Je rêve que Marguerite Duras vient me voir - Isabelle Minière - E-Book

Je rêve que Marguerite Duras vient me voir E-Book

Isabelle Minière

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Beschreibung

Comment être écrivain... sans écrire ?

Je suis un écrivain. C’est une intuition, une conviction enracinée en moi, et j’y crois. Je n’écris pas, et alors ? Qu’est-ce que ça prouve ? Un écrivain a bien le droit (et peut-être même le devoir, allez savoir) d’être en panne de temps en temps. Dans mon cas, c’est une panne chronique, voilà tout. Il n’empêche, je suis un écrivain. Un écrit-rien… ?
Gaétan est un écrivain. Il le sait, il en est sûr. Sauf que jusqu’à présent, il n’a rien écrit. Sauf qu’autour de lui, personne, vraiment personne ne le sait. Une nuit, Marguerite Duras lui apparaît en rêve. Elle lui confie le secret pour devenir écrivain…

Plongez dans un roman léger et plein d'humour sur l'art d'écrire !

EXTRAIT

Non, cet homme-là est bien différent ; il est calme, et son apparence physique semble coïncider avec cette tranquillité : il donne une impression d’harmonie, de cohérence. Les yeux verts, les cheveux châtain clair, un peu touffus, un peu désordonnés, il porte une chemise rose pâle, sans cravate.
Bon sang, ça me reprend, je voudrais l’écrire… En faire un personnage de psy sympathique, original, aux méthodes peu orthodoxes, mais qui aime son job, qui aime les gens. Natacha pourrait aller le voir, les jours où ma compagnie lui pèserait trop, et ma façon de l’observer, de commenter ses gestes. Non, oublier Natacha… Natacha me fait du mal, chaque fois que j’y pense – sauf quand elle devient le petit chat de tante Agatha.
J’avise, sur le bureau, une sculpture en pierre que je n’avais pas encore remarquée. Il s’agit d’un vieil homme dans une posture pensive, il tient son menton dans ses mains et semble commenter ce qu’il voit, du fin fond de sa sagesse, et avec un rien d’ironie. La façon dont il est placé lui permet de regarder de part et d’autre du bureau, de suivre la partie, de l’analyser, ou de compter les points.
« Gaétan, je vous présente Papy. »
Je sursaute. Quoi ? Et bien voilà, merci Augustin, je suis tombé sur un psy cinglé.
« La statuette que vous regardez… je l’ai appelée Papy. C’est un peu familier, mais il l’a bien pris. C’est un beau vieillard, fringant, et d’une grande sagesse : il est de très bon conseil, tout aussi bien pour moi que pour mes patients. Une de mes patientes s’adresse toujours à lui pour résoudre ses problèmes, elle lui confie ce qui la soucie, il y réfléchit et il lui donne son avis.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Isabelle Minière est née le jour de la Saint- Barthélémy, mais elle n'y est pour rien. Elle aime bien écouter les gens, mais pas tous. Elle aime marcher, mais ça dépend avec qui. Elle ne regarde jamais la télévision, sauf le soir des élections.
Elle a publié une douzaine de livres chez différents éditeurs (J.-C.Lattès, Le Dilettante, D'un Noir Si Bleu, Éditions du Chemin de fer, Éditions du Jasmin) et a été traduite dans une dizaine de langues.

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Couverture

Collection

CollectionJASMIN LITTÉRATURE

1.Nouvelles d’Elles

Philippe de Boissy

2.De retour

Marie Geffray

3.Je rêve que Marguerite Duras vient me voir

Isabelle Minière

CollectionJASMIN LITTÉRATURE POCHE

1.Temps croisés

Jean Clavilier

2.Une si brève rencontre

Jean Clavilier

3.Chemins de soi

Amel Isyès

4.Semoule de blé dur

Amel Isyès

5.Bonhomme Écriture

Philippe de Boissy

6.Le manuscrit de Fatipour

Jean-Michel Touche

7.Les moelleuses au chocolat

Silène

8.La femme du physiologiste

Arthur Conan Doyle

Titre

Copyright

Isabelle Minière

Isabelle Minière est née le jour de la Saint-Barthélémy, mais elle n'y est pour rien.

