L'Amour entre deux pizzas - Jean-Marie Palach - E-Book

L'Amour entre deux pizzas E-Book

Jean-Marie Palach

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Beschreibung

Depuis dix ans, Cyrielle, Noémie et Nedjma se retrouvent tous les mois dans une pizzeria...

Trois jeunes femmes se retrouvent dans une pizzeria de la place d’Italie, chaque premier dimanche du mois, depuis dix ans. Elles se sont rencontrées pendant leurs études, puis se sont rapprochées au point de devenir inséparables. Cyrielle travaille dans un cabinet de conseil prestigieux. Noémie prospère dans la communication. Nedjma se satisfait d’à peine plus que le SMIC dans une association qui se consacre à l’aide aux victimes du Trilophérol, un médicament qui a provoqué le décès prématuré d’un grand nombre de patients.

Le roman embrasse une durée d’un mois, entre deux rencontres. Dans l’intervalle, Noémie part en vacances sur l’île de la Réunion, Cyrielle doit faire face à un dossier particulièrement délicat et Nedjma découvre le secret de son père…

Trois amies se retrouvent et se racontent leur vie, leur boulot, et surtout leurs amours !

EXTRAIT

Noémie se retourne. Benjamin Smala, un milliardaire dont l’empire s’étend de la vente de chaussettes de laine à la construction de paquebots de croisière, lui sourit, incrédule. Chaque année, elle réserve pour lui le Palais des congrès de la porte Maillot et deux cents chambres à l’hôtel Méridien. Ils ont bouclé l’organisation de l’assemblée générale annuelle de sa société, prévue en septembre, juste avant son départ. C’est le plus gros client de Noémie, sur tous les plans. Sa bedaine conséquente déborde d’un maillot de bain minimaliste. L’obèse sexagénaire ne souffre d’aucun complexe. Il s’approche de la jeune femme en creusant des traces profondes dans le sable.
— Noémie ! Il me semblait bien vous avoir reconnue. Je ne m’attendais pas à vous revoir aussi tôt ! Quel plaisir !
Elle se retient de lui rétorquer que le plaisir n’est pas partagé. Il lui claque deux bises inhabituelles, considérant que leur statut de vacanciers autorise cet écart, puis lorgne l’inscription sur le t-shirt.
— Amusant ! Je vous croyais plus coincée ! J’adore !
Il en bave d’envie. Son regard de limace velue s’attarde sur les courbes de Noémie. C’est trop pour elle. Elle ramasse sa serviette et prétexte une course urgente. Cela ne le décourage pas.
— Ce n’est que partie remise. Je vous attends à 16 heures au Saint-Alexis. J’ai eu des idées depuis notre dernière rencontre et je voudrais vous parler d’un projet qui vous intéressera, un gros budget !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né dans le Sud-Ouest de la France, Jean-Marie Palach exerce une carrière de haut-fonctionnaire dans le domaine des affaires sociales et du travail. Auteur confirmé à la plume élégante, il a publié de nombreux romans policiers et romans jeunesse. L’Amour entre deux pizzas est sa première romance.

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1

Dimanche pluvieux sur la capitale. Cyrielle sort de la station de métro par les escaliers du boulevard Vincent Auriol. Les voyageurs que la jeune femme croise secouent des parapluies ruisselants et s’essuient les lunettes avant de disparaître dans les entrailles de la terre. Pas un temps à batifoler le nez au vent en contemplant les nuages. La pluie froide de février chasse les rares piétons. Autour de la place d’Italie, les conditions météorologiques exécrables ont provoqué un gigantesque embouteillage. Des conducteurs excédés klaxonnent en pure perte. Cyrielle ajuste la capuche du ciré jaune qu’elle enfile en pareilles circonstances, un ciré breton taillé pour affronter les tempêtes qui balayent régulièrement les Côtes-d’Armor, autre chose que le pipi de chat des Parisiens. N’empêche, elle serait volontiers restée à l’abri dans son appartement douillet du 15e arrondissement, à lire un roman léger, pas de quoi se prendre la tête, ou zapper sur les chaînes du câble, si le rendez-vous du premier dimanche du mois n’était incontournable.

