Inversion - Ludovic Bernhardt - E-Book

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Ludovic Bernhardt

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Beschreibung

Un point de vue incisif sur la vie culturelle au Moyen-Orient.Deniz Agden ne donne plus de nouvelles depuis trois jours. Moh, jeune artiste français installé à Istanbul, est intrigué par cette mystérieuse disparition. Pour essayer d’en comprendre les raisons, il nous embarque dans un voyage riche en détails vers l’univers artistique et la vie culturelle stambouliotes. En passant par les galeries d’art, les soirées, les bars et la Foire d’Art de Dubaï, l’alterego de Ludovic Bernhardt se retrouve immergé dans les questions politiques, économiques et religieuses qui constituent la société turque contemporaine.Fin observateur, il dresse un panorama des sujets auxquels est confrontée la jeunesse globalisée au Moyen Orient et apporte un regard poignant envers le système de l’art.Avec ce roman passionnant, partez à la découverte d'Istanbul et de son identité artistique !EXTRAITEn arrivant en Turquie, la première impression que Moh avait eu en mettant un pied dans ce milieu fut si intense qu’elle lui avait procuré une nausée. Un simple dégoût adolescent l’avait submergé lorsqu’il vit ces armes de classe que sont les œuvres accrochées dans des petites galeries, frôlées par une colonie de corps en tailleurs Vuitton cernés de bijoux en or, accompagnés d’artistes en quête de contacts et de reconnaissance.À PROPOS DE L'AUTEURLudovic Bernhardt, diplômé du Fresnoy et de Duperré, a vécu en Turquie et au Portugal et s'est récemment installé en France. Son travail artistique explore des problématiques liées à des questions de philosophie politique.

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Inversion

Ludovic Bernhardt

ISBN 979-10-95667-22-3 Copyright © Ludovic Bernhardt / gravitons 2016 Tous droits réservés

Inversion

— Ilgın ne l’a pas vue depuis trois jours. Ses parents et ses amis l’ont cherchée dans toute la ville. D’abord ses proches. Aucune possibilité de savoir où elle est partie. Puis ses parents qui sont montés à la capitale. Ilgin, qui bosse à la galerie, m’a informé tout de suite de sa disparition. Nous avons consulté ses post et indices Facebook, et sa dernière localisation correspondait à un bar de Beyoğlu, le Zurbano. Là-bas, elle avait bu toute la nuit avec deux ou trois potes à elle, on la voit ivre mais joyeuse sur les photos… et puis ils se sont séparés. Rien d’autre depuis, ni sur le net ni chez ses proches ou autre. Enfin… ça inquiète pas mal de gens.

Moh prit son stylo entre les mains et tapota la table du restaurant d’un air soupçonneux. Il glissa un regard de biais vers Can.

— Trois jours d’absence et tu appelles ça une disparition ?, dit-il avec légèreté.

— Ça en a tout l’air. Mon dieu, une fille de son genre !

Can, qui semblait ému, à la limite du désespoir, regarda Moh droit dans les yeux comme pour essayer de le convaincre que cet événement était de taille à défrayer les tabloïds.

— Dis-moi, relança Moh, elle est partie seule ? Elle avait un mec, il me semble ? Il fait quoi pour la retrouver ? D’ailleurs je l’ai toujours trouvé indigent intellectuellement.

Can, qui buvait sa caïpirinha glacée à l’aide de sa seule paille jaune fluorescente trop longue, produisit un bruit de sucions désagréable.

— Il est affolé, il court et gesticule partout, il virevolte envahi par la passion et l’anéantissement. Il est en effet un peu con, mais touchant dans ses émotions.

— C’est le cas de ce genre de fille qui brille en tout point et se trouve des partenaires médiocres comme pour montrer que son choix est le bon... Tu vois, ça crée un déséquilibre tellement flagrant que la dissymétrie ne peut que confirmer la nature choisie de cette alliance contre nature.

Moh remua sa paille du bout des doigts ramollis par la chaleur pour faire vibrer le son de la glace mal pilée et faire remonter le sucre vers la partie supérieure du verre.

— C’est un artiste lui aussi, continua Moh… Je crois l’avoir vu à un vernissage de Pulat. En fait, pour tout te dire, je pense que ses amis, familles et tout ça – toi inclus – vous vous emballez un peu vite. Elle se sera retirée dans un havre de paix loin de l’enfer urbain, hors connexion Internet et réseau social addictif, une petite retraite à Antalya dans les vallées fleuries, avec en prime un amant de passage, puis elle réapparaîtra fraîche et enjouée la semaine prochaine en plein cœur de l’Istanbul sauvage pour de nouvelles aventures artistiques !

Can réfléchit puis fit un signe négatif de la tête. Il tira son iPhone de sa poche et consulta ses messageries. La conversation s’arrêta nette pendant douze minutes, le temps pour Moh et Can de rédiger leurs textes mortifères et leurs abréviations faciles ; la musique du bar-terrasse jouait une mélodie pauvre, enrubannée de bpm mécaniques et aux basses assourdissantes.