Elle aime bien écouter les gens, mais pas tous.

Elle aime marcher, mais ça dépend avec qui.

Elle ne regarde pas la télévision, sauf le soir des élections.

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Du même auteur

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DU JASMIN

La sorcière colère(album), 2012

La règle d’or(roman), (à paraître en 2013)

Mon livre de magie(roman), (à paraître en 2013)

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Il sera là, debout (D’un Noir Si Bleu 2012)

Mon amoureux et moi (D’un Noir Si Bleu 2011)

Ce que le temps a fait de nous (Éditions du Chemin de Fer 2011)

Maison buissonnière (Delphine Montalant 2008, prix du Scribe)

La première marche (Le Dilettante 2007)

Un couple ordinaire (Le Dilettante 2005 – traduit en dix langues)

Vous quitter m’a coûté (Le VergerÉditeur 2004)

Cette nuit-là (Le Dilettante 2004)

Méthode infaillible contre l’adversité (Lattès 2002)

Le soupirant (Lattès, 2001)

1 Pour qui sont ces serpents ?

Je suis un écrivain. C’est une intuition, une conviction enracinée en moi, et j’y crois. Je n’écris pas, et alors ? Qu’est-ce que ça prouve ? Un écrivain a bien le droit – et peut-être même le devoir, allez savoir – d’être en panne de temps en temps. Dans mon cas, c’est une panne chronique, voilà tout. Il n’empêche, je suis un écrivain. Un écrit-rien… ?

Quand j’entends un écrivain parler de l’écriture je me sens concerné, intimement ; je me sens embarqué avec lui, sur le même bateau, je partage ses joies et ses tourments – surtout ses tourments… Quand il évoque le plaisir ou la difficulté d’écrire, je hoche la tête, j’approuve, je comprends tout, c’est mon langage ; j’ai la sensation, pénétrante, de vivre les mêmes choses, de respirer le même air, de traverser les mêmes fleuves, de goûter tout à la fois les mêmes extases et les mêmes souffrances – surtout les mêmes souffrances… J’ai parfois l’impression que les écrivains parlent pour moi, que je m’exprime par leurs voix, par procuration.

Leurs voix, oui… Un écrivain, pour moi, c’est une voix ; je l’entends, tandis que je lis, et quand je referme le livre, elle m’accompagne encore. Je suis toujours un peu troublé quand j’entends à la radio la voix réelle, matérielle, audible par tous, d’un écrivain ; c’est comme si l’écrit s’incarnait soudain. J’écoute l’écrivain parler de ses livres, de son écriture, et un étrange sentiment me prend, envahissant, enveloppant, infiniment réconfortant : nous sommes de la même famille.

Voilà, c’est cela, je suis de cette famille-là ; je sens si fort mon appartenance à cette famille que les liens de filiation enregistrés par l’état civil me semblent dérisoires, superficiels, artificiels. L’état civil n’y connaît rien, se contente de liens accidentels, sans épaisseur, sans profondeur. Mon père, ma mère… allons bon, il fallait bien naître quelque part, obéir aux lois du hasard, jouer le rôle de fils, de petit-fils, de cousin germain etc., mais ma vraie famille n’est pas celle-là. Ma vraie famille, ce sont les écrivains. C’est ainsi, je n’y peux rien – est-ce qu’on choisit sa famille ?

Alors quand j’entends un écrivain, c’est comme si je prenais des nouvelles de ma famille, comme si je participais à une réunion de famille, guettant les ressemblances sur les visages, retrouvant les traits de l’un sur le visage de l’autre, le sourire de celui-là sur les lèvres de celui-ci. Ma bibliothèque est un album photo, j’y garde les traces de ceux qui me sont proches.

