L'Europe de demain - Herbert George Wells - E-Book

L'Europe de demain E-Book

Herbert George Wells

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Beschreibung

L'écrivain britannique H.G. Wells est surtout connu pour ses récits de science-fiction. Bien que considéré comme le père de la science-fiction contemporaine, il a également été un commentateur avisé de la scène politique durant la Première Guerre mondiale. Alors que le conflit mondial s'enlise en Europe dans la guerre des tranchées, L'Europe de demain (l'ensemble des textes qui constituent cet ouvrage furent écrits à la fin de l'année 1915 et dans les premiers mois de l'année 1916) analyse les effets de la Grande Guerre et détermine ce qui se passera après la guerre.

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TABLE DES MATIÈRES

La prévision de l’avenir

La fin de la guerre

Braintree, Bocking et l’avenir du monde

Jusqu’où l’Europe ira-t-elle dans la voie du socialisme ?

La presse et l’homme de loi

L’éducation nouvelle

Ce que la guerre aura fait pour les femmes

La nouvelle carte d’Europe

Les États-Unis, la France, l’Angleterre et la Russie

La tâche de l’homme blanc

L’avenir des Allemands

Notes

Chapitre 1

LA PRÉVISION DE L’AVENIR

1 La prophétie peut être soit un simple jeu intellectuel, soit une occupation sérieuse ; sérieuse non seulement dans ses intentions, mais dans ses conséquences : car c’est le sort des prophètes, qui effraient ou désappointent leur monde, que d’être lapidés. Mais pour quelques-uns d’entre nous autres modernes, dont s’est emparé l’esprit de la science, prophétiser est presque une habitude d’esprit.

La science est, pour une grande part, de l’analyse dirigée vers la prévision. La pierre de touche de toute loi scientifique est la vérification que nous pouvons faire de ses anticipations. La discipline scientifique développe l’idée que tout ce qui va arriver est, en fait, déjà là, si seulement on pouvait le voir. Et quand on est pris par surprise, la tendance n’est pas de dire, avec ceux qui n’ont pas reçu cette discipline : « Eh bien ! qui est-ce qui aurait cru ça ? », mais : « Voyons, qu’est-ce donc qui nous avait échappé ? ».

Tout ce qui a jamais existé, tout ce qui existera jamais est là à l’heure actuelle, pour quiconque a des yeux pour voir. Mais certaines d’entre ces choses exigent pour les découvrir des yeux d’une pénétration plus qu’humaine. D’autres sont évidentes ; nous sommes presque aussi sûrs de la venue de la Noël prochaine, des marées de l’année 1960, et de la mort avant l’an de grâce 3000 de tous les gens vivants à l’heure actuelle, que si tout cela s’était déjà produit. À un niveau inférieur, mais encore très élevé, de certitude, se trouvent des choses comme celles-ci : qu’on fera sans doute en 1950 des aéroplanes d’un modèle perfectionné, ou que Bombay sera relié par train direct à Constantinople et à Bakou avant un demi-siècle. Et, partant de degrés de certitude comme ceux-ci, on peut descendre l’échelle jusqu’à ce qu’on atteigne le mystère le plus obscur de tous, le mystère de l’individu humain. L’Angleterre va-t-elle bientôt produire un grand génie militaire ? Que diront M. Belloc ou Lord Northcliffe après-demain ?… Le champ de recherches le plus accessible pour le prophète est le firmament ; le plus inaccessible, c’est le secret des imprévisibles caprices de la cervelle humaine. Quelle sera la conduite d’Un Tel et qu’en pensera la Nation ? C’est pour des questions de ce genre que nos conjectures doivent se faire le plus subtiles.

Cependant, même à de telles questions, l’homme d’esprit vif et observateur peut s’aventurer à répondre, avec un peu plus d’une chance sur deux de tomber juste.

L’auteur qui vous parle est un prophète de vieille expérience. Demain l’intéresse plus qu’aujourd’hui, et le passé n’est pour lui qu’un instrument de conjectures sur l’avenir. « Songez aux hommes qui ont passé là ! » disait un touriste dans le Colisée de Rome. Ce fut un esprit futuriste qui répondit : « Songez à ceux qui y passeront ! » À coup sûr, le fait que demain tel homme, fondateur de la République mondiale, tel autre, adversaire obstiné du militarisme ou du respect des lois, ou tel qui mettra le premier en liberté l’énergie atomique pour l’usage des humains, se promèneront le long de la Via Sacra, offre autant d’intérêt que le fait que Cicéron, Giordano Bruno ou Shelley s’y sont promenés jadis. Pour un esprit prophétique, toute l’histoire est et continuera d’être un prélude. Le type d’esprit prophétique se refuse obstinément à considérer le monde comme un musée ; il soutient que c’est une scène disposée pour un drame qui commence perpétuellement.

