Jusqu'à quand ? - Tome 1 - Christiane Couve de Murville - E-Book

Jusqu'à quand ? - Tome 1 E-Book

Christiane COUVE DE MURVILLE

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Beschreibung

Après sa mort, Jean se retrouve dans son salon de mémoires personnelles, un lieu à l'écart du monde terrestre, où il a accès aux informations concernant tout ce qu'il a fait, ou pas, au cours de sa vie. Autour de lui se succèdent des images qui lui rappellent les innombrables histoires dans lesquelles il a été mêlé, ainsi que les photographies de celles et ceux qu'il a blessés un jour. Il reconnaît non seulement des inscriptions liées à des rêves et des désirs frustrés, mais aussi des références se rapportant à qui il est vraiment et à son potentiel.

Mécontent de son comportement récent sur Terre, Jean souhaite y retourner pour clarifier des malentendus. Il veut montrer à tout le monde et se prouver à lui-même qu'il est un type bien, avec des qualités. Mais, avant de revenir, il doit boire les eaux de l'oubli. Ainsi, lorsqu'il apparaît à nouveau sur Terre, il ne se rappelle rien de ce qu'il a vécu avant ni des personnes qu'il a déjà rencontrées.

Au cours de ses allées et venues entre son salon de mémoires et le monde matériel, Jean croise toujours les mêmes protagonistes : Marie, Paul, Françoise, Paula, Jeanne, Mario, Franciscus, le cavalier noir ténébreux et bien d'autres encore, sans se douter que tous constituent une même famille. Peu à peu, il reconsidère ses intérêts, réévalue ses projets personnels, et réalise que le bonheur se situe, peut-être, au-delà du physique et des biens matériels momentanément accumulés.







À PROPOS DE L'AUTRICE

Christiane Couve de Murville est née et vit au Brésil. De père français et de mère brésilienne, elle a étudié au Lycée Pasteur, école française à São Paulo, puis elle a poursuivi ses études en psychologie et dans les sciences de l'informatique à l'Université de São Paulo, au Brésil. Diplômée docteur en Psychologie Clinique, elle a travaillé pendant plusieurs années dans cette spécialité, ayant publié différents articles et ouvrages universitaires. Christiane s'est consacrée à l'écriture de romans et est auteure de la trilogie "La Caverne Cristalline", "La vie comme elle est" et " Jusqu'à quand ? Le va-et-vient". Elle s'est également investie dans d'autres domaines artistiques, tels que la peinture, la sculpture et le dessin, et réalise les illustrations de ses livres.

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Couverture

Du même auteur :

La Caverne Cristalline : Une aventure dans le temps

La Caverne Cristalline : Le défi du Labyrinthe

La Caverne Cristaline : Capturés dans le temps

La vie comme elle est

Page de titre

CHRISTIANE COUVE DE MURVILLE

Jusqu’à quand ?

Le va-et-vient

Tome I

Copyright

Copyright ©2021 by Christiane Couve de Murville

[Christiane Isabelle Couve de Murville].

Illustrations : Christiane Couve de Murville

Traduction et notes de bas de page : Juliana Ramos Baptista

Révision et Photographie : Vincent Bosson

Couverture : Francisco Martins

1re édition 2021 www.tocalivros.com

ISBN : 978-2-38454-989-4

Dépôt légal : Mai 2021

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

La journée était glaciale. Le vent froid et coupant frappait sans relâche les ouvriers qui préparaient le ciment pour le chantier de l’entreprise de BTP de M. Mario. Jean ne sentait même plus son nez ni ses oreilles, anesthésiés par la météo hostile, ni les doigts de ses mains tant ils étaient gelés, durs et raides. Et comme chaque début d’après-midi, après le déjeuner, tout semblait encore plus difficile et pénible. Jean se sentait somnolent et avait l’estomac pesant, compte tenu de la digestion en cours. Il aurait voulu se cacher sous une couverture bien chaude dans un coin perdu, loin de tout, et dormir, dormir et ne plus jamais se réveiller. Car il détestait la vie qu’il menait, haïssait tout ce qu’il voyait autour de lui ; l’endroit où il se trouvait, son travail, le maître d’œuvre intransigeant et insensible qui était toujours sur ses talons pour n’importe quelle raison, le patron froid et calculateur, un arrogant machiavélique qui manipulait tout le monde selon ses propres intérêts. Jean détestait tout, il ne s’aimait même pas, un misérable qui n’avait pas été fichu de trouver un boulot décent et qui réussissait à peine à joindre les deux bouts et payer ses besoins de première nécessité.

Même la relation qu’il entretenait avec ses collègues était compliquée. Jean savait très bien que, s’il ne faisait pas attention, ces branquignols ne manqueraient pas l’occasion de l’extorquer pour lui prendre la dernière cigarette qu’il lui restait éventuellement dans la poche. Le monde dans lequel il vivait était ainsi ; les gens s’entretuaient sans le moindre scrupule, pour tout et n’importe quoi, et il n’y avait aucune issue pour s’en échapper. Tout compte fait, Jean n’avait ni foyer chaleureux ni épouse affectueuse pour le recevoir, après le dur labeur de la journée. Sa vie n’était que malheur, souffrance et humiliation. Par conséquent, dès qu’il le pouvait, après avoir mangé sa marmite pendant la pause-déjeuner, il faisait, en plus, une petite sieste, bien longue, et traînait ensuite le plus possible, avant de se remettre à porter des sacs de ciment. La paresse était sa plus fidèle compagnie.

Mais le maître d’œuvre qui mettait son nez de partout avait toujours un œil sur lui. Jean devait donc être prudent, il finirait sinon par être renvoyé. Le type était un despote ! D’ailleurs, Jean ressentait une véritable aversion vis-à-vis de ce maître d’œuvre si odieux. Il ne connaissait pas la raison pour laquelle il détestait autant cet homme, mais cela pouvait seulement venir du fait que ce dernier était toujours derrière lui, le réprimant, lui donnant des ordres, surveillant ses horaires et allant même jusqu’à contrôler ses siestes après le déjeuner ! En réalité, Jean était submergé d’une colère viscérale envers quiconque passant devant lui, exhibant des conditions matérielles plus avantageuses que les siennes. Que dire alors de ceux qui le regardaient de haut, se croyant supérieurs aux autres et lui disant ce qu’il devait faire ou pas ? Il en avait assez d’être le larbin et d’obéir sans cesse à des ordres, il ne voulait plus se plier aux caprices des autres et se faire piétiner par tout le monde !

