L’hémoglobine ne ment jamais - Philippe Fuzellier - E-Book

L’hémoglobine ne ment jamais E-Book

Philippe Fuzellier

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Beschreibung

En 1999, dans une cité paisible de la Nièvre, la disparition soudaine et mystérieuse de toute une famille aisée jette l’émoi et excite les passions des habitants du bourg. La capitaine de gendarmerie doit faire appel à son ami commissaire, formé au profilage, pour l’aider à résoudre une enquête médiatisée qui s’annonce compliquée. Sur le père de famille pèsent les soupçons d’une vaste escroquerie dans son cabinet financier. A-t-il embarqué les siens pour fuir vers l’étranger ? Ou bien ont-ils tous été sauvagement exécutés de sang-froid ? Qui serait, dans ce cas, le coupable ? À la lumière des récentes découvertes scientifiques, le chemin vers la vérité s’avère palpitant.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Président du jury du prix littéraire national Fondcombe, récompensant les auteurs méconnus et publiés par des petites maisons d’édition, depuis 2016, Philippe Fuzellier signe ici son neuvième roman, un thriller d’un suspens saisissant.

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Seitenzahl: 196

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Philippe Fuzellier

L’hémoglobine ne ment jamais

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Fuzellier

ISBN :979-10-377-8021-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Mathéo, Pauline, Marin, Noémie

La recherche de la vérité, c’est un peu comme un bateau ivre. Il faut s’y tenir sans quoi on risque fort de chavirer.

Philippe Fuzellier

Tous les personnages et évènements décrits dans cette histoire ne sont que le pur produit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes ou des évènements existants ou ayant existé ne pourraient être que dans l’imagination du lecteur.

1

Gordes, le 17 juin 1999

Au cœur de la sécheresse provençale, le village de Gordes domine, sur un piton rocheux, la vallée du Calavon en face de la montagne du Luberon à 635 mètres d’altitude, à son point culminant. Le site, en bas, est encerclé par un champ de coquelicots, un jour de grand mistral, l’endroit ayant retrouvé son âme, son statut de havre de paix, après la grande transhumance. C’est le pays des bories, des cours d’eau qui parcourent la commune en surface comme en souterrain, pour s’achever au pied de moulins à eau ou à vent, qui ont cessé de tourner leurs ailes avec le temps, celui durant lequel ils actionnaient des meules. Un paradoxe entre la garrigue en plaine et cette présence de l’eau, parmi des vestiges gallo-romains, Gordes affiche son insolente beauté par la magnificence de ses pierres, qui disposent de la particularité de résister au feu et aux cheminées. C’est la raison principale de la tradition des santonniers, ces petites sculptures en argile, cuites dans des fours à plus de 800 degrés.

L’eau, le mistral, la pierre, l’ensoleillement exceptionnel, les moulins, cette conjugaison de beautés naturelles avec des créations de l’homme, s’inscrit dans un paysage de plaines à perte de vue, à partir d’un site de vestiges historiques. De ce pignon rocheux, la vue est imprenable comme elle l’est tout autant en bas de la colline, à un kilomètre à vol d’oiseau. L’arrogance de cette beauté architecturale, surchargée de pierres, plus belles les unes que les autres, contraste avec le bas de la colline qui étale sa nudité naturelle, un ensemble de roches minières qui jonchent des chemins particulièrement escarpés. À l’approche de l’automne, le village et sa région retrouvent leur identité d’endroit paisible, habité majoritairement par des gens d’un certain âge.

Dans le vieux Gordes, pas très loin de l’église, après avoir franchi la rue Jean Deyrolle, suit la rue Fontaine Basse, au numéro 35, c’est à cet endroit que la vieille bâtisse de la famille Dampierre a été édifiée au XIXe siècle. Un vieux chêne, des futaies de la région, de près de cent ans, se dressent au bas d’un long escalier de pierres, de la molasse, une pierre de là-bas. L’escalier n’est pas trop adapté aux personnes à mobilité réduite en raison de son inclinaison. Le toit de tuiles provençales recouvre deux étages avec en façade de grandes fenêtres, étirées en hauteur et peu larges, avec des vitres en croisillons qui auraient bien besoin d’un rafraîchissement.