Moh releva son visage vers son compagnon et lui glissa quelques mots en hésitant :

— En fait ce que tu me dis m’intrigue. Cette fille, je l’ai considérée très longtemps comme une… comment dire… 

Moh hésita, chercha ses mots puis toucha du bout de ses doigts son écran Samsung avec la délicatesse d’une brodeuse. Il reprit sa phrase :

— …une pionnière. Je l’ai pas mal toisée pour comprendre qui se cachait derrière cette assurance fatale. J’aurai même eu le désir de l’approcher de prêt, si jamais elle ne m’avait pas écarté avec une aisance redoutable. Une héroïne de l’aplomb vaniteux. Un Julien Sorel nimbé de dignité protestante à la Dreyer ; Vampyr. Ce type de fille qui sait jouer de sa personnalité masculine. Je ne sais pas, en tout cas elle m’a marqué.

La soirée s’annonçait lourde. Une vague de chaleur s’était abattue sur Istanbul. Les rues du quartier étaient saturées de groupes soudés s’agrippant par les épaules ou les mains, riant aux éclats et se pavanant sous des attraits plus ou moins vulgaires. Moh quitta Can pour rejoindre son appartement de Tarlabasi, situé dans le même immeuble délabré que les bureaux du parti kurde le BDP, ancien HDP. Il croisa sur son chemin quelques familles syriennes assises sur le trottoir à mendier des kuruş pour survivre, ainsi que des chats errants lui barrant mollement le passage. Arrivé chez lui, il brancha le speaker et écouta Clair de lune de Debussy, en prenant soin de regarder les nouvelles internationales sur son écran. Avant d’atteindre les articles recherchés, il tomba sur des publicités de promoteurs immobiliers vantant le futurisme bourgeois des nouvelles tours et des nouveaux ensembles qui se propageaient comme un virus dans les périphéries d’Istanbul afin de loger les nouveaux riches qui aspirent à posséder une vie hygiénique, confortable et sécurisée ; une revendication majeure d’une classe puissante voulant se séparer concrètement des taudis agglutinés par une quête stérilisante des hauteurs et de la transparence. Les nouvelles : Village Kurde… manifestation réprimée… un enfant mort lors d’une attaque de la police… des photos montrant des terrains secs et poussiéreux avec des kurdes dispersés et des camions policiers blancs… Irak… prise de possession de Kirkuk par l’armée Kurde… Les turkmènes n’acceptent pas l’inclusion de Kirkuk dans le Kurdistan… Barzani… les combattants chiites… division de l’Irak… ISIL toujours maître de la principale réserve de pétrole du pays… photo montrant les jihadistes en costumes et cagoules noires avec drapeaux et étendards noirs… (qui est le créateur de leur identité graphique ? puissante scénographie militaire presque hollywoodienne) défilé de Toyotas transportant les mercenaires… hésitation simulée de la communauté internationale… gesticulations et pantomimes du pouvoir turc… millions de dollars débloqués par les USA pour les rebelles syriens et irakiens… La caïpirinha avait accentué la capacité de lecture rapide de Moh. Il survolait les différents titres et paragraphes et se laissait porter par une sorte de circulation prophétique du regard. Une phrase : c’est le début d’une solution politique que tout le monde recherche. Puis une réflexion : la politique, c’est ce qui détermine la répartition entre les amis et les ennemis. Cependant, dans ce que devient l’Irak, les amis et ennemis ne sont pas clairement distingués comme appartenant à deux camps séparés. Une poudrière « balkanique » oui… division chaotique encouragée, voire programmée par les États Unis, pensa Moh. Il consulta sa tablette et y croisa : un site de rencontre… des photos de jeunes filles bronzées au sourire irradiant… une intimité froidement télégénique... les quartiers d’Istanbul pour une rencontre torride, sexy ou romantique... La page est rose-bordeau et contient quelques textes jaunes… puis une page immobilière encore, avec cette vidéo de ce grand chef d’entreprise AKP qui traverse une forêt à cheval en imaginant le futur de sa ville rivalisant avec les éclats miroités de Dubaï, sans désert. Ensuite : la cure d’amaigrissement du corps masculin, avant/après, gras du bide/abdominaux sculpturaux. Et encore : petite poupée de minceur, jeune fille mourante de désir, de donner son corps à qui veut ou qui passe par là. Enfin, jeune moustachu aux muscles arrondis… Envie de rire un bon coup face à ces archétypes moulant la vie renversée, comme dirait l’autre. Il consulta durant une bonne demi-heure quelques pages d’actualité internationales, des vidéos sportives, des sites spécialisés de musculation et des sites de galerie d’art contemporain françaises et turques. Il eut une toute petite pensée pour l’artiste récemment disparue, sans vraiment s’y attarder.

