Je travaille à Paris et dors à Bruxelles - Élise Bussière - E-Book

Je travaille à Paris et dors à Bruxelles E-Book

Élise Bussière

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Beschreibung

Vous vous interrogez sur la place du travail dans notre société ? Alors ce roman est pour vous !

En suivant Justine, vous pénétrez, de l’intérieur, le monde de la consultance : les missions, les clients, les voyages, la compétition, les team buildings, les méthodes de management, le jargon, les fusions, les restructurations… Justine se fait, elle aussi, petit à petit happer par le système. « Travailler plus pour gagner plus ! » disait Sarkozy… Mais est-ce vraiment une fin en soi ?

Une faillite retentissante entraîne dans sa chute une célèbre société de conseil. Bien qu’éloignée de plusieurs milliers de kilomètres de l’épicentre du séisme, Justine en subira, elle aussi, l’onde de choc. Consultante, par hasard, par curiosité, et par conformisme, elle sera happée par les rythmes endiablés que lui impose ce temple de l’excellence.
Autour d’elle, un enfer fait de luxe et de petits privilèges se construit. Mais ce luxe a un prix. Comme celui d’allers-retours quotidiens pour croiser, ne fût-ce que quelques minutes, un homme qui s’éloigne. Le jour est une vie pétrie de performance. Mais, le soir, c’est l’angoisse, la solitude, et aussi l’envie de brûler la chandelle par les deux bouts, de sortir, de décompresser, de rire. La question qui finira par s’imposer à elle : que deviens-tu ?

Par son ton malicieux, ce roman nous amène à une remise en question de la valeur même de notre travail et du mal-être qu’il engendre.

EXTRAIT

Quelques jours plus tôt, un des fondateurs de la start-up dans laquelle je travaillais m’avait pressée d’envoyer mon CV. Nous étions au bord de la faillite. Il m’avait recommandée à une de ses connaissances travaillant chez William Arding Consulting. Au nom de la bonne conscience, il voulait réinventer un avenir à ses salariés bientôt sans emploi. Moi, je résistais. Je jurais mes grands dieux que, jamais, je ne vendrais mon âme à ces sociétés de conseil obnubilées par le profit. D’ailleurs je ne reconnaissais plus mes amis qui y avaient été engagés. Depuis leur engloutissement, ils s’étaient transformés en hommes débordés, sérieux et coincés dans leur costume. Je renchérissais. Moi, Justine, je n’avais pas étudié la philosophie pour, à vingt-six ans, courir derrière les dollars. Après quelques années dans la culture et la communication, je rêvais au mieux d’art ou d’aide humanitaire. Mais certainement pas de devenir consultante. Pour moi, on ne consultait que chez le médecin. J’y voyais une question de déontologie. Le monde du conseil était à mille lieues de mes aspirations. Complaisante, je m’étais cependant laissé convaincre par mon futur ex-employeur d’envoyer mon CV.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Elise Bussière est diplômée de philosophie.

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À ceux qui ont été présents lors des passages ardus.

À Giorgio.

Il comprenait cependant que son métier ferait partie de sa vie. Qu’il lui collerait à la peau comme une moustache postiche qui prête à rire.

Milan KUNDERA, Risibles amours

UP OR OUT

« Compétences relationnelles » et « aptitudes à la communication » sont décisives, le savoir-faire et les diplômes sont accessoires. Bientôt on apprendra exclusivement à séduire le recruteur. Travailleur sans qualités, bienvenue à toi. Vous voilà obligé d’être le commercial de vous-même. Il faut savoir se vendre comme si votre personnalité était un produit auquel on pouvait assigner une valeur marchande.

Corinne MAIER, Bonjour paresse

— Ah enfin une néerlandophone !

— Euh… désolée de vous décevoir mais, de néerlandophone, je n’ai que le nom.

— Francophone, avec un nom flamand, mais alors vous faites partie de la bourgeoisie ?

— Pas du tout.

Il prend ses distances et s’appuie sur le dossier en similicuir du fauteuil. Pour un premier contact avec un associé d’une société américaine, la question me semble tout sauf politically correct. Il me toise. Je me sens animal de foire. Je soutiens son regard. Je souris timidement pour cacher mon agacement. Je voudrais pulvériser sa pensée étroite. Stupide ce raccourci qui classe les familles francophones de Flandres au rang de bourgeois. Démontrer une culture néerlandophone est sans doute l’arme ultime pour obtenir sa considération. Déterminée, je me penche légèrement et joins les mains sur le bord du bureau, n’osant m’aventurer plus avant. Je me lance dans une succession de démonstrations : mon père travaille en Flandres, mon grand-père est hollandais, j’ai passé du temps aux Pays-Bas… Cette intervention boiteuse ne fait qu’amplifier mon handicap. Malgré mon héritage, je ne parle qu’imparfaitement cette langue. Celle qui signe son appartenance à la région économiquement forte du pays… Bref, je suis mal embarquée. De toute façon, ça m’est égal. Je suis là par jeu !

