Journal d'un aventurier des temps modernes - Livre I - Yann Gontard - E-Book

Journal d'un aventurier des temps modernes - Livre I E-Book

Yann Gontard

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Beschreibung

En septembre 1989, Yann décide de partir, loin, ailleurs. Il quitte la région lyonnaise, sac à dos, en stop. S'amorce une véritable errance initiatique, passage du statut de jeune homme à celui d'adulte. Le Journal d'un aventurier des temps modernes narre, sans filtre, les aventures quotidiennes de Yann, à travers des rencontres insolites, des anecdotes parfois crues, parfois cocasses et de brefs rappels historiques. De l'Italie jusqu'en Egypte, son itinérance lui a permis de mettre à nu ces différents pays, berceau de notre histoire, dans le Livre I et... ce n'est là qu'un début. Et si le lecteur devenait voyageur ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yann Gontard se présente comme un chercheur dont la quête est la vérité sur le monde qui nous entoure, sur les autres et finalement sur lui-même. Quelle belle invitation ! À 24 ans, il a fait le tour du monde en stop, et c'est près de 30 ans après, non sans un certain recul, qu'il nous fait part de ses aventures.

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Yann Gontard

Journal d’un aventurier

des temps modernes

Livre I

Moyen-Orient et Toc !

La Compagnie Littéraire

Catégorie : Récit de voyage

www.compagnie-litteraire.com

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. »

Charles Baudelaire

Avant-propos…ou plutôt Avant-départ

Ces quelques pages n’ont pas pour ambition d’être interprétées comme une thèse sur le comportement humain, ni même une étude sociologique approfondie des différents peuples rencontrés, ou, le cas échéant, de leurs us et coutumes, ni même une soi-disant quête scientifique afin d’analyser certaines croyances, certaines religions, certains mythes ou d’étranges traditions. Ces lignes ne doivent pas être parcourues comme un récit historique, un voyage autour du monde, somme toute de nos jours, presque ordinaire, non plus comme un emploi du temps précis voire rébarbatif dont finalement personne n’a rien à faire. 

Non, vous découvrirez, au fil des pages, un témoignage humble – parfois naïf – d’une certaine vision de la vie, une image anecdotique des pays traversés, la rapide description du fondement de leurs cultures qui n’a pour objectif qu’attiser la curiosité du lecteur, on pourrait même dire par analogie du voyageur! 

Lorsqu’on est jeune et idéaliste, on a envie de prêcher avec passion au monde entier sa vision souvent partiale de tout ce qui l’entoure et il est urgent de la sanctuariser, sans chercher à modifier ses principes car elle est la richesse de l’éternelle jeunesse. La spontanéité de ses réactions, l’amour absolu de la vie croquée à pleines dents, la volonté passionnée de tout changer, de tout transformer, voire la volonté parfois un peu folle et souvent ambitieuse de se jeter dans des explications abstruses, car impulsives, tout cet état d’esprit demeurait l’intime fondement de sa simplicité. 

Comme ce récit relève d’un format chronologique, il admet bien volontiers certaines erreurs. Au fur et mesure de ses découvertes quotidiennes, de ses expériences diverses et variées, il affine ses pensées et ses jugements ou change même d’attitude voire d’interprétation par rapport à un événement particulier. « Je » dit à travers « il », personne dont le narrateur laisse à chacun le désir de se retrouver un peu, beaucoup, passionnément, dans certaines de ces affirmations, de ces opinions que celui-ci, d’ailleurs, ne soutient peut-être plus forcément maintenant. 