En dix ans, elle n’en a raté que cinq ou six. La première fois, une mauvaise grippe l’a clouée au lit, quarante degrés de fièvre, une tension proche de zéro, une toux à faire pleurer de jalousie un tuberculeux, il aurait fallu un incendie pour la déloger, et encore, pas sûr qu’elle aurait atteint le palier. Les autres fois, son employeur l’avait envoyée en mission à des milliers de kilomètres. Les copines ont compris. Elles aussi respectent le rituel. Cyrielle se remémore leurs rares absences en évitant les papiers gras qui jonchent le trottoir, devant le Kentucky Fried Chicken. Une odeur tenace de poulet grillé imprègne cette parcelle de la rue, constamment réactivée par les consommateurs qui jaillissent des portes vitrées en tenant des cartons remplis d’ailes ou de cuisses de volatiles. Il est midi, les bourrasques d’eau glacée ne dissuadent pas les amateurs de s’approvisionner.

L’avenue de Choisy est encombrée. Cyrielle attend que le piéton du feu tricolore vire au vert. La visibilité est presque nulle. Les automobilistes se collent à leur pare-brise pour distinguer les obstacles. Nedjma et Noémie lui pardonneront un quart d’heure de décalage. Sa ponctualité est légendaire, en toutes circonstances. En cas de doute sur la durée d’un trajet, elle prévoit large. Le contraire de Noémie, toujours en retard, à croire que c’est délibéré. Nedjma attribue cette fantaisie à son tempérament d’artiste. Cyrielle presse le pas et sourit en pensant à Nedjma. D’elle, on ne pourrait dire si elle est habituellement en retard ou en avance. Elle s’efforce de ne pas se faire remarquer, comme si elle souhaitait que personne ne s’intéresse à elle. Leur amitié tient du miracle.

Elles se sont rencontrées dans une classe préparatoire aux grandes écoles commerciales, à Rennes, lycée Chateaubriand. Les meilleurs élèves de la région, munis d’une mention au bac, convergeaient en début d’année vers le prestigieux établissement, lestés de grandes espérances. Cyrielle avait abandonné à regret le lycée de Saint-Brieuc qui accueillait les enfants de Binic. Nedjma venait de Brest et Noémie de Quimper. Internes, elles se sont rapprochées au point de devenir inséparables. Lorsqu’après six mois, Noémie a jeté l’éponge parce qu’elle n’arrivait pas à suivre le rythme et n’était pas persuadée que le jeu en valait la chandelle, elles ont gardé le contact. Noémie s’est inscrite à la faculté de droit et dans un institut de communication. Nedjma et Cyrielle ont continué de bûcher et ont décroché la timbale : HEC et l’ESSEC, les deux écoles du haut du tableau, la consécration. Noémie s’est réjouie de leurs succès et a obtenu deux licences.

Après quelques tâtonnements, chacune a trouvé sa voie : Cyrielle a été embauchée par le London Consulting Group, un cabinet de conseil dont le siège de la branche française se situe dans une tour du quartier de La Défense et qui ne recrute que des étudiants issus des plus grandes écoles de commerce et d’ingénieurs. Elle enchaîne les missions auprès d’importantes sociétés prêtes à débourser des sommes colossales en échange des avis éclairés des jeunes pousses dont le diplôme atteste la qualité. Noémie prospère dans la communication. Après avoir œuvré dans de grosses boîtes parisiennes, elle organise depuis six ans des événements pour une société basée à Rennes, retour à la case départ, à la grande satisfaction de ses parents. Nedjma s’accomplit dans l’humanitaire, un idéal de gamine. En dépit de son mirobolant bagage, elle se satisfait d’à peine plus que le SMIC, un choix étonnant, mais conforme à sa personnalité. Ses talents ne coûtent pas cher à l’association qui se consacre à des personnes handicapées. La diplômée de HEC bosse douze heures par jour et abat le boulot de cinq personnes sans rechigner, une aubaine pour une structure qui manque cruellement de ressources.

