Héloïse - Ophélie Cohen - E-Book

Héloïse E-Book

Ophélie Cohen

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Beschreibung

« Toutes les femmes ont une histoire. La mienne est plutôt moche. » À la veille de ses trente ans, au cours d’une nuit entourée des fantômes de son passé, Héloïse va se raconter. Portée par les souvenirs et les remords, elle ouvre la boîte de Pandore. Noir, intime et dérangeant, un roman à la fois sombre et lumineux dans lequel les émotions sont à fleur de mots.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née en 1980, Ophélie Cohen est tombée dans les bibliothèques quand elle était petite. Fonctionnaire de police depuis plus de vingt ans, elle trouve dans la littérature un refuge. Des lectures éclectiques et le besoin de faire mille et un voyages au fil des pages, elle passe aujourd’hui de lecteur à auteur. Héloïse est son premier roman.


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Couverture

Page de titre

À Gabriele

Le plus dangereux ennemi que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même. Friedrich Nietzsche

PROLOGUE

Toutes les femmes ont une histoire.

La mienne est plutôt moche.

Ce soir, seule dans la chambre de mon meublé miteux, j’ai décidé de me confier.

Expier mes péchés.

Exorciser la douleur.

Et regarder en face les cadavres que j’ai laissés derrière moi…

Je viens de terminer mon troisième verre. L’alcool anesthésie mes douleurs, mais ce n’est que provisoire, je le sais.

Les violoncelles d’Apocalyptica et la voix de Lauri Ylönon résonnent. Ils bercent ma mélancolie, Bittersweet. Premier acte de l’opéra dramatique de ma vie.

Oublier, pour quelques heures, la déchirure de l’abandon.

Le gouffre qui s’est creusé dans ma poitrine.

Et mes actes, irréparables.

Devant ma psyché, je regarde le reflet de cette personne que je ne reconnais pas. Une jeune femme que l’on dit séduisante et qui a toujours le sourire aux lèvres. Des yeux verts, rieurs. De longs cheveux blonds. Une bouche finement ourlée.

Mais moi je sais ce qui se cache derrière son masque de fraîcheur et de joie de vivre : des cicatrices si profondes qu’elles dégoulinent encore de son malheur et de sa douleur. Des blessures béantes qui suintent et inondent ses yeux de larmes.

Cette nuit, je vais vous offrir un billet pour un aller sans retour dans le passé.

Mon passé…

CHAPITRE 1

Je suis née il y a trente ans.

J’ai poussé mon premier cri, ma mère son dernier.

J’étais préma, comme on dit. J’aurais dû arriver plus tard, mais j’en avais décidé autrement. Déjà fœtus je ne voulais écouter personne, et j’ai mis, pour la première fois, ma vie en danger.

Réanimation, assistance respiratoire, la grande faucheuse a bien failli m’emmener au pays d’où on ne revient jamais.

Or, six semaines après ma naissance, j’étais toujours vivante, malgré les pronostics des médecins. On a décidé de m’appeler Héloïse alors que jusque-là je n’avais été que Elle.

Héloïse parce que cela signifie « bois robuste » en germanique et que je ne voulais pas crever. Pourtant mon père l’avait tellement espéré.

En venant au monde, j’avais tué sa femme, son grand amour, la prunelle de ses yeux. Moi, je n’étais rien d’autre que la chose qui avait pris la vie de celle qu’il aimait.

Enfin, c’est ce que j’ai toujours cru. Pourquoi m’aurait-il abandonnée, sinon ?

Il a quitté l’hôpital le soir de la mort de ma mère.

Je ne sais pas qui il est, si je lui ressemble ou si c’est d’elle que j’ai hérité les traits.

Je ne sais rien de mes origines, en fait.

À la sortie de la maternité, orpheline, j’ai été placée en pouponnière.

Un autre combat a commencé.

Hurler plus fort que mes compagnons d’infortune pour espérer un peu plus d’attention de la part des dames en blanc. Ces gentilles puéricultrices qui gavaient les nourrissons au lait en poudre et enchaînaient les biberons.

Pas ou peu de place pour les sentiments. Elles ne devaient surtout pas s’attacher. Nous étions trop nombreux à défiler entre leurs mains.

De cette époque, je n’ai bien sûr aucun souvenir.

Je comble donc les vides par mon imagination. Seul don reçu de la fée qui s’est penchée sur mon berceau.

Est venu ensuite le temps des familles d’accueil.

Mes premières oppositions physiques.

À quatre ans, j’ai arraché une touffe de cheveux à l’un de mes frères de lait qui avait eu le malheur d’emprunter ma peluche préférée.

Sale morveux ! Mes affaires sont les seules choses qui m’appartiennent en ce bas monde, mes seuls repères. Je m’y accroche. Et gare à celui qui veut me les enlever !

Je me souviens encore de sa tête, défaite, de ses cris de douleur. Mais aussi de la punition qui a suivi. On m’a contrainte à passer un après-midi, à genoux, dans un coin. Interdiction de bouger.

Tu dois réfléchir à ce que tu as fait, Héloïse.

Mais je suis butée et impulsive. J’agis, puis je réfléchis.

Quelques bagarres plus tard, Monsieur et Madame « bien sous tous rapports » n’arrivant pas à me faire entendre raison ni à gérer mes crises, c’est une nouvelle charmante famille qui s’est proposée de prendre soin de la pauvre Héloïse.

