L'enfant dogon - François Claerhout - E-Book

L'enfant dogon E-Book

François Claerhout

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Beschreibung

Un roman de voyage en pays dogon, comme une fable de griot d'Afrique Noire.

Loin, loin du monde que nous connaissons, dans un désert de brousse, de rocaille et de baobabs, un enfant sauvage et sans nom vit sur une montagne avec pour ami et protecteur un étalon. Un jour, l’enfant est recueilli par Sérou, le forgeron du village, qui lui donne un nom, Amagana, et la douceur d’un foyer. Il lui apprend ce que tout Dogon doit savoir.

Bercé par les histoires sibyllines de la création du monde que lui content son père et le nomade El Hadj Kalilou, le cœur exalté par l’amour d’une princesse, Amagana grandit en homme accompli. Mais la jalousie et la rancune du village est tenace contre ce fils de rien. Amagana devra se défaire du mal qui fait pencher le cœur des hommes.

Telle une fable de voyage, écrite à la manière d’un conte qui serait déclamé par un griot du Mali, L’enfant dogon a une portée magique, humaniste et universelle.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Grand connaisseur de l’Afrique noire, François Claerhout est auteur de plusieurs essais et récits de voyages consacrés aux pays qu’il affectionne et où il a vécu : le Mali, l’Éthiopie et le Yémen notamment. Il réside aujourd’hui au Burkina Faso. Il est musicien fondateur du groupe XII Alfonso.

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L’enfant

dogon

. Au Mali, la fabuleuse histoire d’Amagana .

. François Claerhout .

elytis

. Un enfant perdu .

C’était un bras de mer peu profond. Il traversait toute l’Afrique de l’Ouest, de l’Atlantique à la Méditerranée. Sur les rives de ce couloir marin, bordées de marécages, de mangroves et de forêts luxuriantes, d’innombrables fossiles confirment que, jadis, la vie foisonnait. Le pays dogon devait alors avoir des allures de paradis tropical.

Cent millions d’années plus tard, au fond de ce qui avait été une mer, sous le voile mobile que soulevait un vent chaud et sec, des monticules rocheux émergeaient encore d’un océan de poussière. Battus par la houle poudreuse du sable, d’énormes blocs plongeaient leurs flancs durs et droits dans les plis onduleux des collines. Ces formidables écueils montaient de la plaine à cent mètres de haut. Autour de ces brisants, comme arrachés par d’effroyables tempêtes, des rochers avaient roulé dans les dunes. Devenus récifs, ils formaient de redoutables hauts-fonds qu’une carte marine n’aurait pas manqué de mentionner.

Mais tout cela était sec. Aucune lame ne venait s’y briser. Pas de vague dans la course du vent. Pas d’eau, pas de ressac, pas de fracas ; rien que le murmure de l’air qui, depuis le début du mois de Guinnaiyé, le mois de février des Nazaréens, soufflait sans discontinuer.

Ce n’était plus la mer.

C’était le Sahel.

De tous les côtés, le plateau désertique, à l’infini.

Il ne pleuvait ici que trois ou quatre jours par an. Le sol était si pauvre qu’il paraissait insensé que des hommes pussent s’acclimater à des conditions aussi rudes.

Pourtant, ce qui semblait plein de mort était en fait plein de vie. Les raisons de ce miracle tenaient à la configuration géologique de ce pays que tout semblait maudire. Ses vieux massifs de grès, en effet, réussissaient à stocker la pluie qui, bien que rare, ruisselait par les innombrables fissures de la roche et alimentait de mystérieuses réserves souterraines. Sans cela, en quelques heures, le précieux liquide aurait été englouti par le sable ou emporté par les torrents qui descendaient vers le bassin du Niger.

Ces provisions de vie témoignaient de la profonde générosité de la terre.

Une source, c’est banal.

Là où tout manque, c’est une religion.

Dans ce désert, quelques gouttes d’eau donnaient le sentiment de l’infini.