Cette œuvre brute offre un vécu cru et spontané, donc rapidement sous l’influence majeure du moment et des conditions dans lesquelles il se trouvait à cet instant précis. En aucun cas, vous ne pourrez retenir contre lui des bribes de phrases écrites – imbéciles ou excessives –, car il n’est pas réellement évident qu’il y adhère encore à la fin de son itinérance. Afin de paraphraser Bernard Tapie et cela, il ne peut, ni ne doit le nier : « Au moment où je l’ai dit, je le croyais! » En réalité, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis…

En tout cas, malgré le style un peu décousu de la narration, l’indicible chercheur suit irrémédiablement et de manière constante une quête et une seule : la vérité sur le monde qui l’entoure, chez ses semblables et, surtout finalement, sur lui-même. Il y pensait du soir au matin, du matin au soir, et quand son esprit se vouait à des propos amusants, distrayants, c’était pour mieux revenir à une réflexion vague au départ, de plus en plus précise au fur et à mesure de son cheminement. Il a voulu un style léger, amusant, voire ironique envers lui-même. Comment peut-on être pris au sérieux à vingt ans quand « je » nomme « il », « notre héros », « notre aventurier » des quatre chemins.

Il est, en effet, urgent de pointer le faux-semblant moralisateur de ces pages, de son témoignage. 

L’homme qui veut conquérir le monde au départ finit la première partie de son voyage dans une sorte de dégénérescence physique. L’itinéraire a payé – ou coûté – autant moralement que physiquement. Son corps ne répond plus, son esprit se défait puis se reconstruit finalement sur de nouvelles bases. Il est heureux avant tout, simple et compliqué à la fois, fragile et fort, en tout cas sincère, car il se montre comme il est, non pas comme il voulait qu’on le voie; pour cela au moins, il agit avec honnêteté envers ceux qui parcourront ce livre, parfois essayant de le déchiffrer, souvent de l’interpréter.

Samedi 2 septembre 1989, Sainte-Marie (Beaujolais)

Voilà déjà quelques jours qu’il aurait dû partir, d’ailleurs il n’existait déjà plus pour ses amis. Le téléphone ne sonnait plus, il restait définitivement muet. Voilà quelques jours qu’il se sentait fin prêt, son sac était bouclé traînant dans un coin de la pièce : un short, un caleçon, un tee-shirt, ses papiers d’identité étaient parfaitement pliés sur la table. Il n’attendait certes pas le fameux « vendredi 13 » pour partir, bien que ce jour lui portât généralement chance. Il espérait surtout recevoir cette satanée carte bleue internationale qui ne voulait toujours pas arriver. Alors il comptait et recomptait les dix-neuf kilos constituant son sac à dos qu’il aurait à porter – ou supporter – tout au long du grand voyage initiatique, composant ainsi les objets essentiels de sa maison portable.

Un pantalon de toile résistante de couleur kaki, un maillot de bain bleu, un maillot de corps crème, mais chaud, un pull-over bleu également, une simple chemise claire à manches longues, de nombreuses pellicules photos argentiques accompagnées de deux boîtiers photos et leurs téléobjectifs, divers guides de voyage et quelques livres exotiques, un confortable et épais sac de couchage et un opportuniste sur-sac afin de s’isoler du froid glacial qui ne manquerait pas de transpercer subrepticement les différentes couches de toiles, les médicaments incontournables et les affaires indispensables d’une toilette réduite à l’essentiel, de la javel pure afin de purifier l’eau d’une gourde informe mais pouvant contenir environ un litre, quelques adresses salvatrices au cas où, des stylos bleus et noirs, des marqueurs, du papier et deux cahiers de notes, des affaires minimalistes de couture, un chèche beige, une unique paire de chaussettes unie, une unique paire de chaussures bateau, un seul linge de toilette, des lunettes de soleil de glacier, de la crème protectrice contre le soleil, des boules quies au cas où l’environnement se ferait trop bruyant, trop intrusif, un cadenas à quatre chiffres muni d’un câble en acier, une lampe de poche et sa pile neuve… Mais voilà, il manquait cette satanée carte de crédit…

Alors dans sa chambre, il tournait en rond comme un fauve en cage, rangeant à de multiples reprises ses affaires pour un an, mettant de la musique des années 1990 ou de la musique classique afin d’apaiser la tension qui s’accumulait au fond de lui. Ce soir, ce serait Gabriel Fauré, son requiem favori parmi les nombreux composés.