Quoique… Je ne m’intéresse qu’aux photos sonores, toujours cette histoire de voix ; l’écriture, c’est une affaire de son. Jamais je ne regarde un écrivain à la télévision, jamais plus ; ça me semble incongru. L’image parasite l’attention, et la voix s’en trouve abîmée, saccagée, recouverte par tous les détails qui s’offrent à la vue. Je me rappelle une fois, il y a longtemps maintenant, où mes yeux, corrompus par l’image, m’ont empêché d’entendre la parole d’un écrivain. Ces deux idiots – je parle de mes yeux – s’inquiétaient de l’apparence de la personne, de ses vêtements, de sa coiffure… C’était une femme, et je me suis surpris à l’évaluer selon son attrait physique, son pouvoir de séduction, peu convaincants en l’occurrence. Quand je m’en suis aperçu, j’ai aussitôt réagi, éteint le poste, avant de me traiter de tous les noms – j’avais trahi ma famille, d’une certaine façon, jugé cet écrivain à l’aune de critères sans pertinence, sans importance. Un écrivain peut avoir tout à la fois vilaine figure et belle écriture – et inversement.

Quoi qu’il en soit, je suis un écrivain, et ne rien écrire n’y change rien. La différence entre l’écrivain qui écrit et celui qui n’écrit pas n’est que dans les apparences, l’un produit, l’autre pas ; l’un est en mesure de prouver sa véritable nature, l’autre se dispense de preuves… En bon écrit-rien que je suis, je me rassure : l’absence de preuves n’est pas une preuve.

Mais je me rassure en vain ; la différence n’est pas là, je le sais bien, je le sais au plus profond de moi : si j’écrivais, ma vie serait tout autre. La différence, c’est la souffrance.

Je suis en manque des livres que je n’écris pas.

Quand Natacha me propose de l’accompagner à une signature, à un débat avec un écrivain, ou pire à un salon du livre, je souffre le martyre. J’imagine tous ces auteurs, leurs livres sur les tables, réels, preuves formelles de leur appartenance au club… et je m’imagine m’installer parmi eux, à une table insolite, provocatrice, évocatrice : une table vide, la seule que je mérite.

Je me sens déchiré, renvoyé à mon néant, désespérant, à ma table vide… Je secoue la tête, avec une sobriété qui me coûte beaucoup, et je lui réponds qu’un écrivain se rencontre dans ses livres, pas autrement. En vérité, je suis jaloux ; j’envie ceux dont les tables sont pleines, un terrible sentiment d’impuissance m’étreint, une indicible souffrance… Je me sens si démuni, minuscule, ridicule.

Mais j’ajoute, avec une espèce d’héroïsme dérisoire que je suis le seul à savoir, et avec un sourire farceur qui cache toute ma misère, ne laisse rien percevoir de mon pitoyable malheur, j’ajoute que si elle veut rencontrer un écrivain, elle n’a pas besoin de sortir, puisqu’elle en a un, à sa disposition, à la maison.

Alors elle hoche la tête, d’une drôle de façon, sa façon à elle, que je reconnais chaque fois, et que je voudrais savoir décrire. Savoir écrire.

Elle hoche la tête, donc, avec un soupçon de gravité, une once de légèreté, un zeste de sourire, comme si elle accusait réception de ce que j’ai dit. Elle pense que je plaisante.

Àquoi bon la détromper ?

Àquoi bon lui dire que cet humour enfantin qui est le mien, cette façade bon enfant, ces propos plaisantins, pour un oui pour un non, sont des marques de courtoisie, ma façon modeste mais efficace de me montrer bon camarade, de ne pas l’encombrer avec mes misérables détresses ? Ce serait manquer d’élégance.