Enfant troublée et agressive.

Un deuxième abandon qui allait augurer une longue série…

L’administration et ma nouvelle famille s’étaient accordés sur le fait que ma violence latente, mon besoin d’espace et de tranquillité seraient moins difficiles à gérer parmi des enfants plus âgés.

Quel mal une fillette de cinq ans pouvait-elle faire à de grands gaillards ayant presque trois fois son âge ?

Et ils n’avaient pas vraiment tort… Au début !

D’abord discrète, je me suis quand même battue pour faire entendre ma voix au milieu de ces ados boutonneux. Un cri par-ci, une plainte par-là. Et, bien que contre ma nature, j’ai parfois endossé le rôle de victime.

C’était tellement facile :

« Mathis m’a pris ma poupée. »

« Johan a caché mes crayons de couleur. »

« Katie ne veut pas me laisser regarder la télé. »

Une petite peste en culottes courtes qui profitait de son statut de « petite chose ». Mais je suis trop entière. Chassez le naturel, il revient au galop. Je préfère donner des coups.

Hors de question de me laisser faire.

Je suis une guerrière et une combattante.

* * *

Un après-midi de juin, direction le jardin.

Tatie et Tonton avaient un espace immense, aménagé spécialement pour les enfants.

Un trampoline, de grands arbres et une balançoire sur laquelle j’adorais lire.

Dès que le printemps pointait le bout de son nez, nous y passions nos journées. C’était, pour moi, un havre de paix.

Dès que j’ai su déchiffrer les mots, les livres sont devenus mon refuge. Mon monde imaginaire. Tout était possible entre leurs pages. J’ai dévoré Les Malheurs de Sophie en me trouvant des points communs avec cette charmante peste. Un diablotin en jupons cherchant par tous les moyens à attirer l’attention. Je devenais Alice et poursuivais le lapin blanc au pays des merveilles. Je mettais mon masque de fantômette et me transformais en une justicière intrépide.

Il faisait beau et très chaud, en ce début d’été. Les garçons jouaient à la baballe, excités comme des clébards. Je n’ai jamais aimé le foot et tous ces jeux de ballons à la con. Les chiens non plus, d’ailleurs. Plongée dans mon bouquin, je ne voyais ni n’entendais les alertes des grands, et BIM, le ballon en plein front. Héloïse s’est retrouvée au sol, sur le dos, les jambes par-dessus de la tête. La honte !

Ces idiots de boutonneux avaient une vue directe sur ma petite culotte à fleurs. Ça m’a rendue furax.

Je me suis levée et, les poings serrés, j’ai marché la tête haute en direction de Killian, le plus grand de cette troupe d’abrutis. Ils se tordaient de rire. J’allais leur faire passer cette envie, et de manière radicale.

Occupés à glousser, ils ne m’ont pas vue m’emparer de la pierre. En arrivant à la hauteur de ce Goliath adolescent, je me suis prise pour David. Il était plié en deux, sa tête à ma hauteur. Alors, j’ai armé mon bras et j’ai frappé de toutes mes forces.

À l’évocation de ce souvenir, j’entends de nouveau les cris qui envahissent le jardin, revois Tatie et Tonton qui accourent affolés. Ils étaient tous là, paniqués, autour du blessé. Et moi je me tenais debout, à quelques mètres, encore en position défensive. La main agrippée à cette pierre ensanglantée comme un naufragé au radeau de la méduse. Je me souviens encore du sentiment de puissance qui m’avait envahie ce jour-là. De cette boule de fureur nichée au creux de mon ventre.

Et des évènements qui ont suivi.

— Tu te rends compte, Héloïse ! Tu aurais pu le tuer ! s’est écriée Tatie, m’agrippant par les épaules.

— C’est de sa faute, il n’avait qu’à faire attention avec son ballon. Ce n’est pas moi qui ai commencé.

— Monte dans ta chambre, mets-toi à ton bureau. Tu n’en bougeras pas tant que je ne serai pas venue te chercher.

Tonton a renchéri :

— Tu vas également copier je ne dois pas faire de mal aux autres jusqu’à ce que je te dise d’arrêter !

J’ai levé les yeux au ciel et suis partie en courant. J’ai claqué la porte de mon antre et me suis jetée sur le lit. Mais je n’ai rien écrit. Je me suis tournée vers le plafond et j’ai souri.

Bien fait pour lui.

* * *

Tatie et Tonton ont emmené Killian à l’hôpital.

Bilan, un traumatisme crânien et sept points de suture pour ce gros crétin. Au moins, il ne s’en prendrait plus à moi. Après cet épisode, j’ai été punie pendant huit jours. Interdiction de m’approcher des grands. J’ai dû rester dans ma chambre et réfléchir à ce que j’avais fait. Mais je n’avais aucun remords et la seule chose que j’avais retenue, c’est que frapper m’avait fait un bien fou.

J’ai senti qu’il y avait quelque chose de noir en moi, de sombre, qui enserrait mon petit cœur. Mais à cinq ans, je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être.

L’été est passé sans autre événement majeur. Je fuyais les autres et passais le plus clair de mon temps dans mes livres. À cette époque, je dessinais souvent ma famille. Celle que je me représentais. Une tombe avec une grosse croix en bas à gauche de la feuille, un grand monsieur de dos en haut à droite, et moi, au milieu.