Pendant qu’il charriait des sacs de ciment, Jean ressassait son malheur et son manque de chance dans la vie. Il était sûr que Dieu l’avait abandonné. Il était un va-nu-pieds, un bon à rien, sans aucune perspective dans la vie et s’il disparaissait soudainement de la planète, à jamais, cela ne ferait aucune différence. Et, lorsque le désespoir atteignait des niveaux insupportables, Jean se sentait très déprimé et avait même envie de mourir. Cela tomberait à pic si une bétonneuse incontrôlable se renversait sur lui, il pourrait ainsi en finir avec tout ce cauchemar ! Mais qu’avait-il fait pour mériter ce châtiment et vivre dans cet enfer aride et gelé, uniquement entouré de gens sournois aux regards de glace ? Jean était convaincu qu’il avait vraiment péché, il avait sûrement quelque chose à se reprocher. Mais, coupable de quoi ? Il ne savait pas exactement, il était confus et sa pensée se limitait à son manque extrême de tout. Il enviait le monde entier et, bien entendu, les autres avaient toujours de meilleures conditions matérielles, étaient plus chanceux dans la vie et ne souffraient pas autant que lui.

Réfléchissant davantage, son malheur était peut-être entièrement la faute des autres, pensa encore Jean, retournant dans sa tête tous les défauts qu’il voyait chez le maître d’œuvre, le patron de l’entreprise de BTP et ses collègues de travail. Il se sentait complètement lésé. En fin de compte, Jean n’était pas dans la même situation que les fils de M. Mario. Eux, ils avaient été bien nourris depuis l’enfance, vivaient dans le luxe, ne s’habillaient qu’avec des vêtements de qualité, avaient un chauffeur et étudiaient dans les meilleures écoles. Lui n’avait jamais eu l’opportunité d’étudier, il vivait dans un bidonville, sans un rond, une misère, quoi. Et en plus, il devait bosser dur comme un forçat dans le bâtiment, même les jours de grand froid, avec un vent glacé à transpercer jusqu’aux os. Il en avait assez de tout cela, il voulait sortir de cette situation. Il ne pourrait pas continuer de vivre ainsi éternellement. Une révolte intense et démesurée grandissait au plus profond de lui, rien que de penser à cette injustice sociale qui lui imposait une position de subalterne peu valorisée par la société.

Tant il était envahi par des émotions rebelles indomptables que Jean ne s’aperçut même pas de l’arrivée de M. Mario, qui gara sa voiture de luxe dans un coin du chantier. Le patron de l’entreprise passait régulièrement pour suivre de près l’avancement de la construction des trois tours résidentielles qu’il comptait terminer dans les mois à venir. De temps en temps, il venait accompagné de l’architecte du projet et, ce jour-là, elle était à nouveau dans les parages. La petite bourgeoise descendait de la voiture, comme toujours, en jupe courte et hauts talons. Dès lors, la bande de prolos ne pouvait s’empêcher d’arrêter momentanément le travail pour jeter un coup d’œil au superbe morceau qui défilait, parfois, au milieu du chantier.

Jean remarqua aussitôt les regards perfides de ses collègues, affamés de sexe, dévorant l’architecte des yeux. Comment cette femme avait-elle le courage de venir sur le chantier habillée ainsi ? Il ne pouvait s’agir que d’une folle furieuse pour s’exhiber de cette manière, avec ce troupeau de mâles qui rodait autour d’elle, prêt à sauter sur n’importe quelle femme facile qui répondrait à leurs attentes. Jeanne – c’était le prénom de l’architecte – se déhanchait tellement que Jean avait la certitude qu’elle désirait attirer l’attention du public masculin.

Vraiment, Jeanne se prenait pour une bimbo, convaincue d’être irrésistible, car elle avait un corps parfait et un visage délicat aux traits angéliques. Mais il n’y avait rien d’innocent ni de spontané derrière cette apparence d’ange. Jeanne aimait les regards virils se poser sur elle et avait remarqué qu’elle émoustillait profondément le désir des hommes. Elle avait conscience de son pouvoir, qu’elle utilisait pour manipuler la gent masculine selon son bon vouloir. Cependant, cette fois-ci, ce n’était pas la bande de prolos que Jeanne souhaitait épater, mais M. Mario. Il était difficile pour un homme de résister à son charme, de sorte que le riche entrepreneur était déjà dans sa poche.

De fait, ce dernier était si enchanté par la jeune femme aux cheveux soyeux, aux seins fermes et protubérants, avec des fesses bombées et des cuisses parfaitement sculptées que, dès qu’il le pouvait, il la traînait près de lui. Il devait être toutefois prudent. Il ne fallait surtout pas que son épouse découvre qu’il avait une liaison avec l’architecte qui travaillait dans son bureau. Ce serait un véritable scandale si quelqu’un mettait au grand jour ses batifolages incongrus avec l’une de ses salariées. Issu d’une famille bourgeoise, il devait protéger son nom et sa réputation. Sans compter que sa femme était enceinte et que naîtrait, bientôt, un enfant de plus.

Mais M. Mario était déjà tombé dans les griffes acérées de la jeune séductrice et il devenait, alors, difficile de cacher cette relation. Lors d’un événement récent, où l’important chef d’entreprise et l’architecte à la jupe courte avaient tous deux été conviés, M. Mario fut photographié alors qu’il regardait sa collègue de travail de manière très suspecte. Et le plus embarrassant fut que la photo finit par circuler sur les réseaux sociaux. Dès lors, les plus perspicaces pigèrent aussitôt que l’entrepreneur devait avoir une aventure avec la jeune femme sournoise, au visage angélique.