Si j’écrivais vraiment, si j’écrivais autrement qu’en pensée, si je passais de l’intention à l’action, je traiterais mon lecteur avec la même délicatesse, lui épargnerais les explications de texte, le laisserais lire entre les lignes. En un sens je fais de ma vie même tout un travail d’écriture… On se console comme on peut.

Pour qu’on puisse lire entre les lignes, encore faut-il qu’il y ait des lignes, c’est mon seul problème. Bah… un écrivain qui n’écrit rien est un écrivain qui n’apas encoreécrit ; son livre est en gestation, il le porte en lui, dans ses entrailles, jusqu’à ce qu’il soit prêt à naître. Ou à éclore, comme une fleur.

Il est des accouchements longs et douloureux, mais qui ne portent aucun préjudice à la beauté du bébé, à sa vitalité. J’accouche lentement, péniblement, c’est tout.

J’accouche depuis que je sais lire. J’avais à peine achevé mon premierOui-Oui(c’étaitOui-Oui et la voiture jaune, je m’en souviens très bien), que déjà je décidais : je veux faire la même chose, écrire des Oui-oui. Ça a continué avecLe Club des Cinq, et ainsi de suite. Je me disais que lorsque je serais grand je deviendrais « faiseur de livres », je n’avais pas d’autres mots pour penser ce métier-là, le seul où je pouvais m’imaginer plus tard ; mais je n’en parlais pas, c’était pour moi d’une telle évidence… Que faire d’autre dans la vie, sinon des livres ? La question ne se posait pas ; pas encore. Je grandissais, je lisais, toute ma vie se tenait là, le reste n’était que décor. La vraie vie était dans les livres, ça tombait sous le sens, ça ne méritait même pas d’être dit. Et puis qui m’aurait écouté ? Seuls des personnages de papier auraient su m’entendre. Jusqu’au jour où…

J’avais dix ans, toutes mes dents, j’étais heureux comme dans un roman, on me trouvait gentil, presque attachant, parce que je n’étais pas dérangeant – un enfant qui lit ne fait pas de bruit. Quand ma mère m’a offertLe Château de ma mère, pour mon anniversaire, je savais quel nom portait ma vocation, et j’en usais en moi-même, avec délectation : je serais écrivain. Comme Pagnol. Sitôt le livre achevé, dévoré, adoré, je m’en suis ouvert à ma mère, avec beaucoup d’émotion, j’avais l’intuition – le pressentiment ? – que j’engageais là ma vie entière, et je voulais la mettre dans la confidence. J’éprouvais pour elle une gratitude qui ne m’était pas familière et que je trouvais très douce, très réconfortante : elle m’avait offertLe Château de ma mère, et je voulais la récompenser de son bienfait ; j’imaginais déjà sa joie, sa fierté : « Gaétan sera écrivain ! » dirait-elle aux gens, les yeux brillants, heureuse d’avoir participé, par livre interposé, à une si belle vocation. J’avais eu la naïveté de prêter à ma mère – par association d’idée ou pour transformer mes désirs en réalité – les qualités de la mère de Pagnol. Or…

Or ma mère a secoué les épaules, puis elle a ri d’un rire aigu, tranchant, où ne perçait aucune gaîté : « Avec les fautes qu’il y a dans tes dictées, ça m’étonnerait ! » Et ce fut tout, pas le plus petit soupçon d’étonnement, pas une miette d’encouragement ; à la place, saccageant mon rêve, il y avait cet agacement dans sa voix, qui me donnait chaque fois l’impression de dire des bêtises, de faire des bêtises, de n’être qu’une bêtise ambulante.

Bon… adieu la petite scène que j’avais si soigneusement préparée : elle si fière, si contente de moi, et moi si ému de lui donner un motif de se réjouir. J’étais sûr, au fond de moi, que la mère de Pagnol aurait réagi tout autrement. En un sens, ce Pagnol n’avait aucun mérite. Tandis que moi… Moi, il me faudrait beaucoup d’audace pour réussir à écrire, braver ce destin hostile qui m’avait contraint à naître loin des miens ; les miens, les écrivains.