Mais pour l’instant, il ne s’agissait pas de cela. Il s’agissait de préparer son départ : il voulait partir pour de bon! Loin, découvrir des routes nouvelles, des montagnes qui n’en finissent pas de grandir, des hommes et des femmes, des enfants, de la misère et des richesses, des terres ingrates où seules les mauvaises herbes voulaient bien pousser, les joyaux de l’Orient, des religions insolites, des temples sacrés et de sacrées guerres, des soleils brûlants, des plateaux arides, des plaines marécageuses et la joie de vivre, la quête d’un idéal, la recherche du plaisir singulier dans l’instant, dans le présent.

Vendredi 13… heu, non! mercredi 13 septembre 1989, Villefranche-sur-Saône

Le péage de Villefranche-sur-Saône était, pour beaucoup, le lieu de terribles et longs embouteillages au moment des transhumances estivales ou des vacances d’hiver. De temps en temps la Porte du Beaujolais, était parfois l’occasion d’un rapide arrêt afin de visiter la longue rue Nationale de Villefranche, ancienne ville franche, ou de découvrir ses environs, petite région de vignobles à base de gamay pour les vins rouges et de chardonnay pour les rares vins blancs. Pour lui, c’était le grand départ, un retour incertain, la découverte de joies nouvelles, le voyage qui allait l’initier à la vie, une vie d’adulte, une vie de maîtrise.

Afin de bénéficier des derniers moments de confort relatif, il se fit accompagner au péage par sa tendre mère. Arrêté aux abords de l’autoroute, il arracha du coffre son sac à dos, mit ses lunettes de soleil, car en ce début septembre, il faisait encore chaud et beau, les vendanges allaient commencer, la récolte s’annonçait bonne, voire excellente si le soleil continuait à mûrir abondamment les grains de raisin et si la pluie déversait ses flots raisonnables afin d’augmenter la masse de la pulpe juteuse et sucrée qui formait les grappes.

Un magnifique sourire d’envie et de force imprégnait irrésistiblement le visage du jeune aventurier; sa mère le voyait ainsi prendre son paquetage, un rictus de douleur retenu s’affichait sur le bas du visage, ses yeux humides étaient également cachés par de grandes lunettes opaques la protégeant du soleil, mais également de ses sentiments confus et tiraillés entre la joie de le voir partir découvrir le monde et la secrète angoisse de, peut-être, ne plus jamais le revoir.

Ainsi ce tableau touchant du jeune homme regardant vers l’avenir alors que sa mère regardait vers le passé, ainsi la représentation universelle de la jeunesse allant de l’avant contrariée par l’âge mûr de leur mère regardant anxieusement en arrière, car nourrie par tant de souvenirs, de moments de tendresse, de don, de joie, d’amour.

Choc terrible de l’âge!

Au bout de dix minutes, discutant ouvertement avec un gendarme de notre belle armée française sur le choix stratégique de la « bonne » place, il tendit sa pancarte aux routiers qu’il espérait « sympas ». Et, en effet rapidement, Jammet s’arrêta. Jammet était un de ces types fin, sérieux, qui aimait son travail et le faisait partager à ceux qui ne le connaissaient pas. Bien sûr, notre auto-stoppeur eut droit à ses exploits d’alcoolique de la veille, qui l’avaient empêché de partir tôt le matin de Paris, mais qui avaient permis à notre aventurier d’être pris en deux temps trois mouvements. Il était offusqué à l’idée que sa femme lui déclarât qu’il avait chaudement uriné sur sa collection de disques. « Ce n’est pas moi, c’est le chien! », argumentait-il, sans vraiment y croire. Il rajouta laconique : « d’ailleurs, ce chien, il ne m’aime pas; je le battrai à mon retour pour prouver à ma femme que c’est lui… » Il le disait mais ne le ferait pas, et puis en fin de compte il ne les aimait pas vraiment ces disques, c’était surtout pour donner le change à sa femme. Lorsqu’il remâchait son histoire, le soir autour du septième « demi », à un pauvre belge qui préférait son « 51 », ce dernier ne put s’empêcher de raconter, avec un accent qui, seul, pouvait les faire rire : « Et bin moi, un jour, je me suis réveillé devant la porte de ma chambre d’hôtel, sans pantalon et sans slip; je n’ai jamais compris comment j’y étais arrivé dans cet état » (il n’avait pas pris le prétexte d’expliquer le « pourquoi », prenant comme prérequis logique l’état alcoolique avancé dans lequel il se trouvait au moment du drame). Il dut alors descendre à la réception de l’hôtel mi-crabe, mi-tortue afin de quémander ses clés. Ah! souvenir, souvenir! La nuit avançait, les bocks de bière se vidant à une allure vertigineuse, ils crurent bon d’aller dormir. Jammet, sympathiquement, offrit à notre héros sa couchette inférieure qu’il accepta avec plaisir. Sa première nuit ne serait pas à la belle étoile mais sous le ventre consistant et imbibé de Jammet, transpirant le houblon généreusement ingurgité.