Heureusement, son épouse était si occupée par les préparatifs de la chambre et du trousseau de naissance du bébé à venir, qu’elle vivait depuis un certain temps enfermée dans sa bulle personnelle, ne prêtant pas attention aux commérages venant des bruits d’internet. Mais, évidemment, leur vie de couple se détériorerait complètement. Car l’odeur d’infidélité conjugale imprégnait le foyer de M. Mario, contaminant ses enfants et même le bébé qui, du ventre de sa mère, absorbait comme une éponge toutes les informations de l’atmosphère.

– Le chantier est très en retard – dit M. Mario, s’adressant au maître d’œuvre de manière directe et sèche, faisant clairement comprendre son mécontentement. – Tu vas dire à tes bonshommes de turbiner, il faut absolument que l’on rattrape le retard.

– Toute l’équipe travaille dur, mais le temps n’aide pas. Il a beaucoup plu la semaine dernière, regardez toute cette boue, il y en a encore là-bas, c’est pour ça que le chantier a pris tant de retard – expliqua le maître d’œuvre, faisant l’inventaire, auprès du patron, de tout ce que les hommes qui étaient sous ses ordres avaient réalisé ces derniers jours.

– De toute façon, aie un œil sur toute cette équipe, je veux uniquement des bosseurs et des gars qui en veulent ici. Et tu peux virer le premier qui traîne des pieds. Comme ça, les autres feront bien gaffe à ne pas perdre aussi leur boulot – ajouta M. Mario, sur un ton ferme, fort et menaçant, dans l’objectif de passer le message à tous ceux qui se trouvaient à proximité et qui pouvaient l’entendre, qu’il y aurait bientôt des licenciements.

Jean comprit le message. Décidément, il détestait M. Mario. Comment le patron voudrait-il que les gens bossent plus dur, si les conditions de travail étaient déplorables, pour ne pas dire insalubres ? Il n’y avait pas de toilettes décentes, il manquait toujours de papier hygiénique, le salaire était bas, la gamelle infecte et la sieste après le déjeuner bien trop courte. Un jour, il le choperait pour de bon et dirait les quatre vérités à cet arrogant, qui se croyait meilleur que tout le monde et qui le regardait toujours de haut. Encore mieux, il manigancerait un plan bien ficelé pour en finir, une fois pour toutes, avec tous ceux qui l’humiliaient, pensa Jean, sentant un vent froid lui monter le long la colonne vertébrale, lui envahissant l’âme et rendant son regard aussi glacial et distant que celui de son patron. Il devait être impitoyable, plus encore que le maître d’œuvre et son boss, pour les mettre K.O. définitivement, les écraser et faire disparaître leurs descendants. C’était tuer ou mourir. Et Jean n’aurait pas de difficulté à convaincre ses compagnons de labeur, également sans perspective de vie meilleure, à se joindre à lui et refuser catégoriquement de travailler dans un chantier insalubre. Ils exigeraient un panier-repas de meilleure qualité, des w.c. décents, une augmentation de salaire immédiate, une pause plus longue pour le déjeuner et la sieste, une journée de travail réduite et tout ce que n’importe quel travailleur méritait, même si quelqu’un le considérait comme paresseux ou fainéant.

Jean serait resté plongé dans ses fabulations de révoltes interminables encore longtemps, si ces dernières n’avaient pas été interrompues soudainement par l’observation désagréable de l’architecte aguicheuse.

– Avec tous les jours de pluie de ces dernières semaines, vous auriez dû avoir le temps de faire, au moins, un bon ménage du chantier. Ici, ça ressemble à une véritable porcherie ! Il y a du matériel de chantier de partout et un nettoyage urgent est nécessaire. Il est fondamental de maintenir le chantier propre – dit la jeune femme, rappelant à M. Mario que, le lendemain, les professionnels des ventes et du marketing viendraient vérifier l’avancement des travaux et prendre des photos pour la promotion du projet.

Il ne manquait plus que cette prétentieuse et hautaine femme se mêle de son travail et de celui de ses collègues ! Jean ne pouvait s’empêcher d’éprouver un mal-être terrible chaque fois qu’il regardait cette architecte tout enguirlandée. Non seulement elle lui donnait des ordres, mais elle représentait aussi la créature parfaite, qu’il désirait le plus dans sa vie, mais qu’il ne pouvait pas avoir. Après tout, pourquoi un tel canon s’intéresserait-il à un pauvre type comme lui qui n’avait rien à offrir ? De plus, la présence de cette merveille à côté de lui ne faisait que mettre en évidence l’épouvantable condition dans laquelle il se trouvait. La solution était de se contenter, de temps à autre, de Marie, la sœur de la voisine, une vieille fille qui habitait dans le cabanon d’à côté et qui voyait également dans le sexe son unique chance de ressentir le moindre plaisir fugace dans la vie.

– Jean, Jean, dépêche-toi de prendre un balai et de tout ranger – dit le maître d’œuvre, remarquant la présence de l’ouvrier qui traînait toujours des pieds et qui faisait déjà partie des premiers de la liste à être bientôt renvoyés. – Allez, bouge-toi, le boss ne veut que des gens motivés sur le chantier et toute cette saleté doit disparaître. Allez ranger aussi le matériel qui se trouve là-bas. Je vous ai déjà dit que tout doit être nickel ! – finit-il par dire, déchargeant sur son flemmard de larbin toute l’énergie désagréable de soumission et de réprimandes, que M. Mario venait de lui jeter à la figure.

Jean se sentit blessé. Quelle humiliation ! De nouveau, un vent glacial lui envahit son âme et son corps. Il resta paralysé pendant quelques instants. Comment le maître d’œuvre osait-il le traiter ainsi, devant l’architecte ?! Il n’aimait pas les remarques, surtout lorsque quelqu’un lui pointait du doigt le moindre défaut ou travail mal fait. Mais, en présence de la jeune femme à la jupe courte et aux hauts talons, l’humiliation était insupportable. Que pouvait-il faire ? Lui planter un couteau dans le ventre ? Et ce type l’aurait bien mérité ! Toutefois, Jean baissa simplement la tête et s’éloigna, se jurant que toute cette histoire ne finirait pas comme cela.

