L'argent disputé - Brigitte CONDE - E-Book

L'argent disputé E-Book

Brigitte CONDÉ

0,0

Beschreibung

Édouard de Sospercée, original, dépensier invétéré et détenteur d’un découvert colossal, est convoqué par Bereshit des Prêts, banquier de son état, qui le somme de rembourser sa dette dans les plus brefs délais et par les moyens qui lui conviendront. Ces deux personnalités opposées ont une vision très différente de l’argent : pour le premier, l’argent, c’est comme les trains, ça va, ça vient, parfois avec du retard, parfois à l’heure et rarement en avance. Mais il finit toujours par arriver. C’est l’essentiel et ce n’est pas la peine d’en faire tout un plat ! Pour le deuxième, un sou, c’est un sou. L’argent doit circuler, mais il doit le faire sur un matelas bien épais, de façon à éviter les accidents qui sont vite arrivés, pour peu que l’on soit distrait ou inconséquent. Si le découvert abyssal de son client tracasse le banquier, ce n’est pas le cas d’Édouard de Sospercée, lequel, n’étant jamais à court d’idées ni d’imagination, ne désespère pas de se sortir de cette situation délicate, avec élégance et doigté.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Brigitte Condé est originaire du Doubs. Après une carrière de professeur de chant lyrique, elle s’installe à Albi.
Amoureuse de la littérature, fascinée par la beauté et la force des mots, elle désire partager avec le lecteur ce que la vie lui a appris.
Elle a commencé à écrire en 2005.


Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 175

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



CHAPITRE I

Un hurlement effroyable, convulsif et modulé retentit dans les couloirs de la maternité, mettant brutalement un terme à la pause-café, bien méritée, de la sage-femme. Gardant son sang-froid, elle posa avec regret sa tasse sur la table et se dirigea, toute songeuse, vers la salle des naissances. Elle n’avait jamais rien entendu de pareil en trente ans de carrière. Elle en avait des frissons dans le dos. Encore sous le coup de l’émotion, la sage-femme était incapable d’en donner une description claire et précise. Elle hésitait entre le feulement rageur d’un fauve, le cri rauque du singe-hurleur et le « Han ! » poussé par un bûcheron en train d’abattre un énorme tronc avec sa cognée. Bien qu’habituée aux accouchements les plus difficiles, la sage-femme fut surprise par celui-ci qui obéissait à un dynamisme tout plinien, sa patiente, Madame Monay des Prêts, étant totalement dépourvue d’élégance et de retenue. Le moindre événement, petit ou grand, qui survenait dans sa vie, prenait rapidement des proportions gigantesques. La terre entière devait en être avertie. En entrant dans la pièce, la praticienne eut aussitôt l’intime et très forte conviction qu’elle allait vivre un moment exceptionnel et inoubliable.

Écartelée sur la table de travail, la future mère exprimait sa douleur sans aucune classe, à pleins poumons et à gorge  déployée :

⸺ Par tous les diables ! Que ça fait mal ! Ah ! Je vais mourir !

Wouaille ! cria la parturiente d’une voix puissante et quasi masculine.

⸺ Voulez-vous bien vous taire, Madame des Prêts ! s’exclama la sage-femme indignée. Vous n’êtes pas toute seule ! Entendez-vous crier et gémir la patiente d’à côté qui est, elle aussi, en plein travail ? Non, vous ne l’entendez pas ! Au lieu de hurler à la mort comme une bête qu’on égorge, concentrez-vous donc sur le bonheur d’être bientôt mère. Ça reposera tout le monde, vous la première !

La sage-femme allait ajouter quelque chose, mais Colchique des Prêts, le futur père, ne lui en laissa pas le temps. Il prit calmement la défense de son épouse :

⸺ Si je puis me permettre, rectifia-t-il d’une voix sucrée, ma douce Monay n’est pas une louve en train d’aboyer à la lune au fin fond de la forêt. En criant, elle occupe son esprit. C’est sa façon d’empêcher la douleur d’envahir son mental. Ses cris ne sont que des anesthésiants ! ajouta-t-il d’une voix attendrie et indulgente.

⸺ Dois-je vous rappeler que votre douce Monay, comme vous dites, a refusé la péridurale sous prétexte qu’elle n’était pas une femmelette ? Eh bien ! C’est le moment de nous le prouver ! ricana la sage-femme. Si l’enfant à venir ressemble à sa mère, je vous souhaite bien du plaisir, Monsieur des Prêts ! conclut-elle d’une voix aigre, assouvissant de cette manière une obscure envie de dézinguer sa patiente.