Jeudi 14 septembre 1989, Grenoble

Il suivit Jammet dans les zones industrielles de Grenoble, d’un client à un autre pour finir à Chambéry. Comme signe d’amitié, Jammet l’emmena dans un « routier » et lui offrit un dernier verre avant de repartir précipitamment. Il avait cinq tonnes de papier à charger et partait avec sa femme dimanche en Sicile. Il n’avait pas réellement choisi sa destination, elle avait tout organisé pour lui et il était furieux de devoir payer pour aller dans un pays dans lequel il se rendait au minimum deux fois par mois.

Jammet parti, il dut rechercher au fond de son sac sa modeste pancarte en carton où était clairement écrit « Italie », mais constatant que personne ne s’arrêtait, il alla violenter la bonne volonté d’un Italien au bord d’un « routier ». Ma foi, sympathique, ce dernier finalement le prit sans manière et l’emmena jusqu’à Turin par le tunnel de Fréjus, c’était inespéré. Il leur fallut un certain degré de patience et même de courage pour réinventer un langage qui, pour le moins, n’était pas particulièrement académique. « Moi, je ir al Turino antès de hacer un tour del mundo »… « Ah ah! venir regarder el mundial de football à Torino » « no, no.. ». Ils avaient l’air de deux sourds-muets qui n’avaient que l’emploi des mains pour tenter de communiquer.

À Torino, à peine l’Italien envolé, il vit un Anglais, de loin, descendre de son camion afin de payer la dîme du péage. Il se précipita et, dans son meilleur anglais, lui proposa sa présence jusqu’à Bologne. L’Anglais accepta de manière si agréable qu’il dut, dans la foulée, remettre en cause l’opinion générale qu’il se faisait de ces « Rosbifs » un peu farouches, voire encore vikings. Garvis, car c’était par ce prénom qu’il se faisait appeler, avait une « gueule », il valait mieux être son ami. Sa batte de baseball sur sa couchette, ses santiags aux pieds et une cicatrice de la bouche à l’oreille gauche, il n’en était pas moins ouvert et lui proposa de partager son dîner. Sa cabine était sa maison : sous le toit, ses affaires de toilettes; derrière, sa couchette; en dessous, son réfrigérateur et sa vaisselle; au fond, sa penderie; à côté de la ventilation, la photo de son fils, une C.B., la radio et une queue-de-renard meublaient tant bien que mal l’avant de son camion. Beau gosse malgré ses cicatrices, il avait divorcé et préférait avoir une femme dans chaque ville, c’était plus pratique pour ce gourmand qui aimait avaler la route… et qui additionnait les tatouages les plus loufoques.

Vendredi 15 septembre 1989, Bologne

Un réveil matinal au milieu des camions rangés pour la nuit lui imprimait un petit air de fatigue, mais qui ne pouvait abattre son enthousiasme. Légèrement inconscient, il se rendit avec Garvis aux douanes. Inconscient, car elles étaient particulièrement éloignées du parking. Les Italiens avaient par ailleurs la réputation de glaner la palme d’or pour leur lenteur administrative. Il fallait malgré tout mettre à profit cette journée coûte que coûte.