Quelques jours plus tôt, un des fondateurs de la start-up dans laquelle je travaillais m’avait pressée d’envoyer mon CV. Nous étions au bord de la faillite. Il m’avait recommandée à une de ses connaissances travaillant chez William Arding Consulting. Au nom de la bonne conscience, il voulait réinventer un avenir à ses salariés bientôt sans emploi. Moi, je résistais. Je jurais mes grands dieux que, jamais, je ne vendrais mon âme à ces sociétés de conseil obnubilées par le profit. D’ailleurs je ne reconnaissais plus mes amis qui y avaient été engagés. Depuis leur engloutissement, ils s’étaient transformés en hommes débordés, sérieux et coincés dans leur costume. Je renchérissais. Moi, Justine, je n’avais pas étudié la philosophie pour, à vingt-six ans, courir derrière les dollars. Après quelques années dans la culture et la communication, je rêvais au mieux d’art ou d’aide humanitaire. Mais certainement pas de devenir consultante. Pour moi, on ne consultait que chez le médecin. J’y voyais une question de déontologie. Le monde du conseil était à mille lieues de mes aspirations. Complaisante, je m’étais cependant laissé convaincre par mon futur ex-employeur d’envoyer mon CV.

— Tu comprends, j’ai dit à mon contact qu’il le recevrait aujourd’hui, me poussait-il.

Lui, fondateur de start-up en déliquescence, allait, du haut de sa trentaine, se retrouver « talent convoité » sur le marché de l’emploi. Moi, je ne savais pas vraiment où je voulais aller.

— Il est intéressé par ton profil. Ils cherchent des consultants spécialisés en gestion du changement.

C’est vrai que j’avais lu deux ou trois choses sur le sujet. De là à me prétendre spécialiste, il y avait plus qu’une nuance.

— Ne t’inquiète pas, Justine, me répondit-il, vendre de l’argent pour de l’or est une pratique communément admise dans le monde du conseil.

C’est ainsi que je me retrouve assise dans un bureau à la décoration épurée, pour un second rendez-vous. Cet associé de William Arding use d’une langue qui fait sa fierté et que je n’ai plus pratiquée depuis des années. De surcroît, il semble penser que cet attribut lui donne le droit de scruter mes origines sociales. Soit ! À mon tour de l’ausculter. Je devine, derrière son corps long et sec, l’étudiant introverti, appliqué et besogneux. Je le vois marié jeune à une femme provenant de la même région que lui, peut-être rencontrée au bal d’un village voisin. Elle est douce, peu jolie et effacée. Elle admire son assiduité au travail. Il a gravi, sans bruit, les échelons de la hiérarchie à mesure qu’il s’est endurci. Aujourd’hui, consacré associé d’une multinationale, il a gagné en assurance. Il court, s’active, travaille toujours plus pour mériter cette place que son origine socio-économique ne lui aurait pas permis de briguer. Son application studieuse a fait place à une arrogance maladroite. Le regard pétri de certitudes, il compte aux rangs des hommes que le pouvoir excite. Il est devenu moins disponible pour son épouse qui se consacre à l’éducation de leurs deux enfants, à la construction de leur piscine, au choix de leur résidence secondaire et à quelques activités caritatives en faveur de « moins favorisés ». Il évoque cette dernière occupation avec satisfaction. Elle participe de sa moralité. C’est grâce à son salaire confortable que son épouse peut s’adonner à ce passe-temps. Il en raconte quelques anecdotes avec émotion, se souvenant que son grand-père était aussi de ceux-là. Aujourd’hui, pour se faire pardonner ses absences, il emmène régulièrement sa femme en city trip. Grâce à la cadence de ce type de déplacement, il effleure de nombreuses villes. Il maintient ainsi le rythme du modèle professionnel qu’il a choisi ou qui l’a choisi, qui sait ?

Après son entrée en matière sur mes origines, il poursuit par des questions plus convenues. Mon discours est rôdé. Ses questions aussi. Rassuré par mes explications, mes résultats académiques et mon tailleur sage, il retourne mon CV. Il y dessine un schéma pour m’expliquer l’organisation matricielle de l’entreprise. Je prends une expression attentive. Il m’expose ensuite sur un ton solennel les quatre valeurs que les employés d’Arding se font un honneur d’incarner chaque jour que leur vie professionnelle compte. Je n’en retiens qu’une parce qu’elle me fait rire : passionate about excellence. Que veut dire « passionnés par l’excellence » ? De quelle excellence s’agit-il ? Cette association de mots me paraît aussi vague que présomptueuse. Je ne sais pas si ses explications doivent m’impressionner ou m’inquiéter. Mais j’ai la sensation d’assister à une farce dont je suis la protagoniste malgré moi. Cet interlude semi-comique s’interrompt quand mon interlocuteur me demande si je suis ambitieuse. Ambitieuse ? Autre question inconvenante à mes yeux. J’ai été élevée dans l’idée qu’une carrière professionnelle n’était pas souhaitable pour une femme. Toute ambition a fortiori prohibée. Grâce à la relativité de cette éducation archaïque, je réponds donc avec conviction :

— Bien sûr que je ne suis pas ambitieuse.

À son froncement de sourcils et au silence inattendu, je devine un incident diplomatique. Il baisse les yeux et tire sur le bord de sa manche, faisant ainsi ressortir ses boutons de manchette en argent. Ses ongles sont impeccables. Toujours sans me regarder, il me réplique froidement :

— Savez-vous – coup d’œil fugace sur mon CV –, Justine, qu’Arding favorise une logique de up or out ? Je ne vois dès lors pas comment, si vous n’êtes pas ambitieuse, vous allez pouvoir vous intégrer dans notre institution.