À l’angle du boulevard Auguste Blanqui, la pizzeria Cosa Nostra est le lieu de ralliement des amoureux de l’authentique bonne chère italienne. Son fondateur, Vittorio, a créé le restaurant voilà plus de quarante ans. Désormais, il délaisse les fourneaux et se satisfait d’accueillir les clients. Ses fils ont repris la gargote. Il leur a transmis les recettes qui ont assis la réputation de l’affaire familiale. Noémie est entrée un jour par hasard. À l’époque, elle travaillait dans une entreprise de publicité qui louait des bureaux à proximité. Nedjma et Cyrielle avaient terminé leurs stages de fin d’études à l’autre bout du monde, Australie pour l’une, New York pour l’autre. La reconstitution de l’indéfectible trio exigeait un cadre dépaysant. Noémie a été séduite par la cuisine de Vittorio et, plus encore, par sa gentillesse lorsque le vieux monsieur lui a parlé, au moment où elle dégustait une des délicieuses glaces dont il a le secret. Le vieil Italien a vite repéré la belle blonde aux longs cheveux soyeux qui déjeunait en solitaire, une misère pour le grand séducteur loin d’être repenti. Il a plaisanté avec elle et lui a offert un café, puis un digestif. Charmée, elle a promis de revenir avec des copines.

Ainsi fut fait. La Cosa Nostra devint l’écrin des rendez-vous mensuels des trois amies. Vittorio ne manque jamais de les saluer, d’autant que les deux autres filles, aussi brunes que Noémie est blonde, sont aussi jolies que la première. Ce détail n’a pas échappé à son œil expert. Il lisse ses moustaches blanches et regrette de ne plus être dans la course.

Cyrielle pousse la porte. De délicats effluves de thym, de romarin et de tomates l’enveloppent. Elle prend le temps de les humer, les yeux fermés, puis tourne la tête vers la droite. Nedjma et Noémie occupent leur table attitrée, près d’une gigantesque fresque murale qui représente une gondole voguant sur le grand canal de la Sérénissime, avec la basilique Santa Maria della Salute en arrière-plan. Tout en poussant sa perche, le gondolier chante, les deux amoureux qu’il transporte le fixent. S’ils ont un peu d’imagination, les clients peuvent penser que l’air d’opéra qu’une sono diffuse en sourdine sort de sa bouche. Le patron veille à la mise en scène, le décor compte autant que l’assiette.

Les trois amies n’ont pas besoin de réserver. Vittorio n’attribuerait leur table à personne d’autre, le premier dimanche de chaque mois. C’est une règle non écrite, mais impérative. Ses fils la recevront en héritage.

— Salut, les filles ! lance joyeusement Cyrielle en ôtant le ciré jaune qu’elle pose sur le dossier de la chaise.

— Salut, beauté ! répondent en chœur ses amies avant d’embrasser la dernière arrivée.

Trois pizzas, menu consacré, personne ne déroge à la coutume, seules les variétés changent. Cyrielle et Noémie optent pour du classique : Napolitana et Regina. Nedjma ose une Havana, une invention récente qu’un des deux fils a suggérée à son père après un séjour à Cuba, appétissant, mais risqué.

En attendant les plats, les filles reprennent leur conversation au point où elles l’ont suspendue le mois précédent. Cela fait dix ans qu’elles se confient en temps quasi réel. Chacune retrouve le fil sans une seconde d’hésitation et résume la nouvelle strate dont sa vie s’est enrichie, comme si elle était la vedette d’une de ces séries de télé-réalité que les chaînes offrent en abondance à un public friand de héros ordinaires. C’est l’occasion de révéler ses projets aux copines.

— Tu pars jeudi, tu as bouclé les bagages ? questionne Cyrielle en regardant Noémie.

— Pas complètement, j’ai commencé, mais ça me bassine, vous me connaissez.

Les deux autres acquiescent. Noémie déteste anticiper. Son prochain envol pour l’île de la Réunion, chez ses grands-parents, n’est pas de nature à modifier son comportement. Elle a décidé de leur rendre visite sur un coup de tête. Ils sont âgés et seront heureux de recevoir leur petite-fille. Jusqu’à récemment, ils venaient tous les ans en métropole. Noémie n’avait pas de raison de supporter un voyage long — onze heures de vol — et coûteux. Cerise sur le gâteau, elle craint l’avion malgré tous les discours étayés de statistiques convaincantes sur la fiabilité de ce mode de transport. Cause toujours, camarade, les arguments rationnels ne l’empêchent pas de transpirer d’angoisse dès que les roues du train d’atterrissage quittent le sol. Alors, pourquoi s’imposer un tel supplice ?