Pendant que son chauffeur se débattait dans toute cette futile paperasserie, il prit l’initiative d’échanger avec les autres chauffeurs du lieu. Le premier, un Français ne put rien lui apprendre, sauf lui faire partager un ronflement post-digestif plutôt gênant. En revanche, un second lui communiqua une précieuse information : un transporteur nommé Borghi, situé quelque part entre l’aéroport et Bologne, envoyait un camion en Grèce tous les vendredis soirs entre 17 heures et 21 heures.

Il prit ceci pour argent comptant et, très fier de cette opportune révélation, alla dire au revoir à son copain anglais et prendre l’unique bus des douanes. Après quelques recherches à tâtons, il se trouvait enfin chez le fameux Borghi à qui il put expliquer les raisons de sa soudaine et improbable venue. Après quelques moments d’hésitation, Antonio lui demandait qui était cet étrange transporteur qui lui avait donné son nom. Il n’en savait rien, mais lorsqu’Antonio lui suggéra qu’il s’agissait peut-être du transitaire Gondrand, l’aventurier acquiesça rapidement en avouant aisément ce qu’il n’avait jamais su. Alors, satisfait de cette référence, Antonio l’annonça au chauffeur qui accepta pourtant bousculé au milieu de sa sieste. Ultime sacrilège!

Arrivé à l’heure prévue, il eut à peine le temps de hisser son sac dans la cabine que le camion démarra. À la question banale « parlez-vous français, english, espagnol? », il eut droit à la réponse extraordinaire « no, no, parlare grec ». Il le regarda et vit son profil. Aucun doute, il était bien grec, les sourcils épais, les joues creuses, le nez phénoménal, les bras aussi épais que des jambes et les jambes aussi épaisses que des poteaux électriques. Cette étrange créature aurait aussi bien pu faire partie d’un cirque que d’un zoo. Mais voilà, notre homme devait passer plusieurs jours avec elle et elle avait, sans aucun doute, le cœur sur la main. La discussion était particulièrement mince et absconse mais les canettes de bière grecque ne manquaient pas et remplissaient judicieusement les longs silences.

Samedi 16 septembre 1989, Ancône

Ancône Gare, ville de transit maritime, il se réveillait à nouveau au milieu des camions, couché sur l’asphalte sentant l’urine chaude et l’huile de moteur, juste au bord des quais. Le camion, toujours présent, et le grec dormant, ronflant, éructant, il put se préparer à embarquer. En fait d’embarquer, le bateau partait à 21 heures. Il avait donc une pleine et belle journée pour découvrir cette ville a priori si peu enthousiasmante. En parcourant les rues vides, il aperçut les ruines d’un vieux théâtre romain. Profitant opportunément d’une porte ouverte, il pénétra dans le sous-sol d’une merveilleuse petite chapelle du XIIe siècle. La lumière faisant cruellement défaut, il remonta les escaliers pour chercher, maladroit, le tableau électrique. Essayant chaque plomb, il s’offrit un spectacle prodigieux, allumant, les unes à la suite des autres, des lumières éblouissant de superbes mosaïques sur le sol et d’exceptionnelles peintures au mur.

Au retour sur le port, le Grec lui fit rencontrer ses amis de voyage, ceux-là mêmes que l’on rencontrait régulièrement sur les longues routes européennes. L’un d’entre eux put enfin lui apprendre le nom de son bienveillant chauffeur, Manglaris Pamagiotis. Il était un peu déçu, il s’attendait trop à un « Rastapopoulos » ou à un « bossepatropourtonboulos », mais comme il ne réussit jamais vraiment à répéter son nom, il finit par être très satisfait de s’être dégoté ce bon bougre muni d’un nom à l’orthographe épineuse.

Outre les infestations de punaises dans la cabine (il en était à sa cinquième victime, toutes écrasées dehors bien évidemment), le moyen infaillible de reconnaître parmi mille les camions grecs était la présence systématique d’une bande orange faisant le tour du camion. Peinture de guerre? Moyen de se reconnaître? Meilleure visibilité du camion? Il ne le savait point mais à coup sûr le découvrirait bientôt.