Elles imposaient la vie là où tout était mort.

Voilà pourquoi, au pied de ces montagnes, dans cette antichambre de l’enfer, des hommes, les Dogons, venus des lointaines forêts de Guinée où, pour sauver leurs dieux et leurs coutumes, l’introduction de l’islam les avait contraints à l’exode, étaient parvenus à aménager des hameaux et des bourgs.

Sur les collines arides qui dominaient un de ces villages, se promenait un enfant. Le soleil avait fondu toutes les couleurs. Devenue cette étendue grise, monotone, chaude et éblouissante où marchait un jeune garçon, la savane avait perdu sa densité. Tout ce qui la constituait, écorces, épines, palmes, feuilles, lianes, souches, sable, pierres, semblait avoir été amalgamé par l’air brûlant d’une forge. Dans ce paysage évanescent, tremblant comme un mirage, tout autre que cet enfant aurait peiné à trouver son chemin. Mais ce monde sauvage était le sien. Il en connaissait le moindre pli et la plus infime anfractuosité.

De ce coin de brousse isolé, perdu au sommet d’un massif anonyme, au beau milieu de l’Afrique subsaharienne, émanait une étrange grandeur. Sans véritablement parvenir à en définir la substance, l’enfant devinait sa mystérieuse puissance. Il imaginait autour de lui les tensions qui opposaient la fragilité de tout ce qui vivait à l’éternelle stérilité des roches calcinées.

L’enfant aperçut des touffes d’herbe sèche où luisait encore un peu de jaune pâle. Il eut soudain envie de les toucher et se dirigea vers elles. Pour sentir les longues tiges blondes lui chatouiller la paume des mains, il écarta les bras et ferma les yeux. L’idée qu’il caressait la crinière d’un vieux lion illumina son visage d’un large sourire.

Le jeune garçon, aux épaules larges, aux hanches étroites, aux muscles longs, de figure agréable et régu­lière, semblait avoir été façonné dans une roche noire, pure et polie par le vent. Son regard témoignait d’une indéfinissable loyauté. Au fond de ses yeux, brillait une âme dont l’éclat et l’intensité révélaient un infaillible amour de la liberté.

Nul vêtement n’embarrassait sa légèreté naturelle. Coiffé d’une crinière farouche et broussailleuse, il se déplaçait avec une souplesse instinctive, presque animale. Mais sur ce petit homme, il y avait tant de grâce que son éducation sauvage semblait avant tout traduire une spontanéité qui plaisaient au premier abord.

La montagne de l’enfant n’avait pas beaucoup de gras. Les rochers affleuraient comme les os sous la peau. Par endroits, elle était couverte d’une maigre forêt. Les baobabs, les acacias, les mimosas, les tamariniers et les says, dont les fruits font penser à de minuscules grains de raisin, offraient quelques gouttes d’ombre aux babouins qui s’épouillaient tranquillement au milieu de violentes disputes. Le garçon détestait le sans-gêne de ces singes qui, sans cesse, le harcelaient pour lui voler sa nourriture.

Tête jaune, lèvres grises, dos azur, queue claire devenant noire à l’extrémité, de gros lézards plaquaient leur ventre violacé sur les roches brûlantes. Pour réguler leur température, ils soulevaient à tour de rôle une de leurs pattes. Toujours aux aguets, ils détalaient à la moindre vibration. L’enfant ne résistait jamais à la tentation de frapper du pied pour les voir disparaître dans une faille. Il se demandait alors à quoi pouvait ressembler leur monde caché derrière les pierres.