Bien qu’ayant une longue chevelure blonde, je n’utilisais que du noir. Et autour de moi, un brouillard opaque m’enveloppait de ses bras.

Mon Ombre.

Si un psychologue avait vu mes dessins, j’en aurais sans doute pris pour dix ans de thérapie. Mais personne n’a jugé bon de m’emmener consulter. Mes tuteurs pensaient sans doute qu’ils viendraient, eux-mêmes, à bout de mes problèmes de comportement.

CHAPITRE 2

Septembre.

L’heure de la rentrée avait sonné. J’étais ravie d’entrer au CP. J’avais soif d’apprendre. Et puis, j’en avais marre des grands. J’avais envie de passer du temps avec des enfants de mon âge. Qui dit changement de classe, dit changement d’école. Mon nouvel univers scolaire était désormais dépourvu de jeux. Un bâtiment gris et austère me narguait. Il ressemblait à un ogre avec sa porte qui formait une immense bouche. J’avais peur qu’il ne m’avale. Les multiples fenêtres sur la façade étaient autant d’yeux qui m’observaient avec avidité. Courage Héloïse. J’ai respiré un grand coup et j’ai avancé.

Alors que je passais le portillon rouge et que j’entrais dans la cour, une voix s’est élevée dans mon dos :

— Tu t’appelles comment ?

Je me suis retournée et ai planté mes yeux verts dans ceux du garçon qui venait de s’adresser à moi. Il était rigolo avec sa houppette et ses cheveux orange. Il avait des tas de taches étranges sur le nez et les joues. Ses yeux étaient si bleus qu’ils ressemblaient à un beau ciel d’été.

— Héloïse. Et toi ?

— Moi c’est Maxence, mais tu peux m’appeler Max.

Il m’a tendu la main. J’ai hésité. Mais il avait l’air si gentil. Et puis, c’était un enfant, comme moi, je pouvais lui faire confiance. Peut-être qu’il n’avait pas peur de l’ogre École, lui. J’ai attrapé timidement le bout de ses doigts et nous avons avancé vers la classe de mademoiselle Charlotte.

Les premières semaines se sont passées à merveille. Je travaillais sérieusement, j’apprenais des tas de choses, du calcul, du français et de l’Histoire. Il n’y avait qu’en lecture que je m’ennuyais. Je lisais toute seule depuis presque un an déjà, alors les livres de bébé, très peu pour moi. Mademoiselle Charlotte m’avait autorisée à emprunter les livres de la bibliothèque des grands. Alors, pendant que les autres apprenaient que b et a font [ba], je découvrais les aventures du Club des cinq.

À chaque récréation, Max et moi nous asseyions sur un banc, sous le vieux chêne et nous nous racontions des histoires. Il était le spécialiste des blagues. Il me faisait rire. Comme les autres enfants de la classe, il était au courant que je vivais dans une famille d’accueil, mais c’était le seul avec qui j’en parlais. Je lui ai expliqué que maman était morte et que papa n’avait pas voulu de moi. Il savait aussi à quel point je souffrais de leur absence. Je lui en parlais tous les jours. Je lui racontais aussi comment ça se passait chez Tatie et Tonton, que je devais me plier aux règles, comme tous les autres enfants. Respecter le tour de salle de bains, se laver les mains avant de passer à table et se brosser les dents après le dîner.

J’avais enfin trouvé un copain. Et quel copain ! Avec lui, j’oubliais mes soucis. Je vivais, riais. J’étais presque comme les autres.

Mais ma part sombre me guettait sans relâche…

* * *

— Salut Max !

Nous avons relevé la tête à l’unisson.

C’était Doriane, une fille de notre classe. Elle était belle, Doriane. De grands yeux noirs et de longs cheveux bruns. Un visage fin, clair et des lèvres un peu rouges, comme une poupée de porcelaine.

— Salut, lui répond Max.

— Tu viens jouer au ballon avec nous ? Tu restes toujours là assis sur ce banc avec Elle.

Ce Elle m’a fait l’effet d’un coup de poignard dans le ventre.

— Elle, elle a un prénom, Doriane.

J’ai crié, sans m’en rendre compte.

La colère est montée. J’allais lui faire passer l’envie de m’embêter, à cette poupée !

Alors que je me levais, Max m’a attrapé la main et m’a forcée à rester assise. Il m’a glissé au creux de l’oreille : « Laisse Héloïse ». Il s’est redressé et a regardé Doriane droit dans les yeux.

— Oui je reste sur ce banc avec Héloïse, et alors ?

— Pffff ! Elle n’a même pas de parents, lui a-t-elle rétorqué. Ce n’est qu’une orpheline.

C’en était trop.

J’ai craqué. Pour qui elle se prenait la princesse ? Je me suis levée et ai giflé Doriane de toutes mes forces. J’y avais mis tant de cœur que ma main brûlait. La poupée est restée stoïque, surprise par mon geste. Alors que je m’apprêtais à lui en coller une seconde, Max m’a tirée par le bras et m’a entraînée en courant à l’arrière du bâtiment.

À l’abri des regards, il a plongé ses grands yeux bleus dans les miens. Malgré moi, les larmes sont montées et se sont mises à rouler sur mes joues sans que je ne puisse les contrôler.

Je tremblais. J’ai resserré mes bras autour de moi, comme pour me bercer, me rassurer.