Les choses se corsent. Je sens que nous touchons le point-pivot où l’entretien peut basculer. Or, je prends soudain conscience que je ne veux pas perdre la partie malgré moi. Joueuse, c’est à moi qu’il appartient de choisir si je souhaite ou non franchir la porte de ce temple, et non l’inverse. Je me lance alors avec bravoure dans une dissertation sur les diverses significations du mot « ambition ».

— Il y a bien sûr l’ambition vénale de voir un jour écrit « manager » sur sa carte de visite et puis l’ambition du travail bien fait et de la satisfaction du client. La première ne peut certainement pas être un but en soi, mais seulement une conséquence naturelle de la seconde. C’est cette dernière qui m’habite.

Apaisé par mon discours ou par ma créativité quand il s’agit de se vendre, l’associé hardi me tend un contrat et me demande de revenir le lendemain pour le signer. Pour ma part, je suis ravie d’avoir gagné la partie, mais pas forcément convaincue d’avoir envie de la prolonger. Je réussis donc à obtenir, après quelques réticences, quatre semaines supplémentaires de réflexion, compte tenu d’autres entretiens de recrutement planifiés. C’est que je suis convoitée !

— Ce n’est pas dans les habitudes de la maison d’attendre si longtemps une réponse. Je souhaite que vous mettiez la même passion dans le fait de signer ce contrat que celle que je mets dans le fait de vous l’offrir. Exceptionnellement, pour que vous puissiez vous investir en ayant posé un choix véritable, j’accepte d’attendre.

Ils doivent réellement être en période de recrutement intensif, me dis-je.

Deux mois plus tard, après de longues vacances au soleil, la fin de l’été m’amène à mon premier jour dans la vénérable institution, vieille de plus de quatre-vingts ans. Je suis décidée à relever le défi de la découverte d’un monde qui n’est pas le mien. J’en ferai l’occasion d’un travail d’ethnologue. J’appliquerai l’observation participante, je récolterai des données, je recueillerai des notes… Pourtant, cette exploration m’inquiète quelque peu. Mon inquiétude, dans un premier temps, concerne plus ma capacité à intégrer ce monde qu’à répondre aux attentes professionnelles auxquelles je serai confrontée. J’espère en effet pouvoir puiser, dans mes expériences passées, des compétences transposables. Une éducation gréco-latine chez les « bonnes sœurs », quatre années de philosophie, quelques années dans le secteur culturel et un passage aussi accidentel que bref dans une start-up doivent m’offrir, je l’espère, quelques ressources. Pourtant, au fond de moi, je rêve de devenir trapéziste ou funambule, de faire partie du monde du voyage, de la magie et de la grâce. Fi de ces chimères ! Ce sont pourtant les pensées qui m’habitent quand je pénètre, ce matin, dans le gigantesque amphithéâtre bondé de jeunes recrutés. Ils ont presque tous moins de vingt-cinq ans et le sentiment de démarrer une aventure prometteuse. Ils sont fiers d’être là et d’appartenir désormais à la famille Arding. Pour l’occasion, ils ont revêtu un costume neuf ou ont repris celui qu’ils mettaient, il y a quelques semaines encore, pour passer leurs derniers examens oraux. Pourtant personne ne soupçonne que, dans peu de temps, l’aventure s’arrêtera déjà pour certains. Aujourd’hui, ils boivent chaque parole du directeur. Arpentant l’estrade, celui-ci motive ses troupes en anglais :

— Lors de vos études, il vous a été demandé de fournir un effort ! Ici, l’effort ne suffit plus, il nous faut des résultats.

La note est donnée. Pendant l’allocution, certains pensent au séjour à Boston qui les attend dès demain. Ce sera leur première traversée de l’Atlantique. Quelques-uns sentent les courbatures dues à leur déménagement à peine bouclé. Il leur a fallu, diplôme en poche, quitter leur région pour migrer vers Bruxelles. Là, ils entament la grande vie et, en même temps, la vie des grands. D’autres s’interrogent sur la couleur qu’ils vont choisir pour la voiture qu’ils pourront commander à l’issue du speech. Enfin, les derniers regardent autour d’eux afin de repérer s’il y a matière à conquête. Le choix est maigre. L’auditoire est presqu’exclusivement masculin.

Les paroles de bienvenue de notre directeur n’ont pas le don de m’apaiser. Elles résonnent dans mon cerveau comme autant de parasites sur un signal radioélectrique. Monsieur Kurt Kepner, perché sur son estrade, a une allure étrange. Il s’agite avec conviction. Physiquement, il ressemble à un microcèbe murin, une espèce de lémurien. Ses yeux perçants, son nez effilé, son front haut et en arrière, l’absence de cou, même son corps plutôt court et rond, lui donnent un air de famille troublant avec l’animal. J’ai lu, cet été, une caractéristique amusante au sujet de cette espèce : la femelle signale par un chant les moments où elle est fertile, une sorte d’hymne à la fécondation. Cet aspect de la ressemblance avec notre directeur est plus difficile à vérifier pour la zoologiste que je suis. En revanche, il est certain que l’arrière-plan de la scène ne correspond pas au biotope du lémurien. Il est composé d’un écran géant encadré de spots aux lumières diffuses. L’écran exhibe le logo de la société entouré de concepts tels que « performance », « excellence », « proactivité ». Kepner gesticule dans l’espoir de susciter l’adhésion. Il martèle en business english des mots tels que « croissance », « valeur ajoutée », « rationalisation », « optimisation »…

Quel univers étrange que le management à l’anglo-saxonne. Tant les méthodes que le vocabulaire qui y est attaché me paraissent exotiques. Mon initiation devra visiblement passer par l’apprentissage de ce jargon.

