L’Année dernière à Saint-Idesbald - Jean Jauniaux - E-Book

L’Année dernière à Saint-Idesbald E-Book

Jean Jauniaux

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Beschreibung

Nostalgie et tendresse à la Mer du Nord

Idesbald est clochard à Bruxelles. Il s’abrite souvent dans une bibliothèque où, grâce à la bonne volonté d’un employé accueillant, il crée un blog et y écrit des histoires entendues ou inventées lors de ses errances. On y rencontre des protagonistes aussi inattendus que le roi des Belges, un grand-père survivant de la Grande Guerre, un petit garçon perdu dans l’Exposition universelle de 1958, une réfugiée rom sur les traces de Rimbaud… Les vraies gens, quoi !

Jean Jauniaux porte un regard ironique et tendre sur ses personnages, qu’il fait vivre dans le « petit royaume » de Belgique, côté Capitale et côté Côte… Avec une préférence pour son cher Saint-Idesbald !

Prix Auguste Michot de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

EXTRAIT

Depuis la plus lointaine grisaille de mon enfance, j’ai haï le dimanche. Était-ce d’observer livrés à leur ennui les surveillants dont m’indignait le désœuvrement paresseux ? De me trouver parmi les enfants dont me désespéraient l’agressivité et l’accablement ? De détester les parents distraits et pressés dont me peinait la hâte d’écourter la visite hebdomadaire qu’ils rendaient à un garçon sale et boutonneux ? Aujourd’hui, je sais que cette dernière hypothèse est la bonne. Ces parents-là ne ressemblaient en rien à ceux qu’orphelin je m’étais inventés et dont ils saccageaient l’image d’Épinal à chacun de leurs départs précipités.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Je trouve vos nouvelles saisissantes. L’humour équilibre vos textes, nous détourne d’un excédent de gravité, nous fait entendre un autre son. » Jean-Marie Le Clézio, à propos du Pavillon des Douanes.

- « Saint-Idesbald : voilà un nom qui a désormais sa place dans l’Atlas des lettres. L’une des perles de la côte belge a augmenté de quelques crans son potentiel légendaire. Un auteur wallon, venu d’Écaussinnes, lui décerne ses lettres de noblesse littéraire. » Jacques De Decker

- « Chacune des nouvelles du recueil de Jean Jauniaux, L’Année dernière à Saint-Idesbald, se raccroche peu ou prou à la petite cité balnéaire. Dans plusieurs histoires, Jean Jauniaux transforme aussi des déclassés sociaux en héros littéraires. » Michel Paquot, L’Avenir

- « Roman de nouvelles d’une poignante tendresse, d’une nostalgie douloureuse mais infiniment retenue, signé avec un authentique talent, que Jean Jauniaux nous adresse. Avec les chavirés, les déracinés, les dégringolés de l’échelle sociale, il nous emmène de la mer du Nord au Hainaut de la pierre bleue, en passant par la gare centrale de Bruxelles, où il advient que fume encore, au cœur de l’hiver, la soupe populaire. » La Libre Belgique

A PROPOS DE L’AUTEUR

Romancier et nouvelliste, Jean Jauniaux dirige la revue littéraire Marginales aux côtés de Jacques De Decker. Avec Edmond Morrel, il a créé et anime espace-livres.be, une webradio du livre et de la culture.

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Huit raisons de lire les pages qui suivent

Jacques De Decker

Jadis et naguère s’écrivaient des recueils de contes et de nouvelles qui tiraient leur cohérence du paysage campagnard ou urbain où ils se déroulaient. Qui ne s’est juré de gagner un jour la Provence après avoir humé ses senteurs dans les Lettres de mon moulin ? Qui ne se rend à Dublin porteur de ce passeport que sont Les Gens de Dublin avec la secrète crainte que la ville ne ressemble plus à ce que James Joyce nous en a révélé ? Dans le cas de ce livre, l’espace est marin, offert à tous les vents, ouvert au ciel immense, oxygéné et iodé : il fait bon y respirer à pleins poumons, même si au fil des histoires l’on rentre dans les terres, mais l’œil clair, l’esprit limpide, doté de cette lumière accumulée dans les pages exposées au grand large.