En arrivant au seuil, une vieille porte, en chêne également, montre des résistances à s’ouvrir, certainement une serrure défectueuse. Une immense pièce, d’au moins 50 mètres carrés, servant à la fois de salle à manger et au fond d’une cuisine ancienne, accueille les visiteurs. Sur le mur droit, une cheminée ancestrale, à foyer ouvert, dans laquelle de grosses bûches crépitent et au-dessus de laquelle pend une crémaillère avec une marmite en fonte. C’est dans cette bonne vieille cheminée qu’on cuit la soupe au pistou, composée de pâtes, un mélange pilé d’ail, d’huile d’olive et de basilic. Cette maison sent bon la Provence, et sur la poutre de la cheminée, une multitude de santons ne manquent pas d’attirer l’œil du visiteur, tellement ces petites sculptures d’argile sont variées dans leurs formes et dans leurs couleurs. Ces petites figurines symbolisent, à droite, la scène de la nativité avec l’âne, le bœuf, les Rois Mages, les bergers. Puis, à gauche, de nombreux personnages représentent les différents métiers provençaux. Les couleurs ont ce quelque chose de magique et éclairent cet endroit pourtant assombri par un manque de lumière naturelle. Au fond de la pièce, un fauteuil à bascule en osier, avec une ossature en bois d’ébène, à force de la bercer, avait endormi Emma Dampierre, la mère d’Éric. Emma, âgée de 75 ans est veuve, hémiplégique et donc impotente. Elle somnolait après avoir résisté à la lecture d’un de ses romans fétiches, une histoire d’amour, une littérature qui avait sa préférence. En s’approchant d’elle, on pouvait deviner le titre de l’élu de son cœur, « Elle et lui » de George Sand, une relecture probablement. Frappée par cette terrible maladie, elle avait trouvé refuge dans ces rêveries romanesques et avait perdu toute autonomie, de sorte qu’une assistante à domicile venait chaque jour l’aider dans les actes de la vie courante et lui prodiguer les soins ne relevant pas de l’assistance médicale. Son mari, Victor Dampierre, avait été emporté par une crise cardiaque, alors qu’il était en train de sculpter un santon, représentant un faucheur de blé. Il venait de terminer le moule et, avant même de pouvoir le peindre, une violente secousse cardiaque entraîna sa mort instantanée. Au final, une belle mort car il n’avait même pas souffert. Victor était, comme son père le lui avait appris, santonnier, une tradition locale chez ces artisans provençaux. Il s’était d’ailleurs installé un atelier dans la cour de sa maison, dans lequel il avait dressé un four, fabriqué essentiellement à partir de la pierre de Gordes, résistante à de très fortes chaleurs.

Selon la tradition des santonniers, Victor réalisait d’abord un modèle dans l’argile crue, à partir d’un socle qui devenait ainsi le support de son œuvre. Il fabriquait dans l’étape suivante un moule en plâtre qu’il talquait sur sa moitié. Il pressait ensuite un colombin d’argile fraîche dans ce moule, puis les deux parties, le surplus étant ébarbé. Après séchage du santon sorti du moule, Victor procédait à un ébarbage plus fin pour éliminer toute trace de moulure et à un second séchage. Le santon était alors prêt pour être placé dans le four pour une cuisson à 800 degrés. L’artiste finalisait son œuvre en le peignant à la main, sauf que ce jour-là le faucheur de blé, resta à jamais couleur d’argile. Victor avait été foudroyé dans l’exercice de son art.

Éric Dampierre, le fils d’Emma et de Victor, avait débarqué à Gordes, pour séjourner dans la maison de famille. Être aux côtés de sa mère qu’il ne voyait qu’une à trois fois par an, selon ses disponibilités, qui par définition, étaient rares. Dampierre, surnommé le profiler, dans la profession, aimait aussi à se faire appeler patron, plutôt que commissaire, non par allégeance hiérarchique particulière, mais parce que ce surnom lui paraissait plus franc, plus direct, pas du tout ampoulé. Il déroulait pourtant une carrière exemplaire. Licencié en droit, il avait effectué ses premières armes au 36 quai des Orfèvres, où il avait empilé des filatures à gogo, des repérages nocturnes, des enquêtes fumeuses, en qualité d’inspecteur de police. Puis, il avait gravi les échelons de commissaire et tous ceux qui avaient bossé avec lui, lui reconnaissaient un talent indiscutable, une autorité naturelle, et un flair qui aurait fait rougir un setter Gordon. Il avait ensuite obtenu le grade de commissaire divisionnaire, et son nom avait acquis la réputation d’un grand flic.