Oublions vite ce discours. Ma future voiture commandée chez une assistante, je cours rejoindre des amis déjà installés sur une terrasse animée. Mon arrivée déclenche leurs railleries : de la culture au conseil, le fil rouge leur semble difficile à décoder. Ils m’interrogent, sceptiques, sur mon pouvoir de persuasion en recrutement. Ils ironisent sur ma capacité à faire valoir l’intérêt d’un diplôme en philosophie pour déchiffrer le bilan d’une société. En fait, je ne fais que les rejoindre dans une voie qu’ils ont empruntée dès leurs études. Mais ma décision pourrait fragiliser l’équilibre du groupe : il est toujours agréable ou rassurant d’avoir à sa table quelqu’un qui fréquente les lettres ou les arts. Je suis leur dernier bastion contre un embourgeoisement complet. Le dernier foyer de divergence. Mon diplôme et mes premières années professionnelles laissaient espérer une direction plus singulière. Perplexe, je prends un deuxième verre, puis un troisième… jusqu’à ce que les mots et les sensations d’inquiétante étrangeté s’évaporent. Je me retourne. Je regarde mes dernières années. Elles ont été nourries de légèreté, de dîners entre amis et de fêtes. Je les ai fait rire par mon insolence et mes caprices. Dans un cercle somme toute assez convenu, les limites des conventions n’avaient pas besoin d’être poussées très loin pour atteindre l’extravagance. Aimer les plaisirs que la vie offre, leur faire honneur et ne pas s’en cacher tenait déjà de l’audace. J’avais eu l’effronterie de vibrer d’aventures sans tenir de comptes de boutiquière. Dans toute société, chacun tient un rôle, chacun occupe une fonction. J’avais tenu le mien. Mais mon sourire malicieux tendait à s’estomper à la lisière de ma nouvelle vie.

Quelques heures plus tard, après une courte nuit, mon radioréveil braille. Conflits, drames humains et match nul. J’ouvre un œil pour voir la couleur du ciel. Elle laisse prévoir une journée pluvieuse. Je crois au cauchemar et, la tête sous l’oreiller, j’hésite : est-ce que tout cela est vraiment pour moi ? Ce n’est peut-être pas écrit dans ma « légende personnelle », comme le crierait le roman de l’été. Suis-je vraiment appelée à ajouter ma pierre au développement de l’économie mondiale ? Tout est encore possible : rester au lit pour combattre les méfaits de l’alcool ou retourner l’appartement pour retrouver les billets d’avion déposés hier soir, quitter Armand endormi et courir à l’aéroport. Je me lève pour chasser le vertige.

Le discours de bienvenue de la veille n’était qu’une mise au diapason. L’étape suivante, à Boston, est l’induction program1 supposé aplanir les particularités culturelles. Il a lieu à la maison mère. Boston est la ville où, au début du siècle dernier, le vénéré William Arding a monté son affaire. C’est en retraite, là-bas au Q.G., que, chaque année, les nouveaux employés du monde entier sont envoyés pour rencontrer leurs semblables et épouser le moule Arding. Un lavage de cerveau aux odeurs de grand-messe, un baptême en bonne et due forme, nous y attend.

Passés le check-in à l’aéroport où toute personne encravatée est un collègue potentiel, nous passons deux semaines à avaler des présentations sur la stratégie de l’entreprise, l’organisation matricielle (industrie vs solution), le système d’évaluation de la performance, les possibilités de développement de carrière, le code de conduite, le code vestimentaire… Les présentations sont entrecoupées d’ateliers en équipes sur une étude de cas. Ces groupes de travail me rappellent mes cours de catéchisme. J’entre probablement en religion.

L’acmé du séminaire est la visite des associés américains. Nous, les centaines de nouvelles recrues, sommes docilement assis dans les gradins d’un amphithéâtre sensiblement plus grand que celui de Bruxelles. Nous attendons d’être impressionnés par ceux qui doivent incarner notre modèle de réussite, notre aspiration profonde. Soudain, une musique tonitruante interrompt les échanges timides. Et une horde d’associés, meute en rut, chaussés d’un sourire sur-enthousiaste, descend les marches de l’amphi au rythme de We are the champions. Une lame de volonté de puissance déferle dans les gradins. Quelle manière plus persuasive de vous insuffler une âme de gagnant ? Aux instants d’émotion muette succède une salve d’applaudissements envoûtés. Ostensiblement fiers de l’effet provoqué, les associés nous exposent les quatre valeurs applicables aux quatre-vingt-quinze mille employés à travers le monde. Je reconnais les quatre valeurs dont j’avais eu un avant-goût, lors de mon entretien de recrutement. Tous les collaborateurs d’Arding sont rassemblés derrière les mêmes quatre piliers de sagesse, de réussite, de performance. Cette ferveur, cette homogénéité de pensée, me donne froid dans le dos. Est-ce là une cérémonie d’un nouveau culte ? Les visages qui m’entourent ont une expression éblouie.