De loin, Michel observait la scène en silence. Jean le croisa en maugréant. Il détestait porter des sacs de ciment, mais balayer par terre était encore pire. Depuis quand un homme devait-il faire le ménage ? Cette tâche était destinée aux femmes !

Michel avait été appelé pour réaliser l’installation électrique des trois tours en construction. Toujours dans son coin, silencieux et réservé, il ne s’immisçait pas dans la vie des gens et ne cherchait jamais d’embrouilles. Certains pensaient même qu’il n’était qu’une mauviette, car il n’allait jamais boire un verre avec ses collègues, après la journée de travail. Mais, en réalité, personne ne connaissait rien sur sa vie, où il habitait, s’il avait une famille, des enfants, un chien, un chat ou un hamster. La seule chose que l’on savait sur lui, c’était qu’il avait une moto sympa, avec un top case à l’arrière, dans lequel il transportait ses outils.

Jean attrapa le balai et se mit à exécuter la tâche qui lui avait été imposée, se sentant à nouveau le pire rebut du monde, un incompétent totalement inutile et insignifiant. Quelle désillusion ! Mais il devait supporter une fois de plus ce supplice, encore un autre jour de souffrance, et accepter sa condition misérable. Il sentait que Michel n’était pas très loin, mais il n’avait aucune affinité avec lui. Il ne faisait confiance à personne, il ne partagerait donc jamais ses pensées et ses sentiments les plus intimes avec quiconque, d’autant plus avec un type aussi étrange que lui. Par conséquent, Jean prêtait à peine attention à Michel, tout comme M. Mario ne s’intéressait pas au gars qui faisait tout son possible pour assurer l’éclairage du chantier et des tours en construction. Le patron préférait seulement s’adresser au chef d’équipe, responsable de la coordination des différents travaux à réaliser, qui à son tour se chargeait de transmettre les ordres aux ouvriers et aux éventuels sous-traitants. Effectivement, M. Mario n’avait ni le temps ni l’envie d’écouter, ou encore de discuter, avec n’importe qui. Aussi, il devait rapidement retourner à son bureau, où des affaires importantes l’attendaient. Néanmoins, avant cela, il profiterait encore un peu plus de la compagnie de sa belle à la mini-jupe et hauts talons. Il lui accorderait quelques petites minutes pour se détendre dans une chambre d’hôtel de la région !

En réalité, M. Mario ne voyait personne, car il n’avait d’yeux que pour son argent, ses affaires, ses objets personnels qui le comblaient, et son architecte en faisait partie. Or, bien qu’ils appartiennent apparemment à deux équipes adverses, M. Mario et Jean avaient des caractéristiques communes, car tous deux étaient uniquement préoccupés par eux-mêmes.

L’après-midi, tout se passait plus doucement, d’autant plus lors de journées glaciales comme celle-ci. Le balayage paraissait interminable, Jean sentait son corps se raidir, toutes ses articulations le faisaient souffrir, il était exténué, ses muscles n’en pouvaient plus, sa peau sèche, gercée par le froid et le manque d’hydratation, lui brûlait le visage. Ses mains calleuses et ses bras endoloris commençaient à faiblir et Jean était complètement découragé, rien que de penser aux sacs de ciment qu’il devrait encore porter le lendemain. Quel enfer ! Mais il traînerait des pieds, il laisserait les autres porter plus de poids que lui, car il ne supportait plus tout cela. Il était déprimé, littéralement au fond du trou. Une vie entière dans cette situation, où il arrivait à peine à trouver quelques sous pour acheter un coup à boire ! Il n’avait jamais un rond, ça oui, et il en avait assez de tout cela. En fait, Jean voulait également être au volant d’une voiture sympa, avoir une femme bien foutue et de l’argent pour dégager les parages et ne plus jamais revenir.

Sauf que la fainéantise et l’inertie étaient telles, que Jean ruminait sans cesse ses malheurs, au lieu de faire quelque chose pour changer la situation. Il se justifiait toujours en se disant qu’il n’était plus si jeune, convaincu que son infortune était vraiment la faute des autres. D’ailleurs, cela faisait des années qu’il travaillait dans la même entreprise et il n’avait jamais reçu une promotion ! Il trimait toujours comme un pion, alors que nombre de ses collègues étaient déjà devenus maçons, plombiers, électriciens… Mais la faute était celle du patron, qui ne lui avait jamais offert la possibilité de faire autre chose que de porter du poids. Et c’était toujours horrible de faire la même chose ! Voilà pourquoi il regardait M. Mario avec tant de haine. Il désirait le voir mort !

Lorsqu’arriva la fin de journée de travail, Jean jeta immédiatement le balai dans un coin et se dirigea vers les baraquements destinés à la classe ouvrière. Il marchait en réfléchissant aux choses qu’il désirait tant avoir, mais qu’il n’aurait jamais. Il n’avait plus l’espoir d’une vie meilleure, mais rien ne l’empêchait de rêver. S’il n’était pas en mesure d’acheter une voiture, il pourrait au moins avoir une moto comme celle de Michel. Avec un moyen de transport personnel qui tenait la route, il aurait toutes les femmes du monde qu’il voulait, se disait-il, s’imaginant en compagnie d’une bombe atomique comme Jeanne.

Pendant qu’il traversait la partie encore boueuse du chantier inhospitalier, dépourvu d’arbres, où ne poussait même plus une misérable petite plante en raison du terrassement radical réalisé à cet endroit, Jean s’imaginait au milieu d’un harem, avec de belles femmes pour le servir. Tant il était absorbé par son rêve, l’ouvrier inattentif ne s’aperçut pas de la bétonneuse qui dérapait de manière incontrôlée dans sa direction. Il n’eut pas le temps de courir. Une roue du camion s’enfonça dans la boue et la bétonneuse l’écrasa ! Jean mourut sur le coup.

