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En 1993 au Grand-Bornand, un vieil homme est assassiné dans sa chambre dans des conditions mystérieuses. Son épicier ambulant est dans un premier temps soupçonné. Deux ans plus tard, le même suspect est, à son tour, retrouvé pendu dans un hangar du Bois des Raîches, à proximité du même village. Il porte dans ses bras sa tête tranchée. Le mode opératoire est inexplicable et semble s’être inspiré d’une légende moyenâgeuse. Il sera répété une troisième fois après de longues années d’errements policiers. Une question revient alors : est-on en présence d’un tueur en série ? Cette affaire, à qui on attribua le nom des Martyrs du Grand-Bornand, verra se succéder plusieurs enquêteurs, dont un profiler, pour tenter de coincer l’assassin vingt-sept années après le premier crime. Mais y parviendra-t-il ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Philippe Fuzellier est juriste-pénaliste. En mode majeur, il aime égarer ses lecteurs dans des labyrinthes policiers et des histoires à suspens, en suscitant leur flair, pour mieux traquer des criminels en tous genres. Il signe ici son dixième roman dans une encre encore trempée de gouttelettes de sang.
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Seitenzahl: 244
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Philippe Fuzellier
Les martyrs du Grand-Bornand
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Fuzellier
ISBN : 979-10-377-9223-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Christine
Les familles des victimes de crimes doivent pouvoir être rassurées. Le temps, parfois très long d’une enquête, n’est pas synonyme d’oubli et encore moins d’impunité.
L’auteur
À mes lecteurs,
Tous les personnages et évènements décrits dans cette histoire ne sont que le pur produit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes ou des évènements existants ou ayant existé ne pourraient être que dans l’imagination du lecteur.
Cette route montagneuse, souvent enneigée, d’Ugine en bas de la vallée à Megève, en passant par le Grand-Bornand, le Col des Aravis et celui des Saisies, Yann Lenormand l’empruntait tous les jours de la semaine. À l’aide de son camion-magasin, au logo évocateur, l’épicerie ambulante, il traversait tous les villages sur cet itinéraire, de 7 h du matin à 15 h l’après-midi. Plus qu’un métier au service d’un employeur, il accomplissait sa mission citoyenne auprès de sa clientèle, habituée à lui confier parfois de petits services complémentaires, moyennant des pourboires qui n’étaient pas pour autant négligeables.
Du moins, réservait-il ce privilège à des personnes âgées, souvent malades ou invalides qui l’avaient surnommé Yanou, un sobriquet affectueux. Aisément reconnaissable par sa petite taille, 1,65 m tout au plus, les cheveux couleur poivre et sel en brosse, coupés très court, il gambadait à travers ces villages, toujours pressé mais souriant, avec ses yeux globuleux. Tout le monde l’appréciait, car il avait en réserve une foultitude d’expressions empathiques. Il les distribuait à profusion à ses habitués, mais avec parcimonie, chacun étant affublé d’un nom qui lui était attitré. Autant dire qu’il avait une faculté mémorielle exceptionnelle, pour stocker dans son cerveau, une liste impressionnante de noms ou surnoms. Ses clients lui vouaient une confiance aveugle, de telle sorte qu’il avait ses habitudes à l’intérieur des habitations, pour aller chercher le chéquier d’un tel, ou le porte-monnaie d’une telle. Parfois, n’hésitant pas pour des clients à mobilité réduite, à poster pour l’un une lettre ou pour l’autre déposer un colis.
Dans ces villages retirés dans la montagne, aux hivers parfois rudes et ingrats, aux déplacements compliqués, la vie au quotidien n’est pas évidente à supporter. Le passage d’un voisin, du facteur et surtout de l’épicier n’est pas un évènement anodin. Et parfois, la solitude de certains a besoin d’être partagée avec celui ou celle qui prendra quelques minutes d’écoute. La maladie, le spleen, la déprime sont des maux qui, de temps en temps, réclament d’être extériorisés par ceux qui en portent le fardeau.
