit la porte de la cuisine, le père entendit distinctement :

Les seins de femme…

Les seins de femme ! Le garçon n’alla pas plus loin. Une gifle sonore salua son entrée en fanfare. Puis on précisa que la punition, doublée d’office, serait évidemment triplée. C’était bien ce que méritait un jeune blanc bec qui prenait de telles libertés avec l’anatomie des femmes !

— Et je m’en fiche que vous ayez besoin de la nuit et même de la semaine. Trois fois que vous copierez. Trois fois ! Et pas question d’user de la lumière : vous copierez dans le noir ! Cela vous apprendra à dire des mots que vous ne devriez pas connaître !

Quand Édouard Gavroy était vraiment en colère, il disait n’importe quoi, ignorait les réalités géographiques et historiques, toute raison emportée par sa rage.

— Et cessez de renifler tous les deux.

Ce fut la phrase qui accueillit Jourdan. Quand Émilienne lui eut fait le point sur la situation, ce dernier dodelina du chef, toussota et jugea plus prudent de ne pas ajouter un commentaire qui aurait jeté de l’huile sur le feu.

Cette huile, ce fut Thomas qui la jeta. Non seulement il entra dans la cuisine sans saluer personne, mais tout de suite il se mit à se plaindre : les conditions dans lesquelles il travaillait ne lui plaisaient pas, il avait mal aux reins, le père Jacquet le traitait comme un chien et surtout, surtout, il n’avait aucune envie d’être boulanger plus tard.

— Ah bon, ah bon, comme ça vous ne voulez pas être boulanger ? C’est la meilleure, celle-là ! Vous voulez être quoi ? Ministre, peut-être. Eh bien moi, je vous dis que vous serez boulanger.

— Mais, papa.

— Il n’y a pas de mais papa.

— Mais pourquoi est-ce que je dois être boulanger ?

— Vous devez être boulanger parce que vous devez être boulanger.

La raison sembla-t-elle suffisante à Thomas ? En réalité, il connaissait son père. Inutile de discuter avec lui : quand il avait une idée en tête, cette tête devenait plus dure que la pierre bleue de l’évier.

Il faut dire que les têtes dures, c’était une spécialité de la famille Gavroy. Tous étaient connus dans le coin pour leur susceptibilité, leur manière rude de s’opposer aux ordres d’où qu’ils vinssent, leur entêtement bourru. Le père d’Édouard, mort avant la fin du siècle précédent après avoir été veuf pendant trente-cinq ans, était charron à Virton. Il était connu dans tout le quartier des Récollets, où il avait son atelier, comme le plus sale caractère de toute la région. Pourtant, son premier enfant, Irma, née en 1859, était la femme la plus douce qui se pût rencontrer. Elle avait épousé un brave homme de la localité qu’elle accompagnait, à travers la ville et dans les villages alentour, derrière une charrette tirée par deux chiens courageux, charrette qui portait tout le matériel destiné à redonner une nouvelle jeunesse aux matelas. Les gens de l’époque étaient-ils plus exigeants que maintenant sur la qualité du sommeil ? Celle des matelas était-elle plus précaire ? En tout cas, la besogne ne manquait jamais à l’Irma et à son mari. On les voyait donc peu souvent à la rue du Moulin. « Pas le temps de bavarder, moi, disait l’Irma. » C’était sans doute une allusion à la vie de sa belle-sœur, cette Émilienne qu’elle ne critiqua jamais, mais dont elle ne comprenait pas qu’elle pût consacrer sa vie aux seuls soins du ménage, alors que le salaire de son mari suffisait à peine à entretenir la famille. Mais l’Irma était bien trop bonne, trop réservée pour faire la moindre remarque à ce propos.

L’année qui suivit la naissance d’Irma, ce fut un frère qui naquit : Jean. Puis, l’année suivante, un autre garçon : Joseph. À l’époque, les garçons étaient toujours les bienvenus. C’est pourquoi le père d’Édouard ne se plaignit pas quand, l’année qui suivit, en 1863, sa femme mit au monde un troisième fils. Hélas, ce garçon né avec les cerises mourut en même temps que les dernières pommes du cellier, au plus fort de l’hiver. Le croup ne laissa aucune chance à cet enfant qui fut, dès sa naissance, de chétive apparence. Il ne fallut que quelques jours à la maladie pour couper définitivement le souffle du pauvre Émile. Un mois plus tard, la mère d’Édouard était de nouveau enceinte d’un petit Albert.