Au bord de mer, un enchantement nous gagne, parce que rien ne fait écran avec les éléments. Il y a le ciel, la mer et les plages. Les peintres du plat pays se sont acharnés à peindre ces éléments qui jamais ne s’immobilisent. Dans le haut, la course des nuages, au centre la mer toujours recommencée, et le sable que les ombres parcourent. Refléter cela, c’est se saisir du réel pour gagner l’irréel, c’est transiter du concret vers l’abstrait, c’est glisser insensiblement dans une autre dimension. Jean Jauniaux sait naviguer de la sorte. Ses histoires sont simples et tangibles, et cependant elles nous entraînent ailleurs, par-delà les apparences, à la rencontre de questions vitales.

Universel, de ce fait, ce livre l’est avec un naturel confondant. Parce qu’il nous entretient des fins dernières, en excellent transporteur de courant métaphysique de haute intensité, que les thèmes de l’abandon, de la solitude, de la mort n’y sont certes pas esquivés, mais qu’il demeure toujours à hauteur d’homme. D’êtres rencontrés vraiment, avec lesquels une vraie solidarité s’est nouée. La générosité, ici, est plus qu’une vertu, elle devient un art de vivre, et la charité une sorte d’impératif catégorique qui ne se contente pas de déclarations d’intention, mais passe aux actes.

Nimbées de mélancolie, ces histoires le sont d’évidence. Des blessures premières demeurent latentes. Mais ce qui les dote d’énergie, c’est le don de résilience dont elles sont équipées, comme de kits de survie. Une force les habite, qui a un étrange pouvoir de contamination. C’est pourquoi le lecteur, de page en page, de chapitre en chapitre, se sent comme requinqué. Il est rencontré en tout cas, n’est pas prié de se prosterner devant l’artiste, c’est lui le monsieur à qui le discours s’adresse. Parce que, ici, contrairement à ce qui se passe dans l’ultime histoire, on trouve les adresses, les missives ne s’en reviennent pas bredouilles.

Idesbald : voilà un nom qui a désormais sa place dans l’Atlas des lettres. Saint-Idesbald, l’une des perles de ce collier de stations balnéaires dont s’orne la côte belge, a augmenté de quelques crans son potentiel légendaire. Un auteur wallon, venu d’Écaussinnes, lui décerne ses lettres de noblesse littéraire. Un peintre, et non des moindres, Paul Delvaux, avait déjà veillé à ce qu’il soit connu des amateurs d’art. Dans le livre, Idesbald est comme le furet : il court de page en page, de plage en plage, comme on parle de plages musicales.

Amants, heureux amants, dit le poète. Lecteurs, heureux lecteurs, a-t-on envie de dire ici. Il a dans les mains un recueil qui tient du livre d’heures, une manière de viatique pour se donner des forces dans cette opposition qui s’appelle la vie, comme disait Victor Hugo. On a pu mettre en doute la littérature à messages. Elle est en réalité plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Lorsque les grands systèmes de référence ont déclaré forfait, il reste l’imaginaire, ce tapis volant, pour prendre de l’altitude et libérer l’esprit. L’année dernière à Saint-Idesbald a ce pouvoir d’entraînement.

Unité dans la diversité. On pouvait s’attendre à ce que la devise de l’Europe trouve chez l’auteur Jean Jauniaux son application à l’écriture. Ce volume est un ensemble dont la structure est multiple. Les motifs s’y répondent selon des affinités diverses, de sorte que ses composantes, même mises dans un autre ordre, trouvent de nouvelles cohérences. On peut jouer de cette collection de fiction comme d’un jeu de cartes. Par quelque porte que vous y entriez, vous y trouverez de quoi baliser un autre itinéraire, celui de votre guise.

X : non, ici le lecteur n’est pas un inconnu contre lequel on porterait plainte, mais plutôt le destinataire d’un don, d’une offrande, un partenaire. Parce que l’expéditeur, ici, tant de signes qu’il nous adresse le signalent, croit dur comme fer à une démarche qui a retrouvé toute son urgence : celle du partage.