Le plateau était entaillé de profondes blessures où gémissait une végétation impénétrable. Elle offrait une protection naturelle à des colonies de rolliers et à des couples de perroquets vert et jaune, qui passaient à grands coups d’ailes entre les branches des baobabs et des kapokiers. Il n’était pas rare de voir glisser le corps souple et puissant d’un mamba noir. De gros pythons aux yeux inexpressifs se lovaient tout le jour, attendant la nuit pour chasser. L’enfant ne redoutait guère ces gros serpents qu’il repérait aisément à l’odeur aigre qui les précédait toujours. Il craignait par contre la morsure d’une petite vipère brune, pas plus longue que son pied et pas plus épaisse qu’une tige de mil. Heureusement, avant d’attaquer, ce serpenteau couleur de terre avait pour coutume de rouler sur le dos, dévoilant alors un ventre d’un blanc éclatant. C’était grâce à cela que l’on avait une chance de l’apercevoir avant qu’il ne soit trop tard. Il piquait sa proie en se redressant d’un brusque coup de reins. Le garçon n’avait jamais été mordu, mais un jour, il avait vu mourir, en quelques minutes, un jeune phacochère bien aussi gros que lui.

Dans cette brousse inhospitalière, le petit homme semblait vivre en maître des forêts et des monts. Les arbres lui offraient leurs fruits et les sources leur eau. Il se régalait de la pulpe acidulée des zaban1, de la chair tendre des mangues, se nourrissait de pains de singe2, de raisins sauvages et se délectait de l’incomparable nectar sucré qu’il aspirait dans la corolle des fleurs du baobab. De temps en temps, il se risquait à chaparder du miel dans des ruches sauvages, mais les abeilles noires, terriblement agressives, le lui faisaient chèrement payer.

L’ombre que lui proposaient les rochers et le toit que lui fournissaient les cavernes suffisaient à son bonheur puisqu’il n’en connaissait pas d’autres. Il préférait cependant dormir à ciel découvert, sur la couche molle et tendre de l’herbe des prés. Lorsque l’aube fraîche humectait la terre, il s’éveillait avec l’aurore et s’étirait en frissonnant de bonheur, assurément plus heureux qu’un prince dans son lit doré.

Cet enfant dogon n’avait pas de nom. D’où venait-il ? Comment était-il arrivé là, sur cette montagne, à l’écart des autres hommes ? Comment avait-il pu survivre parmi les bêtes des solitudes terrestres ?

Personne ne l’a jamais su.

Nul ne soupçonnait l’existence de cet enfant perdu. Le garçon n’avait gardé aucun souvenir de ses parents.

Il essayait parfois de fouiller au plus profond de son esprit mais, quelque intensité qu’il mît dans ces efforts désespérés, il n’était jamais parvenu à retrouver la moindre sensation qui aurait pu le guider vers ses premières années. Peut-être eût-il suffi qu’il entendît une berceuse que sa mère lui chantait pour que lui fussent rendues, confuses, obscures, les impressions qui suggèrent aux nouveau-nés la présence d’un monde : des odeurs de bois brûlé, de paille mouillée, l’ombre familière d’une case, la rugueuse chaleur d’un pagne, la douce plénitude du lait qui emplit la bouche, la volubilité d’une voix, douce comme un baume, qui répète, répète et endort… Mais rien, rien ne lui revenait de sa petite enfance. Et si sa mémoire avait gardé les traces de la douceur d’une joue, de la chaleur d’une caresse ou de l’éclat d’un regard, elle les avait enfermées dans une région dont l’accès lui était interdit. Il avait oublié la voix et le visage de ses parents.

Cet enfant dogon n’avait vraisemblablement pas été abandonné avant l’âge de trois ou quatre ans, car il marchait debout et comprenait la langue que les hommes de cette région d’Afrique déclinaient en une multitude de dialectes. C’était sans aucun doute un enfant perdu.

Vous imaginez peut-être déjà que ses parents furent victimes d’un accident… Qu’ils durent fuir après avoir caché leur enfant… Qu’ils furent capturés, vendus comme esclaves ou sommairement assassinés… Il n’existait cependant qu’une seule et unique certitude à laquelle il était possible de s’accrocher : le simple fait que cet enfant n’eut jamais succombé à la peur, à la faim ou à la soif prouvait que, d’une manière ou d’une autre, la providence avait pris soin de lui.