De commissariat en commissariat, ces mobilités l’avaient un peu usé, et une certaine lassitude d’entraîner des équipes de poulets l’avait peu à peu éloigné des paniers à salade et de la volaille. À 55 ans, il s’était résolu à vouloir quitter le stress du coaching musclé, et s’était formé dans les cours du soir au profilage, une technique captivante dans l’univers de la criminologie.

En réalité, les gendarmeries ou les commissariats faisaient appel à lui, dans des enquêtes complexes. Des affaires criminelles hors pair, nécessitant des recherches comportementales, en raison notamment de la personnalité exceptionnelle de certains meurtriers. Il dépendait directement de la Direction Centrale de la Police Judiciaire. Sur le plan de la vie privée, il était divorcé, et n’avait pas pu avoir d’enfant. Autant dire que la criminologie, les enquêtes étaient devenues sa plus grande maîtresse, et que son métier remplissait à lui seul ses longues journées de travail. En ce mois de printemps, il avait réussi à s’échapper de son bureau parisien au 36 quai des Orfèvres. Il avait le souci d’être auprès de sa mère, dont la santé n’évoluait pas comme il l’aurait souhaité, secrétant quelque peu un sentiment de culpabilité, en raison de ses nombreuses absences. Il savait sa mère entre bonnes mains sur le plan de l’assistance médicale, mais il n’ignorait pas non plus qu’elle devait cacher aussi des instants de grosses déprimes, sans pour autant s’en plaindre.

Emma était une femme avec un mental d’acier, mais un acier trempé tout de même, surtout depuis le départ de Victor qui palliait toutes ses dérives affectives. Et puis Emma sans le dire ni l’appeler, était joyeuse de voir son fiston, lui apporter autant d’attention, d’affection, de prévenances. La présence de son beau garçon, mûr, aux cheveux poivre et sel, coupés court, avec une barbe naissante, et cette allure, d’un gars autrefois sportif, qui avait gardé sa sveltesse et sa musculature. Un type qui avait conservé un charme particulier, pas un George Clooney, mais tout de même pouvant encore faire chanceler certaines femmes, en mal d’amour, jeunes ou moins jeunes.

Il s’approcha d’Emma dormant encore et lui baisa le front avec toutes les précautions pour ne pas la réveiller. Elle ne devait que somnoler légèrement puisqu’elle réagit sur l’instant, comme si elle l’attendait depuis vingt-quatre heures incessantes. Son visage s’illumina en l’apercevant, elle avait pourtant posé ses lunettes sur le bord d’un guéridon. L’instinct maternel était plus fort que tout. Elle s’empressa de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Tu es là pour longtemps, tu ne m’avais pas prévenu coquin, pour que je ne m’impatiente pas, c’est ça ?

— On ne peut vraiment rien te cacher, tu devines toujours mes pensées avant que je ne prononce ma première phrase. Tu sais bien que dans mon métier on peut être appelé à tout moment, un peu comme les chirurgiens de garde. Mais si tout se passe bien, je devrais rester avec toi deux semaines environ.

— Chouette ! On va pouvoir enfin peindre des santons ensemble, tous ceux que ton père a laissés, manger de bonnes recettes provençales, et jouer au Scrabble, n’est-ce pas ?

— Si c’est ce dont tu as envie, cela ne me pose pas de problème, à condition que tu me laisses gagner, car j’en ai un peu marre de prendre des raclées.

— Tu exagères toujours, je sais que si tu forces ton talent, tu vas me battre. Tu as toujours avancé, à l’économie, en te réservant toujours une énergie secrète.

— Ah, j’ai un peu changé tout de même. J’ai plutôt axé ma vie sur la politique des petits pas, non pas par paresse, mais comme une stratégie de la vie, un peu comme je procède dans mes enquêtes.

— Tu veux bien m’en dire un peu plus, c’est quoi concrètement une politique des petits pas ?