2

Toute l’équipe du chantier fut très marquée par la tragédie de la bétonneuse qui pulvérisa l’ouvrier distrait. Quelle chose effroyable ! Personne ne souhaitait qu’une chose pareille lui arrive. Mais le maître d’œuvre fut efficace. Il imposa sans délai de nouvelles procédures de sécurité, auxquelles tout le monde devait se plier impérativement, afin d’éviter d’autres accidents tragiques pendant la construction des trois tours résidentielles. Quant à M. Mario, il fut également très habile. Il engagea de bons avocats et prit les mesures nécessaires pour se prémunir du moindre bruit médiatique embarrassant ou d’une éventuelle poursuite de sa société devant le Conseil de Prud’hommes. Ainsi, la responsabilité de l’événement malheureux finit par retomber sur le propre défunt, un salarié fainéant, qui se promenait là où il ne devait pas, au mauvais moment. Cet inconscient avait causé, en plus, un préjudice énorme à M. Mario, étant donné les honoraires élevés que ce dernier avait dû payer à son avocat de confiance et aux personnes qui prenaient soin d’étouffer cette funeste histoire.

Personne ne ressentit l’absence de Jean au travail. Même Marie ne s’aperçut pas qu’il ne venait plus pour s’attirer ses bonnes grâces, comme il le faisait d’habitude. Il était vraiment très peu intéressant et la sœur de la voisine cherchait un type qui pourrait lui offrir un meilleur avenir. Seule la mère de Jean pleura la disparition de son fils. En fin de compte, même le pire des démons a une maman qui éprouve de la peine, lorsqu’il s’en va. Même s’il était considéré comme quelqu’un de fourbe par certains, un véritable flemmard et semeur de troubles, Jean était un fils chéri qui, lorsqu’il le pouvait, aidait sa mère dans les dépenses de la maison. Bien qu’il soit toujours fauché, qu’il mène une vie difficile et malheureuse, il partageait parfois le peu d’argent qu’il gagnait avec sa mère. Il était le seul, parmi une grande fratrie, à se souvenir encore d’elle. Donc, la femme endeuillée n’acceptait pas ce qui était arrivé à Jean et, principalement, à son égard ! Comment Dieu avait-il pu lui enlever l’unique enfant qui pensait encore à elle et qui l’aidait à entretenir le cabanon où elle vivait ? Elle s’apitoyait sur elle-même et, non pas par hasard, elle se lamentait sur son sort, comme Jean avait l’habitude de faire. Elle aussi souffrait du même mal, partagé par tant de gens, qui la conduisait à mener une vie essentiellement focalisée sur son propre nombril, les yeux uniquement tournés vers elle-même, imaginant que personne ne portait un fardeau plus lourd que le sien ou encore que personne n’avait une vie aussi difficile que la sienne.

La malheureuse avait de bonnes raisons de se sentir abandonnée, car elle pressentait déjà qu’elle vivrait seule encore plusieurs années dans l’amertume, avant de se détacher de ce monde de souffrance dans lequel elle se trouvait. Et Jean n’était plus à ses côtés pour la soutenir dans son quotidien. Il avait déjà dégagé d’ici, bien qu’il lui soit difficile de laisser derrière lui le souvenir du maître d’œuvre intransigeant, de l’architecte aguicheuse et du riche patron aux faux airs de supériorité. Ces derniers se manifestaient maintenant devant lui, telles d’effrayantes apparitions qui se mélangeaient aux sentiments d’humiliation, du peu d’estime de soi, d’infériorité, de haine, de jalousie et tout ce qu’il avait vécu ces dernières années.

Marie apparut aussi devant lui, en démon endiablé, lui exigeant des explications sur la raison pour laquelle il avait profité d’elle pour se sentir mieux, sans même l’aimer. De plus, la mère pleurait encore la mort de son fils adoré, rendant difficile son voyage vers de nouveaux horizons. Et, comme si toutes ces terribles et confuses images ne suffisaient pas, il y avait encore tous les ouvriers qui se moquaient de lui et Michel qui, bizarrement, l’observait avec un visage sans expression, ne montrant aucun signe de jugement ni d’émotion.

Lorsqu’il réussit, enfin, à prendre un peu de recul quant aux visions qui le perturbaient, Jean se vit dans son salon de mémoires personnelles, où se trouvaient les informations concernant qui il était vraiment, ainsi que tout ce qu’il avait fait et aurait aimé réaliser. Diverses références flottaient autour de lui, renvoyant aux sensations déjà vécues, aux désirs et aux éléments non résolus encore à régler, à réaliser ou à expérimenter, mais aussi à ses vertus essentielles. Tout était réuni ; les photos de la voiture sympa de M. Mario, de la moto de Michel avec un top case à l’arrière, de la bimbo à la jupe courte et hauts talons, celles de la prime de fin de mois et de tout ce qu’il avait le plus rêvé au monde, depuis des années. Jean avait également besoin de reconsidérer certaines situations qui étaient restées en suspens, en raison des histoires dans lesquelles il s’était mis, et dont les souvenirs empestaient dorénavant son salon de mémoires. Il voyait plusieurs portraits accrochés aux murs de sa chambre mnésique, celui de M. Mario, du maître d’œuvre intransigeant, de l’architecte aguicheuse, de Marie, de ses collègues du chantier et, aussi, d’une autre bande dont il se souvenait à peine la rencontre. Mais il s’était déjà disputé avec tant de monde dans la vie, qu’il ne serait absolument pas surprenant que le spectre de quelqu’un d’autre ressurgisse devant lui, le réprimant ou lui demandant de se justifier vis-à-vis d’actions désastreuses de son passé, quelqu’un qu’il aurait blessé à un moment donné.

En définitive, Jean devait clarifier divers malentendus et, dans certains cas, mettre les points sur les i. Il était nécessaire qu’il s’excuse auprès de beaucoup de gens, qu’il répare des erreurs commises, mais aussi, dans d’autres situations, qu’il disse clairement qui il était vraiment. Il devait montrer qu’il était un type bien, crédible et qui, occasionnellement, savait être généreux. Il n’était pas un ouvrier imbécile, il avait un certain sens de discernement. De plus, il ressentait aussi le besoin de se prouver qu’il était capable d’avoir une voiture sympa, un bon emploi et une famille respectable, comme M. Mario. Il lui fallait aussi développer ses facultés de perception, étant donné qu’il n’avait pas remarqué l’odeur d’infidélité qu’exhalait son patron, la souffrance des autres personnes qui vivaient autour de lui, le désintérêt de Marie à son égard, ainsi que les regards compatissants de Michel.