2

Noémie a ressenti la nécessité de prendre du recul. Au boulot, elle tourne en rond. Elle est devenue une référence dans sa spécialité, l’organisation d’événements pour des clients privés ou publics : colloques, assemblées générales, congrès. Ses patrons louent ses qualités, son sens affirmé de la gestion, du contact, des affaires. Mais, à trente ans, l’enthousiasme des débuts s’est largement émoussé. Elle ne se voit pas poursuivre cette activité jusqu’à la retraite. Certes, la satisfaction des clients la touche, la reconnaissance de ses supérieurs la flatte et les primes rondelettes qu’ils lui accordent gonflent opportunément son compte en banque, mais elle aspire à autre chose. Les boss ne veulent pas en entendre parler. Ils prennent ses désirs de changement pour des lubies et la renvoient à l’organisation d’un nouveau congrès, en la gratifiant de quelques milliers d’euros supplémentaires, en guise de réponse.

Bref, elle est dans l’impasse. Elle envisage de changer d’entreprise ou, plus radicalement, de voie, histoire de retrouver un challenge, une motivation, un plaisir qu’elle a perdus.

Sur le plan sentimental, elle est également dans l’expectative. Maxence, le beau blond qui a, cinq ans plus tôt, fait irruption dans sa vie la veille du jour de Noël — ça ne s’invente pas — s’avère à la longue un cadeau moins somptueux qu’elle ne l’avait imaginé. Il a surgi au détour d’une allée de Toy’sRus, les bras chargés de jouets, achetés hâtivement pour ses neveux et nièces. Au même moment, elle fonçait vers la caisse, après avoir raflé un nombre faramineux de gadgets électroniques dernier cri destinés à satisfaire les mouflets de ses deux sœurs, lors du traditionnel réveillon concocté par leurs parents. Son patron ne l’avait lâchée qu’à la dernière minute et elle luttait contre la montre, en calculant qu’elle aurait à peine le temps de se doucher pour effacer les stigmates les plus apparents de sa journée d’enfer. Aux yeux de la famille, elle se doit de demeurer la petite dernière, une poupée éternellement fraîche, disponible, sans autre préoccupation que celle d’entretenir son joli minois.

C’était sans compter sur Maxence et sa course effrénée en direction du rayon qu’elle venait de quitter. Le choc fut terrible. Après la collision, des objets fusèrent dans les airs tandis qu’ils churent, lui sur le dos, elle sur son séant, qu’elle avait à l’époque un peu remplumé. La surprise passée, elle constata les dégâts. Des employés s’approchèrent, inquiets. A priori, elle n’avait rien de cassé. Mais une rage soudaine envahit Noémie et elle s’apprêtait à agonir d’injures celui qui avait d’un même geste brisé les jouets de ses neveux et ruiné son réveillon lorsqu’il se releva prestement et lui tendit une main secourable. Son élégance amoindrit la vindicte de la jeune femme. Pas totalement cependant, elle allait lui river son clou de quelques vérités bien senties. Pour cela, elle le fixa dans les yeux, les sourcils froncés et c’est là qu’elle plongea.

Il la regardait avec ses grands yeux bleus ouverts sur une âme pure, l’air uniquement préoccupé par les conséquences de sa chute.

— Désolé, a-t-il articulé d’une voix douce, j’aurais dû faire attention. Vous n’êtes pas blessée ?

Elle ne l’était pas, ou uniquement dans sa fierté, se sentant vaguement ridicule, les fesses plaquées sur la moquette usée. Rassuré sur son état de santé, il ajouta :

— J’espère que vos jouets ne sont pas endommagés.