À cet instant, Max s’est avancé et m’a prise dans ses bras.

— Chut, mon Héloïse, c’est fini.

Il a passé sa main dans mes cheveux.

Par ce geste, Max m’a bouleversée.

Les digues se sont rompues et ma tristesse nous a submergés. J’ai sangloté et tressauté, incapable de me calmer. Même le tee-shirt de mon copain était mouillé. C’était la première fois que j’avais le sentiment de compter pour quelqu’un. Tout comme c’était la première fois que l’on me portait une telle attention.

Le jour suivant, Tatie et Tonton ont été convoqués. J’ai dû présenter mes excuses à Doriane et j’ai été une nouvelle fois punie, dans ma chambre. Une petite pièce qui pouvait à peine contenir un lit, une armoire blanche et un bureau. Des murs nus, tristes. Impersonnels.

Aucune image. Aucun poster.

Rien que du gris. Comme dans ma vie.

Pendant ces huit jours, chaque soir, j’écrivais une lettre à Max. Je la lui donnais le lendemain matin, à l’école. À la récréation, nous allions sur notre banc et je l’aidais à la lire. Chaque fois que nous avions terminé, il déposait un baiser sur ma joue, sans dire un mot, mais me gratifiait d’un grand sourire.

* * *

Le premier trimestre était passé. Ça n’avait pas été de tout repos. On cachait mes affaires scolaires, je recevais des craies et des boulettes de papier sur la tête. Les enfants de toutes les classes riaient souvent à mon passage et jamais personne ne voulait travailler avec moi. J’étais la gamine orpheline, agressive, peu fréquentable. Mais malgré le rejet des autres élèves, j’étais heureuse, j’avais Max. Chaque fois que j’étais près de lui, mon cœur faisait boum boum dans ma poitrine. Je me sentais bien. Il me disait que quand on serait grands, on se marierait. Qu’on aurait une grande maison, un jardin bordé d’arbres très hauts sous lesquels je pourrais lui lire mes livres préférés. Que nous aurions un Beauceron qui s’appellerait Tzar, comme les rois de Russie. Et même si je n’aimais pas les chiens, pour Max, j’étais prête à tout. Nous avions six ans, presque sept, et la tête pleine de rêves d’enfants. Des rêves que personne ne pouvait nous voler.

C’était, du moins, ce que je croyais.

CHAPITRE 3

Nous étions le 4 janvier.

C’était le jour de la rentrée.

Un autre Noël sans mes parents était passé. Pourtant, à la tristesse des fêtes de fin d’année, a succédé la joie de la rentrée. Je savais que j’allais le retrouver, mon amoureux.

Je suis arrivée à l’école tout excitée. Chaque jour, pendant les vacances, j’avais continué d’écrire des lettres pour Max. Je tenais à lui raconter comment j’occupais mes journées, ce que je lisais, les quelques jeux que je faisais. Comme à un journal intime, je lui confiais mes pensées, et j’en étais apaisée. À la fin de mes courriers, je dessinais un petit cœur avec nos initiales.

M + H, pour la vie.

Je l’attendais dans la cour en trépignant. Lorsqu’il est arrivé, enfin, j’ai sautillé de joie en battant des mains. Il m’avait tellement manqué.

Mais quand il s’est arrêté devant moi, je lui ai trouvé une drôle de tête. Ses grands yeux n’étaient plus bleus, mais tout gris, comme un ciel d’orage. Il ne souriait pas. Même sa houppette était fanée. Il me regardait avec intensité et m’a dit, d’un ton triste, qu’il devait me parler à la récréation. Je l’ai fixé, surprise, mais je ne lui ai posé aucune question.

La matinée est passée, lentement.

Dissipée, je gardais les yeux rivés sur l’horloge, des tas de scénarios me rongeant le cerveau. Qu’allait-il m’annoncer ? Il avait l’air si sérieux, si grave.

J’avais lu, il n’y avait pas longtemps, dans un livre sur la mythologie grecque, que le Dieu du temps s’appelle Chronos. Alors, je l’ai prié très fort pour que les aiguilles courent plus vite sur le cadran accroché au-dessus du tableau noir.

Dix heures trente, la cloche a retenti. Enfin ! Je me suis précipitée dans la cour et j’ai attendu Max sur notre banc, sous le vieux chêne. Mes jambes remuaient d’impatience.

Le voilà ! Il s’est assis à mes côtés et m’a pris la main.

— Mon père change de travail. On va déménager.

— C’est pour ça que tu fais cette tête ? Ce n’est pas grave, tu viendras me voir ici.

— Non, mon Héloïse… On part dans un autre pays.

Mon sourire a disparu et mon petit être a été aspiré par une tornade, comme dans Le Magicien d’Oz. Je me suis jetée dans ses bras.

— Non, non, ce n’est pas possible. Tu dois rester ici, on doit se marier, tu te souviens ? Si tu pars si loin, je ne te verrai plus jamais… Si tu pars… je n’aurai plus de famille.

Nos cœurs d’enfants se sont fendus. Les larmes roulaient, creusaient des sillons le long de nos joues et nos corps étaient secoués par nos sanglots. Nous étions accrochés l’un à l’autre, désespérément.

Le reste de la journée s’est écoulé.

Lentement.

Tristement.