L’année dernière à Saint-Idesbald

Depuis la plus lointaine grisaille de mon enfance, j’ai haï le dimanche. Était-ce d’observer livrés à leur ennui les surveillants dont m’indignait le désœuvrement paresseux ? De me trouver parmi les enfants dont me désespéraient l’agressivité et l’accablement ? De détester les parents distraits et pressés dont me peinait la hâte d’écourter la visite hebdomadaire qu’ils rendaient à un garçon sale et boutonneux ? Aujourd’hui, je sais que cette dernière hypothèse est la bonne. Ces parents-là ne ressemblaient en rien à ceux qu’orphelin je m’étais inventés et dont ils saccageaient l’image d’Épinal à chacun de leurs départs précipités.

Dans ce qui s’appelait alors une « maison de redressement », on aurait pu espérer que le dimanche accorde un peu d’espace à la rêverie et de liberté à la fantaisie des enfants. Il n’en était rien. Livrés à nous-mêmes, nous continuions de nous déchirer en deux clans : les agresseurs et les réfugiés, les prédateurs et le gibier. Les premiers rôdaient dans la cour, dans le préau, dans les couloirs. Les seconds se dissimulaient dans les cages d’escaliers, dans les W.-C. ou dans les vestiaires. Les surveillants fumaient leurs cigarettes en se désintéressant du champ de bataille dont ils étaient les sentinelles. Eux non plus ne devaient pas aimer les dimanches.

Les seuls jours dont je conserve un souvenir heureux se situaient pendant les vacances de Pâques. La trêve de printemps nous emmenait, surveillants et enfants, au bord de la mer, dans une petite station balnéaire au nom médiéval : Saint-Idesbald.

Bientôt on part à la mer devenait une phrase incantatoire que nous échangions à voix basse dans le dortoir dès que les chahuts et les bagarres avaient cessé de nous tenir en alerte. Les combats se faisaient plus rares, plus courts, plus inoffensifs. La punition serait de nous consigner dans notre prison si nous étions pris en flagrant délit du moindre chahut. C’était, et les gardiens le savaient, la seule sanction qui nous dissuadait de nous cogner dessus. Pour celui qui était puni à l’approche du grand départ, adieu les gaufres au sucre impalpable, les babeluttes collantes, les crêpes au sirop, les cornets de glace, ces perspectives gourmandes et enfantines qui, sous notre carapace de brutes, nous émouvaient autant que le rêve secret d’avoir des parents aimants.

Bientôt on part à la mer nous aidait à traverser les nuits qui nous séparaient du départ.

Une autre phrase nous réunissait dans de longues palabres qui nous épargnaient affrontements et châtiments : L’année dernière à Saint-Idesbald… Dès que l’un d’entre nous prononçait ces mots, le silence se faisait dans le cercle que nous ne tardions pas à former. Celui qui avait lancé la phrase magique décrivait alors, avec le ravissement gourmand d’un chiot flairant une sucrerie interdite ou anticipant un jeu turbulent, tel ou tel souvenir des vacances anciennes.

Dès que le premier en avait terminé, un autre prenait le relais, puis un autre encore. Nous pouvions passer ainsi des heures dans la nostalgie des dunes et du vent salé, dans le roulement des vagues et le roucoulement des tourterelles, dans l’arôme des tartines à la confiture de fraises qu’il fallait protéger des envols de sable fin. Chaque évocation débutait inévitablement par L’année dernière à Saint-Idesbald…

Quarante ans plus tard, dans la rue, j’ai retrouvé la ligne de fracture entre les clans. J’appartiens toujours à celui des bras cassés. Je continue vaille que vaille à éviter les prédateurs. Les bons jours sont ceux où je récolte assez d’argent pour mes bières et mon tabac, ceux où je ne me les fais pas voler au détour d’un quai de gare ou d’une entrée de métro. En écrivant ceci, je me rends compte que je suis injuste avec Marie-Ange, dont je ne peux évoquer sans émotion le double prénom d’ange et de mère : merveilleux aussi sont les moments que je passe grâce à elle dans la bibliothèque qu’elle dirige, rue des Riches-Heures.

J’y entrai une première fois pour m’abriter de la pluie glacée qui tombait sans discontinuer. Je n’avais pas trop bu. Mon parka n’avait pas encore le lustre huileux et l’odeur nauséabonde de la pauvreté. Je pouvais encore faire illusion et me confondre avec les lecteurs. Les prédateurs avaient déjà investi les meilleurs refuges : bouches de métro, hall de la gare, quais souterrains. Je me risquai dans l’entrée de la bibliothèque. La double porte automatique s’ouvrit. Un souffle d’air chaud m’enveloppa. Je m’immobilisai dans ce bruissement de bien-être. La porte se referma. Je fis un mouvement des bras et elle se rouvrit. Je serais resté des heures dans cette haleine chaude dont je rythmais la respiration.