Dans un premier temps, peu après s’être détaché de son corps d’ouvrier sur le chantier de l’entreprise de M. Mario, Jean crut qu’il avait laissé derrière lui, pour de bon, ce terrible monde glacial de labeurs insoutenables et aux nombreuses inégalités sociales. Mais non. Inexorablement, il aurait à revenir sur la scène terrestre pour tenter de vider son salon mnésique personnel, chargé de mémoires en souffrance, truffé de souvenirs de disputes, remords, désirs frustrés et de milliers de références se rapportant aux choses à réaliser et à clarifier. Au moins, la mort subite et prématurée de Jean avait évité que ce dernier ne remplisse encore plus sa chambre mnésique, avec davantage de rêves et d’idées confuses, qui lui exigeraient certainement beaucoup d’effort, jusqu’à ce qu’il parvienne à dissiper ses ressentiments liés à toutes ces situations non résolues. La bétonneuse qui lui était tombée pile dessus avait été une véritable aubaine, avant qu’il ne complote avec ses collègues de chantier, les persuadant de s’unir à lui contre le méchant patron !

Jean choisit les éléments de son salon de mémoires qu’il devait réaliser et résoudre en urgence, afin de se sentir bien avec lui-même. Mais comme il y en avait tant, il serait tenu de faire tout son possible pour suivre à la lettre le script qu’il avait prévu, de manière à assainir les souvenirs qui le dérangeaient. La prochaine fois qu’il apparaîtrait sur Terre, il devrait faire attention à ne pas se détourner de qui il était vraiment, en essayant de manifester ses vertus. Car, c’était le seul chemin par lequel il réussirait, éventuellement, à cocher d’un seul trait toutes les situations non résolues de sa liste.

Néanmoins, il n’avait pas le choix. Avant de revenir sur Terre, Jean devrait boire les eaux de l’oubli pour se libérer de cette sensation de tourment, qui ne lui donnait aucun répit, en raison des souvenirs malheureux qu’il portait en lui. Il avait commis plein d’erreurs, s’était mêlé à de violentes bagarres et à d’interminables disputes, avait dit et pensé du mal de tout le monde, sans compter qu’il avait perdu de nombreuses opportunités à cause de son comportement égocentrique et peu aimable. La liste des stupidités et des fautes, commises à son égard et impliquant d’autres êtres, était énorme ! De plus, au lieu de toujours râler, d’être fâché avec la vie, combien de choses aurait-il pu et dû faire, mais qu’il n’avait pas réalisé !

Heureusement, il y avait les eaux de l’oubli et, dès que Jean noya tous ses souvenirs gênants en elles, il se sentit soulagé. Alors, il s’assit et patienta. Il s’endormit même un peu. Il attendit, attendit et attendit encore un moment, jusqu’à ce que la conjonction des astres offre les conditions propices pour qu’il puisse matérialiser ses rêves à la perfection. Et, lorsque le grand jour arriva, il partit à nouveau sur Terre. Cette fois, il était hors de question de se retrouver dans un endroit glacial. Aussi, il était décidé à respecter son emploi du temps à la lettre. Il devrait profiter le mieux possible de son passage sur Terre afin de régler les situations mnésiques non résolues, pour être moins aigri ou paresseux, montrer à tout le monde qu’il était un type bien, et pour se donner les moyens de construire une situation plus confortable, avec une voiture sympa et une nana bien roulée !

3

Cette fois-ci, Jean rencontra Paula. Belle plante d’un mètre soixante-dix, elle ne portait que des mini-jupes et marchait avec des hauts talons, en se déhanchant. Dès qu’il la vit, quelque chose s’alluma en lui et il comprit qu’il devait conquérir cette femme. Ils s’étaient connus à l’université, où ils étudiaient tous les deux l’économie. Le fric était une question importante pour Jean, il était donc évident qu’il choisirait cette voie professionnelle. Il devait approfondir le sujet pour, un jour, devenir très riche.

Dans sa jeunesse, il avait travaillé sur les marchés, vendant des pommes de terre pour payer ses études supérieures, qu’il suivait en cours du soir, car sa famille vivait dans des conditions très simples, avec des moyens limités. Mais, au moins, il avait pu s’acheter une moto d’occasion, avec un top case à l’arrière, pour transporter ses affaires, ce qui lui donnait plus de liberté et de souplesse pour se déplacer en ville sans dépendre des transports publics. Son père, M. Mario, était un agent immobilier qui n’avait jamais réussi à conclure une bonne vente susceptible de lui rapporter une commission acceptable, pouvant transformer sa vie et celle de sa famille. Il était sûr que, le jour où cela arriverait, il achèterait un appartement à Miami et irait vivre de ses rentes à l’étranger, comme beaucoup de ses clients importants l’avaient déjà fait, prévoyait M. Mario, ne perdant pas l’espoir de reconstruire sa vie.

Du fait de son travail, il était toujours en contact avec des gens fortunés, cousus d’or, qui voyageaient beaucoup. Il se sentait comme chez lui au milieu de ses clients qui appartenaient à l’élite de la haute société. Il allait jusqu’à assumer des airs de supériorité, comme si lui-même était un aristocrate éminent, laissant évoquer ce souvenir, pas si lointain, de l’époque où il était un chef d’entreprise de renom. Cependant, chaque fois qu’il rentrait le soir chez lui, après sa journée de travail, il ressentait une grande frustration face à la dure réalité qu’il voyait autour de lui. Il habitait dans une maison modeste en périphérie de la ville, avec une terrasse minuscule située derrière et un garage étroit devant, où il ne pouvait garer que sa voiture, un ancien modèle qu’il avait acheté à crédit, des années en arrière. Cette dernière avait besoin urgemment d’une bonne révision, mais son budget serré ne permettait pas des dépenses qui n’étaient absolument pas indispensables. La vieille guimbarde devrait encore tenir le coup.