. Amagana .

Vous vous figurez peut-être cet enfant solitaire comme un petit bonhomme mélancolique. Mais en vérité, sur sa montagne, il n’avait jamais souffert de la solitude. Et s’il n’avait jamais éprouvé la douleur d’être seul, c’était qu’il avait un ami.

Son ami était unique.

C’est-à-dire qu’il était irremplaçable.

Entre ces deux-là, il y avait une complicité que l’on aurait pu qualifier de fraternelle s’ils n’avaient pas été si différents l’un de l’autre. Chacun des deux possédait bien une poitrine, une tête, une bouche, une paire d’yeux, mais le garçon disposait de bras et de jambes, tandis que son compagnon possédait quatre pattes.

L’un était un enfant.

L’autre était un cheval.

Lorsque l’étalon relevait son encolure, qu’il secouait sa longue crinière et frappait le sol de ses sabots de devant, l’animal montrait toute sa noblesse. Son corps tout entier frissonnait. Sous sa peau, les muscles, qui ondulaient comme les remous de l’eau vive, semblaient mus par la force prodigieuse d’un de ces torrents éphémères qui, à la saison des pluies, emportent tout sur leur passage. On m’assura, à Songho, qu’il n’existait pas, du Maroc à l’Égypte, dans les haras les plus fameux, de coursier qui possédât courbure plus merveilleuse, poitrail plus puissant, robe plus soyeuse et intelligence plus vive.

Le cheval répondait au nom d’Amagana.

Que cet animal eût un nom n’avait en soi rien de très étonnant, mais vous serez surpris d’apprendre que cette étrange créature possédait le don divin de parler.

« J’aime te sentir sur mon dos, petit homme, disait le cheval.

– Et moi j’aime serrer ta crinière entre mes doigts, répondait l’enfant.

– Sais-tu que tu es le seul à pouvoir me monter ?

– Je le sais, tu me l’as déjà dit.

– Et te rappelles-tu que jamais tu ne dois me piquer avec des éperons ou me fouetter avec une cravache ?

– Oui, tout ça je le sais aussi, tu me l’as dit cent fois. Tais-toi un peu ! Allons nous promener. »

Il y avait un détail encore plus surprenant. Le cheval avait vu pour la première fois la lumière du soleil le même jour, à la même minute et à la même seconde que l’enfant. Comment appeler ce phénomène ? L’animal était un peu comme son double. Mais le terme est ambigu. Amagana et le garçon n’étaient pas des jumeaux. Le cheval était plutôt son répondant. Il avait un rôle protecteur.

Les Dogons croient qu’à chaque naissance humaine corres­pond une naissance dans le règne animal et dans le monde végétal, et que cette mystérieuse parenté les oblige à respecter d’innombrables tabous. Dans certaines familles dogon dont le double totémique est justement le cheval, il est interdit non seulement de consommer la viande de cheval, mais aussi de puiser l’eau dans la mare où boivent les chevaux.

L’enfant passait ses journées à cavaler dans le dédale des roches effondrées. Lorsque la nuit tombait, il apercevait, au loin, les feux des campements peuls et des villages dogon. Le garçon craignait les humains et ne s’approchait que très rarement des lieux qu’ils fréquentaient. Depuis sa montagne, il voyait souvent passer des bergers guidant leurs troupeaux vers les points d’eau autour desquels nichaient des milliers d’oiseaux blancs. Mais il s’abstenait toujours de leur faire signe, se gardant bien de dévoiler sa présence.

Un soir, tandis qu’il chevauchait en bordure de son royaume isolé, le garçon distingua deux drôles de choses cachées dans les broussailles. En s’approchant, il constata avec stupéfaction que ces choses ressemblaient à des pieds. Il sauta de son cheval, écarta les branches épineuses et saisit l’une des deux. C’était bel et bien un pied. Mais ce pied était mou et vide. L’enfant remarqua qu’au niveau du talon, une pointe de fer était fixée à la cheville par un lacet. Machinalement, il leva une jambe et glissa son pied droit à l’intérieur de la chose. Il ramassa la seconde et fit de même avec son pied gauche. Puis il marcha, à pas hésitants. Les choses étaient douces et chaudes.