Chaque fois que mes yeux se posaient sur Max, je sentais mon ventre se déchirer. Ça faisait mal. Tellement mal. J’aurais donné le peu que j’avais pour qu’il reste à mes côtés.

La cloche avait fini par sonner la fin des cours, il était temps de rentrer. Nous nous sommes quittés devant la grille, bien décidés à trouver une issue. Arrivée chez Tatie et Tonton, je me suis réfugiée dans ma chambre et me suis effondrée. Je sentais le poids de l’Ombre, comme sur mes dessins. Cette chose qui faisait mal et m’enserrait dans ses griffes.

Personne ne reste près d’Héloïse, tout le monde la fuit.

Héloïse est faite pour être seule.

Pas de mère.

Pas de père.

Et bientôt, plus de Maxence.

Les jours suivants, Max et moi nous sommes jurés de nous aimer toute notre vie. Nous avons piqué le bout de nos doigts avec une aiguille pour mélanger nos sangs, et il m’a fait un vrai baiser. Sur la bouche, comme les grands.

Malgré ses tentatives pour me rassurer, au fond de moi, je savais qu’il partirait, qu’il m’oublierait.

Personne ne veut garder une Héloïse dans sa vie.

* * *

C’était le dernier lundi avec mon chéri.

À la fin de la journée, je l’ai interpellé :

— C’est ce soir ?

— Oui.

La semaine précédente, il m’avait juré qu’il ne m’abandonnerait jamais et qu’il avait la solution.

Nous sommes sortis de l’école. Il faisait froid. Nos nez étaient tout rouges. Max avait un bonnet noir, enfoncé jusqu’aux sourcils. Qu’il était beau mon amoureux aux cheveux roux, avec ses yeux couleur du ciel.

La route devant notre établissement scolaire était une rue comme tant d’autres dans une petite ville. Elle était bordée de grands arbres et il y avait des barrières pour empêcher les véhicules de stationner devant l’école. C’était un axe passant, mais pas trop.

Une voiture a déboulé au bout de la rue.

— Tu es prête ?

— Oui…

Max s’est précipité sur la chaussée. Le véhicule l’a percuté de plein fouet. Le conducteur n’avait pas eu le temps de freiner. J’ai vu le corps de Max quitter le sol, rester en suspension avant d’atterrir plus loin, presque sans bruit. Il ne bougeait plus. J’ai crié et ai couru vers lui. Du sang coulait de sa tête. J’ai hurlé.

Ambulance.

Samu.

Hôpital.

Le cœur de Maxence avait cessé de battre le lendemain.

Et j’avais perdu mon passeur de bonheur.

* * *

Après trente années, je me souviens encore de notre pacte presque sordide :

— Je ne partirai pas, mon Héloïse.

— Max, tu n’as pas le choix. Tu vas devoir suivre tes parents.

— Non ! J’ai trouvé une solution ! Si je suis blessé, mais pas trop quand même, mes parents ne pourront pas partir et on restera ici. Et toi et moi, on ne se séparera pas.

— Mais comment vas-tu te blesser assez fort sans risquer de mourir ?

— Un accident. Les voitures ne roulent pas très vite aux abords de l’école. Si elle me renverse un peu, j’aurai, genre, une jambe cassée, et on devra rester. Je ne te quitterai jamais mon Héloïse. Je te le promets. Je t’aime trop.

— Moi non plus, Max, je ne te quitterai jamais. Toi et moi, pour la vie.

Nous avons scellé notre promesse d’un bisou. Mais Max ne m’a plus jamais fait de bisou par la suite.

Après la mort de ce premier amour, ma violence s’est amplifiée. Je m’en prenais à mes camarades à l’école et j’étais invivable dans ma famille d’accueil. Retenues à répétition à cause de mon agressivité, de mon insolence, de mes crises d’hystérie… Mes tuteurs ont tenu, tant bien que mal. Deux ans, pour être précise. Un soir, à mon retour de l’école, j’étais dans une colère noire. Je m’étais battue en classe. Avec la poupée. Elle m’avait insultée et avait fait une remarque sur Max. Je n’avais pas pu me contrôler. J’étais revenue avec les vêtements déchirés et une nouvelle convocation de la Directrice. Tatie a tenté de me calmer avant de me gronder, une fois encore, pour mon comportement inadmissible.

Révoltée, je lui ai attrapé le bras et j’ai mordu si fort que je lui en ai arraché un bout de peau.

Terminé Tatie et Tonton. Après cette énième crise, ils ont jeté l’éponge et Héloïse avec.

Nouvel abandon.

J’ai été ballottée, de foyer en foyer, pendant les trois années qui ont suivi. Partout où je passais, je me rebellais. Je refusais toute main tendue. Il n’y avait que mes livres qui comptaient. Ils me transportaient dans des mondes imaginaires. Je n’y étais pas l’orpheline rejetée de tous. J’étais une princesse, j’étais une guerrière, j’étais… une autre. Et c’était tellement mieux que d’être Héloïse.

En-dehors des pages que je tournais, bagarres et insultes rythmaient mes journées. J’étais un vrai caïd aux yeux des éducateurs. Aucun d’entre eux ne parvenait à percevoir ma douleur. Ma mère et Max étaient morts, mon père n’avait jamais voulu de moi. Je souffrais de l’absence de tendresse et d’attention. Aimer, ça faisait mal. S’attacher, c’était souffrir parce que tous finissaient par s’en aller.