Pas le moindre écrivain à l’horizon, ni oncle ni tante, pas même un lointain cousin, pas même un voisin qui m’aurait pris en affection, aurait encouragé ma vocation, veillé sur mes premiers pas, se serait extasié sur mes premiers feuillets – « Ce petit a du talent ! C’est de la graine d’écrivain, ça, et de la bonne ! » Non, rien de tout ça, pas le moindre soutien à espérer, mais en revanche beaucoup d’hostilité à redouter.

Alors j’ai mis au point ma stratégie : avancer dans l’ombre, écrire en secret… et un beau jour surprendre tout le monde. J’ai décidé d’un métier de couverture, comme un espion se cachant sous une autre identité : je deviendrais professeur de français, parlerais des livres des autres, à défaut de parler des miens ; ce serait ma façon à moi de rester en compagnie de ma vraie famille, les miens, les écrivains. Ma façon de travailler en famille.

Ma mère n’y a vu que du feu, elle a tout oublié de la déclaration, si solennelle pourtant, de mes dix ans. J’étais pour elle un grand lecteur, et que je devienne professeur lui semblait logique : cela me laisserait du temps pour lire. Ce choix la rassurait beaucoup : elle ne m’imaginait pas exercer un métier où l’on travaille vraiment ; comme les professeurs, c’est bien connu, ne travaillent jamais qu’à mi-temps et sont sans cesse en vacances, le job m’allait comme un gant – elle m’a toujours donné l’impression d’être un dilettante qui gagne un peu d’argent de poche, de temps en temps, en jouant au moniteur de colo, à l’animateur de centre aéré. Bah… pourquoi priver les gens des préjugés qui leur sont précieux, qui les aident à vivre ? Je ne l’ai pas détrompée, par charité : elle se serait tellement inquiétée. Elle m’avait donné à lire, depuis tout petit, je lui devais bien ça.

Natacha, elle, c’est du solide, elle a un vrai métier. Ingénieur. On ne sait pas trop ce que ça veut dire, peut-être même que ça ne veut rien dire, mais c’est un mot rassurant, du moins pour des parents – être rassuré par un mot qu’on ne comprend pas, je trouve ça inquiétant.

Natacha ne s’appelle pas Natacha, il n’y a que moi qui l’appelle comme ça. Et encore, tout intérieurement, uniquement intérieurement. Elle-même ne le sait pas. Elle croit qu’elle s’appelle Nathalie. Or ce n’est pas un prénom romanesque, ce n’est pas un nom de personnage – ou bien dans une chanson, à la rigueur, et à condition que l’histoire se passe en Russie.

Quoi qu’il en soit, je reste coi, quand Natacha revient d’une de ces rencontres littéraires qu’elle affectionne tant, et en dépit du bon sens – alors qu’elle a un écrivain sous la main, alors qu’un écrivain ça s’écoute, mais ça ne se regarde pas. Tout est dans le son, bon sang, tout est dans la voix… mais Natacha, quand je lui dis ça, hoche la tête de cette façon-là, si singulière, si romanesque, et que ne sais pas écrire.

Quoi ? Qu’est-ce qu’elle dit là ? Qu’elle a rencontré Untel, dont elle aime le style, ce mélange de légèreté et de gravité, si subtil, si harmonieux ? Ma parole, on jurerait qu’elle décrit son propre hochement de tête, qu’elle ignore pourtant ; et qui n’existe pas, puisque je l’ai inventé, pour me motiver à l’écrire.Àécrire quelque chose surtout ; quelque chose plutôt que rien. Elle me parle d’Untel, tout aussi intriguant dans la vie que dans ses romans, paraît-il. Blablabla…