Il sourit.

« Ce sont des bottes, lui expliqua Amagana.

– À quoi ça sert ? demanda l’enfant.

– Les hommes s’en servent lorsqu’ils montent leurs chevaux.

– Mais alors, puisque j’ai chaussé des bottes, s’écria le garçon, c’est le moment de les essayer pour voir si tu galopes encore plus vite !

– Fais bien attention petit homme ! Celles-ci sont munies d’épe… »

Tout excité par sa trouvaille, l’enfant ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Il sauta sur son dos et, comme il en avait l’habitude, flanqua ses deux jambes contre le ventre du cheval pour le lancer au galop. Amagana stoppa net sa course et pria son cavalier de mettre pied à terre.

« Petit homme, malgré tous mes avertissements, tu m’as piqué. Je dois disparaître et te laisser.

L’enfant tenta de protester.

« Mais, je ne savais pas…

– Si, tu savais. Je t’ai prévenu mille fois.

– Oh ! Excuse-moi ! Je n’ai pas fait exprès. Je ne le referai jamais. »

L’enfant fit un pas vers son cheval. Mais l’animal ne se laissait plus approcher. Amagana secoua sa crinière. Un petit collier de cuir orné d’un cauris3 tomba sur le sol.

« Petit homme, ordonna-t-il, ramasse ce gri-gri. »

L’enfant ramassa le bijou.

« Au jour de tes noces, reprit le cheval, tu mettras le petit coquillage dans ta bouche et tu serreras ce talisman entre tes dents… Alors, tu me verras de nouveau devant tes yeux.

– Attends, gémit le garçon, ne me laisse pas ! »

L’étalon ne répondit pas. Amagana se cabra et fila d’un seul coup vers la plaine. Il ne resta bientôt plus de lui qu’un nuage de poussière flottant sur le ventre noir de la terre. L’enfant se sentit d’un seul coup immensément seul. Jamais encore il n’avait éprouvé le moindre sentiment de solitude. Mais, depuis que son unique compagnon l’avait abandonné, son cœur lui faisait mal, sa gorge était nouée et ses jambes refusaient de le porter. Le garçon passa le petit collier autour de son cou. Le sentiment de solitude se fit encore plus vif. Son ami lui manquait.

Alors, il se coucha dans le sable, ramena ses membres contre lui et s’endormit en sanglotant.

. Homonymes .

Sérou Yanogué était forgeron. Son père, le père de son père et le père de celui-là avaient tous été forgerons et, selon la tradition orale, jamais un homme de sa lignée n’avait exercé un autre métier. On disait à Songho que son ancêtre avait fondé le village. Cet aïeul des Yanogué avait marché plus de mille cinq cents kilomètres, depuis le Mandé, territoire sauvage de Guinée, jusqu’à l’immense falaise de Bandiagara, contrée solitaire du Mali. Il s’était installé sous un abri rocheux et avait aménagé une forge. Depuis lors, il y avait de cela plus de six cents ans, le métier s’était toujours transmis de père en fils.

Sérou était dans la force de l’âge. Son corps musculeux n’avait concédé à la marche du temps qu’une poignée de poils gris. Cependant, la barbe noire et bouclée, semée de quelques fils d’argent, qui soulignait des lèvres minces surmontées par un nez large et camus, conférait à son visage une sagesse inhabituelle chez un homme de son âge. Signe, chez les Dogons, de chance et de séduction, les incisives de sa mâchoire supérieure étaient séparées de près d’un demi-centimètre. Ses mains nerveuses et ses poignets massifs, témoignage de longues années de lutte pour modeler le fer, contrastaient avec le feu de son regard, où se lisaient toute l’imagination, la ruse et le savoir-faire d’un artisan. En vérité, il semblait évident que, de génération en génération, la forge avait peu à peu façonné le corps et l’âme des Yanogué.