Marie-Ange apparut à ce moment-là. Elle observa mon manège, s’approcha et me proposa d’entrer.

— Pour éviter de refroidir tout le monde, insista-t-elle.

Je franchis la porte en grommelant un mot d’excuse.

— Je vous recommande la salle de lecture.

Elle sourit, complice. Je suis sûr, aujourd’hui, qu’à elle je ne faisais pas illusion. Elle se dirigea vers une double porte vitrée, se retourna vers moi et m’invita à l’accompagner.

— Suivez-moi. Vous verrez, vous serez confortablement installé dans la salle de lecture.

Elle dit quelques mots, que je n’entendis pas, à l’employé qui se tenait derrière le comptoir. Ce dernier farfouilla dans un tiroir et me tendit une carte plastifiée.

— Voilà ! les horaires d’ouverture sont indiqués sur votre carte de lecteur.

Marie-Ange me fit visiter les lieux. Je la suivis entre les rayonnages.

— Livres de référence, romans, essais, livres scolaires, bandes dessinées. Ici, vous voyez, vous pouvez vous installer pour lire. Chaque jour, nous recevons les journaux belges et Le Monde. Ah ! et ici les ordinateurs sont à votre disposition… avec accès à Internet, bien sûr… Revenez demain : Jacques, notre formateur, sera là et vous enseignera les rudiments… Vous verrez, rien de plus simple : moi-même j’y suis arrivée !

Je m’installai devant un écran. Je pianotai sur Google. J’écrivis « Riches-Heures », puis « Bibliothèque », puis « Livres », les premiers mots qui me vinrent à l’esprit et qui me conduisirent dans les pages de Wikipédia, d’où je repartais vers d’autres sites.

Sur www.meteo.eu j’appris que tous les records de froid avaient été battus cet hiver-là. On mettait en place des plans d’urgence pour les clochards, parmi lesquels on commençait à déplorer les premiers décès. Sur une page d’actualités, on critiquait les retards de décision. On sait pourtant que, d’année en année, la précarité s’étend. Sur un autre site, des images vidéo montraient une bastonnade dont un sans-abri avait été la victime. Les tortionnaires avaient filmé la scène à l’aide d’un téléphone portable.

Je devins un habitué des « Riches-Heures ». Dès l’ouverture je m’installais devant « mon » écran d’ordinateur. Jacques, l’informaticien, m’expliquait chaque jour de nouvelles astuces pour naviguer sur la toile et utiliser les logiciels.

— Tu es le nouveau Steve Jobs, ma parole ! s’exclama-t-il lorsque je lui montrai la première page du blog que j’avais réussi à mettre en ligne.

Au moment de le créer, j’avais hésité sur le titre : « Ma vie de clochard », « Les fracturés ». « Les naufragés » était mon préféré, celui qui évoquait au plus près ce que nous étions. En vérifiant sur un moteur de recherche, Jacques découvrit que ce titre-là avait déjà été utilisé1. D’ailleurs la bibliothèque avait un exemplaire du livre.

— Pourquoi ne pas choisir un nom plus souriant ? Tu auras davantage de visiteurs.

Me revint en mémoire la phrase qui nous réunissait naguère : L’année dernière à Saint-Idesbald.

— Eh bien voilà ! s’enthousiasma Jacques. Au moins un titre original ! Et puis, regarde : il y a un site Saint-Idesbald. Tu pourras faire des liens !…

C’est ainsi que naquit le blog dont j’écris ici la première page.

Ce soir, dans le couloir de la gare Centrale, je donnerai l’adresse de mon blog à Edmond. Chaque lundi, c’est lui qui fait patienter la cohue des clochards pour que la distribution des repas chauds se déroule sans trop de bagarre. Il bavarde avec chacun d’entre nous, demande des nouvelles de la rue, décrit le menu qui nous a été préparé. Je pris l’habitude, après les repas, de lui parler de la bibliothèque, de Marie-Ange, de Jacques. Ce jour-là, je lui annonçai la création de mon blog.