Pour éviter l’ennui ou l’angoisse qui me guette depuis ce matin, j’attribue des médailles aux présentations auxquelles nous assistons. Je suis seule membre du jury. Les votes se font donc à l’unanimité. Jusqu’à présent, la médaille de l’indigestion est attribuée à celle qui nous a fait avaler soixante-dix-huit slides en une demi-heure et celle de la performance à celui qui a prononcé le mot « performance » plus de vingt fois lors de son exposé. Ces journées sont l’occasion d’un défilé de managers, triés sur le volet : le jeune décontracté, le beau mâle affublé d’une cyphose à force de s’être trop penché sur son ordinateur, le jamais-associé, l’asexuée – unique représentante de la gent féminine, peut-être une question de quota. Dévouée corps et âme à l’entreprise, elle est dépourvue tant de vie familiale que de vie sexuelle. Son accoutrement relève de la garde-robe d’une bibliothécaire d’avant-guerre. Le jeune décontracté est venu accompagné de deux juniors dont le rôle est d’appuyer sur les touches de l’ordinateur pour faire défiler ses slides. Deux pantins pour répondre à sa soif de domination. La présentation la plus affolante est celle de John, l’expert informaticien. John fait partie des services dits de « support », c’est-à-dire en marge des rangs de l’armée productive des consultants. Américain convaincu et obsédé de company policies, il nous exposera, droit comme un i, tel un caporal à ses sous-lieutenants, toutes les interdictions que nous devons respecter. Il insistera lourdement sur l’utilisation exclusivement professionnelle des e-mails et de l’Internet. L’expérience révélera que peu sont ceux qui satisfont aux exigences de John.

En revanche, le plus caricatural est sans doute cet exmanager frustré, fraîchement nommé responsable des ventes, à l’issue d’une mission mal budgétée. Le poste est boiteux puisque ce sont les managers ou les associés qui vendent directement au client. Il clame l’air convaincu : « Vous êtes ici pour faire de l’argent et ajouter de la valeur au client et à notre entreprise. » Il interrompt régulièrement le spécimen asexué, lors de son exposé, pour « compléter » avec une bienveillance douteuse ce qu’elle présente. Ici, pas de place pour les faquins. Seuls, les believers ont voix au chapitre.

Je tente de décoder le jargon des présentations projetées sur l’écran géant. Je ne suis pas sûre d’être à ma place ni d’en comprendre toutes les subtilités. Nous sommes loin de l’ontologie fondamentale de Heidegger. Lors des réunions en groupes de travail, mon unique apport est mon bon sens. Notre étude de cas nous demande d’assurer le sauvetage de Braxis. Braxis est une entreprise fictive spécialisée dans les caméras de sécurité. Pour comprendre les mauvaises performances de notre client, nous disposons des bilans des trois dernières années, d’une étude de marché et d’une analyse de concurrence. Braxis illustre l’insoutenable fragilité de l’existence d’une entreprise : elle met des dizaines d’années à se forger un nom sur le marché et seulement quelques mois à signer sa chute. Seul mon côté décalé me permet de survivre à ces centaines de données qui ne m’inspirent rien, si ce n’est un terrible ennui. Les gagnants de l’étude de cas sont ceux qui auront sauvé Braxis en lui offrant la rentabilité qui lui permettra d’écraser ses concurrents. Ceux-là seront acclamés, propulsés sur l’estrade et récompensés par un week-end aux Maldives. Quelle merveille ! Être récompensé par plus d’heures encore avec ses collègues. Est-ce que le soleil des Maldives suffira à adoucir ces heures supp’ forcées ?

Le soir aussi, notre temps est organisé et rentabilisé. L’objectif est le sacro-saint networking. Tout est sacrifié sur l’autel de ce networking, même le mariage. Certains associés ont retiré leur alliance pour mieux profiter du dîner qui nous est offert. Un des plus beaux restaurants de la ville a été réservé pour les jeunes prometteurs que nous sommes. Perchés au sommet d’une tour, une coupe de champagne à la main, nous nous offrons la sensation de dominer le monde.

Lors de ce premier dîner, je suis assise à côté de Sacha. Après une école de commerce et des stages « significatifs » dans des multinationales agro-alimentaires, il entame sa carrière chez William Arding. Sacha est, comme moi, attaché au bureau de Bruxelles. Il a un humour sarcastique, propre à me détendre. Il a l’air candide et lucide à la fois. Ses cheveux bouclés et ses yeux clairs accentuent cette apparence ingénue. Il pourrait être le cousin du Petit Prince. Ma petite taille fait oublier mes années supplémentaires. Je passe pour une consœur fraîchement diplômée et non pour la consultante expérimentée que je suis depuis deux jours, du moins sur papier. Nous discutons de tout et de rien : de ses stages, de ses voyages… La conversation est agréable. Il y aurait donc des interlocuteurs affables chez les consultants.

Généralement, après le dîner et après avoir terminé l’assignement demandé pour le lendemain, ceux qui craignent de retrouver la solitude de leur chambre ou qui souhaitent être repérés par l’un ou l’autre associé descendent en ville faire la tournée des bars branchés. Là, les verres tintent au son de notre nouvelle devise work hard, play hard.

1. Programme d’initiation.

MA VIE EN KIT

C’est le sempiternel constat que la ville moderne est celle de toutes les vitesses, de la foule qui foule les trottoirs des boulevards, des changements imprévus, de la sur-mobilisation de tous les sens qui dérangent les « nerfs » et entraînent des « angoisses ».