Comment allait se réaliser l’embarquement pour lui qui ne souhaitait pas dépenser trop d’argent pour des croisières de retraités? En effet, il s’agissait tout de même du plus grand bateau de Méditerranée : piscine, sauna, discothèque (toujours ces fameuses boîtes où le pauvre disc-jockey essaye de faire dandiner les deux-tiers d’Allemands bourrés à la bière et la bonne vieille qui rêve encore à des aventures extraordinaires…) Comment allait-il faire pour passer ces trente-six heures sur ce palace des mers? En réalité, il se déclara simplement comme co-pilote de Pamagiotis et paya cinquante mille lires italiennes pour avoir une cabine luxe et tous ses repas payés. Bien sûr, il fallait cohabiter avec le gentil monstre mais ce fut plutôt aisé, car ce dernier passait son temps à jouer aux trop fameuses machines à sous pour dépenser le peu qui lui restait après avoir dévalisé le bar de canettes de bière.

Dimanche 17 septembre 1989, Corfou

La journée aurait pu être aussi calme que l’était la mer d’huile. Elle le fut d’ailleurs jusqu’à vingt heures où, s’étant assis pour dîner, il remarqua un type à l’air sympathique, une moustache fine et fournie, la coiffure élégante, une sorte de portrait contemporain de Louis II de Bavière, mais en plus intelligent… Alors, se rapprochant de lui, il engagea la conversation. Drôle de coïncidence, il était français, habitait à Pontcharra et s’appelait Michel. Il était camionneur, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une connaissance précise des différents événements politiques et économiques mondiaux; au contraire même, ses remarques étaient judicieuses et sensées. Homme épris de liberté, apolitique, mais exigeant avec ceux-ci, il les critiquait durement. Car il avait été, dans le passé, trop trompé et constatait qu’ils n’arrivaient plus à répondre aux attentes légitimes du peuple. Ils ne s’occupaient plus des problèmes fondamentaux sur lesquels les Français les attendaient, et encore moins de la recherche d’une justice juste et fiable. Ils ne cherchaient qu’à préserver leurs redoutables privilèges en s’enrichissant discrètement sur le dos du peuple. Épris naïvement de justice, il ne voulait pas qu’on lui parle des TUC (esclaves employés par l’État qui, très vite, se démotivaient eu égard à un salaire de misère), de la Sécurité sociale (utilisée de manière peu rationnelle avec des dysfonctionnements scandaleux). L’urgence était aujourd’hui de subvenir aux besoins de cent cinquante mille familles réellement pauvres et sans emploi, les prendre en main, leur apprendre un travail digne, car la demande existait dans certains corps de métiers où l’offre était pratiquement inexistante. Il soutenait la position que ceux qui écrivaient et réécrivaient toujours le mot « papa » avec trois « p » arrêtassent l’école pour se former à l’apprentissage en relation avec les entreprises ad hoc, afin de préparer correctement un avenir adapté, adéquat, presque sur mesure.

L’homme avait commencé à quatorze ans par être éboueur, il n’en avait aucune honte. Aujourd’hui, il était propriétaire de sa maison, avait une femme charmante et intelligente qui travaillait à l’Éducation nationale, une belle voiture et un camion qui lui appartenait. Mais il restait contrarié par le fait de n’avoir jamais atteint son rêve d’enfant, le rêve de créer son entreprise de transports alimentaires.

Après avoir narré sa vie, avoué ses attentes contrariées et partagé encore quelque espoir d’y arriver jusqu’à deux heures du matin, ils prirent la sage décision d’aller se coucher, l’un avec l’amertume de n’avoir pas totalement réalisé son rêve, l’autre avec l’intention ferme de les réaliser.

Lundi 18 septembre 1989, Athènes

Arrivé au port de Patras vers 6 heures, il abandonna son Grec pour un autre Français, Gilles, qui l’emmènerait directement à Athènes. Très ouvert, il lui présenta ses deux fiertés en photo. Sa femme, qui travaillait dans l’Administration et sa moto, son rêve de jeunesse, la plus grosse au monde, 1500 cm³, la Rolls des motos. Habitant à Béziers, il avait ce petit accent chantonnant qui le rendait sympathique malgré son physique un peu ingrat, le menton en avant, la tête carrée et les cheveux presque rasés, il semblait sortir des phalanges extrémistes de la droite populaire. Et pourtant, il était extrêmement tolérant et n’aurait fait de mal à une mouche.