— Eh bien tu vois, ça consiste à ne pas essayer d’obtenir tout de suite l’objectif. Un exemple, toi qui joues aux échecs, tu sais bien qu’on ne peut pas capturer le roi en un seul coup. Il faut d’abord faire avancer ses petits pions, utiliser ses autres forces, d’autres pistes, pour encercler le roi.

— Et toi, tu mènes donc ta vie professionnelle ainsi ?

— Parfaitement. Il m’arrive d’emprunter des chemins, qui sont parfois des voies sans issue, mais mes petits pas un jour finiront par payer. La vie n’est pas une ligne droite.

— Je n’aurais jamais pu exercer ton métier, je suis trop impatiente, les virages me donnent le vertige.

— Ne te méprends pas, chaque étape n’est pas toujours un échec. Il faut les franchir pour découvrir qu’elles ne te mènent pas à l’objectif. On ne perd donc pas son temps.

— Tiens, veux-tu bien nous servir un thé ?

— Earl Grey, comme d’habitude ?

— On ne change pas une équipe qui gagne.

— Tu es pleine de bon sens, ma chère maman.

— Si tu veux bien ensuite, nous irons peindre des santons.

Victor leur avait appris qu’au départ, dans un santon, il convenait de commencer à peindre les parties charnues. Comme le visage, les bras et les mains, pour en venir ensuite aux détails du visage, dans un certain fondu, pour ne pas trop contraster avec la couleur chair de celui-ci. Le principe de base étant qu’en séchant la peinture fonçait, il convenait de choisir des couleurs claires. Du point de vue de l’habillement, la subtilité consistait à peindre d’abord le sous-vêtement, la chemise par exemple, quitte à déborder, sur le survêtement, en l’occurrence une veste, qui ainsi l’emportait et surpassait les débords. L’étape suivante concernait les détails, ajustés avec la pointe fine du pinceau ou autre ustensile de bois très fin. Enfin, les points proéminents pouvaient être réalisés, toujours avec la pointe fine d’un autre pinceau.

La joie d’Emma était visiblement un enchantement, retrouvant cette promiscuité qu’elle avait perdue avec le départ de Victor. On ne prend jamais suffisamment en compte la passerelle du couple à la solitude, née d’un veuvage. Il entraîne le conjoint survivant dans un mode de vie, bouleversant ses anciennes habitudes. L’adaptation est parfois longue, voire inaccessible.

Éric venait de vivre ce soubresaut et la métamorphose de sa mère, qu’il ne mesurait pas de son bureau parisien. Il se rendit compte soudainement qu’il lui faudrait en tenir compte durant tout son séjour. Sa mère, habituellement non plaintive et murée dans son silence, venait malgré elle de lui révéler cette forme de souffrance, née du manque de l’autre. C’est dire que son caractère, de nature à secouer d’ordinaire son interlocuteur, devait en l’espèce s’effacer au profit d’une nécessaire tolérance. Et détail non négligeable, Emma n’avait qu’un fils, un enfant unique, le seul sur lequel elle pouvait compter. Autant dire qu’il était voué à ne pas commettre de graves erreurs. Une veuve et un divorcé, deux solitudes se trouvaient un peu liées à ne pas se décevoir.

— Je vais te faire un aveu, que je ne t’ai jamais confié. Je crois que tu es un bon fils et je dois me montrer fière de cette chance.

— Dis donc, ma chère mère, tu deviens rudement sentimentale sur le tard.

— Et toi un peu ringard à m’appeler toujours chère mère, il ne manque plus que tu me vouvoies. Tu ne pourrais pas dire maman comme tout le monde ?

Éric était parti chercher quelques bonnes bûches pour faire cuire tous ces délices, préparés à l’attention d’Emma, grâce à un feu de bois qu’il avait soigneusement entretenu toute la soirée. Vers 22 heures environ, il prit congé de sa mère, volontairement pour ne pas trop la fatiguer, sachant que pour son compte personnel il était lessivé, rien que par la fatigue du voyage.