Or, cette tendance à la prédiction a conduit l’auteur non seulement à publier un livre de prophéties mûrement réfléchies, appelé Anticipations, mais aussi à répandre — presque sans préméditation — un certain nombre de prophéties plus ou moins évidentes dans ses autres ouvrages. Cela fait maintenant vingt ans en tout qu’il écrit, si bien qu’il est possible de contrôler une certaine proportion de ses anticipations d’après les faits accomplis. Il a quelquefois visé juste, et mis remarquablement près de ce centre de cible qu’est la réalité ; il a souvent mis dans le cercle noir, souvent dans le cercle extérieur ; et quelquefois il a fait chou blanc. Maintes choses dont il avait parlé par anticipation sont maintenant des lieux communs solidement établis. Il y avait encore en 1894 quantité de sceptiques au sujet de la possibilité pratique des automobiles ou des aéroplanes ; ce n’est qu’en 1898 que M. S. P. Langley (du Smithsonian Institute) put envoyer à l’auteur une photographie d’un « plus lourd que l’air » tenant l’air pour de bon. Il y avait des articles dans les périodiques de l’époque prouvant que l’aviation était impossible.

Une des réussites les mieux venues de l’auteur fut une description (dans ses Anticipations, en 1900) de la guerre de tranchées, et d’une stagnation correspondant presque exactement à la situation après la bataille de la Marne. Et il eut la main heureuse (dans le même ouvrage) en traçant les limites du rôle des sous-marins. Il devança d’un an Sir Percy Scott dans ses doutes au sujet de la valeur décisive des grands navires de guerre (voir An Englishman looks at the World) ; et c’était une solide opinion que la sienne lorsqu’il niait la décadence de la France ; lorsqu’il mettait en doute (avant le conflit russo-japonais) la grandeur de la puissance russe, qui était encore en ce temps-là le loup-garou des Anglais ; lorsqu’il faisait de la Belgique le champ de bataille d’une lutte prochaine entre les Puissances de l’Europe centrale et le reste de l’Europe ; et aussi (à ce qu’il croit) lorsqu’il prédisait une Pologne renaissante. Bien avant que l’Europe fût familiarisée avec la séduisante personnalité du Kronprinz, il représentait de grands dirigeables survolant l’Angleterre (laquelle avait trop manqué d’initiative pour en construire aucun) sous le commandement d’un certain prince Karl, étrangement prophétique ; et dans The World Set Free, le dernier trouble-paix est un certain « Renard balkanique ».

Mais lorsqu’il déclarait çà et là qu’« avant telle année telle chose arriverait », ou que « telle chose ne se produirait pas avant vingt ans », il avait généralement tort ; la plupart de ses évaluations de temps sont fausses. Par exemple, il prédisait l’existence avant 1910 d’une route spéciale pour autos, distincte de la grand-route, entre Londres et Brighton, et la chose est encore à l’état de rêve ; mais, par ailleurs, il doutait que l’aviation militaire efficace et les combats aériens fussent possibles avant 1950, ce qui est une erreur dans l’autre sens. Il jettera modestement un voile sur certaines erreurs encore plus grandes que les oisifs pourront trouver pour leur propre plaisir dans ses livres ; il préfère compter les réussites et laisser la supputation des coups manqués à ceux que cela peut amuser.

Bien entendu, ces prophéties de l’auteur furent établies sur une base de connaissances très générales. Ce qu’on peut obtenir par l’investigation vraiment soutenue d’une question spéciale — surtout si c’est une question d’ordre essentiellement mécanique — on le voit dans l’ouvrage d’un Français trop négligé par la trompette de la Renommée, Clément Ader. M. Ader fut probablement le premier à lancer un appareil qui fît dans l’air autre chose qu’un simple bond. Son Éole, comme le certifie le général Mensier, parcourut 50 mètres après le premier bond dès 1890. En 1897, son Avion volait bel et bien (c’était un an avant la date de la première photographie que je possède, de l’aéropile de S. P. Langley en équilibre dans l’air). Mais ceci ne nous concerne pas pour le moment. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’en 1908, alors que l’aviation était encore chose presque incroyable, M. Ader publia son Aviation militaire. Eh bien ! il y a de cela huit ans, voilà maintenant un an qu’on se bat dans les airs, et rien n’a encore été fait que M. Ader n’ait prévu, — rien à quoi nous n’eussions pu être préparés si nous avions eu la sagesse de l’écouter. Maintes choses prédites par lui attendent encore leur inévitable réalisation. Tant est grande la clarté avec laquelle les hommes de savoir adéquat et de raisonnement solide pénètrent les années à venir en ce qui concerne toutes ces questions de développement matériel.