De plus, M. Mario n’avait pas d’affinité avec le voisinage ringard de son quartier. Il était hautain et passait devant tout le monde de manière arrogante, convaincu qu’il était le meilleur parmi tous les pauvres mortels qui se trouvaient dans les environs. Et lorsqu’il ne défilait pas comme un lord, se prenant pour le roi des rois, il était saisi par de douloureux sentiments de nostalgie. Il s’imaginait dans une villa spacieuse et bien décorée, avec un énorme jardin, plusieurs voitures sympas dans le garage à sa disposition, une moto de marque étrangère et un hors-bord dans une marina. Sa souffrance était immense. M. Mario ressentait un manque profond d’opulence et de confort, dont il ne connaissait même pas l’origine.

Quant à sa vie sentimentale, c’était également un véritable désastre. La mère de Jean l’avait quitté, de nombreuses années en arrière, lorsque leur fils était encore petit. La petite maline de province, avec qui il avait flirté, découvrit bientôt que l’agent immobilier avait non seulement la folie des grandeurs, mais il était aussi un coureur de femmes. Le type ne pouvait pas voir le moindre jupon qu’il était déjà tout émoustillé. Il se comportait comme autrefois, en faisant du gringue à n’importe quelle croqueuse d’hommes qui passait dans les parages. La mère de Jean qui, par ailleurs, n’avait pas rencontré Mario par hasard, cette foi-ci ne supporta pas leur relation et finit par quitter l’infidèle vermine qui avait seulement profité d’elle parce qu’elle était jeune et naïve. Si autrefois il l’avait trompé pendant sa grossesse, elle le laisserait cette fois-ci élever son fils tout seul !

Et maintenant qu’il vieillissait, plus personne ne voulait entendre parler de M. Mario, ni même son fils, avec qui il se chamaillait sans cesse. Jean n’acceptait pas l’attitude de son père arrogant qui prenait des faux airs de riche. Comment le vieux pouvait-il se croire si important et si imbu de lui-même, regardant tout le monde de haut, alors qu’en réalité il était un petit vendeur de rien du tout, qui n’avait jamais réussi à réaliser une seule vente intéressante ? Il était vraiment un va-nu-pieds, ça oui, et entièrement coupable de la situation dans laquelle Jean se trouvait, car, non seulement ce dernier n’avait pas eu accès à de bonnes opportunités dans la vie, mais devait aussi vivre dans des conditions bien moins favorables que celles dont il avait rêvées !

Jean avait rigoureusement sélectionné ses parents, il n’avait pourtant pas prévu qu’ils ne seraient plus issus d’une famille bourgeoise. De fait, M. Mario n’avait pas pu entretenir toute l’opulence dans laquelle il avait autrefois vécu, en ne pensant qu’à lui-même. Donc, le rêve de Jean, qui était de vivre dans le luxe depuis son plus jeune âge, de porter uniquement des vêtements de qualité, d’avoir un chauffeur et d’étudier dans une grande école, ne put se concrétiser. Mais, de tout cela, il n’en avait pas conscience et n’en subsistait qu’un ressentiment profond, puisque le père ne correspondait pas à ses attentes. Au moins, il avait été bien nourri, il ne pouvait pas s’en plaindre. Il y avait toujours quelque chose à manger à la maison, ce qui n’était pas vraiment le cas à d’autres époques.

– J’ai invité ton père à dîner avec nous ce soir – dit Paula, alors que Jean arriva chez lui.

– T’invites le vieux sans me demander, maintenant ? Je voulais me mettre devant la télé et me détendre, moi ! – réagit Jean, très contrarié par l’initiative déplacée de sa compagne.

Comme si tous les pépins qu’il affrontait dans son travail au quotidien ne suffisaient pas, sa femme lui inventait maintenant une histoire de ce genre ! Il n’était absolument pas disposé à supporter le père arrogant et prétentieux qui censurait tous ses propos. Ce soir-là, il lui balancerait à la figure certains ressentiments qui, depuis longtemps, lui restaient en travers de la gorge. Le vieux n’arrêtait pas de lui dire qu’il n’avait pas de classe, qu’il devait apprendre à se comporter comme les gens de bonne famille. Jean en avait assez d’être regardé comme s’il était un rustre. Mais M. Mario n’était pas capable de voir chez son fils autre chose qu’un type grossier, au caractère rude et bourru, qui le faisait penser à un ouvrier incompétent et inutile. Jean avait certainement hérité ce côté pouilleux de sa mère venue de la cambrousse, concluait M. Mario, convaincu qu’il y avait un problème de génétique dans toute cette histoire.

– C’est ton père, ça fait longtemps qu’on ne l’a pas vu – justifia Paula et, changeant rapidement de sujet, lui demanda comment s’était déroulée sa journée de travail à la banque.

Avec un diplôme universitaire sous le bras, Jean avait réussi à trouver un emploi dans une banque. Ce n’était pas exactement le boulot rêvé, auquel il avait songé. En réalité, il ne se souvenait même pas avoir programmé la moindre activité professionnelle en particulier, avant son retour sur Terre. Néanmoins, il pouvait tout juste payer les factures courantes et ces dernières étaient nombreuses. En plus des frais liés aux enfants, des dépenses consacrées à la nourriture, à la santé, aux vêtements, au transport, à l’essence et aux croquettes pour chien, Paula dépensait beaucoup. Elle faisait toujours exploser le découvert bancaire et la note du coiffeur était absurde ! Sans compter qu’elle n’était jamais heureuse avec ce qu’elle avait. Elle avait toujours les yeux sur ce que les autres possédaient, désirant la tenue branchée et les chaussures de la voisine, la bague de sa copine et ainsi de suite. C’était un puits sans fond de désirs insatiables et de besoins à n’en plus finir.