Et, joignant le geste à la parole, il entreprit de récupérer les babioles qui avaient échappé des mains de Noémie, ignorant celles qu’il avait lui-même semées. Il examina méticuleusement chaque pièce, jaugea les dégâts et constitua trois tas : l’un pour les cadeaux intacts, un deuxième pour ceux légèrement abîmés et le dernier pour ceux à jeter.

Pendant qu’il s’affairait, elle l’observait. Ses cheveux dorés tombaient en boucles sur un front haut, léchant de fines lunettes derrière lesquelles son regard pétillait. Mince, il avait de larges épaules, la taille fine. Sa silhouette sportive rappelait les fresques représentant les Crétois de l’Antiquité, élancés, le nez droit, le buste fièrement dressé. La colère de Noémie avait disparu, elle était sous le charme. Lorsqu’il se décida enfin à s’intéresser à elle, elle comprit qu’elle ne le laissait pas indifférent et en profita pour lui glisser une carte avec son numéro de téléphone, sous le prétexte futile de faire le point, plus tard, sur les préjudices.

Il la rappela le lendemain. Leur relation fut d’abord géniale. Maxence l’invitait à partir en week-end à Venise, Prague, Dublin, Tallinn. Puis il disparaissait de son écran radar pendant une, deux ou trois semaines, avant de l’enlever pour une nouvelle destination exotique.

Ce mode de vie se maria admirablement avec les horaires surchargés de Noémie et sa soif d’indépendance. De son merveilleux amant, elle ne goûtait que le versant ensoleillé. Les promenades en gondoles, les dîners aux chandelles et les escapades romantiques sur les bords de la Baltique lui révélaient un être cultivé, attentionné et sensible. Elle n’avait pas à gérer les lendemains de fête, les chaussettes sales, les chemises tachées ou les désagréments gastriques. Son cavalier s’évanouissait dans la nuit, tel Zorro, avant que leur intimité ne virât à la promiscuité.

Hélas, toute médaille a son revers. Sa mère s’étonnait de ne jamais recevoir le garçon dont elle vantait les mérites. Ses sœurs échangeaient des grimaces dans lesquelles elle devinait un soupçon de moquerie, lorsqu’elle évoquait son soupirant.

Après cinq ans de passion partagée, Maxence fuit toujours ses agapes familiales et ne la convie pas plus aux siennes. Elle s’interroge désormais sur la pérennité de cet amour intense, mais intermittent. Maxence apprécie leurs arrangements. Il ne manifeste aucune intention d’envisager autre chose : une vie à deux, dans un appartement commun et, pourquoi pas, des projets d’enfants.

Non, le vil séducteur se complaît dans le rôle de prince de contes de fées, débarquant à la tombée de la nuit et s’évaporant avec la rosée du matin. Noémie se lasse de leurs fulgurances et rêve d’un modèle de couple plus classique, certes moins flamboyant, mais qui aurait l’avantage de lui apporter une stabilité affective et de rassurer son entourage familial.

Que nenni, ses tentatives pour orienter son amant vers un comportement plus conforme à ses vœux se heurtent à un silence poli. Le bougre ne veut pas renoncer à son confort. Pratique, pour lui, de mener sa barque à sa guise, hors de portée des questions légitimes que la femme la plus amoureuse finit par se poser. Le mutisme de Maxence l’irrite au point qu’elle souhaite s’éloigner et réfléchir. Sinon, elle risque de s’enliser dans un marais dont elle ne ressortira jamais, ou trop tard.

La commande est servie. C’est Vittorio qui s’en charge. Le septuagénaire dépose délicatement les trois pizzas.

— Celle-là, vous me direz ce que vous en pensez, grimace-t-il en désignant la Havana, preuve qu’il se méfie des initiatives de son rejeton.

Puis, il retourne à son office, ragaillardi. Les Bretonnes sont un rayon de soleil, un repère, la preuve de l’intangibilité du monde, ou du moins une façon de freiner la course du temps. Il reviendra leur offrir l’Amaretto.

— Tu resteras combien de temps là-bas ? glisse Nedjma entre deux bouchées d’une matière indistincte supposée représenter un cigare.

— Dix jours.

— Et tu as prévu des excursions ? Il paraît qu’il y a des paysages somptueux à découvrir à l’intérieur des terres, ajoute Cyrielle.