Mais ce n’est pas du développement des inventions mécaniques que l’auteur se propose de traiter pour le moment. Dans ce livre, il a l’intention de risquer certaines prédictions sur la marche des événements dans les quelque dix années qui vont suivre. Les nouveautés d’ordre mécanique joueront probablement un très petit rôle dans cette histoire de demain. Cette guerre mondiale implique un arrêt général d’invention et d’initiative sauf pour ce qui est de la science de la guerre. Toutes les capacités sont concentrées sur ce point, et les types de capacités qui ne sont pas applicables à la guerre sont négligés ; le capital est détruit sur une vaste échelle, et l’épargne est gaspillée qui serait nécessaire pour subventionner les tentatives nouvelles. De plus, nous sommes en train d’anéantir la plupart de nos jeunes hommes les plus brillants.

On peut admettre en toute sécurité qu’il y aura très peu de matériel nouveau sur la scène du monde pendant un temps considérable ; que, si les routes, les chemins de fer et la navigation subissent de grands changements, ce sera pour le pire ; que l’architecture, les commodités domestiques et le reste auront de la chance s’ils en sont en 1924 au même point qu’au printemps de 1914. Dans les tranchées de France et des Flandres, et sur les champs de bataille de Russie, les Allemands ont dépensé et ont fait dépenser au monde le prix du confort, du luxe et du progrès de vingt-cinq années à venir. C’est leur goût, et les goûts ne s’expliquent pas. Mais le résultat est que, alors qu’en 1900 l’auteur pouvait écrire ses Anticipations de la réaction du progrès du machinisme sur la vie et la pensée humaines, en 1916 ses anticipations devront appartenir à un tout autre système de déductions.

Les lignes générales des faits matériels que nous avons sous les yeux sont nettes. Ce sont les faits d’ordre mental que nous avons à démêler. La question n’est plus : « Quelle chose concrète, quelle facilité nouvelle, quel accroissement de pouvoir, vont se présenter, et comment affecteront-ils notre façon de vivre ? » La question est : « Comment les gens vont-ils prendre toutes ces choses trop évidentes : le gaspillage des ressources du monde, l’arrêt du progrès matériel, l’hécatombe d’une grande partie des individus mâles de presque toutes les contrées européennes, et les deuils et le malheur universels ? » Ici nous allons avoir affaire à des réalités à la fois plus intimes et moins accessibles que les effets du machinisme.

À titre de reconnaissance préalable, pour ainsi dire, de cette région de problèmes que nous avons à attaquer, examinons les difficultés d’une question unique, qui est aussi une question vitale et centrale dans cette prévision. Nous n’essayerons pas de donner une solution complète dans ce chapitre, parce qu’il devra laisser de côté un trop grand nombre de facteurs ; plus tard, peut-être serons-nous mieux placés pour ce faire. Cette question est celle des chances d’établissement d’une paix mondiale durable.

Au début de la guerre il y eut parmi les intellectuels du monde entier un immense espoir que cette guerre pourrait résoudre la plupart des problèmes internationaux en suspens, et se trouverait être la dernière guerre. L’auteur, jetant un regard par-dessus l’abîme d’expérience qui nous sépare de 1914, se souvient de deux pamphlets dont les titres mêmes proclament ce sentiment : La guerre qui mettra fin aux guerres et : La paix du monde. — Est-ce que l’espoir formulé en ces mots était un rêve ? Est-ce qu’il est déjà démontré que ce n’était qu’un rêve ? Ou bien pouvons-nous lire entre les lignes des communiqués, des arguties diplomatiques, des menaces et des accusations, des querelles politiques et des récits de souffrance et de cruauté qui remplissent actuellement nos journaux — pouvons-nous lire de quoi justifier encore l’espoir que ces tragiques années de douleur universelle ne sont que l’ombre qui précède l’aube d’un jour meilleur pour l’humanité ? Manions un peu ce problème à titre d’examen préliminaire.