Ils s’arrêtèrent à Corinthe chez le Belge. Le Belge était en fait grec mais il avait vécu pendant vingt-cinq ans en Belgique en tant que conducteur de taxi, il parlait couramment le français et servait d’interprète aux routiers. Il avait réussi à suffisamment économiser pour se construire un immense restaurant-bar, dont il était le seul maître à bord. Il avait, enfin, appris à notre troubadour qu’une loi grecque obligeait les camions qui effectuaient du transport international en Grèce à peindre sur le camion une bande rouge. La tête d’indien autocollante, présente sur pratiquement tous les camions n’était en fait qu’une manière d’« habiller » leur véhicule, de le customiser. Cette tête, en effet, représentait un indien avec un ruban dans les cheveux jaune et rouge, autour de cette tête était écrit « Navajo American Marine ». Cela ne correspondait à rien mais suivait l’effet d’une mode passagère et efficace, tout le contraire de notre fameuse tête de Corse.

Gilles repartit avec son passager, traversa l’isthme de Corinthe et se dirigea en direction du port d’Athènes. Là, il prit son billet pour le lendemain à 10 heures. Il emporterait de la nourriture pour poissons d’élevages dans une île grecque. Il savait que là-bas l’attendait un bateau avec lequel il pourrait se balader pendant deux jours, pêcher, se baigner, rêver et s’autoriser un petit coin de paradis… sans sa femme, ni sa moto.

N’ayant rien à faire de l’après-midi, ils décidèrent d’aller jeter un coup d’œil à l’Acropole, de visiter quelques antiques ruines. Si les ruines s’imposaient admirablement aux faîtes de la colline qui surplombait fièrement la ville, on retenait a contrario la saleté, les immondices et les ordures jalonnant le chemin d’accès emprunté par des tonnes de touristes moutonniers accablés par la chaleur étouffante et incapables de vivre une expérience fusionnelle avec ce lieu chargé d’histoire. Ils voulurent ensuite aller dans le quartier de Likavitos mais se retrouvèrent rapidement dans des rues inextricables, impossibles et étroites avec le tracteur de son camion, coincés entre les voitures mal garées. Bien sûr, il était étrange de vouloir visiter les quartiers historiques avec un engin aussi encombrant, mais là était peut-être justement le côté amusant et insolite de cette folle sortie. Du coup, arrêtant ainsi leur pérégrination peu fructueuse, ils s’en allèrent au Pirée pour boire quelques bières fraîches au Keratsini et au Peter’s Truck Stop. Ces deux débits de boisson se révélaient être le royaume des routiers français où il put rencontrer de nouvelles têtes de la route, absorbeurs de bières et d’asphalte, dévoreurs de kilomètres. Ils allèrent dîner chez Yanis. La bouille toute ronde perdue derrière des cheveux frisés, longs et tout fous, un maillot de corps où son torse velu prenait le dessus, une énergie à toute épreuve, un caractère de cochon, tout faisait de cet homme-là un phénomène. Fait exceptionnel ce soir-là, il offrit généreusement une bouteille de demestico, vin de table grec si le mot « vin » veut encore dire quelque chose à ce niveau de qualité.

Jacques donnait la réplique à Denis, qui répondait à Jean-Marc. De bons amis, graves au sujet de Gauthier, malheureux accidenté du jour, tous soudés comme une seconde famille, ils étaient virils, fiers, beaux à voir, se racontant des histoires de camion. Ils formaient une fraternité où l’entraide était un mot dépassé car naturel.

Vers minuit, Jésus (il en avait du moins l’apparence physique, en fait il était alsacien) décidait d’emmener notre héros jusqu’à Thessalonique, seconde ville du pays. Le vin grec faisant ses effets, la fatigue aidant, ils s’arrêtèrent sur le bord de la route et dormirent non pas deux heures comme prévu mais finalement cinq grosses et longues heures.

Mardi 19 septembre 1989, Thessalonique