Comme Paula flambait le peu d’argent que le mari gagnait, il ne restait jamais la moindre économie pour que Jean achète la voiture sympa qui faisait partie de la liste de ses objets désirés. Même s’il roulait en moto, l’homme était toujours insatisfait. Il passait des journées de travail épuisantes, et maintenant, par-dessus le marché, il devait supporter une femme dépensière et un père arrogant.

– C’est toujours la même chose, beaucoup de boulot et peu de temps pour la pause café – marmonna Jean, se plaignant que le chef pourrait bien lui accorder une augmentation de salaire ou lui proposer un plan de carrière avec de bonnes perspectives d’ascension professionnelle.

Le chef était également un caillou dans sa chaussure et Jean était persuadé que ce dernier le mettait à l’écart de postes plus intéressants. Tenant compte de son ancienneté dans la même institution financière, il devrait déjà être directeur. Les promotions qu’il avait reçues jusqu’alors étaient pourtant insignifiantes. Il n’avait pas fait autant d’études pour remplir cette fonction qui, selon lui, n’importe quelle andouille pourrait exercer, les doigts dans le nez. Mais Jean s’était déjà chargé de dire les quatre vérités à son chef et, un jour, il l’enverrait paître et ne lui adresserait plus jamais la parole. Car lorsqu’il était très en colère, le sang bouillonnait et lui montait à la tête. Jean ne pouvait se retenir. Il explosait tel un volcan, jetant de tous les côtés des fragments de son mal-être.

Un jour, probablement, il laisserait tout tomber et s’en irait de ce bureau étouffant. Il travaillait dans la même petite pièce depuis des années, où l’air conditionné ne fonctionnait pas correctement, alors qu’il devait se présenter tous les jours en costume-cravate ! Un supplice ! Une chaleur infernale ! Il suait à grosses gouttes toute la journée. Mais il y avait Paula, les enfants et les factures à payer à la fin du mois. Il devait supporter la situation, même s’il détestait son chef, le travail qu’il faisait et ses collègues de bureau, avec lesquels, parfois, les esprits commençaient à s’échauffer. Jean se sentait esclave des obligations qu’il avait lui-même choisies, tout au long des années. Il était dans le pétrin jusqu’au cou, un enfer ! Même chez lui, il n’avait pas la paix !

– Qu’est-ce que fait ce clébard à l’intérieur ? J’ai déjà dit que je ne veux pas de cette bestiole puante dans mon salon, qui laisse des poils partout sur mon canapé et pisse dans tous les coins ! – pesta Jean, explosant à nouveau de colère, déjà rouge de rage, comme un piment, et donnant un coup de pied au pauvre chien qui sortit en gémissant sur la terrasse.

Comme si une femme jetant l’argent par la fenêtre, un chef injuste et un père arrogant ne suffisaient pas, il y avait encore cet animal qui venait lui taper sur les nerfs ! Et tous les jours, le petit malin faisait ses besoins à côté du portail, sachant qu’il y avait toujours un badaud pour marcher sur la crotte, l’éparpillant de tous les côtés. Une horreur ! Il ne restait pas un seul coin propre devant la maison pour qu’il puisse garer sa moto. Sans oublier qu’en revenant du travail en fin de journée, il devait également faire très attention pour ne pas marcher sur le petit monticule puant laissé par l’habitant sans gêne. C’était vraiment affreux ! Paula devrait enseigner ce maudit chien à faire ses besoins ailleurs.

Mais Jean avait bien prévenu tout le monde qu’il ne s’occuperait jamais de cet animal. Comme Paula et les enfants avaient inventé toute cette histoire de chien à la maison, ils n’avaient qu’à s’occuper de sa toilette, de le promener, ou de l’emmener au vétérinaire, et qu’ils nettoient aussi ses saletés. En fin de compte, dans l’esprit de Jean, le nettoyage était toujours un truc de femmes et il ne voulait en aucun cas entendre parler de ramassage de crottes de chien.

– Au lieu de donner des coups de pied au chien, pourquoi ne vas-tu pas jeter un coup d’œil au travail du plombier que tu as appelé pour réparer la fuite de l’évier et déboucher le siphon – dit Paula, sur un ton également contrarié, en raison de la constante mauvaise humeur de son mari. – Le type a cassé toute la terrasse et il a dit qu’il faut changer la plomberie.

Paula avait flairé le côté généreux de Jean. Dès qu’elle l’avait connu, elle avait compris qu’il s’agissait du genre d’homme susceptible de mettre une bonne partie de son salaire dans les mains d’une femme pour laquelle il se sentirait affectivement lié. Elle avait également remarqué sa détermination lorsqu’il travaillait comme vendeur de pommes de terre pour payer ses cours du soir à l’université et acheter une moto. Cependant, elle n’avait pas imaginé qu’il pourrait se transformer, un jour, en une personne grossière et si amère avec la vie, d’autant plus en gagnant si peu. La femme fatale avait rêvé d’un consort qui aurait, au minimum, les moyens de payer son coiffeur sans se plaindre. Mais Jean contrôlait le moindre achat qu’elle faisait et lui reprochait, maintenant, même sa jupe courte, comme si elle était une femme facile, voulant attirer l’attention des autres hommes.

Tout cela l’agaçait énormément, de sorte que certains jours la mayonnaise tournait d’un seul coup et le couple se disputait comme chien et chat, même devant les enfants qui allaient se cacher dans leur chambre. C’était à son mari de gagner davantage, pensait la femme frustrée, convaincue qu’elle avait pris le mauvais train. Mais elle ne se laisserait pas abattre face à l’attitude désagréable et mesquine de son mari. Elle continuerait à utiliser la carte bancaire et c’était à lui de se débrouiller pour payer les dettes et, si nécessaire, faire un emprunt pour couvrir le solde négatif de son compte courant.

– Le plombier va venir tôt demain matin, comme ça, tu pourras lui parler avant de partir au travail – dit Paula.

– Ce type est un incompétent – poursuivit Jean, énervé. – Je pensais qu’il allait résoudre ce problème de rien du tout en deux jours, mais non, il a cassé toute la terrasse !