Édouard vint au monde deux ans plus tard, en même temps que jaunissaient les premières feuilles. Quand toutes les feuilles furent bien mortes, la maman mourut à son tour. Elle ne s’était jamais remise de l’accouchement. On l’enterra dans le petit cimetière de Saint-Remy, d’où elle était originaire.

Si Irma et Édouard restèrent au pays, les trois autres frères n’attendirent pas d’être adultes pour quitter la région. Ils partirent tous les trois comme apprentis en France, où ils se trouvaient encore au moment où débute cette histoire. Jean était homme à tout faire dans un hôtel de Thionville. Joseph travaillait dans une boucherie à Crusnes. Quant à Albert, c’est à l’autre bout de la France qu’il était ouvrier agricole, à Belpech, un petit village de l’Aude.

Contrairement à la brave Irma, les quatre frères étaient connus, chacun dans sa région, pour être peu commodes. L’honnêteté oblige à dire que depuis son mariage avec Émilienne, Édouard avait fait de notables efforts pour être plus souple, avec sa femme tout au moins…

quatre

— Demain, j’irai chez le Cyril.

— Il n’en est pas question !

— Comment il n’en est pas question ? C’est qui, le chef, ici ?

— C’est toi. Mais il n’en est pas question. Tu n’iras pas chez le Cyril.

— Mais…

Édouard n’en dit pas plus. Il savait bien qu’il était inutile de discuter. Quand sa femme avait une idée en tête, difficile sinon impossible de la lui ôter. « Elle est pire qu’une Gavroy, pensait-il parfois. » En outre, quand il s’agissait de Cyril…

Émilienne avait deux raisons d’en vouloir à Cyril. La première remontait loin. Elle était, en fait, toute l’histoire de leur cousin de Sommethonne, Cyril Henin, depuis sa naissance jusqu’à sa rupture avec l’Église. Oui, toute une histoire.

Lorsque Cyril naquit et donc qu’il s’agit de le baptiser tout de suite, comme c’était l’usage de l’époque, le curé de Sommethonne fit la grimace quand le père épela le prénom :

— Je suis désolé, mon bon Firmin. Cyrille, cela s’écrit avec deux l. Je suis bien placé pour le savoir puisque c’est mon prénom.

Le curé commença alors une petite leçon d’histoire sainte dans laquelle il était question d’un homme né à Jérusalem au début du IVe siècle. Plus tard, peut-être grâce au succès de ses Catéchèses, il devint évêque de Jérusalem.

— Vous connaissez tout de même, mon bon Firmin, l’histoire de la Croix glorieuse ?

Le bon Firmin dut avouer que non. Alors, le curé lui expliqua qu’une croix lumineuse gigantesque était apparue dans le ciel, à la Pentecôte de l’année 351, au-dessus du Golgotha. Toute la cité l’avait vue. Elle demeura visible pendant de nombreuses heures.

L’enthousiasme du curé était à son comble et il sembla à Firmin qu’il voyait lui aussi une croix dorée briller au-dessus de la tête du chef de la paroisse.

— Alors, vous comprenez, mon bon Firmin, difficile d’accepter votre fils dans l’Église avec l’orthographe qui est la vôtre.

L’affaire aurait pu en rester là si la mère de Cyril n’avait insisté pour qu’on écrivît le prénom comme elle le souhaitait. Caprice de femme, sans doute. Néanmoins, on alla trouver le doyen de Virton, qui ne dit ni oui ni non, mais proposa d’en référer à l’évêque, lequel, pour ménager son saint homme de curé, accepta, contre tout usage, que l’enfant fût baptisé à Villers-la-Loue. Le curé du lieu s’appelait Eugène et n’émit aucune objection, surtout quand il sut que les prénoms de l’enfant seraient Cyril Firmin Joseph Eugène.

Les années qui suivirent furent un calvaire pour le pauvre enfant. Chaque fois qu’on écrivait son prénom, il devait