⸺ Nous le prouver ? Mais elle ne fait que ça ! La pauvre chérie ne pourrait pas mieux faire ! lui assura très sérieusement Colchique des Prêts. Voyez-vous, chère Madame, susurra-t-il encore, étant d’une nature exubérante, ma tendre Monay ne s’exprime jamais du bout des lèvres. Courage, mon Volcan adoré, continua - t-il en caressant tendrement la main de son épouse, tu y es presque ! Dans moins d’une heure, notre petit sera là, je te le promets.

⸺ Oh ! Vous savez, votre enfant viendra quand il le   voudra ! s’écria la sage-femme en levant les yeux au ciel.

⸺ Mon Colchique, je suis arrivée au bout de ma vie ! Aououh ! se plaignit Monay en guise de réponse. Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour souffrir autant ? Nom d’un chien ! tonitrua-t-elle soudain en s’adressant au bébé avec colère. Ne te presse pas surtout ! Prends tout ton temps ! Ne te gêne pas ! Je n’ai que ça à faire ! Profites-en, ça ne durera pas ! dit-elle encore au petit ange, lequel, il est vrai, se faisait prier pour montrer le bout de son nez ! Mais bon, on pouvait comprendre qu’il retardât un tantinet sa rencontre avec la mère tempétueuse, quoique bienveillante, qui l’attendait dehors et dont dépendra, pendant un certain temps, une bonne partie de sa vie.

Pendant ce temps-là, Colchique des Prêts faisait preuve d’un calme olympien. Il ne s’offusquait pas des excentricités verbales de son épouse. Il s’y était habitué et n’y faisait plus grand cas. Sa préoccupation du moment n’était pas tant l’accouchement de sa femme, laquelle était entre de bonnes mains, que la composition d’une odelette qui lui posait quelques problèmes. Il hésitait entre une berceuse, un bébé aime à être bercé, un éloge à Monay, qui travaillait bruyamment à sa délivrance et un chant d’allégresse pour exprimer sa joie d’être père. Le choix de la tonalité et de la mesure lui donnait également du fil à retordre.

Il était dans une grande indécision. Après avoir longuement réfléchi, il se dit qu’une mesure à six huit ferait parfaitement l’affaire. Pour finir, se rappelant que Monay était une adepte inconditionnelle du trois en un, le futur père décida que son odelette serait à la fois une berceuse, un remerciement et un chant de joie. Quant au problème de la tonalité, il se résoudrait de lui- même, au moment où il chanterait. Il n’aurait qu’à se laisser aller, son cœur ne le tromperait pas là-dessus, ni sur le reste d’ailleurs.

Un grand cri, assorti d’un juron, interrompit sa pensée créatrice :

⸺ Wouaille ! Par tous les saints du Diable ! Il est là ! Le voilà, je te dis ! Je le sens ! Ben ! Ce n’est pas trop tôt ! Enfin ! tonna Monay dans une dernière et énergique poussée.

Et il était là, en effet, ce bébé tant désiré, attendu, appelé et supplié. Il était arrivé pile-poil, en moins d’une heure, comme l’avait prédit son père. Le nouveau-né poussa un petit cri vigoureux, juste pour avertir ses parents qu’il était là, bien vivant et tout fringant. Puis, il ouvrit ses yeux et fixa sa mère intensément et profondément. Il semblait voir jusque dans son âme. Il y avait comme un reproche et une mise en garde dans ce regard clair, innocent, mystérieux et pénétrant.

⸺ C’est toi qui faisais tout ce tintamarre tout à l’heure ? paraissait dire le nourrisson. J’en ai les tympans crevés ! Ce n’était pas la peine de te mettre dans un état pareil et d’ameuter tout le voisinage ! Ça n’était pas facile ni très agréable pour moi aussi, je t’assure ! Je te passe les cabrioles et les contorsions diverses et variées que j’ai dû faire pour m’extirper de là ! Que c’était sombre et étroit ! Pour me frayer un chemin vers la sortie, j’ai été obligé de renverser ma tête en arrière. J’étais à deux doigts de l’asphyxie ! J’ai dû lutter contre la panique qui m’envahissait petit à petit. Tes cris ne m’aidaient pas, soit dit en passant ! J’ai très vite compris que, si je ne faisais pas ma part de travail, je resterais coincé dans ton ventre ou pire encore ! J’en ai encore des frayeurs ! C’est ainsi que, pour que je vive, il a fallu que je frôle la mort ! C’est d’une logique époustouflante ! La vie, c’est donnant donnant ! Ma naissance est ma première leçon de philosophie et quelque chose me dit que ce ne sera pas la dernière !