En réalité, ce que nous examinons ici c’est le pouvoir de la raison humaine de l’emporter sur les passions, et certaines autres forces restrictives et mitigeantes. Il n’y a guère de doute que si l’on pouvait recueillir les votes de l’humanité entière sur la question de savoir s’il ne vaudrait pas mieux ne plus jamais avoir de guerre, une majorité écrasante se prononcerait pour la paix universelle. S’il était bien entendu qu’il s’agit de guerre du type moderne et mécanique, avec raids aériens, explosifs à haute puissance, gaz asphyxiants et sous-marins, la réponse ne fait aucun doute. « Que la paix soit avec nous, Seigneur ! », telle est plus que jamais la prière commune à toute la chrétienté ; et les artisans de guerre eux-mêmes prétendent être des artisans de paix ; l’empereur d’Allemagne n’a jamais flanché dans son assertion qu’il a encouragé l’Autriche à envoyer à la Serbie un inacceptable ultimatum, et qu’il a envahi la Belgique, parce que l’Allemagne était attaquée. L’Empire Krupp-Kaiser, nous assure-t-il, n’est pas un aigle mais un agneau à deux têtes, qui se rebiffe contre les tondeurs et les égorgeurs. Les apologistes de la guerre sont une minorité qui ne leur laisse pas d’espoir ; un certain nombre d’Allemands-Prussiens, qui trouvent la guerre excellente pour l’âme, et les bonnes dames du Morning Post de Londres, qui trouvent la guerre excellente pour les manières des classes ouvrières, sont de rares voix discordantes dans le chœur général contre la guerre. Si le simple désir de paix, sans base solide et sans coordination, suffisait à se réaliser lui-même, ce serait la paix, et une paix durable, dès demain. Mais, en fait, la paix n’est pas encore là, et il n’y a pas encore de perspective bien nette d’une paix universelle durable à la fin de cette guerre.

Quels sont donc les obstacles, et quels sont les antagonismes qui s’opposent à la mise en œuvre de ce dégoût universel de la guerre et de cet universel désir de paix, pour l’établissement d’une paix mondiale ?

Prenons-les en ordre, et il nous sera très vite évident que nous avons affaire ici à un délicat problème quantitatif de psychologie, à une constante pesée de forces contradictoires pour voir laquelle l’emporte. Nous avons affaire à des influences si subtiles que les hasards de quelque événement frappant et dramatique, par exemple, peuvent les orienter dans un sens ou dans l’autre. Nous avons affaire à la volonté humaine, et là est le piège qui menace les pas du prophète désireux d’impartialité. Il est difficile pour un prophète de ne pas éclater en exhortations selon le mode des prophètes d’Israël.

La première difficulté qui entrave l’établissement d’une paix mondiale est celle-ci : que ce n’est l’affaire de personne en particulier. Presque tous, nous voulons une paix mondiale, en « amateurs ». Mais il n’y a ni une ni des personnes spécifiquement désignées pour prendre les initiatives. Le monde est une solution sursaturée de désir de paix, et il n’y a rien autour de quoi la solution puisse se cristalliser. Il n’y a personne dans le monde entier à qui incombe la tâche de comprendre et de vaincre les difficultés soulevées. Il y a bien plus de gens, et bien plus d’intelligence, appliques à la fabrication des cigarettes ou des épingles à cheveux, qu’il n’y en a d’appliqués à l’établissement d’une paix mondiale permanente. Il y a quelques secrétaires extraordinaires aux gages d’Américains philanthropes, et c’est à peu près tout. On n’a même rien mis de côté en vue des émoluments de ces honorables messieurs quand la paix universelle serait atteinte. Il est à prévoir qu’ils perdraient leur place.

Presque tout le monde veut la paix ; presque tout le monde serait heureux d’agiter dès maintenant un drapeau blanc avec une colombe dessus — à condition que l’ennemi ne fasse de cette démonstration aucun usage malhonnête — mais il n’y a, en fait, personne qui réfléchisse aux arrangements nécessaires, personne qui fasse, à beaucoup près, autant de propagande pour apprendre au monde ce qu’il faut qu’il sache, qu’on en fait pour vendre telle ou telle marque fameuse d’automobiles. Nous avons tous à nous occuper de nos affaires personnelles. Et on n’obtient pas les choses simplement en les désirant ; on les obtient en tâchant de les obtenir, et en écartant tout ce qui empêche de les obtenir.

Telle est la première grande difficulté : le prétendu mouvement pacifiste est tout à fait vague et superficiel.

Il l’est tellement que la masse des gens ne conçoivent pas même la toute première condition de la paix mondiale. Le mouvement en question n’a pas réussi à leur en faire prendre une conscience nette. S’il doit y avoir une paix mondiale permanente, il est clair qu’il faut qu’il y ait quelque moyen permanent de régler les différends entre puissances et nations qui, sans cela, seraient en guerre. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait quelque pouvoir supérieur, quelque centre d’arbitrage, une cour suprême d’un genre quelconque, un pouvoir exécutif universellement reconnu en sus et au-dessus des gouvernements séparés qui existent dans le monde à l’heure actuelle. Cela ne veut pas dire que ces gouvernements aient à disparaître, ni qu’il faille renoncer à l’idée de « nationalité », ni rien d’aussi radical. Mais cela veut dire que tous ces gouvernements auront à abandonner presque autant de leur autonomie que les États autonomes qui constituent les États-Unis d’Amérique en ont abandonné au Gouvernement fédéral ; si leur unification doit être autre chose qu’un vain mot, ils auront à déléguer à qui de droit le contrôle de leurs relations internationales, dans des proportions que peu d’esprits sont préparés à concevoir à l’heure actuelle.