Natacha me fait de la peine, elle ressemble à une victime de la mode, en arrêt devant une vitrine, crédule, manipulée, croyant aux promesses de la publicité : Untel est conforme à son image, il joue son rôle, il le connaît par cœur, sur le bout des doigts ; il sait prendre un air réfléchi, affecter un sourire mystérieux, éveiller la curiosité, susciter la sympathie – pauvre Untel, il a dû tellement souffrir pour écrire de si belles pages, on a envie de l’emmener à la maison, de soigner ses blessures à force d’affection, de le réconforter à force d’admiration. Il s’est tellement identifié à ce rôle-là qu’il ne sait même plus qui il est, quand il ne joue plus. Ne lui reste plus qu’à jouer tout le temps, pour se convaincre qu’il est quelqu’un. Pauvre type, cet Untel. J’ai échappé à ça, moi, je suis authentique, je ne joue pas à l’écrivain, jesuisun écrivain. Untel n’est qu’un comédien ; un écrivain ne se donne pas en spectacle, il écrit. Ou il essaie…

Et blablabla, Untel ceci, Untel cela… Je ne m’occupe pas du sens, j’écoute le son, la voix de Natacha me berce, comme une petite musique, nostalgique, mélancolique ; je me souviens des paysages que je n’ai jamais vus, les steppes de l’Asie centrale, les montagnes russes, la muraille de Chine ; je me rappelle les phrases que je n’ai pas écrites, leur mélodie, si douce, si douloureuse, si délicate. Soudain… Soudain cette évidence, pathétique : ne pas écrire me permet de garder intacte l’image de ce que je pourrais écrire ; écrire, c’est prendre le risque de se trahir. La preuve : tous ces papiers raturés, ces phrases à peine ébauchées, déjà jetées. Toutes mes tentatives ressemblent à des interruptions volontaires de grossesse, toutes mes phrases sont des livres avortés. Regarder en face l’enfant que je mènerais jusqu’à son terme est au-dessus de mes forces. De mon audace…

Audace… le mot résonne en moi, étrangement. Un écho le répète, le décline sur tous les tons, de toutes les façons. Tu manques d’audace, me dit une voix, à l’intérieur de moi, et qui se mélange à celle de Natacha. C’est beau. C’est déchirant, mais c’est beau. Tout comme les dernières pages duChâteau de ma mère, du temps où j’avais dix ans, toutes mes dents, et une confiance viscérale dans le destin qui m’attendait ; un destin d’écrivain. C’est si attendrissant… Pauvre petit bonhomme, je t’ai trahi, tu méritais mieux que moi. Toi, tu étais plein d’audace…

«  Gaétan ? Tu m’entends ? »

Je hoche la tête à mon tour, sans grâce ; ni légèreté ni gravité dans ce mouvement-là, c’est juste une série de muscles ou de tendons, je ne sais pas, qui bougent machinalement. Mes hochements n’ont aucune âme.

« Alors tu sais qui j’ai rencontré ? »

Ah, Natacha, s’il te plaît, épargne-moi ça ; j’ai l’impression d’être en classe et que le professeur me demande de répéter sa dernière phrase. Or tu sais bien que j’avais d’autres préoccupations quand j’étais enfant : j’avais des livres à inventer, les futilités scolaires ne m’intéressaient pas. Je disais non au professeur, non je n’ai pas entendu, j’avais cette audace…

« Mmm… Duras. Tu as rencontré Duras, et tu l’as trouvé charmant, aussi éloquent dans la vie que dans ses livres. N’est-ce pas ? Il est bel homme ? Tu peux me le dire, tu sais, ça n’a pas d’importance… Ce qui compte, c’est ce qu’il écrit, pas son physique. »