Le bébé continuait de fixer sa mère sans cligner les yeux. Il semblait scruter les moindres détails de ce visage si près du sien. Brusquement, le nouveau-né fronça les sourcils :

⸺ Tu ne t’imagines pas que tu vas me manger, j’espère ! Bon, que les choses soient claires : je t’ai choisie, tu m’as accepté et je t’en remercie. Mais, autant te le dire tout de suite, je ne t’appartiens pas, même si, pour l’instant, tout le laisse supposer. Je suis si petit, si fragile, si dépendant de toi, si incapable de me débrouiller tout seul, et pour cause : je ne suis qu’un bébé ! Mais, ne t’y fie surtout  pas ! Cela n’aura qu’un temps car je vais grandir, m’affirmer et partir et je vais t’échapper. Eh oui ! C’est la vie ! C’est comme ça que ça marche !

À ce moment précis, comme pour atténuer la gravité abrupte de ce message silencieux et si sérieux, le bébé sourit aux anges sous le regard émerveillé de son papa. Mais il n’avait pas achevé cette première mise au point :

⸺ Bon ! Je t’explique vite fait le principe et le protocole de la naissance. Écoute bien ce que je vais te dire, maman. Je ne le répéterai pas. Dès que je suis sorti de ton ventre, j’ai poussé un cri, histoire de mettre un peu d’air dans mes poumons qui se sont défroissés d’un seul coup. Je l’ai senti passer, mais peu importe, j’ai besoin d’oxygène pour vivre. De ça et d’une foule de choses, toutes aussi importantes les unes que les autres et que nous découvrirons ensemble.

⸺ Le cri que j’ai poussé a dû te faire comprendre, du moins je l’espère, que j’existais indépendamment de toi. Puis, papa a coupé le cordon qui me reliait à ton corps et grâce auquel je me nourrissais. Cet acte est la deuxième preuve que nous sommes bien, toi et moi, deux personnes distinctes et on ne peut plus différentes, j’insiste ! Et tout à l’heure, papa ira à la mairie pour me déclarer au   monde ! Tu te rends compte ? Au monde ! C’est immense le monde ! Le réalises-tu ? Ceci dit, je suis assez pépère, mais je n’aime pas qu’on m’étouffe ! Évidemment, et dans un souci bien légitime, de me donner une bonne éducation, tu ne manqueras pas de m’imposer des limites et des tuteurs, si ce n’est des carcans, pour que je pousse droit en prétextant que c’est pour mon bien. À moins que cela ne soit pour le tien.   Oh ! Ne t’énerve pas, maman ! Je dis ça, mais je ne dis rien ! Cependant, je chercherai sans cesse à supprimer toutes tes barrières et passer outre tes interdits ! Autant que tu le saches maintenant, j’y mettrai toutes mes forces et j’aurai le cœur à l’ouvrage ! Jamais je ne me découragerai ! J’espère pour moi que tu as le sens de l’observation bien développé et que tu sais lire et interpréter l’instant. C’est en me regardant grandir que tu sauras reconnaître le moment où il te faudra enlever tout ce bazar. Sauras-tu faire preuve d’un véritable amour et user de sagesse, de clairvoyance et d’intelligence pour que je puisse me reconnaître et me construire ? J’aime l’espace et la liberté. Pas toi ? Ne me dis pas non ! Nous sommes faits du même bois ! Mais, ne t’inquiète pas, je saurai te le rappeler si jamais tu l’oublies ! Tu as un caractère fort, maman, et je sais déjà qu’il va falloir que je compose avec toi si je veux tracer mon chemin tranquillement. À ton avis, lequel de nous deux devra mettre de l’eau dans son vin pour que notre relation fonctionne ?

Un bruit métallique fit sursauter le nourrisson qui aussitôt détourna la tête dans sa direction.

⸺ Le monde l’intéresse déjà ! s’émerveilla Colchique des Prêts.

⸺ Eh bien ! Il vous en dit des choses, ce petit ange ! s’extasia la sage-femme. J’espère que vous lui donnerez le sein, à ce tout mignon ! continua-t-elle sur un ton convaincu et légèrement autoritaire.

Mais on ne donne pas d’ordre, même déguisé, à Monay qui partit aussitôt en vrille :

⸺ Et puis quoi encore ? vociféra- t -elle. Ai-je l’air d’une vache laitière ? Et pourquoi pas le baptiser, pendant que vous y êtes !

Ayant ainsi succinctement exposé son point de vue sur l’allaitement maternel et sur la religion, la jeune mère reprit son calme et un léger sourire se dessina sur ses lèvres :

⸺ C’est vrai qu’il est mignon, fit-elle d’une voix radoucie. Je me demande ce qu’il a entendu, vu et retenu du monde d’où il vient ? s’interrogea-t-elle d’un air pensif.