Il est vraiment tout à fait vain de rêver d’un monde sans guerre, composé d’États restés parfaitement libres de se taquiner l’un l’autre en établissant des douanes, en bloquant et en étranglant les artères commerciales, et en malmenant les immigrants et les voyageurs étrangers ; d’États entre lesquels il n’y aurait nul moyen de régler les querelles de frontière. Et puis, comparé à la situation des États-Unis d’Amérique, le cas éventuel des « États-Unis du monde « présente une complication de plus : presque tous les grands États d’Europe sont en possession, premièrement, de territoires de race et de langue étrangères, ayant une certaine complexité organique, tels que l’Égypte ; et, deuxièmement, de territoires barbares et moins développés, tel que la Nigeria ou Madagascar. Il n’y aura rien de stable dans une organisation mondiale qui ne détruira pas dans ces « possessions » les privilèges accordés aux nationaux des métropoles, et qui ne prendra pas ses mesures en vue de l’accession immédiate ou éventuelle de ces peuples sujets au rang d’États. Mais des milliers de gens intelligents dans ceux des grands pays européens qui se croient ardemment désireux de paix mondiale, seront effarés par toute proposition de placer quelque partie que ce soit de « notre Empire » sous une direction mondiale, r en tant que territoire des États-Unis d’Europe. Tant qu’ils ne cesseront pas d’être effarés par ce genre de choses, leurs aspirations vers une paix permanente resteront séparées du courant général de leur vie. Et ce courant coulera, soit lentement, soit rapidement, vers la guerre. Car ces « possessions » sont essentiellement, comme les douanes, l’occupation stratégique des pays neutres ou les traités secrets, des formes du conflit qui existe entre les nations dans le but de s’évincer et de se dominer l’une l’autre. Laisser subsister ce genre de choses en même temps qu’on fait des vœux contre la guerre, ce n’est pas vraiment essayer de conjurer le conflit ; c’est essayer de le maintenir en limitant son intensité ; c’est comme si on essayait de jouer au hockey sous condition que la balle ne roulera jamais à plus de 12 kilomètres à l’heure.

Et ce qui met obstacle à une paix mondiale permanente n’est pas seulement le fait que la grande majorité des hommes n’est pas préparée à concevoir les corollaires même les plus évidents d’une telle idée ; mais il y a aussi une seconde difficulté invincible, et c’est qu’en aucun lieu du monde il ne se trouve aucune personne, aucune catégorie d’individus, aucune organisation, aucune idée, aucun noyau, aucun germe, qui pourrait donner naissance au « Super-Gouvernement » nécessaire. Nous demandons quelque chose qui nous tombe du ciel, qui sorte du néant, et qui s’attirera forcément la résistance de tous ceux qui ont la direction — ou dont les intérêts sont engagés dans la direction — des affaires des États autonomes du monde, telles qu’elles sont à l’heure actuelle : la résistance d’un gigantesque tissu d’organisations gouvernementales, d’intérêts, de privilèges et de préjugés. En face de cela, il y a des chances pour qu’une aspiration vague et acéphale, si universelle soit-elle, reste tout à fait stérile.

On peut suggérer que le tribunal de La Haye est vraisemblablement le germe de cette autorité toute-puissante et de cette cour suprême qu’exige la paix du monde ; mais en fait le tribunal de La Haye n’est qu’une simple machine automatique légale. Il ne fait rien si on ne le met en mouvement. Il n’a pas d’initiative. Il ne proteste même pas contre les plus flagrants outrages infligés à ce fantôme de conscience mondiale qu’est la loi internationale.

Les pacifistes, dans leur recherche d’un point de départ bien défini autour duquel puisse se cristalliser la prédisposition générale à la paix, ont proposé le Pape et diverses organisations religieuses comme bases possibles à l’organisation de la paix. Mais un tel début n’offrirait aucune attraction pour la majorité non-chrétienne de l’humanité ; et en elle-même la suggestion révèle une ignorance profonde de la nature des églises chrétiennes. À l’exception des Quakers et de quelques sectes russes, nulle secte et nulle Église chrétienne n’a jamais répudié la guerre ; la plupart d’entre elles se sont détournées de leur chemin tout exprès pour la sanctionner et la bénir.