En vérité j’espère qu’il est moche. Repoussant. Des taches verdâtres plein la figure, des boutons sanguinolents, purulents, des touffes de poils noirâtres s’exhibant hors de ses narines, des yeux outrageusement globuleux, bleuâtres, froids comme des lames de métal, des lèvres pincées, coincées, recouvertes d’une infâme mousse laiteuse, des dents atroces, grisâtres, cabossées, des cheveux affreux, blanchâtres, dégoûtants, des bajoues rougeâtres, répugnantes, un menton difforme, décoloré, indécent. Ah il est beau son écrivain ! Aller se pâmer devant cette horreur, quand on a chez soi un écrivain présentable, agréable, souriant, la bonne humeur incarnée, la joie de vivre chronique, l’optimisme contagieux… Cette Natacha n’est pas logique. J’en ferais un personnage tourmenté, en quête désespérée d’un apaisement qu’elle a à portée de main, mais qu’elle ne voit pas, tout occupée qu’elle est à remuer des couteaux dans ses plaies. Mais je ne la laisserais pas dans cet état : un beau matin (ou peut-être une nuit ?) elle cesserait de se torturer en vain, ouvrirait les yeux, découvrirait enfin que ce qu’elle a cherché partout est là déjà, d’une évidence insolente. Elle sourirait, hocherait la tête, grave et légère, radieuse.Point final.

Comment ?Natacha n’est pas un personnage facile, pas étonnant si je ne parviens pas à l’écrire, elle m’interrompt tout le temps :

« Gaétan ? Tu plaisantes ? Duras est une femme, et elle est morte.

— Ah ? On ne me dit jamais rien… »

Elle m’adresse un vague sourire, un cocktail savant de politesse et de gentillesse ; mes réparties l’affligent, mais elle est bonne camarade. Or un personnage n’est jamais bon camarade, c’est trop plat, trop banal ; Natacha, tu me déçois. Si tu continues, je ne t’écris plus. Déjà que…

« C’est Daurasse que j’ai rencontré. J’ai lu tous ses livres, tu sais… Ce qui m’a frappée c’est comme il est habité par ses personnages. Il en parle comme de personnes réelles, comme s’ils existaient … »

Stop ! Je déteste entendre de telles banalités. Bien sûr, les personnages existent réellement, qu’est-ce qu’elle croit ? Je le lui aurais dit, moi, si elle me l’avait demandé ! J’ai lu tous ses livres, et gnagnagna…

« C’est intéressant, Gaétan, de parler avec un écrivain. J’aimerais bien qu’une fois tu viennes avec moi… Toi qui lis autant…» 

Pourquoi cette femme s’acharne-t-elle contre moi ? Pourquoi martyriser un innocent ? Ce ne sont pas des mots qui sortent de ta bouche, Natacha, ce sont des serpents, qui sifflent sur ma tête, me harcèlent, m’empoisonnent, m’assassinent.

Je laisse les serpents siffler, et je souffre en silence. Elle ne peut pas deviner…

« Je sais bien que tu n’aimes pas la foule, Gaétan, mais cet après-midi il n’y avait pas trop de monde. Je pense que c’est parce que Daurasse n’est pas encore très connu du grand public, mais on ne juge pas un auteur à sa notoriété. Qu’est-ce qu’il écrit bien !… »

Chut, Natacha, ce n’est pas bien de tuer son mari, tu sais.

Je suis exsangue ; à trop siffler sur ma tête, tu m’as sacrifié sur l’autel de ce Daurasse. Cet imbécile de Daurasse qui écrit à ma place, qui m’arrache les phrases de la plume, écrit comme je veux le faire, depuis toujours, depuis mes dix ans surtout. Ce traître de Daurasse dont je prête les livres à mes élèves ; bougres d’élèves qui me rendent mes bouquins, en les ayant à peine feuilletés.Bof… c’était trop ennuyeux, j’ai pas fini, monsieur.Pas fini ?Àpeine commencé, oui, petits cons…

« Toi aussi, Gaétan, tu aimes Daurasse, et c’est moi qui te l’ai recommandé, tu te souviens ? »

Ah, Natacha, achève-moi. Je ne peux demeurer plus longtemps entre la vie et la mort, qu’on en finisse !