Thierry PAQUOT, L’Art de la sieste

Après deux semaines d’immersion culturelle à Boston, retour à Bruxelles. Mon premier défi : me faire une place dans les bureaux. L’immeuble de type haussmannien et ses réceptions sont imposants. Les étages du bâtiment sont tournés vers un majestueux atrium central de marbre. Puits de lumière et d’espace, par sa dimension, il exige de nous une réussite totale. Chrome et bois habillent les bureaux. Nos clients pourraient leur reprocher un côté tape-à-l’œil, mais ne pourront nier la réussite économique enviable dont témoigne ce faste. Même nos toilettes sont plus spacieuses qu’un flat et plus luxueuses que les salles de réunion de certains clients. Je suis quelque peu intimidée par cette grandeur. Pas fière pour autant. La frontière entre ces deux états me sauve peut-être. Le prestige des bureaux est souligné par la guerre de l’espace qui s’y joue. Le combat débute dès la rue par la recherche de places de parking. Seuls les associés et les managers féminins ont une place réservée dans le parking souterrain. Unique exemple de discrimination positive arboré avec fierté. N’étant pas manager, je suis condamnée à chercher, chaque jour, dans les rues bondées du centre-ville, un emplacement où garer ma voiture. Je suis condamnée à prendre part au ballet de cette chorégraphie urbaine. Certains jours, ce manège me fait tourner en bourrique. Qui dit centre-ville dit aussi implacables et impayables parcmètres. Le ballet reste payant même pour les abonnés. Irina, la responsable de la flotte automobile, tient un relevé minutieux des infractions. Elle m’apprendra plus tard que, pendant quatre mois, j’ai occupé la pole position de la course aux contraventions avec vingt-trois amendes. De là à dire que je suis réduite à venir travailler pour les honorer, il n’y a qu’un tour de roue.

Ce matin, je me glisse dans la place lorgnée par un collègue en le dépassant impitoyablement au feu rouge. Puis, je presse le pas pour arriver avant lui au bureau. Les emplacements y sont aussi rares : extension de la guerre de l’espace. Faire avancer sa carrière sans disposer d’un coin de bureau où poser son ordinateur et se brancher au réseau informatique reste ardu. Étrangement, la répartition de l’espace des bureaux reflète les échelons à franchir dans la hiérarchie. Une grande salle avec une vingtaine d’alcôves, appelée « staff room », est le lieu où sont entassés les juniors et les consultants, base de la pyramide. Des espaces plus restreints avec douze alcôves plus spacieuses sont réservés aux consultants expérimentés. Aucun bureau personnel n’est attribué à ces trois premiers échelons de la pyramide. Pas nécessaire, puisqu’ils sont sensés rentabiliser la majeure partie de leur temps chez le client. Ce découpage est contraignant. Mais personne n’enfreint la règle. Chacun se range à la place qui lui est accordée.

Les managers, eux, bénéficient d’un bureau attitré. Ils se partagent à quatre une pièce constituée de palissades de bois et de deux plantes vertes. Devant les plantes trônent deux secrétaires qu’ils se partagent également. Seuls, les associés disposent de bureaux individuels qu’ils n’occupent jamais. Heureusement, la lutte des classes connaît ses limites. Elle s’efface devant les distributeurs de boissons et les corbeilles de fruits. Là, nous sommes tous égaux.

Lors de notre premier jour effectif au bureau, nous, les frais émoulus, avons rendez-vous au département Facility Management. Nous y recevons le kit parfait du consultant ou le kit du parfait consultant : stylo et serviette de cuir à l’effigie de l’entreprise, voiture, téléphone portable, PC portable, carte de crédit, règlement et carte de l’assurance groupe, frais de représentation… L’équipement nécessaire pour partir à la conquête du monde capitaliste. Recevoir une flopée de login et codes secrets qui les accompagnent fait partie du subtil bizutage : PC, câble de sécurité du PC, accès à Internet et à l’intranet, accès aux e-mails, téléphone fixe, téléphone portable, carte essence et carte de crédit auxquels correspondent les hostiles 180386, 8578, xoPzniu, QpMlinuz, TznBoR, 9503, 3752, 8147. Aucun moyen mnémotechnique n’aura raison de ma mémoire. Moi qui ne retiens pas même ma date de naissance. En un jour, mon identité est augmentée de huit codes à mémoriser. Je signe ainsi mon entrée dans un monde de chiffres, le monde des have more.

Il allait falloir me faire une place, et tout d’abord en trouver une dans cet espace distribué. Après quelques errances dans le couloir entourant l’atrium, je trouve une alcôve libre. La dernière. Une chance, elle se trouve dans le lieu réservé aux consultants expérimentés auxquels j’appartiens désormais. Aurais-je continué à déambuler le reste de la journée comme une âme en peine, si elle n’avait pas été là ? Excellente incitation à arriver tôt. J’élis domicile. Je sors mon nouveau PC de son étui et le pose sur le bureau. Avant de m’asseoir, je jette un coup d’œil aux occupants des alcôves voisines. Je ne croise aucun regard. Seulement des sommets de crânes échevelés. Ici, visiblement, personne ne se salue. Il règne un silence monacal que rythme le clapotis des claviers. Je me demande même si quelqu’un a réalisé ma présence. J’ai la sensation de ne pas être. Je m’installe et consulte les documents reçus. Tel qu’indiqué dans la procédure, je compose mon code personnel sur le téléphone fixe afin d’être joignable. Sait-on jamais, peut-être qu’un client, mis au fait de mon existence, voudrait me joindre. J’attache mon PC à l’aide du câble de sécurité – le vol n’a pas de frontière – et le mets sous tension. Après quelques instants, je surprends des regards discrets de mes voisins. J’esquisse un sourire crispé qui reste sans réaction. Tant pis, par mimétisme, je baisse la tête. J’entreprends l’exploration de l’univers de mon ordinateur qui sera désormais mon environnement exclusif. Et me voilà, sans le savoir, à quelques heures d’être happée par un rythme effréné.