C’est une affirmation vraiment par trop téméraire de gens dont la sentimentalité dépasse le savoir, que le Christianisme est un essai de réalisation des enseignements personnels du Christ. Ce n’est rien de tel, et aucune autorité ecclésiastique ne soutiendra cette théorie. Le Christianisme — plus spécialement depuis qu’a été établi l’ascendant de la doctrine trinitarienne — fut et demeure une religion théologique ; c’est la religion qui prit le pas sur l’Arianisme, le Manichéisme, le Gnosticisme et autres semblables ; elle est basée non pas sur le Christ, mais sur des croyances à elle propres ; à vrai dire, le Christ n’est pas même son symbole ; au contraire, le symbole choisi par le Christianisme est la croix à laquelle le Christ fut cloué et sur laquelle il mourut. Ce fut pour une grande part une religion des légions. Ce fut le guerrier Théodose qui, plus que tout autre individu pris en particulier, l’imposa à l’Europe.

Il n’y a donc aucune raison, fournie par le précédent ou par les credos, pour attendre que les églises prennent franchement la tête dans cette tâche formidable d’organiser et de rendre efficace le vaste désir de paix du monde. Et, même si tel était le cas, on peut se demander si l’on trouverait parmi les prêtres et les dignitaires du Vatican, parmi les Églises officielles de Russie ou d’Angleterre, ou parmi telle autre des multiples sectes chrétiennes, la puissance et l’énergie, le savoir et les capacités, ou même la bonne volonté, nécessaires pour négocier quelque chose d’aussi vaste que la création d’une autorité mondiale.

On a suggéré un autre point de départ possible. Ce n’est pas un grand tour de force pour une imagination naïve que de se représenter le président de la Confédération suisse ou le r président des États-Unis — car ces deux systèmes sont des exemples modèles et encourageants de la possibilité d’une synthèse pacifique d’États indépendants — se mettant à faire de la propagande et proposant l’extension de leur propre système aux belligérants harassés. Mais rien de semblable ne se produit. Et quand on en arrive à examiner les conditions de vie de ces deux présidents, on découvre que ni l’un ni l’autre n’est, plus que quiconque, libre de s’embarquer dans la tâche de créer une organisation du monde dominatrice d’États et préventive de guerre. Chacun d’eux a été créé par un système, et est lié à un système ; ce qui le regarde, ce sont les intérêts des gens de Suisse ou des États-Unis d’Amérique. Le président Wilson, par exemple, est très suffisamment occupé par les affaires de la Maison-Blanche, par les heurts des partis politiques, par les interventions nécessaires au sujet du commerce américain transocéanique et de la sécurité des citoyens américains. Il n’a pas plus de temps à consacrer aux projets de remaniement complet des relations internationales, que n’en a telle recrue dans un camp d’instruction d’Angleterre, tel capitaine de paquebot sur l’Océan, ou tel chauffeur responsable d’une locomotive en marche.

Nous sommes tous, en fait, absorbés par les choses qui se présentent à nous quotidiennement. Nous avons tous l’anxieux désir d’une paix mondiale permanente, mais nous sommes tous plongés jusqu’au cou dans des choses qui ne nous laisseront pas le temps de nous occuper de cette paix mondiale que presque tout homme équilibré désire.

Pendant ce temps-là, une petite minorité de gens qui vivent de conflits — militaristes, souverains et hommes d’État ambitieux, adjudicataires de l’armée, lanceurs d’emprunts, journalistes à l’affût du sensationnel — poursuivent leurs intérêts et déclenchent et entretiennent la guerre.

Telle est la réalité paradoxale de cette question. Notre première investigation nous amène à élucider le pourquoi de cette situation sans issue. Presque tout le monde désire une paix mondiale, et cependant il ne se montre nulle part aucun homme libre et capable de l’établir, et résolu à l’établir ; tandis que, d’autre part, il y a un nombre considérable de gens dans des situations tout particulièrement influentes et puissantes, qui s’opposeront certainement aux arrangements indispensables pour l’établissement de ladite paix.

Mais, est-ce que cela épuise la question, et devons-nous conclure que l’Humanité est vouée à un perpétuel et futile antagonisme entre États, nations et peuples — antagonisme éclatant constamment en guerres ? La réponse à cela serait sans doute : oui, n’était le perfectionnement de la guerre. La guerre devient de jour en jour plus scientifique, plus destructive, plus froidement logique, plus impitoyable pour les non-combattants, plus engloutisseuse de toute espèce de propriété. Il y a toutes raisons de croire qu’elle continuera à intensifier ces caractéristiques.