Voilà ce que j’avais appris après onze ans de vie sur cette terre.

Mais le pire était à venir.

CHAPITRE 4

Monsieur et madame Duprès étaient des Thénardier.

De ceux qui élevaient les enfants comme on élève le bétail. À la dure, sans affect. Ils voulaient juste empocher l’argent de l’État pour services rendus. Des mains de fer sans gant de velours.

— C’est tout à fait ce qu’il faut à Héloïse, avait dit ma référente.

Si elle avait su.

C’est un peu moins de deux mois après mon arrivée que ça a commencé.

Un soir, alors que je venais de me coucher, le père Duprès est entré dans ma chambre et s’est assis sur le lit, perpendiculaire à moi.

— Alors Héloïse, tu te plais chez nous ?

Cet homme me répugnait. Il était gros et gras. Il me faisait penser aux lutteurs japonais, les sumos. Son ventre bedonnant tremblait comme de la jelly anglaise à chacun de ses pas. Il dégageait une odeur de transpiration mêlée à un après-rasage premier prix. Il arborait fièrement une coupe à la brosse, façon militaire, qui aurait pu servir à récurer les toilettes. Une barbe brune lui mangeait la moitié du visage. Mais plus que tout, c’est son regard de hyène qui me mettait mal à l’aise.

— Parce que j’ai le choix ? lui ai-je répondu, par pure provocation.

— Effectivement. Tu ne l’as pas.

La lueur que j’ai alors aperçue dans ses yeux m’a paralysée. Me fixant, il a remonté sa main dégoûtante le long du drap, lentement. Il n’avait plus le regard d’un être humain, mais celui d’une bête sauvage. Il a attrapé mon cou et s’est penché à mon oreille.

— Tu vois, belle Héloïse, a-t-il soufflé, ici c’est moi qui décide. Tu n’es rien ni personne et tu m’appartiens. Puis il a passé sa langue le long de ma joue, y laissant une longue trace humide. Il s’est ensuite caressé l’entre-jambe de la main gauche, avant de glisser sa main droite sous le drap. Comme je le redoutais, ses doigts se sont perdus sous ma culotte, avant de plonger dans mon intimité de petite fille.

Quand je repense à ce moment, de la bile me monte à la gorge.

Écœurement.

Rage.

Cette nuit-là, cet homme a volé un peu plus de mon innocence.

Il est revenu chaque soir, suivant son ignoble rituel. D’abord, il me léchait la joue. Introduisait une main sous mon drap, puis dans ma culotte. De l’autre, il touchait son membre durci, et moi je fermais les yeux pour ne rien voir. Je voulais que ça se termine et vite. Incapable de prononcer le moindre mot.

Moi la rebelle, il m’avait muselée.

Mon silence hurlait mes douleurs.

* * *

En deux années, les assauts du gros Duprès sont passés de coups de doigts à coups de reins.

Le reste de mon enfance a été assassinée par cet homme à qui l’État confiait régulièrement des enfants.

Je suis rentrée dans le rang. Plus de crises de violence, plus de turbulence, mais le début d’une errance. Deux années que je veux oublier. En dehors de flashs épars, mon esprit a cloisonné tout le reste. J’ai enfermé l’enfant que j’étais dans ce corps devenu immonde, écœurant.

À l’heure où les filles de ma classe commençaient à vouloir ressembler à des femmes, je cachais mon visage derrière mes longs cheveux gras, ne portais que des joggings amples et fuyais tout contact avec les autres. Pire, je ne me souviens d’aucune lecture de cette époque. Caressais-je encore les pages des livres ?

J’avais treize ans. Treize années d’un malheur qui m’a pris la main dès ma naissance.

Héloïse n’était pas un bois robuste. Héloïse était une ombre, un fantôme, née de personne.

Une enfant dont personne ne voulait. Une chose inutile que l’administration traîne comme un boulet de familles en foyers d’accueil.

CHAPITRE 5

La famille Duprès avait un agrément pour trois enfants. Quand j’ai débarqué chez eux, il n’y en avait qu’un, Paul. Un garçon de quinze ans à qui j’ai à peine adressé la parole en deux ans.

C’était un adolescent sage et travailleur, et moi une gamine écorchée. Lui ramenait les félicitations du Conseil de classe, moi les convocations. Puis Eddy nous a rejoints. Un mouflet de huit ans à peine. Fruit d’un père violent et d’une mère alcoolique, il symbolisait le schéma classique du passage de la case pouponnière à la case placement, sans toucher vingt mille euros et, surtout, sans goûter au bonheur et à l’innocence. Un enfant abandonné aux méandres de l’administration.

Un enfant comme moi.

Il est arrivé le jour de mon anniversaire. Dès le premier contact, je l’ai détesté. Une allure sale et une odeur de misère. La tête basse, les épaules voûtées, le regard larmoyant d’un chiot abandonné. Un visage fin, creusé de cernes. Des cheveux bruns, hirsutes. La panoplie complète. Un Oliver Twist plus vrai que nature. Heureusement que je n’étais pas comme lui à son âge, je me serais fait dévorer toute crue.