Sérou marchait depuis longtemps. Il parcourait la plaine à la recherche de campements peuls et avait troqué quelques couteaux de fer noir contre des peaux, des savons et une outre de beurre. Comme il avait soif, il s’était approché du massif à la recherche d’un point d’eau. Lorsqu’il aperçut l’enfant couché sur le sol, alors que le ciel était déjà sombre, son cœur lui murmura qu’il n’y avait jamais de hasard et qu’il avait été choisi.

Par qui ? Dans quel but ? La question ne l’effleura même pas. Sérou savait que le destin des forgerons était lié au surnaturel et à l’inexplicable.

Il souleva l’enfant qui dormait profondément, cala sa tête sur son épaule et le ramena chez lui. Lorsqu’il regagna Songho, la nuit était tombée. Il put ainsi rejoindre sa case sans croiser personne.

Quand son mari se présenta avec un garçon dans les bras, Katyélem fut d’abord totalement déconcertée. Ils n’avaient pas eu d’enfants. Au début du mariage, elle avait été enceinte mais n’avait pu mener la grossesse à terme. Cependant, parce qu’elle croyait en son mari, en moins d’une seconde, elle reprit le contrôle d’elle-même, garda le silence, car il n’était pas convenable pour une épouse de parler avant son époux, prit l’enfant et le déposa délicatement sur son lit. Pour elle aussi, il ne faisait aucun doute qu’en ce monde tout était écrit par avance.

« J’ai trouvé l’enfant en brousse, fit Sérou pour rompre le silence.

– En brousse ? s’étonna-t-elle. Tout seul ?

– Il dormait, reprit Sérou. Personne ne veillait sur lui.

– Que Dieu le garde ! s’écria la femme.

– Alors je l’ai ramené chez nous.

– Dieu veille à tout, soupira Katyélem.

– Ses parents viendront certainement demain pour demander si personne ne l’a vu. Nous leur dirons qu’il n’était pas prudent de laisser un enfant seul dans la brousse et qu’il valait mieux pour lui qu’il passe la nuit chez nous.

– Que Dieu t’entende, Sérou.

– Quel âge peut-il avoir ? demanda le forgeron.

– Douze ans, peut-être même quatorze, répondit-elle.

– Trop jeune pour dormir seul loin des hommes.

– Tu as raison, dit Katyélem. Mais il ne sert à rien de se tourmenter. La vérité n’aime pas la nuit. Allons nous coucher. Toute cette histoire s’éclaircira à la lumière du jour. »

Au cours de la nuit, le garçon se redressa sur sa couche et parla dans son sommeil :

« Amagana ! Amagana ! Où est-ce que tu te caches ? Amagana ? »

Le forgeron ne dormait pas. En entendant ces mots, il en déduisit que l’enfant trouvé s’appelait Amagana.

Le lendemain et les jours suivants, personne ne vint réclamer l’enfant. Durant les premiers temps, le garçon était resté silencieux. Il avait bien songé à fuir, mais ni le forgeron ni sa femme ne l’avaient questionné. Ils ne le forçaient jamais à rien. Leur attitude n’était jamais menaçante et, s’ils se montraient toujours prévenants et souriants, ils savaient aussi garder leurs distances.

Ils avaient pris l’habitude d’appeler le garçon par le nom qu’ils croyaient être le sien. L’enfant aimait qu’on l’appelle Amagana. Ce nom faisait de lui l’homonyme de son ami disparu. Chaque fois qu’il l’entendait, il sentait une douce chaleur monter de sa poitrine.

Mais ce n’était pas tout. Il réalisa aussi que ce mot le rendait unique. Avant, sur sa montagne, il ne s’était jamais posé la question de savoir comment il s’appelait. Maintenant qu’il avait un nom à lui, il avait pris conscience de sa propre existence. Il était Amagana.