Ce faisant, il se peut qu’elle amène bientôt un état de choses qui fournira les éléments mêmes qui nous manquent et dont nous avons besoin pour la création d’une paix mondiale. J’oserai suggérer que la présente guerre est en train de le faire dès maintenant ; qu’elle est en train de produire dans les cerveaux humains des changements qui pourront nous fournir, sous peu, et l’énergie nécessaire et l’organisation nécessaire, d’où sortira peut-être une autorité mondiale. Ce qui distingue tout d’abord ce conflit, c’est la façon exceptionnellement féroce dont il s’acharne contre le bonheur humain. Nulle guerre n’a j am ais détruit le bonheur sur une aussi vaste échelle. Elle n’a pas seulement tué ou blessé une proportion sans précédent de la population mâle de toutes les nations belligérantes, mais elle a détruit de même la richesse, au delà de tout précédent. Elle a aussi détruit la liberté de mouvement, la liberté de parole, la liberté d’entreprise économique. Presque aucun mortel n’a échappé à son tourment et à sa menace. Elle n’a laissé presque aucune vie indemne, et elle n’a rendu presque aucune vie plus heureuse. Le principe que « l’affaire de tout le monde n’est l’affaire de personne » a des limites. L’établissement d’un État mondial, qui n’intéressait avant la guerre que quelques visionnaires, est devenu maintenant sujet de vif intérêt pour un très grand nombre de gens. Ils cherchent à se renseigner sur ce sujet ; ils sont devenus accessibles aux idées qui s’y rapportent.

L’organisation de la paix semble vraiment suivre la même marche que les mesures d’hygiène publique. Tout le monde en Angleterre, par exemple, trouva fastidieuse la discussion de l’hygiène publique — jusqu’à la grande épidémie de choléra. Tout le monde pensait que la santé publique était chose désirable, mais personne ne la croyait être chose désirable intensément et par-dessus tout. Et puis, l’intérêt qu’on prenait à l’hygiène publique s’aviva, et on se mit en devoir de créer des organisations responsables. De même, les crimes de violence furent négligés dans les grandes villes de l’Europe jusqu’au jour où le danger prit des proportions — d’où sortit la police. Il arrive des occasions où la concentration normale de l’individu sur ses affaires personnelles et immédiates devient impossible ; par exemple, lorsqu’un commerçant occupé à faire son inventaire dans ses entrepôts, découvre que la maison d’à côté est en feu. Bon nombre de gens qui n’avaient jamais tourmenté leur cerveau de quoi que ce soit en dehors de leurs intérêts purement personnels et égoïstes, sont en train de s’apercevoir que toute une multitude de maisons brûlent autour d’eux et que l’incendie s’étend.

Voici donc un changement que la guerre amènera et qui favorisera la paix mondiale : l’intérêt général plus vif que suscite sa possibilité. Un autre est le fait certain que la guerre augmentera le nombre des gens dévoués et fanatiques disponibles pour un effort désintéressé. Quelles que soient les autres conséquences que cette guerre puisse avoir, elle comporte, pour l’avenir immédiat, une période de dislocation politique et économique extrême. Le système financier a été et sera encore surmené, et exigera des remaniements sans précédent. Dans le passé, des phases d’incertitude, d’appauvrissement soudain et de désordre telles que celle qui se prépare certainement pour nous, ont conduit un nombre considérable d’esprits à s’affranchir — ou, si l’on veut, à s’évader — de la routine et de l’égoïsme. Des tempéraments de religiosité intense, de dévouement et d’énergie, sont alors mis en liberté, et plus que jamais il y a des chances pour que nous trouvions bientôt ce qu’il est encore impossible de trouver : une quantité d’hommes et de femmes dévoués, prêts à consacrer leur vie entière, avec un enthousiasme quasi religieux, à cette grande tâche d’instaurer la paix ; trouvant dans ce travail impersonnel un refuge contre les désappointements, les étroitesses, les deuils et les douleurs de leur vie personnelle ; refuge dont nous n’avons guère besoin dans des périodes plus stables et plus prospères. Ceux-ci ne seront que les figures de premier plan d’une renaissance universelle. Et, en même temps que cet avivement de l’imagination collective produit par l’expérience, d’autres évolutions sont en train de se faire qui annoncent très nettement un changement, sous la pression de cette guerre, dans ces institutions mêmes de la nationalité, de la royauté, de la diplomatie et de la concurrence internationale, qui ont jusqu’ici entravé de la façon la plus efficace la pacification universelle. Les considérations qui semblent annoncer ce troisième changement sont, à mon avis, très convaincantes. La vraie cause immédiate qui, je le crois, renversera l’obstacle qui jusqu’ici a fait d’une cour suprême et d’un gouvernement fédéral pour le monde entier un simple rêve, réside précisément dans cette possibilité de « paix boiteuse » que tant de gens semblent craindre. L’Allemagne, je le crois, sera battue, mais non complètement écrasée dans cette guerre ; elle restera militariste, alliée à l’Autriche-Hongrie, et essentiellement identique à elle-même ; et c’est de cet état de choses que sortira, je le crois, l’espoir d’une ultime confédération de toutes les nations de la terre.