— Oui, c’est ce qu’on dit. Je n’y suis allée qu’une fois. Ma grand-mère est réunionnaise, mais elle a vécu en métropole avec mon grand-père breton avant de l’entraîner sur son île à la retraite. Je vais essayer de me balader, ce n’est pas l’essentiel. J’ai surtout l’intention de m’aérer la tête, je n’ai rien prévu de spécial, j’improviserai.

Sa déclaration n’étonne pas ses amies. Nedjma se tait. Elle considère avec circonspection la moitié de pizza qui demeure dans son assiette et la repousse sur le côté. La Havana, ce n’est pas son truc. La prochaine fois, elle se rabattra sur des formules classiques.

— Et toi, Nedjma, quoi de neuf ? continue Cyrielle.

— Oh moi, pas grand-chose, la routine, réplique Nedjma.

Noémie retient un soupir. La réponse de Nedjma n’est pas un scoop. Elle déteste se mettre en avant. Pourtant, son engagement dans l’humanitaire inspire le respect. Elle travaille dans une association qui vient en aide aux victimes du Trilophérol, un médicament qui a provoqué le décès prématuré d’un grand nombre de patients et altéré les facultés mentales de milliers d’enfants de mères traitées. Déjà, en prépa, elle rougissait quand les professeurs donnaient ses copies en exemple aux autres élèves, ce qui arrivait souvent, elle dominait la classe d’une bonne tête. Quand elle a été reçue — sans surprise — à HEC, elle a rasé les murs comme si elle s’excusait d’un succès qu’elle ne méritait pas. Cette fille est une énigme. Les copines n’insistent pas. C’est déjà un miracle qu’elle consente à venir chaque mois. Leur amitié repose sur leur discrétion. Chacune ne livre que ce qu’elle souhaite, des impressions sur le temps qui file, les actualités, la culture, des choses légères. Elles évoquent peu leurs amours.

À peine savent-elles que Noémie fréquente un garçon depuis cinq ans et que Cyrielle s’abandonne parfois dans les bras d’amants fugaces. Pour Nedjma, silence radio, abonnée absente. Au lycée, elle ne semblait pas attirée par les garçons ni par les filles. Ça se comprenait, elle potassait. Mais il y a belle lurette qu’elle a quitté les bancs de l’école. Vit-elle seule ou entretient-elle une relation avec un ou une amante ? Mystère et boule de gomme, en tout cas elle n’en parle pas. Noémie et Cyrielle penchent pour la première solution. D’autant que Nedjma ne fait aucun effort pour se mettre en valeur. Été comme hiver, elle porte des robes tristes, informes, grises, le degré zéro de la mode, elle ne se maquille ni ne se parfume et coupe ses cheveux courts, à la garçonne. Si elle avait un compagnon, elle soignerait son apparence.

— Vous avez remarqué le type qui nous mate depuis dix minutes ? souffle Cyrielle.

— Oui, le barbu près de la porte, confirme Noémie.

— Où ça ? demande Nedjma en se retournant dans la direction indiquée.

Elle localise l’individu, un homme jeune qui porte une fine barbe et un costume de bonne facture, attablé en compagnie d’un homme plus âgé. Les regards convergents des trois femmes le contraignent à réagir. Il se lève et marche vers elles, le pas assuré. Quand il n’est plus qu’à un mètre de leur table, il s’arrête et s’incline en souriant.

3

— Pas de doute, c’est mon jour de chance, j’ai retrouvé les trois Grâces ! déclare-t-il.

Les trois Grâces, c’était le surnom dont on les avait affublées à la prépa de Chateaubriand.

— Julien ? interroge Nedjma, la première à mettre un prénom sur le visage de l’inconnu.

— Julien Pongérard, lui-même, pour vous servir, mesdames ! confirme le garçon.

Cyrielle et Noémie identifient à leur tour leur camarade de lycée. En dix ans, il a mûri. Le frêle adolescent dont elles gardent un vague souvenir s’est mué en un bel homme à l’allure sportive. Julien profite du temps d’avance qu’il possède sur elles.