— Vous êtes tout de même un cas ! Le premier SDF blogueur. Il me confia que Saint-Idesbald lui rappelait aussi des souvenirs d’enfance.

— Nous aurions pu nous croiser sur la plage ! Ou l’après-midi, lorsqu’il pleuvait, dans les cinémas improvisés à l’arrière des salons de thé sur la digue…

Nous évoquâmes des endroits que nous avions fréquentés : le chantier de l’église pharaonique de Koksijde, les ruines de l’hôtel-restaurant Normandie, paquebot de béton ancré dans les dunes d’Oostduinkerke, les bunkers qui n’avaient pas encore été détruits. Oui, on aurait pu se rencontrer, répétions-nous en sollicitant les images de notre enfance : les brise-lames, l’envol des mouettes, Mieke Hill, le Mouton Noir, les chars à voile. D’avril à octobre, même si nul n’en comprend la raison, les distributions de repas chauds sont interrompues. Au moment où nous prîmes congé pour ces longs mois, Edmond me promit de m’emmener passer une journée à Saint-Idesbald.

— En attendant, me dit-il, vous devriez raconter dans votre blog toutes ces histoires dont vous êtes le témoin ou que l’on vous confie dans la rue. Écrivez ces récits de vie, des textes courts dont vous ne vous découragerez pas de venir à bout. Cela vous obligera à continuer de fréquenter la bibliothèque. Qui sait, un livre naîtra peut-être de ces histoires ? On lui donnerait comme titre L’année dernière à Saint-Idesbald… J’ai passé les mois qui suivirent à mettre en ligne ce que la rue me racontait. Chaque fois que je franchis la porte de la bibliothèque, je me dis qu’Edmond sera là à m’attendre pour m’emmener à Saint-Idesbald. Je rêve qu’il lit mes histoires sur le blog et que, bientôt, il trouvera le temps pour ce pèlerinage, comme il dit. Peut-être est-il devant l’écran de son ordinateur à cet instant ? Pourquoi ne pas venir me chercher un dimanche ?

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours haï le dimanche, jour de fermeture de la bibliothèque.

1. Patrick Declerck, Les naufragés : avec les clochards de Paris, Plon, 2010.

Le vagabond de juin

Chaque année, le dernier week-end de juin, on le voit revenir au village. Les fermiers au volant de leurs convois agricoles lancent en le croisant le beuglement de leurs sirènes. Certains le frôlent en passant à sa hauteur. Il ne dévie pas d’un millimètre la trajectoire du caddie qu’il pousse devant lui. Cette année-là, il arrive au couchant. Le soleil allonge sur la route son ombre courbée sur la charrette. Son regard fixe les cartons qui se dressent aux flancs du chariot et les sachets de plastique qu’il y a accrochés, comme les défenses de caoutchouc que les marins disposent au bastingage des bateaux, pour les protéger lorsqu’ils sont à quai. Il déploie pour l’aérer et le sécher le nylon taché de son sac de couchage qui recouvre les vestiges de sa vie : une boîte de craie, une éponge, une latte de bois graduée, une règle de même longueur aux extrémités consolidées par des coins métalliques et trois manuels scolaires usés et jaunis : Morale, Géographie, Histoire. À l’abri d’un sac étanche, il conserve aussi une boîte d’allumettes, un peu de bois sec et quelques feuilles de journaux pour allumer un feu lorsqu’il s’installe pour la nuit.

Pour le reste, son caddie se remplit et se vide au fil des aubaines rencontrées et des jours survécus. Dans son manteau, dont les pans se soulèvent au passage des voitures, une longue clé rouillée pend à une chaînette. Chaque fois qu’il s’arrête pour reprendre son souffle ou pour établir son itinéraire, il vérifie qu’elle ne s’est pas détachée. Il lui arrive aussi, saisi d’une inquiétude irraisonnée, de fouiller fébrilement la poche et d’y saisir la clé, qu’il serre comme un talisman.

— À quoi bon continuer ma route si je perds cette clé, marmonne-t-il. À quoi bon vivre ? Ou plutôt, précise-t-il dans ce colloque singulier qu’il ouvre de plus en plus souvent avec son ombre, à quoi bon survivre ?