Soudain, et comme pour protester, le nouveau-né s’agita dans les bras de sa mère :

⸺ En ce qui concerne ce que j’ai vu, entendu et retenu du monde d’où je viens, figure-toi que, juste avant mon arrivée, j’ai rencontré l’ange des cavernes qui m’a recommandé le secret le plus absolu sur le sujet. Je ne te dirai donc rien, même pas ça ! fit le bébé en faisant claquer son petit pouce sur sa gencive supérieure édentée. Tu peux toujours te brosser, maman ! Et pour appuyer ses dires, il se mit à sucer son pouce sous le regard attendri de son papa.

Monay se fichait pas mal de savoir à qui le nouveau-né ressemblait. Du moment que ce ne fût pas à sa belle-mère, elle était contente !

⸺ Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle subitement. Attendez, ne dites rien ! ordonna-t-elle d’un geste autoritaire à la sage-femme qui s’apprêtait à la renseigner.

La jeune mère contempla avec beaucoup d’amour le petit visage rond et doux du bébé. En fermant les yeux, elle caressa délicatement, du bout des doigts, son petit nez et ses douces paupières. Lorsqu’elle eût terminé son examen, elle annonça solennellement, et sans l’ombre d’une hésitation, à la sage-femme médusée :

⸺ C’est un garçon !

Et le plus beau, c’est que c’en était un !

⸺ Et il est bien monté ! continua Monay, indifférente à l’étonnement teinté d’indignation qu’elle avait provoqué autour d’elle. Seigneur, quel nez ! enchaîna-t-elle encore. Si avec ça il ne conquiert pas le monde, je ne m’appelle plus Monay des Prêts ! Flairer le bon coup sera un jeu d’enfant pour lui. Il n’y a pas à dire, mon Colchique, il saura y faire ! Avec des yeux pareils, il aura de quoi nous assurer une belle descendance pendant au moins cent ans.

La sage-femme, comme assommée par ce qui venait d’être dit, se tint la joue. Elle se sentit très seule. Il lui fallut du temps pour comprendre le sens de ce qu’elle venait d’entendre.

⸺ Vous avez bien travaillé, Madame. Je vous félicite ! finit-elle par bredouiller.

⸺ Madame n’a rien fait du tout ! s’emporta Monay d’une voix de stentor. C’est à se demander ce que vous apprenez à l’Université. Vous ignorez donc que la nature fait apparaître la vie quand elle le veut, où elle veut, du moment qu’elle a de l’espace, de l’eau et la force du  désir !

Et elle ajouta qu’elle aurait aussi bien pu attendre son bébé dans le creux de son oreille interne, là où la mer chante. En entendant cela, la sage- femme, qui savait depuis belle lurette que les enfants ne viennent pas dans les choux ni dans les roses, et encore moins dans l’oreille interne des dames, fut effarée. Elle ouvrit et ferma plusieurs fois de suite la bouche, tant et si bien qu’elle finit par ressembler à un poisson. Comme tous les malades souffrant du latah, elle remua frénétiquement les lèvres et répéta, de façon incoercible, tout ce qui venait d’être dit, pour essayer de comprendre et d’imaginer la chose. Mais, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, elle n’y parvint pas.

⸺ On m’avait bien dit qu’elle était cinglée, mais à ce point-là, je n’en reviens pas ! conclut-elle, résignée.

Néanmoins, elle se promit de revoir ses cours d’anatomie, des fois que quelque chose lui aurait échappé. Puis elle revint à l’instant présent en demandant à Monay quel prénom elle avait choisi pour son petit garçon. Là aussi, sa surprise fut intense et totale :

⸺ Ah ! Ben tiens ! Je vais l’appeler Bereshit ! répondit la jeune mère le plus naturellement du monde, comme si elle avait chanté : « Tiens, voilà du boudin ! »

L’avis de Colchique ne fut pas sollicité là-dessus et il s’en fichait pas mal. Il était père et c’était bien là l’essentiel. Lui-même s’appelait Colchique des Prêts, et cela ne l’avait pas empêché de vivre et d’avoir des copains. Quelques paires de claques et des coups de pied au derrière bien appliqués, eurent raison des quolibets divers et variés des camarades indélicats et mal élevés. Bereshit fera pareil. Il apprendra à se défendre et à s’imposer, voilà tout ! Colchique espérait simplement que son fils n’hériterait pas de la personnalité tempétueuse et franchement matérialiste de Monay.