— Maintenant, je ne vais pas vous lâcher ! Accordez-moi deux minutes pour libérer mon collègue et je reviens.

De retour, il sollicite un siège et s’assied à la place restée libre, en face de Nedjma. Celle-ci baisse les yeux et se passionne pour la moitié de la pizza Havana qu’elle a renoncé à avaler. Julien s’en amuse.

— Nedjma, tu mangeais plutôt classique à l’époque du lycée. Alors que là, commander une Havana, c’est un pari risqué.

— Tu as déjà essayé ? s’étonne Cyrielle.

— Oui, la semaine dernière. J’effectue une mission d’audit dans le coin et ce restau est un peu notre cantine, j’ai fait le tour de la carte, c’est excellent, sauf la Havana !

Nedjma consent à décoller les yeux de son assiette et rencontre le regard amusé de son ancien camarade. Elle baisse de nouveau les yeux, son cœur bat la chamade, le sang roule dans ses veines comme les eaux d’une rivière au sortir de l’hiver tandis que des souvenirs qu’elle avait enfouis au plus profond de sa mémoire jaillissent et la dérangent. Julien pose des questions, s’enquiert de la situation des filles et les renseigne sur son parcours. Il peinait en prépa et a été heureux d’intégrer une école de commerce de milieu de tableau. Ensuite, il s’est spécialisé dans l’expertise comptable. Désormais, il encadre une équipe dans un des plus gros cabinets de la place et gagne bien sa vie.

— J’ai fait avec mes moyens, conclut-il. Je n’avais pas vos facilités, mais j’estime que je m’en suis bien tiré.

Noémie explique que Cyrielle aussi travaille dans un cabinet de consultants et incite son amie à parler de sa nouvelle mission. Elle se doute que c’est un sujet d’importance. Le London Consulting Group est un des leaders de la planète dans le lucratif domaine du conseil en stratégie. Les multinationales du monde entier font appel à ses services, en prévision d’une restructuration délicate ou d’une crise exceptionnelle.

— Cette fois, je reste à Paris. Je dois aider les ministres du Travail et des Affaires sociales à mettre en place le compte « usure prématurée » dans les entreprises du secteur privé.

Noémie écarquille les yeux.

— L’usure prématurée votée dans la récente loi sur les retraites, le dispositif qui fait hurler le patronat qui dénonce une usine à gaz, c’est bien ça ?

— Exact, ma grande, je vois que tu suis toujours l’actualité.

— Je n’ai aucun mérite, les chefs d’entreprise dénoncent à longueur de journée une invention technocratique qui va encore alourdir leurs obligations déclaratives, au moment où le président de la République leur a promis des simplifications.

— C’est vrai que la contradiction est évidente, admet Cyrielle. J’ai commencé à bosser le dossier. C’est d’une complexité redoutable.

— Ce président se moque des contradictions, remarque Nedjma. On se demande s’il ne les recherche pas pour faire du buzz.

— Ou alors, il ne s’en rend pas compte, avance Noémie.

Ils rient.

— Peu m’importe, reprend Cyrielle. Pour moi, c’est avant tout un beau challenge. Si je réussis ce projet, je serai sans doute promue à l’échelon supérieur.

Ses amies ne pipent mot. Cyrielle se consacre au travail. C’est une perfectionniste, intelligente, opiniâtre, elle ne peut que réussir.

Noémie a conscience d’avoir trop parlé, alors que Julien réapparaît dans leur vie sans crier gare. Il est vraiment beau gosse, pas son genre pourtant, trop sûr de lui, à l’aise, aux antipodes de ce qu’il était à Rennes. Il traînait sa longue carcasse de boursier orphelin de père, élevé par une mère au chômage, pas de quoi le propulser dans la lumière. C’était le pauvre que le proviseur du lycée exhibait aux journalistes désireux de vérifier l’ouverture des classes préparatoires aux milieux modestes, une caricature de prolétaire à conserver dans du formol et brandir à la face du peuple assoiffé d’égalité républicaine et de méritocratie démocratique. Mal fringué, mal nourri, gauche, pas très vif, ce n’était pas le cheval sur lequel les bookmakers auraient misé, plutôt un canasson lesté d’un lourd handicap.