Du fond de la solitude de mon alcôve, l’accès à l’intranet de la société me procure un sentiment d’appartenance. Je navigue parmi ses pages colorées. Je fais véritablement partie de la grande famille Arding. En m’offrant le code d’accès, elle témoigne sa confiance et m’ouvre ses portes. J’ai l’audace de supposer que, si mes voisins m’épient, c’est qu’ils ont envie de savoir qui est cette nouvelle sœur. En tout cas, pour ma part, je suis curieuse de connaître mes nouveaux camarades de jeux. Ne tenant plus devant ce silence accablant et mon inactivité, je prends prétexte de n’importe quelle question informatique pour entrer en contact avec l’un d’eux. Dans mon ex-start-up, il y avait vingt-deux hommes et moi. J’y ai retiré un enseignement précieux : le meilleur moyen de s’intégrer dans un univers masculin est de prêter allégeance à leur supériorité technique. Quel moyen plus aisé que leurs connaissances informatiques ? Même si ce cliché peut sembler usé, il compte parmi les vérités, à ce jour, éternelles. Thaddée, le voisin que j’interpelle, s’empresse de me porter secours et se lance dans une explication riche en détails. Je prends un air éclairé et reconnaissant. Avec le même air de curiosité emprunté, je prolonge naturellement notre conversation et le couvre de questions. J’apprends ainsi que Thaddée est aussi un consultant expérimenté. Il travaille ici depuis trois ans. Il est alloué à une autre case de l’organisation matricielle que la mienne. Je trouve Thaddée élégant sans être conventionnel. Sa carrure est le reflet de ses nombreuses heures de motocross. Il a le teint mat et les yeux clairs. Son front est buriné par le soleil. Grâce à une once narcissique, il se prête volontiers aux réponses. La conversation se poursuit spontanément comme si, tout à coup, il disposait de temps. Dans un élan de bienveillance, il va jusqu’à m’exposer sa règle d’or : toujours marcher rapidement dans les couloirs. Cela donne un air occupé, me dit-il. C’est le secret pour ne pas être harponné par un manager. Ils sont souvent à la recherche d’une victime qui s’acquittera pour eux d’une tâche fastidieuse. À son insu, l’attitude de Thaddée concorde avec les recommandations d’un ancien associé de William Arding. Sur le chemin vers la machine à café, les habitudes de l’associé sentencieux avaient été bousculées par les éclats de rire d’un groupe de consultants. De retour dans son bureau, il avait rédigé et envoyé une note interne, connue depuis sous le nom de « walk actively2 memo ». Elle disait en substance ceci : « Il est extrêmement embarrassant, vous en conviendrez, de croiser des consultants avec leurs pieds sur le bureau, ou réunis dans un bureau riant et commérant ou tout simplement des consultants n’ayant pas l’air affairé. Chacun d’entre nous doit mettre un point d’honneur à être constamment occupé… Quand vous marchez dans les couloirs, marchez de manière énergique. En outre, en aucune circonstance, vous ne devriez lire la presse au bureau. » Sacha m’avait relaté cette anecdote à Boston. Voilà comment Thaddée, dans le respect de ce qui est prescrit, commence mon coaching personnel. À sa décharge, son objectif est étranger à celui du memo. Thaddée se révèle, en effet, un grand sportif de l’évitement : éviter d’être repéré à avoir du temps libre, éviter d’être perçu comme quelqu’un ayant des compétences spécifiques, éviter d’être surpris le vendredi midi dans l’ascenseur alors qu’il s’apprête à passer l’après-midi sur son terrain de motocross… La remarque de Thaddée sur la démarche appropriée a fait rire l’entourage. Moi qui pensais n’être entourée que de jeunes loups ambitieux, je découvre avec plaisir que l’humour est admis. L’atmosphère se détend et paraît moins inhospitalière. Rassurée, je laisse Thaddée réintégrer son alcôve et poursuis l’exploration de mon PC désespérément vide. Je m’aventure plus loin sur l’intranet d’Arding, mine de renseignements. Géré au niveau mondial, il reprend entre autres toutes les méthodologies, les outils de vente, les projets réalisés par les différentes entités locales. Tant de matière grise à disposition a quelque chose d’enivrant. À côté, la bibliothèque du Congrès américain doit pâlir de jalousie.