Tandis que l’heureux père réfléchissait, la sage-femme, qui ne parvenait pas à se faire à ce prénom, tentait de persuader la jeune mère d’en changer. Ce fut en pure perte. Monay ne revenait jamais sur ses décisions quelles en fussent les conséquences.

⸺ Bereshit ! Vous vous rendez compte ? s’exclama-t-elle, scandalisée.

⸺ Et alors ? tempêta la jeune mère. Où est le problème ? Avec un prénom comme celui-là, mon fils se rappellera toujours qui il est et ce qu’il doit faire !

⸺ Avec un prénom comme celui-là, reprit Colchique, soucieux d’arrondir les angles, mon fils aura toujours conscience de son feu intérieur qui le brûlera sans le consumer. Qu’importe le nom qu’on lui donne : passion, désir, amour, action, s’il ne le défie pas, ce feu sera toujours là, prêt à le servir et à le guider. La clarté de son feu intérieur lui révélera, non seulement la présence et la nature des obstacles jalonnant sa route, mais aussi la manière de les contourner sans danger. Tout au long de sa vie, Bereshit comprendra qu’il ne devra pas jouer avec le feu, mais faire alliance avec lui. Porteur de ce prénom flamboyant, mon fils ne pourra qu’être humble parce qu’il aura conscience qu’il devra sans cesse accepter et apprendre les leçons que la vie lui a préparées. Recevoir, chère Madame, n’est pas être passif. C’est même tout le contraire. C’est de la reconnaissance active, consciente et intelligente. Ce feu ardent, que chacun de nous possède, ne fait que mettre en plein jour ce que nous savons déjà, mais que nous avons oublié en naissant.

⸺ Oui, Madame, enchaîna Colchique avec passion, je me rends bien compte que Bereshit, avec ce prénom extraordinaire, sera différent, encore que cela reste à prouver. En admettant que mon fils le soit, cette différence ne sera pas de nature, car, comme vous pouvez le voir, Bereshit est un être humain, mais d’intensité. En effet, animé par l’énergie quasi nucléaire dont regorge son prénom, Bereshit fera l’expérience de la confiance et de l’abandon. Ce dernier n’est pas, comme vous semblez le croire, un laisser-aller, un manque de volonté ou de la résignation. C’est l’expérience du rien poussée à son paroxysme le plus merveilleux, le plus magique et le plus mystérieux. Le propre de la confiance est justement de ne s’appuyer sur rien d’autre que l’amour de la vie qui nous donne ce dont nous avons besoin au moment où nous en avons besoin. Protégé par cet appui surnaturel, mon fils pourra vivre, sans aucun danger de pauvreté, le Rien, ce magnifique et resplendissant Rien qui, du coup, devient le Tout.

Colchique s’arrêta un instant pour contempler tendrement le bébé qui dormait dans son berceau, puis il poursuivit :

⸺ Je lui souhaite d’écouter la musique que son prénom distille déjà en lui. Qu’il l’écoute avec une attention sans cesse décuplée afin de la comprendre et d’en saisir le sens profond. Alors, la musique de son prénom l’entraînera dans son rythme et son mouvement et Bereshit sera aspiré et inspiré. Par voie de conséquence, il expérimentera la puissance authentique qui est essentiellement écoute, méditation, bonté, ouverture, conscience, intelligence, discernement et créativité. S’il venait à oublier la musique qui chante en lui, chère Madame, elle saura se rappeler à son bon souvenir en se faisant de plus en plus intrusive. Avec un prénom pareil, Bereshit passera sous l’Arche, conclut enfin Colchique.

⸺ Il n’y a aucun doute là-dessus, vous pouvez me croire ! affirma la sage-femme d’une voix pleine de sous – entendus.

Le jeune père, ignorant cette remarque acerbe, partit gaiement à la mairie en sifflotant son odelette, afin de déclarer fièrement au monde entier, la naissance de son fils : Bereshit des Prêts.

Avant de reprendre le chemin de la maternité, il fit un détour chez la fleuriste du coin pour acheter un bouquet de fleurs, qu’il offrit à Monay avec un bon sourire. Puis, il prit doucement Bereshit dans ses bras et lui chanta, tout en le berçant, son odelette d’une belle voix de ténor, douce et enveloppante. Le nourrisson reçut ce magnifique et précieux cadeau en souriant aux anges :

Dors mon Petit Roudoudou, Tu es arrivé chez nous.

Tu as fait de moi Le père d’un Roi.

Dors, mon Petit Enfant Blotti contre ta maman,

Ton exquise douceur Calmera sa fureur.

Dors, mon Petit Roudoudou, Tu es arrivé chez nous.