Le lendemain, frais et disponible, il décida d’aller s’évader dans la campagne du Luberon. Depuis son enfance, il affectionnait un endroit magique, pour lequel, gamin, en culottes courtes, Emma lui avait cousu un déguisement de cow-boy avec un foulard rouge autour du cou. Une ceinture autour des hanches, empruntée à Victor et un revolver de fortune qu’il s’était taillé dans un morceau de bois, trouvé dans la garrigue. Devenu flic, peut-être pas sans hasard, il aimait jouer au justicier bien souvent seul, en se fabriquant des jeux de rôle, nés de sa propre imagination. Il avait d’ailleurs toujours conservé cet accoutrement au grenier, dont cette chemise à carreaux rouge et blanc, un peu comme celle que portent les bûcherons canadiens. Un peu grande pour lui, à l’époque, bien que Victor ne fût pas très grand. Son père, très bricoleur, lui avait taillé des éperons dans des chutes de cuir brun, qu’il lui avait cousu, aux talons de ses bottines, couleur marron. Avec un peu de débrouillardise, il avait aussi emprunté un chapeau américain à un copain santonnier, acheté sur une foire dominicale, avec des revers sur les côtés, couleur taupe. Victor le taquinait en lui faisant croire qu’il ressemblait à John Wayne dans la charge héroïque. Et le pire, c’est qu’Éric y croyait.

L’enfance vous façonne parfois des rôles incontournables, qui vous prédestinent malgré vous à des métiers inattendus. Il avait déjà parcouru 10 kilomètres avec sa vieille R5 blanche. Par la D900, il lui restait encore 22 kilomètres pour atteindre son lieu magique. L’occasion de s’arrêter pour aller faire un tour à pied dans un chemin perdu dans cette campagne profonde. Le mistral s’était levé, et embaumait l’atmosphère des effluves de lavande. Une senteur, un parfum, dont il ne parvenait jamais à se lasser, comme une sorte d’addiction, d’inhalation de la nature, quand elle vous prend dans tout votre corps et vous emporte l’espace de quelques instants, dans une sorte de cocktail anesthésiant.

Une demi-heure plus tard, il parvenait au panneau de Rustrel, après 400 mètres de montagne, et des petites routes escarpées au pied du plateau d’Albion. Vous vous garez sur un petit parking de terre et de gravillons, pour pénétrer dans un endroit très isolé, uniquement occupé par des monticules de terre, aux couleurs vives et une diversité de teintes, depuis le jaune pâle jusqu’au carmin foncé. De temps en temps, vous croisez un arbuste, dont vous vous demandez comment il a pu pousser dans ce quasi désert. Vous êtes dans un grand canyon américain, version provençale, d’où son nom de Colorado provençal. L’érosion naturelle y a creusé et sculpté des carrières d’ocre, des canyons et des cheminées époustouflantes de beauté.

Sur un fond de ciel parfaitement bleu qui tranche avec la luminosité de ces couleurs éclatantes, il ne vous reste plus qu’à fermer les yeux. En insistant un peu, vous entendrez une chevauchée de cow-boys qui viennent de loin, et dont le galop se rapproche de plus en plus de vous, jusqu’à vous frôler, laissant un nuage de sable qui s’évanouit dans ce superbe décor naturel. Vous avez vécu brièvement un mirage, car vous ne vous croyez plus du tout en France, mais au cœur d’une nature venue d’ailleurs.

Éric n’avait de cesse d’être à chaque fois aux premières loges de ce spectacle naturel. Il continuait, cinquante ans après sa première visite, de s’en émerveiller. Il était temps de rentrer à Gordes, Emma avait certainement terminé sa sieste matinale ; comme d’habitude, elle était la suite d’une nuitée agitée. Il rendrait auparavant une petite visite à son ami d’enfance, Serge, qui tenait un café dans Gordes, le temps de se remémorer quelques truculentes anecdotes, ou aventures de leurs épopées enfantines.