La femme lui servait de bons plats chauds. Il appréciait surtout le tô, accompagné d’une sauce à base de gombo, d’oseille rouge et de feuilles de baobab pilées. Salés et fortement épicés, ces aliments lui plaisaient plus que tout ce qu’il avait goûté auparavant.

Certains d’entre vous se demandent sans doute ce qu’est le tô. Vous avez tous en tête cette image d’Épinal de femmes africaines pilant en cadence autour d’un mortier. Elles écrasent du mil ou du maïs. Ensuite, elles doivent tamiser cette farine avant de la délayer dans de l’eau bouillante. Il leur faut ensuite malaxer le mélange sur le feu avec une grande cuillère en bois. Elles obtiennent une pâte épaisse et très collante : le tô. Une fois servi, on en saisit une boulette avec quatre doigts de la main droite et on la plonge dans le bol de sauce. D’un geste lent, la main remonte la boule vers la bouche en tirant de longs fils gluants. C’est le gombo qui assure la viscosité de la sauce. Ce petit légume amer et pointu est très prisé en Afrique de l’Ouest. Pour corser le goût, les femmes ajoutent souvent du poisson fumé et du soumbala, un condiment noir dont l’odeur, entre fermentation et décomposition, est parfois redoutable.

Le forgeron traitait Amagana comme son propre fils. Le garçon ne se lassait jamais d’observer Sérou lorsqu’il allumait sa forge, qu’il chauffait le métal, le faisant rougir au bout de ses tenailles, et qu’il le martelait sur sa petite enclume en forme de tête, typique du pays dogon. L’enfant découvrait avec ravissement qu’un simple morceau de fer noir devenait, en quelques heures, l’herminette, la daba ou le couteau que le forgeron avait imaginés. Le mystère qui semblait lier l’esprit, l’air, la main et le feu l’avait à ce point ensorcelé qu’il en avait oublié sa liberté première.

Quelques jours seulement après avoir été recueilli, Amagana avait déjà la charge d’actionner les soufflets de la forge. Il avait bien eu quelques difficultés à synchroniser ses mouvements, car ouvrir et fermer les clapets de bois avec les doigts tout en actionnant les flasques n’était pas très facile, mais après quelques tâtonnements, Amagana était devenu un parfait apprenti.

Aux voisins qui posaient des questions indiscrètes, la femme répondait invariablement qu’il s’agissait d’un neveu dont la mère venait de mourir et qu’ils l’avaient spontanément accueilli dans leur foyer. Après quelques semaines passées dans le village, Amagana ressemblait à n’importe quel garçon de son âge, exception faite de son goût pour la solitude. Il n’aimait guère jouer avec ses camarades. Ceux-là passaient tout leur temps à piéger des oiseaux avec des baguettes badigeonnées de glu, obtenue en mâchant la sève d’une sorte d’euphorbe. Ils capturaient aussi des souris avec des appâts disposés dans de petites cages, avant de les tuer avec des aiguilles. Pour chasser les margouillats et les écureuils, ces chasseurs novices utilisaient des arcs et des flèches. Amagana les laissait vagabonder et préférait observer, en silence, la forge de Sérou.

Une question venait immédiatement à l’esprit : pour­quoi cet enfant sauvage s’était laissé apprivoiser aussi rapidement ? La disparition de son cheval avait certainement laissé, dans le cœur du garçon, la place vide que ses parents adoptifs avaient prise. Sans cet abandon, sans ce deuil, il est à peu près certain que l’enfant dogon aurait fui à la première occasion. Or, il n’en était rien. La fuite du cheval semblait donc être la condition nécessaire à l’accomplissement du destin du jeune Amagana.

Les Dogons croient que leur dieu, Amma, ne créa pas le monde en une seule fois. Ils imaginent qu’Il procéda par tâtonnements successifs.