Un écrivain qui n’écrit rien ne vit pas, il agonise.

Achève-moi, Natacha, par charité.

« Gaétan ? Ça ne va pas ? Tu es tout pâle… »

Ah ? Quand on meurt, ma chère, on n’a guère de couleurs. Je te lègueLe Château de ma mère, et tous mes Daurasse, mais achève-moi, de grâce.

« Mmm… Quelque chose me tracasse…

— Dis-moi, Gaétan, dis-moi…

— Je… Il faut que j’y réfléchisse encore un peu. Je voudrais être certain avant de t’en parler. »

Certain de quoi ? D’agoniser encore, d’agoniser toujours ? De mourir tout à fait ? Ou bien ? …

Ou bien…

Ne pas écrire est épuisant ; je suis à bout, à bout de tout.

J’ai envie de dormir, de rêver… De rêver, oui, toute la vie.

Dormir, écrire…

2 Marguerite et la liste des courses

Longtemps je me suis couché pour écrire…

J’écrivais la nuit, j’écrivais en dormant ; mais au matin il n’en restait plus rien. Si ce n’est le souvenir d’écrire, le plaisir d’écrire, le délicieux tourment d’écrire. Les mots s’envolaient dès que la conscience me revenait, des pages et des pages, toutes noircies, semblaient m’échapper des mains. Je me sentais volé, pillé ; les pages que je touchais tout à l’heure, les lignes dont je voyais encore le dessin, les phrases qui résonnaient l’instant d’avant à mon oreille… tout cela s’était évanoui, dans la nuit. J’avais rêvé. J’avais rêvé quand je croyais écrire. Et j’avais tout vécu pourtant, tout.

Je me suis souvent levé, fébrile, dans l’espoir imbécile d’une bienheureuse crise de somnambulisme. J’imaginais tout : sans le savoir, j’étais sorti du lit, m’étais précipité à ma table, et j’avais écrit, des heures durant, toute la nuit. Les feuillets seraient là, sur la table, ils me seraient rendus, ils m’étaient dus.

Sur la table il n’y avait rien, jamais. Un désespoir tout noir, poisseux, m’enveloppait doucement, me berçait. Je ruminais ma désillusion, c’était doux et douloureux. Je pensais à ma vieille tante Agatha, à ses plaintes incessantes. Agatha s’appelle Agathe, mais Agatha lui va comme un gant, et elle n’est jamais plus heureuse que lorsqu’elle est malheureuse ; elle peut alors décliner ses souffrances, sur tous les tons, les déguster comme des bonbons, geindre en rond.Écrire Agatha, oui, écrire cette délectation-là, morbide, douceâtre, cette complaisance… Même ça, ce petit bout d’écrit pour décrire Agatha, je n’y parvenais pas, et c’était un supplice : j’avais tous les mots sur le bout de la langue, au bord de la plume.

Pourtant mes rêves étaient si jolis, si écrits...

Alors je plaisantais pour oublier, faisais le clown, imitais le singe, esseulé dans une verte vallée, se demandant ou est passé le reste de son troupeau, ou bien la petite fourmi perdue dans la jungle, voulant à tout prix retrouver son nid, le mouton égaré, désemparé, à la recherche de son berger ; je taquinais Natacha, lui trouvant des points communs avec ces pauvres bêtes, tandis qu’elle s’affairait pour préparer son thé, voulait tout à la fois sortir le sachet de sa boîte, attraper la bouilloire, allumer le poste de radio…Àcertains moments, par le jeu d’étranges coïncidences, la comparaison semblait presque acceptable, c’était troublant. J’avais l’impression d’être inspiré, tel un écrivain qui, sans le vouloir, le sachant à peine, écrit d’une traite ses meilleurs passages, comme s’ils lui étaient dictés et qu’il n’avait plus qu’à les copier.