Et il aurait droit à « du monsieur le commissaire », de la part de tous les villageois présents, sur un ton sardonique, au moment sacré d’une partie de cartes. Cela faisait partie du folklore local et le commissaire acceptait volontiers de se prêter à ce jeu amical. Il les connaissait tous et aimait bien leur compagnie. Ils étaient tous restés au pays, pour exercer les métiers provençaux de leurs ancêtres, et de cette façon perpétuer ainsi la tradition. Essentiellement celui de santonnier, mais aussi ceux du petit commerce et de l’artisanat traditionnel. Ils étaient par ailleurs attachés, à l’occasion de fêtes locales, à revêtir des costumes cousus main par leurs femmes, de vieux métiers disparus, comme celui de vendeuse de limaçons, de rémouleur ou d’aiguiseur, de rempailleur, ou enfin de vitriers. Et tout ce folklore s’agrémentait de chants provençaux, dans le patois local. On ne s’abstrait pas de cette culture régionale qui fait partie intégrante de votre éducation, de tous vos souvenirs d’enfance, et qui sont les moments essentiels et authentiques de la vie. Et de tout cela Éric en avait souvent la nostalgie dans son bureau parisien, en vivant un métier exigeant, et confronté à des images souvent un peu dures de certaines enquêtes. Car il n’est pas toujours évident de pouvoir toujours se cuirasser, devant les épreuves visuelles et émotionnelles de la criminalité. Un commissaire ou un profiler restent après tout et avant tout un homme fait de chair et d’esprit et jamais insensible.

Il avait pris le courrier en passant, au bas de l’escalier de pierres qui montait à sa maison natale. Dans une boîte aux lettres quasi immuable que Victor avait fabriquée, à partir de pierres de Gordes. Elle était auréolée de figurines provençales. Beaucoup d’ornements, de meubles, d’éléments de cuisine, d’escaliers intérieurs, de portes, et autres, sentaient encore la présence et la « patte » de son père. Il en était d’autant admiratif, qu’il n’avait aucun talent pour le bricolage ou la décoration. Il avait vraiment tout misé sur ses aptitudes scolaires, universitaires, et finalement professionnelles. Il avait réussi dans son métier de flic, échoué dans sa vie conjugale, et manqué un rendez-vous paternel, à cause d’un problème d’infertilité dont il n’avait aucune maîtrise. Ses parents n’avaient jamais abordé avec lui cet aspect sensible, même s’il était certain qu’ils souffraient de n’avoir jamais eu la chance d’être grands-parents. Ils avaient compensé avec l’affection de leur fils qui ne les avait jamais déçus. Un « bon gars », comme auraient dit les gens du pays, un terme qui voulait tout dire, quand on savait apprécier, savourer la compagnie d’un ami, un parent, un voisin.

Éric en poussant la porte d’entrée s’aperçut qu’il l’avait maladroitement laissée entrouverte de trois centimètres environ. Icare, le setter-Gordon d’Emma, curieusement n’en avait pas profité pour prendre la poudre d’escampette. Il est vrai qu’il se faisait vieux comme sa maîtresse, âgé de douze ans, il était resté allongé au pied du fauteuil à bascule, un vrai chien de garde, plus affectueux qu’agressif. Il avait chapardé dans la cuisine un reste de poulet, laissant s’échapper et tomber l’emballage non comestible de la table de la cuisine.

Icare avait toujours été un voleur de nourriture, comme s’il avait été en sous-nutrition et avait bien saisi que sa maîtresse était dans l’incapacité de sévir et de le punir. À la vue d’Éric, il n’en menait pas large et feignait de dormir, le museau enfoui dans ses grosses pattes, couleur noire et flammée. Il était d’une grande compagnie à Emma, qui se surprenait parfois à lui tenir la conversation. Il lui répondait d’ailleurs, comme savent le faire les setters-Gordon quand ils ne sont pas contents, par des sons plaintifs assez proches du bâillement.

Dix jours s’étaient écoulés. Le temps passait à une vitesse saisissante, cette impression qu’en vacances tout le monde peut avoir, quand les journées n’ont plus que douze au lieu de vingt-quatre heures. Le fils et la mère s’étaient installés devant la cheminée autour d’un thé pour une partie de Scrabble, sous la forme d’une dupliquette. Cette variante consiste à ce que chacun des joueurs dispose des mêmes lettres que son adversaire, ce qui complique singulièrement la partie. Et surtout, Éric avait retenu cette formule car la partie durait ainsi deux fois plus longtemps.

La mère avait encore battu le fils en réalisant 700 points, ce qui consacrait Emma championne du 35 Rue Fontaine Basse, le fils ayant été littéralement écrasé avec un score de près de 500 points. On allait fêter ça autour d’un thé et de petits biscuits, quand le téléphone fixe se mit à sonner.

— Je pense que c’est pour toi, mon fils.

— Prends ton thé tranquillement, je n’en ai pas pour longtemps.

— Oui allô, commissaire Dampierre à l’appareil.