Pas d’excès de zèle pour cette première journée : en fin d’après-midi, je pars retrouver Armand et quelques copains. J’ai envie de partager avec lui mes impressions de rentrée des classes. Armand trouve les récits de ma nouvelle vie professionnelle insolites. D’autant plus que lui-même ne travaille pas. Il n’en a pas besoin, ou pas encore. La distance que cette situation lui donne me rend notre relation précieuse. Ses boucles, ses yeux verts, son élégance, sa grâce quand il fume et son mètre quatre-vingt aussi sans doute. Armand est un peu fou. Lui dit qu’il n’est que fou d’amour. Je prends sa main. J’oublie les autres. Son sourire offre tous les espoirs. Ses yeux qui se plissent font tout oublier. Notre relation est tissée d’insouciance, de fantaisie et d’une douce complicité intellectuelle. Je me réjouis de nous retrouver seuls ce soir.

2. Marcher de manière vive, avec énergie.

DU PURGATOIRE AU SEPTIÈME CIEL

Tant pour le plaisir

Que la poésie

Je croyais choisir

Et j’étais choisi

Je me croyais libre

Sur un fil d’acier

Quand tout équilibre

Vient du balancier.

ARAGON, Au bout de mon âge

Deuxième jour : 8 h 30, même alcôve, nouveaux voisins. Je les salue de manière plus affirmée. Je sors mon PC portable de son étui. Je l’attache au bureau avec le câble de sécurité avant de le mettre sous tension. Je compose mon code personnel sur le téléphone fixe. Gestes qui seront désormais mon rituel quotidien, mes nouveaux repères. Alors que j’ouvre ma boîte de courrier électronique, Stéphane, le manager qui a participé à mon premier entretien de recrutement, s’approche. L’air souriant, la tête pleine de projets et d’ambitions pour sa jeune recrue, il me demande si j’ai un moment à lui consacrer. Difficile de répondre que je suis débordée. Je le suis vers son bureau. Stéphane a les cheveux blonds minutieusement coupés à une longueur qui veut faire croire à une vie de bohème. Cela lui permet surtout d’y passer régulièrement la main. Il s’assied et m’indique une chaise en face de lui. Le motif de clubs de golf sur sa cravate est mal assorti à l’effet recherché par sa coupe de cheveux. Stéphane correspond au type du jeune cadre quarantenaire, séduisant, toujours bronzé, aux costumes parfaitement coupés, et aux dents blanches et longues. Il a l’allure du manager, comme je l’ai toujours imaginé – bien que je n’ai jamais été sûre de comprendre le sens du terme « manager », une autre appellation vaine qui n’échappe pas à mes suspicions. Le paternalisme que Stéphane dégage ne participe pas uniquement d’un sens poussé des responsabilités ou d’un accidentel altruisme. Le mécanisme dans lequel il trouve son impulsion est celui du processus d’évaluation. Il s’agit du performance process dont les principes nous ont été exposés à Boston. Le rendement des consultants pour lequel les managers ont donné un avis favorable lors de leur recrutement est pris en considération dans leur propre évaluation… et donc dans leur bonus. Or, le rendement d’un consultant se calcule essentiellement au nombre d’heures qu’il facture au client, c’est-à-dire au nombre de zéros qu’il rapporte. Ainsi, grâce à ce système bien pensé, Stéphane m’enrôle immédiatement sur deux propositions de service3. Il me prend sous son aile pour veiller à mon rendement et ainsi à sa propre santé financière. Un fond de fierté dans la voix et un regard de père enthousiaste, il m’expose en quoi consistent ces deux propositions de service – en fait, l’équivalent d’un devis détaillé. Ma participation à ces propositions, ou propals, sera l’occasion de tester mes compétences et de rassurer Stéphane dans son choix de recrutement. Je n’ai bien sûr jamais pris part à ce genre d’exercice, mais je prends un air entendu pour ne pas éveiller ses soupçons.

La première proposition est une réponse à une request for proposal4 de la Commission européenne. Elle concerne le déploiement de « solutions » e-learning en Europe dans les domaines de l’enseignement et des institutions culturelles. Stéphane s’engage à me présenter à Alfred, manager en charge du dossier. Il me donnera plus d’explications sur la propal à rédiger. Tout ce qu’il sait est que l’échéance est dans trois semaines. A priori le sujet m’est familier, puisque la start-up dans laquelle je travaillais, devenue start-down – le marché n’étant pas encore « mûr » –, était spécialisée dans les applications e-learning. La seconde proposition, gérée par Stéphane lui-même, porte sur deux volets. Le premier concerne la définition de la stratégie et la réorganisation d’un département d’une grande banque ayant récemment fusionné. Le second vise la mise en place d’une solution informatique permettant de soutenir cette nouvelle organisation. Il me confie la rédaction de la première partie, rédaction qu’il supervisera bien entendu. Pour m’aider dans cette tâche, Stéphane, qui vient d’un des concurrents directs, met à ma disposition ses tiroirs remplis de documents provenant de son employeur précédent. Il jette un coup d’œil aux alentours pour s’assurer que seules les secrétaires nous entendent. Rassuré, il m’indique ceux dont je pourrai exhaustivement m’inspirer, autrement dit ceux que nous plagierons sans vergogne. J’imagine un novice, comme moi, ayant planché sur la rédaction de ces documents et qui ne percevra aucun droit d’auteur sur le pillage que nous allons faire de son approche originale. Stéphane insiste sur le fait que la propal destinée à la banque garde la priorité sur toute autre propal dans la mesure où la mission est stratégique. Elle constitue, en outre, un levier important pour d’autres missions potentielles.

Finie l’exploration insouciante de mon PC et de l’intranet ! En vingt-quatre heures, me voilà hissée au statut de « staffée », en fait « surstaffée », mais pas encore chargeable