Il était pitoyable, et je ne le supportais pas. Le hic, c’est qu’à peine installé dans cette maudite maison, il s’est accroché à moi. Un marmot qui ne cherchait qu’à jouer et à se faire câliner. Il était plutôt mal barré. Quoi que je fasse, où que j’aille, il traînait dans mes pattes. Pourtant, dès le départ, je l’avais envoyé valdinguer. Je le bousculais, lui tapais l’arrière du crâne, lui donnais même des coups de pied. Sans succès. Il ne me lâchait pas d’une semelle. Peut-être espérait-il que je devienne la figure féminine qui manquait à sa vie ? Une sorte de grande sœur qui aurait partagé ses souffrances. Mais de ce rôle, je ne voulais pas. Hors de question. Est-ce que j’avais eu quelqu’un pour me protéger, moi ? Non !

En même temps, du côté de la mère Duprès, il pouvait oublier tout espoir de connaître la chaleur de bras cajoleurs. Jamais un geste de tendresse envers ces enfants qu’elle avait recueillis. Juste des ordres qui claquaient aussi fort qu’un fouet. Malgré mes rebuffades, Eddy cherchait ma présence, alors, au bout de quelques semaines, j’ai changé mon fusil d’épaule. Et s’il pouvait m’être utile, le gnome ?

Deux ans que je supportais les assauts du pervers sans rien dire. Deux ans que je mourais à petit feu. Il fallait que ça cesse. Avec Eddy, je tenais peut-être le moyen de me venger du père Duprès. Pourquoi se salir les mains quand on peut confier la besogne à quelqu’un d’autre ? Il fallait le dénoncer, mais sans m’exposer.

Ma décision prise, chaque jour, je bourrais le petit cerveau d’Eddy :

« Duprès est un pervers. »

« Duprès va s’en prendre à toi. »

« Regarde comme il te tient la main quand on se promène, c’est pas normal… »

Eddy me tenait pour modèle. Il buvait mes paroles.

— Héloïse, tu crois que tonton Duprès va venir dans ma chambre, comme avec toi ? m’a-t-il demandé un jour.

— Je ne crois pas Eddy, j’en suis certaine. Il l’a fait avec moi, il le fera avec toi.

Je voulais qu’il déteste mon bourreau, que la haine l’envahisse tout entier, que la présence de ce pachyderme dégoulinant lui soit insupportable. Je rêvais qu’Eddy devienne ma voix. Qu’il rapporte mes paroles à un adulte, en dehors de cette prison. J’espérais, en secret, qu’à sa maîtresse d’école, il se confierait. Mais Eddy est allé bien plus loin que je ne l’avais imaginé.

Nous étions en plein milieu de l’hiver.

Comme tous les soirs, Paul, Eddy et moi étions dans nos chambres. Chacun dans notre coin. Il n’y avait qu’au moment des sorties hebdomadaires que nous partagions un semblant de vie commune. Il fallait faire illusion devant les voisins. La matrone nous emmenait au parc, le dimanche. Les garçons tapaient dans le ballon, et moi… je jouais avec eux. Enfin, je crois.

Bref.

C’était l’heure du dîner. La mère Duprès nous a appelés pour venir manger sa soupe insipide faite d’eau, de légumes déshydratés et de quelques vermicelles. Mais Eddy a refusé de descendre. Il m’avait dit qu’il n’avait pas faim. Que son ventre faisait des bruits de dinosaure et qu’il refusait d’être encore plus malade à cause du repas. Je n’ai pas insisté et me suis rendue dans la cuisine. Je me suis assise, sans un mot, à côté de Paul.

Devant l’absence de leur troisième source de revenus, la marâtre nous a interrogés :

— Que fait l’autre morveux ?

— Il a refusé de venir, ai-je répondu en haussant les épaules.

Paul a acquiescé.

Énervé, le gros Duprès a tapé du poing sur la table et est monté dans la chambre en marmonnant : « Abrutis de gamins, font chier, bande de merdeux. »

La mère Duprès, Paul et moi entendions des pas lourds résonner en s’approchant de la chambre qu’occupait Eddy. Nous fixions tous les trois le plafond, en silence. Soudain, un coup de feu a retenti, suivi d’un énorme bruit de chute. S’est ensuivi un long silence. Pesant. Notre incrédulité nous avait figés. Nous ne bougions pas d’un iota. Puis, sortis de notre torpeur, nous avons pris conscience de ce qui venait de se passer. Nous nous sommes précipités dans les escaliers et, avant même d’arriver à la chambre d’Eddy, nous nous sommes arrêtés.

Stupéfaits.

Des morceaux de cervelle et des projections de sang tapissaient les murs. Il y en avait partout.

La mère Duprès s’est mise à hurler, et moi…

Je jubilais.

Tué avec son arme. Quelle ironie ! Qu’il brûle en enfer ! Duprès devait regretter le jour où il avait fièrement exhibé son revolver. Eddy et moi étions rentrés en courant dans la maison, pressés de nous mettre à l’abri à cause de la pluie. Le phacochère était dans son canapé, une bière à la main et l’autre dans le caleçon, se tripotant la queue. Vexé d’avoir été surpris et coupé dans son élan, il était allé chercher son arme rutilante pour nous menacer.

— Je vais vous crever sales mioches, avait-il hurlé en secouant le calibre sous notre nez.

Je me revois le soir de sa mort, il pissait le sang, ce porc. Sur le mur, une éclaboussure ravageait son portrait. Celui dont il était si fier. Sa photo préférée, celle de sa sortie de l’école militaire.

Eddy était allé au-delà de mes espérances.

L’enfant avait terrassé le monstre.