Car, en face d’une ligue des puissances de l’Europe centrale essayant de récupérer, nourrissant l’idée de revanche, rêvant d’une reprise des hostilités, il devient impossible pour les Anglais, les Français, les Belges, les Russes, les Italiens et les Japonais, de songer désormais à régler leurs différends l’un avec l’autre par les armes. S’ils le font, ce sera donner une belle chance au rétablissement intégral du militarisme allemand. Ce sera ouvrir la porte à une hégémonie allemande définitive. Or, quelque maladroite et confuse que soit la diplomatie des alliés actuels (provoquée constamment comme elle l’est par la démocratie et entravée par une presse libre, vénale et irresponsable dans trois au moins des pays alliés), la nécessité dans laquelle ils se trouveront sera si pressante et si évidente qu’il est impossible de concevoir qu’ils n’établissent pas quelque organe permanent pour la direction et la coordination de leurs relations internationales communes. Ce sera peut-être au début un corps bizarrement constitué ; il se peut qu’il se trace un rôle purement diplomatique ; il se peut qu’on l’appelle du nom de « Congrès » ou de quelque autre nom suranné ; mais essentiellement son rôle sera de diriger une politique (financière, militaire et navale) collective, de maintenir la paix dans les Balkans et en Asie, de nouer des rapports avec la Chine et d’organiser des arrangements d’arbitrage collectifs et séparés avec l’Amérique. Et il faudra qu’il se crée des méthodes plus sûres et plus rapides que notre diplomatie actuelle. Un de ses principaux soucis sera le droit de passage à travers le Bosphore et les Dardanelles, et la surveillance des forces qui fomentent les conflits dans les Balkans et le Levant. Il faudra qu’il ait l’unité nécessaire pour cela, il faudra que ce soit beaucoup plus qu’une simple conférence de représentants, atermoyeuse et sans autorité.

Pour des raisons tout analogues, je ne puis croire qu’éclate jamais un conflit durable entre les deux grandes puissances de l’Europe centrale. Elles aussi seront forcées de créer un corps tout-puissant pour prévenir un tel suicide. L’Amérique aussi peut-être créera quelque équivalent panaméricain. Sans doute les cent millions d’habitants de l’Amérique latine pourront-ils réaliser une méthode d’unité, pour traiter ensuite de pair à compagnon avec les États-Unis actuels. On a déjà plaidé cette cause avec talent dans l’Amérique du Sud. Quelles que soient les apparences de souverainetés séparées qui seront maintenues après la guerre, la conséquence pratique du conflit sera vraisemblablement celle-ci : qu’il n’y aura plus que trois grandes puissances du monde : les Alliés anti-allemands, les Alliés de l’Europe centrale, les panaméricains. Et il est à remarquer que, quels que puissent être les éléments constitutifs de ces trois puissances, aucune d’elles n’a de chances d’être une monarchie. Elles pourront contenir des monarchies, comme l’Angleterre contient des duchés.

Mais elles seront des alliances toutes-puissantes, et non des chefs tout-puissants. Je laisse au mathématicien à calculer exactement de combien les chances de conflit sont diminuées quand il n’y a plus en fait que trois puissances dans le monde au lieu de plusieurs douzaines. Et ces nouvelles Puissances seront par certains côtés différentes de tous les « États » européens existant à présent. Aucune des trois puissances ne sera assez petite et assez homogène pour servir des ambitions dynastiques, incarner une « Kultur » nationale ou raciale, ou tomber sous l’emprise d’un groupe d’entreprises financières. Elles seront plus amples, moins romantiques, infiniment plus pratiques. Ce seront, pour employer une formule suggérée il y a environ un an, de Grands-Etats…. Et la menace de guerre entre eux trois sera si nette et si définie, les conséquences du conflit seront soulevées tellement au-dessus des sphères de l’ambition personnelle et du sentiment national, que je ne vois pas pourquoi l’instrument de négociation, la conférence permanente des trois puissances, ne deviendrait pas, en fin de compte, le noyau nécessaire de l’État mondial, que nous demandons en vain, à l’heure actuelle, aux quatre coins du monde.