Le premier jet de ses créatures semblait décevant. Ses plans ne se déroulaient jamais comme prévu. Il y avait toujours un grain de sable pour en fausser le bon déroulement.

Mais au bout du compte, toutes les désobéissances, les déconvenues et les déceptions paraissaient indissociables de la marche du monde, car ces aléas conduisaient toujours Amma à repenser et à parfaire Sa création.

La façon dont les Dogons imaginent la Genèse paraissait très éloignée des dogmes véhiculés par les religions du Livre. Alors que juifs, chrétiens et musulmans expliquent que le monde fut parfaitement et définitivement créé en sept jours, en Afrique noire, dans le pays dogon, un peuple sans écriture avait formulé l’idée que l’évolution et le hasard étaient le moteur du monde et de la vie.

. La chasse au feu .

Quelque temps plus tard, avec autorité, la sécheresse imposa aux habitants de Songho de nouvelles lois et de nouvelles habitudes. Les gens avaient commencé à dormir dehors à cause de la chaleur. Pendant le jour, l’animation du village avait baissé d’un ton. Les gens marchaient moins vite. Les palabres se faisaient rares, chacun cherchant à économiser sa salive. Il régnait un calme inhabituel. Même les bêtes restaient tranquilles. Elles se cherchaient un coin d’ombre et n’en bougeaient plus.

Vers midi, aux heures les plus ardentes, quand l’air surchauffé se mettait à trembler et que, sous l’effet d’un mirage, tout commençait à onduler, le village se figeait tout à fait. Des tourbillons naissaient spontanément dans l’air. Ils aspiraient la poussière en vrombissant comme des essaims furieux. Les gens fuyaient ces tornades dont on disait qu’elles étaient habitées par des diables, chargés de répandre la folie, la maladie et la mort.

Cette brutale augmentation de la température annonçait l’organisation de la grande chasse au feu. Dans toutes les cultures du Sahel, au Mali, au Niger, au Burkina Faso, on organisait ces battues associées aux feux de brousse. Elles se déroulaient traditionnellement au cœur de la saison sèche.

Les Dogons nommaient cette chasse taara. Elle avait lieu au mois de Taaraiyé, le mois d’avril.

Les oracles de Songho et des villages avoisinants avaient imploré les génies de la savane :

« Nous allons entrer en brousse, avaient annoncé les voyants. Nous vous appelons, esprits, pour que le mal ne nous frappe pas. Nous vous appelons pour que nos pieds ne se posent sur rien de mauvais et que rien de mauvais ne touche notre corps. Que les animaux viennent à notre rencontre ; qu’ils viennent dans le cercle que nous fermerons ; que nos flèches ne les manquent pas ; qu’elles tuent les bêtes et non les hommes. Voilà toutes nos demandes. Esprits, acceptez nos suppliques comme vous avez accepté celles de nos pères avant nous. »

Au jour fixé par les devins, bien avant l’aube, les hommes et les femmes de Songho, excités par le sang, le carnage et l’orgie de viande qui allait suivre, étaient sur le pied de guerre. Depuis le milieu de la nuit, dans les cours familiales, les filles s’affairaient autour des marmites. La femme de Sérou avait préparé une bouillie médicamenteuse. Elle permettait de s’immuniser contre les morsures de serpents, dont la sécheresse avait aggravé la venimosité.

Les hommes devaient en boire trois louches.

Les femmes quatre.

« Pourquoi cette différence ? s’étonna Amagana.

– Pour les Dogons, lui répondit Katyélem, le chiffre secret des hommes est le trois ; celui des femmes, c’est le quatre.4

– C’est comme ça seulement pour la bouillie de mil ou pour autre chose ?

– Non, c’est vrai pour toutes les choses. Par exemple, les braies des hommes sont faites avec trois bandes de coton, alors qu’il en faut quatre pour coudre le pagne des femmes.

– Mais les hommes et les femmes ne peuvent donc rien partager, demanda le garçon ?