Les années ont effacé les stigmates de la misère. Sa métamorphose n’étonne pas vraiment Nedjma. Quand ils étaient étudiants, elle se sentait attirée par ce garçon gauche dont elle semblait la seule à percevoir le charme. Ensuite, elle l’a souvent imaginé en cherchant le sommeil dans la solitude de sa triste chambre. À présent, elle ne peut s’empêcher de le dévisager. Elle cherche les traces de l’adolescent au bord de la rupture qu’elle a aidé comme elle a pu, un soir où il a failli craquer après avoir encaissé une nouvelle note désastreuse. Comme s’il lisait dans ses pensées, Julien rappelle cet épisode douloureux et, pour lui, fondateur.

— Tu te souviens, Nedjma, du jour où tu m’as réconforté après la colle de Mme Delourme ? Cette peau de vache m’avait balancé un zéro en math. J’étais désespéré. Je m’étais réfugié dans une salle de classe vide. Tu m’as entendu pleurer et tu m’as consolé en m’expliquant que la route était longue jusqu’aux concours et que je ne devais pas décevoir ma mère. Tu m’as obligé avec une infinie patience à refaire les exercices sur lesquels j’avais lamentablement séché. Ce jour-là, tu m’as sauvé la vie. Et aussi le lendemain, et tous ces jours où tu as accepté de répondre à mes questions, quand je séchais sur les notions basiques. En cachette, tu ne voulais pas que les autres se moquent de ma nullité, la barque était déjà chargée. C’est grâce à toi que j’ai fini par piger les rudiments. Sans toi, je n’en serais pas là, aujourd’hui.

Noémie et Cyrielle attendent la réaction de Nedjma. Elles ignoraient la bonne action dont elle ne s’est jamais vantée.

Vittorio approche en portant un plateau chargé de verres d’Amaretto. Absorbés par leurs souvenirs, les jeunes gens ne l’ont pas entendu. Le patron contemple la moitié de Havana intacte dans l’assiette de Nedjma.

— Bon, il faudra que je supprime cette pizza du menu. Mon fils ne sera pas facile à convaincre.

Il se lisse le menton. Son embarras est palpable. Nedjma profite de la diversion pour invoquer une obligation et s’éclipse sans toucher à l’Amaretto.

— J’ai dit une bêtise ? s’inquiète Julien.

— Je ne pense pas, elle doit être vraiment pressée, affirme Noémie, par sympathie plus que par conviction.

— Nedjma Troadec ! J’ai essayé pendant des années de trouver sa trace sur Internet, rien, c’est comme si elle s’était évaporée, continue le garçon.

— Normal, dit Noémie, elle a repris le nom de ses grands-parents paternels, « Lardaoui ».

Cyrielle n’ajoute rien. Elle aussi a relevé le comportement étrange de Nedjma, comme si l’apparition de Julien avait réveillé une blessure ancienne jamais guérie. Le jeune homme a perdu sa gaieté. Il n’a plus envie de s’étendre sur les fantômes de leur jeunesse et se borne à des paroles convenues, puis s’excuse à son tour.

Le hasard a mis sur sa route celle dont le visage l’obsède. Des filles, il en a rencontré et aimé beaucoup, sincèrement. Aucune ne lui a donné l’envie de rester auprès d’elle longtemps. Après quelques semaines, l’idylle tournait court, il préférait reprendre sa liberté sans être capable d’expliquer à sa partenaire pourquoi leur relation le lassait. En un éclair, il vient de le comprendre. Ses amantes n’ont pas réussi à lui faire oublier Nedjma, son visage gracieux, sa bienveillance désintéressée. Elle a été son ange gardien, sa muse protectrice. Mais il soupire. À peine aperçue, la voici de nouveau évanouie.

Dehors, Nedjma marche vite, court presque, la tête nue offerte à la pluie glaciale, une façon d’évacuer le stress et de combattre les sentiments violents qui l’assaillent. Le sort s’acharne sur elle. Elle passe devant la mairie du 13e arrondissement, voit les voitures arrêtées au feu tricolore du boulevard de l’Hôpital et se précipite pour traverser.