°°°

« Une soirée ennuyante ; pourquoi pas finalement ? » Le soir même Moh était invité chez une poétesse par l’intermédiaire d’un ami écrivain, grand admirateur de Jean Cocteau. Une sorte de beau parleur croyant en son mythe d’écorché qui, tel un fils, s’occupait de cette artiste littéraire d’une cinquantaine d’années, schizophrène, bourrée de chimie anxiolytique. Cette femme, esquintée, était devenue une sorte de star culturelle locale et une égérie des arts fairs turques, par l’effet décalé que produisaient ses poèmes imprégnés de mélancolie névrotique. Lorsqu’elle parlait, elle pouvait s’arrêter vingt secondes pour réfléchir à la logique de son discours et ne plus retrouver le sens initial de sa phrase, prise par un défaut de mémoire fulgurant. Par l’expression d’un regard empli de détresse, elle semblait alors s’excuser de ses black-out sans fonds.

Ce soir-là, la conversation était relativement pauvre. Certains invités tentaient de créer une stimulation artificielle pour faire décoller l’ambiance, d’autres s’enfermaient volontairement dans leurs smartphones afin d’échapper au challenge d’une interaction humaine ratée. L’ensemble donnait un vague sentiment d’ennui agrémenté d’une musique qui peinait à convaincre qui que ce soit de sa nécessité. La dominante homosexuelle de l’assemblée – communauté littéraire associée à la communauté-des-clubs-de-musculation-d’Istanbul – conférait une ambiance qui apparaissait gérée par des initiés, lesquels, étonnement, n’arrivaient pas à partager leur initiation aux gens de l’extérieur. Moh voyait dans l’alcool un moyen compensatoire généreux et enfila quelques verres de vodka ponctués de bières fraîches et amicales. Vers minuit, un groupe d’italiens qui débarquait à l’improviste créa une dynamique interactive passagère et permit à l’espace du balcon donnant sur le Bosphore d’acquérir une énergie singulière ; l’ambiance restait morne dans le salon, pour autant que celle du balcon frisait le complot hystérique. Un cercle solide et quasi imperméable se constitua, et une sorte de débat voulut prendre forme. Chacun allait bon train de sa petite appréciation sur les spécificités culturelles, essayant de justifier sa critique de tel ou tel aspect des dominantes nationales, et des ricanements empêtrés de sérieux rayonnaient pour se perdre dans la ronde éphémère. Les Italiens ne restèrent finalement que trente minutes, comme épuisés par la difficulté à communiquer au delà des standards spécifiques à ce type de soirée. Les Messieurs-Muscles s’ennuyaient toujours autant, tandis que le jeune écrivain nourrissait un échange autour de la pop culture et de Cat Woman, et qu’un anglais d’origine pakistanaise déclarait sa flamme pour les super-héros négatifs du type Joker. Finalement, pour changer de sujet, Moh parla des fréquentations de Jean Cocteau pendant la Seconde Guerre et de ses goûts nauséabonds pour l’esthétique nazie. Cela intrigua l’ami écrivain, qui ne connaissait pas ces tendances extrême droite d’un des fleurons de la littérature acceptable de la Douce France nourrie d’avant-garde. Plus tard dans la nuit, un grand gaillard d’une cinquantaine d’années prit la parole pour relater des événements violents qui eurent lieu le soir même dans une galerie d’art contemporain située dans le quartier de Tophane. Il critiqua vertement les deux « fanatiques musulmans » qui avaient débarqués au plein milieu du vernissage pour casser les bouteilles d’alcool et les œuvres d’art à coup de barre de fer. L’ami écrivain ne réagit pas et un des commissaires d’exposition de cette même galerie se contenta de dire qu’il ne comprenait pas ce qui s’était passé. Moh prit la parole pour expliquer ses ressentis face à ce type de vernissage chargé d’alcool et de musique électronique au cœur d’un quartier pauvre ultra-conservateur du centre d’Istanbul. Son ami lui rétorqua qu’il était important de pouvoir s’exprimer de façon festive, dans quelque quartier que ce soit. Moh, évidemment, aquiesça puis se décida à se lever de son canapé en cuir brun pour prendre un dernier sushi Suchi co qu’il trempa maladroitement dans la sauce de soja. Il laissa tomber quelques gouttes sur la table basse Ikea et avala le morceau sans même le mâcher. Il but la fin de sa bière Bomonti et longea les parois du salon pour regarder un peu plus attentivement les œuvres accrochées au mur : une série de photos floues montées sur aluminium représentant des explosions chargées de pixels et de couleurs cathodiques, une atmosphère de capture d’écrans amplifiée par leur mise au service d’une décoration d’intérieur sobre et accessoirement jaunâtre. Ne sachant finalement plus ce qu’il pouvait faire en cet endroit à cette heure-là, il quitta sauvagement l’assemblée pour s’engouffrer dans la cage d’escalier serrée qui le mena vite vers le perron de l’immeuble bourgeois de Cihangir. Une fois dehors, il respira un grand coup pour assimiler l’air frais qui l’accueillait au pied du bâtiment et se dirigea instinctivement vers son quartier de résidence, situé à une vingtaine de minutes à pied.