CHAPITRE 6

Je suis marquée. Deux ombres noires ont pris place sous mes yeux. Mon mascara a coulé, balayé par la manche de mon pull. Je ressemble à un clown sinistre. Les cheveux en bataille. L’éclat de mon regard emporté par ce retour en arrière. Plonger dans le passé, ce passé n’est pas sans conséquences. Revivre le pire et se demander s’il y a un meilleur. En cette soirée où j’ai imaginé cautériser mes plaies, je me demande encore et encore qui je suis. Trouverai-je un jour la réponse ?

Je pense à mon père. « Papa », quatre lettres que je n’ai jamais prononcées. Un mot dont je ne connais ni la chaleur ni la tendresse. Je n’ai pas connu la puissance de deux bras paternels qui me soulèvent du sol pour faire l’avion ni la douceur d’un délicat baiser déposé sur le front, à la nuit tombée.

Nouveau verre, nouvelle chanson.

Dark Side et la voix envoûtante de Bishop Briggs.

Welcome to my darkness, I been here a while

Clouding up the sunlight, hurting for a smile

Or something, but something always turns into nothing1…

J’aurais presque pu écrire les paroles de ce morceau, si j’avais eu un quelconque talent pour l’écriture. Lire, ça je sais faire. Mais écrire… J’en doute.

Bienvenue dans mes ténèbres, j’y suis depuis un certain temps…

Oui, depuis trente ans.

Je laisse mon corps onduler au rythme de la musique. Dans mon verre, le rhum tournoie et libère ses effluves entêtants. Lâcher prise, libérer le chagrin. Les larmes coulent de nouveau et suivent les sillons de mes rides naissantes. Putain, reprends-toi Héloïse. Il y a eu de belles périodes dans ta vie aussi… souviens-toi.

1 Bienvenue dans mes ténèbres, j’y suis depuis un certain temps.

Assombrissant la lumière du soleil, blessant pour un sourire

Ou quelque chose, mais quelque chose se transforme toujours en rien.

Dark Side, Bishop Briggs

CHAPITRE 7

Eddy n’a jamais expliqué son geste, il s’est cloîtré dans le silence, choqué. Devant son état, la machine judiciaire l’a emmuré. Il a été placé dans l’unité pédiatrique de l’hôpital psychiatrique de la ville voisine. Aucun risque d’être ennuyée par cette histoire. Personne ne se doutait que j’étais à la base de ce meurtre. En même temps, grâce à Eddy, le monde portait un pervers en moins. Après qu’Eddy a envoyé le père Duprès en enfer, j’ai voyagé de nouveau de familles en foyers.

Me voilà à l’aube de mes dix-huit ans. J’avais décidé de me concentrer sur mes études. Je me battais contre moi-même et mes pulsions, le temps d’accéder à la liberté. Je n’aimais pas les gens, je n’aimais pas être ballottée et j’aimais encore moins être dépendante. Lutter pour ma liberté, voilà ce que je faisais. Reprendre des habitudes saines. Me lever à heures fixes. Être assidue en cours. Pas de sortie, et encore moins de petit ami. Ce changement radical de comportement m’a permis de me stabiliser.

* * *

Je vivais depuis bientôt quatre ans chez Cécile et Mathieu. C’était un couple charmant.

Mathieu travaillait pour une boîte informatique américaine et Cécile s’occupait de nous. Nous, à savoir, leurs deux filles Aline et Maud, et moi. Les filles étaient un peu plus âgées que moi et elles m’avaient tout de suite acceptée comme leur sœur. Cette famille rassemblait les seules personnes avec qui j’avais noué un vrai contact humain, en dehors de Maxence. Il me semblait ressentir de l’affection pour eux.

Je dis bien il me semblait, parce que je n’étais pas certaine de ce qu’était l’affection. Je n’avais aucune envie de leur causer du tort. J’aimais la sérénité qu’ils m’apportaient. Mais l’équilibre restait fragile. Je sentais régulièrement l’Ombre qui me guettait.

Cette Ombre qui était apparue sur mes dessins d’enfants et qui ne m’a jamais quittée.

Cette Ombre qui m’étreignait à la nuit tombée.

Cette Ombre que je dessinais encore et encore dans mes rêves, quand j’imaginais ma famille.

J’avais peur de me laisser déborder par mes pulsions. Que mon volcan intérieur n’entre en éruption. Quand la pression était trop forte, j’allais courir, ça me permettait de me libérer. Je criais et pleurais, seule, sur la plage.

Le mal avait besoin de sortir…

Mathieu passait du temps avec nous chaque fois qu’il le pouvait. Il organisait des séances de jeux de société, nous aidait à cuisiner. Si, au départ j’étais très méfiante à son égard, il a su, avec le temps, m’apprivoiser et me montrer que tous les hommes n’étaient pas des monstres violeurs d’enfants. Il était attentionné, aimant. Il posait parfois sa main sur mon épaule, comme avec ses propres filles et même si je me crispais, je me forçais à le laisser faire. Pour autant, je ne considérais pas cet homme comme un père, ni cette famille comme la mienne. Je n’étais que de passage chez eux, juste un autre enfant qu’ils avaient recueilli et qu’ils allaient aider jusqu’à sa majorité, comme tant d’autres avant moi.

Je n’étais pas dupe.

Je savais que ma place n’était pas auprès d’eux.