Si d’aventure un promeneur bienveillant, croisant sa route, lui demande de ses nouvelles, il répond invariablement à deux reprises :

— On survit ! On survit…

Le premier « On survit ! » surgit comme un réflexe de courtoisie, accroché à son point d’exclamation. Il ne veut rien dire. À quoi servirait-il qu’il réponde : « Non, ça ne va pas. » à la question posée distraitement ?

Le second « On survit… » s’exhale dans le soupir. Les trois syllabes s’accrochent à leurs trois points de suspension. Il y souffle un vent d’hiver qui fait trembler comme un envol de feuilles mortes, la honte, la peur et le chagrin. Tout dans le vagabond incarne ces points de suspension, tout en lui est en suspens.

Son chariot brinquebale sur trois roulettes au lieu de quatre. L’homme doit pencher davantage du côté droit pour maintenir le moignon de roue manquante à quelques centimètres du sol. Trois points de suspension, trois roues bancales, c’est comme un gué de trois pierres qui s’interrompt au milieu de la rivière. Pourtant, il suffirait d’un bout de rocher saillant, d’une souche d’arbre pour atteindre l’autre rive. Mais la quatrième roue manque toujours et oblige l’homme à cette marche tordue, à cette progression déséquilibrée où chaque saccade endolorit ses mains, ses bras, son dos.

L’homme n’a pas de temps à perdre s’il veut arriver à temps pour son rendez-vous annuel. Il reprend sa route, tordu sur le barreau usé auquel il appuie ses mains, penché vers l’avant pour donner la première poussée et ensuite maintenir la trajectoire rectiligne malgré les frayeurs que lui occasionnent les camions, les tracteurs, les voitures qui le dépassent dans un nuage de poussière et de terre dont la pluie sèche s’égrène sur le vagabond.

Arrivé au village, il s’arrête sous la passerelle qui surplombe la route. Il fait sec et chaud depuis plusieurs semaines, mais l’homme, sachant qu’il restera ici jusqu’à la fin du marché, le dimanche suivant, choisit un coin abrité. L’endroit est désert à cette heure. Dans l’obscurité, l’homme installe son campement. La flamme de son briquet jette une lueur éphémère sur les lieux. Il a froid. Il allume un petit feu qu’il alimente de chiffons, de papier et de quelques morceaux de bois qu’il va ramasser dans le parc voisin, pour ménager sa provision, au sec dans le caddie. Enfin, dans la lumière vacillante il s’allonge, ouvre un de ses manuels. Le hasard choisit Histoire. L’homme lit quelques pages avant de s’assoupir.

Cette nuit-là, une averse donne naissance à des ruisseaux d’eau boueuse qui dévalent la pente et se perdent plus bas, dans le lit d’un torrent.

Le lendemain, l’homme assèche la surface qu’il a choisie pour son travail. À l’aide d’un racloir de carton, il repousse les flaques grisâtres vers le caniveau, dont le flot finit par s’apaiser, puis se tarir. Le soleil éveille les arômes du parc. L’homme va s’y promener. Quelques fruits des bois, nettoyés par la pluie, invitent à la gourmandise. Il cueille des mûres, des fraises, des noisettes qu’il emporte près de son bivouac.

Cette pluie a eu du bon : la surface sur laquelle il va travailler est propre comme un sou neuf. Il sourit de cette formule, « comme un sou neuf », venue de temps anciens.

Il aimait, lorsqu’il était devant la classe, employer des expressions tombées en désuétude. Ce n’était pas par forfanterie, même si les parents d’élèves le trouvaient « précieux » et hautain, comme il le découvrit plus tard dans la motivation de licenciement.

Il est comme ces gourmands qui s’émeuvent toujours de la bonté des choses. « Propre comme un sou neuf » lui est venu sans doute parce que l’argent manque depuis plusieurs semaines et qu’il compte sur le jour de marché pour gagner quelques euros.

Il possédait, avant, un dictionnaire historique des expressions imagées. Il aimait à le compléter, le soir avant de quitter l’école, avec des formules nouvelles qu’il avait inventées devant la classe. Lorsqu’il fut congédié, il abandonna le dictionnaire dans l’armoire métallique, près du tableau noir, où il doit encore se trouver.

Il se cale contre le pilier de soutien de la passerelle. Il se laisse distraire par un hérisson qui a entrepris la traversée de la route. Après s’être assuré qu’aucune voiture ne menace la progression de l’animal, il le regarde disparaître sous le grillage du parc.