Yann Lenormand avait cette chance et cette confiance de la part de son employeur. Celui-ci, avec une certaine intelligence, avait compris depuis longtemps que cette empathie de la part de son collaborateur constituait un moyen de fidélisation de sa clientèle. Il lui suffisait, lors des congés de son chauffeur, d’effectuer lui-même des tournées pour s’entendre dire de la part de sa clientèle, les compliments chaleureux qu’on adressait à Yanou. De fait, il admettait sans grief particulier, de supporter parfois quelques petits retards dans des livraisons. Des retards nés des temps d’écoute que Yann prenait sur lui, pour être récompensé par de simples sourires ou tout bonnement de clins d’œil.
Cette chaleur humaine contraste avec ces endroits de grands vents et de froids rigoureux. Et le camion-épicerie ne faisait pas que laisser des traces de pneus dans la neige, il laissait aussi derrière les carreaux de certains clients, des regards attristés de le voir déjà partir. Yann était au service de son employeur depuis déjà trois années, jusqu’à ce jour tragique qui allait faire basculer sa vie, son couple et tout le reste. C’était un matin très tôt, il pouvait être 7 h 30 environ, un 13 décembre et Yann venait d’effectuer ses livraisons au Grand-Bornand. Il lui restait à déposer une commande à la sortie du village, une petite fermette isolée, occupée par un client âgé de 85 ans qu’il connaissait bien. Louis, l’appelait-il, veuf depuis près de dix ans, avait ses petites habitudes auxquelles Yann s’était prêté. Il devait prendre la clef de la porte d’entrée, cachée sous un pot de fleurs. Et si jamais Louis dormait encore, il était chargé de déposer ses colis sur la table de la cuisine et de se payer à l’aide du porte-monnaie que le vieillard laissait sur la poutre de la cheminée à l’âtre.
Dès le seuil de la porte franchi, un spectacle d’horreur s’étalait devant ses yeux. La salle à manger était sens dessus dessous, quelqu’un l’avait à l’évidence précédé, probablement un voleur à la recherche d’argent et de bijoux. En tout cas, l’endroit où l’occupant cachait son chéquier, ses espèces et des objets de valeur avait été saccagé et tout avait disparu. Tout tremblant, Yann s’avança en direction de la chambre de Louis. Il gisait sans vie, au bord de son lit dont on l’avait extrait. Son agresseur lui avait tranché la gorge et il baignait dans une mare de sang. La tête tenait tout juste au reste du corps, les coudes pliés avec les mains du malheureux placées en dessous du menton, comme pour la soutenir avant de tomber.
Le sang du témoin de la scène ne fit qu’un tour. Affolé devant la situation, il songea tout de suite que par le passé, à un moment perdu de son adolescence, il avait été entraîné dans une bande de copains délinquants. Et un jour, ils avaient tenté un cambriolage qui avait mal tourné. Son arrestation lui avait valu une condamnation à de la prison avec sursis, le Tribunal ayant estimé qu’il avait été suiveur dans ce cambriolage et qu’il s’agissait de son premier délit. Il n’empêche que son casier judiciaire le désignait tout droit comme un dangereux récidiviste. La situation qu’il avait devant les yeux, les empreintes qu’il avait dû laisser en entrant et en déposant ses colis, ses traces de chaussures le désignaient tout droit comme le suspect numéro un de ce crime crapuleux.
Quelle attitude adopter ? se demanda-t-il, en rebroussant chemin.
Appeler la police c’était un peu se jeter dans la gueule du loup, à coup sûr. Se sauver, sans prévenir, c’était peut-être la moins pire des situations. Il prit quelques minutes de réflexion pour se repasser toutes les images dans sa tête. Il ne fallait pas céder à la panique. Certes, il avait laissé des traces, c’est normal quand on effectue une livraison. Mais dans la chambre, il s’était arrêté au seuil de la porte, ne s’était pas approché du corps, et l’avait encore moins touché. Si la police venait à trouver des traces, ce seraient celles de l’assassin, pas les siennes. Il devait aussi en être ainsi dans les endroits sensibles qui avaient été saccagés par le criminel, notamment la cachette où Louis plaçait ses valeurs.
C’était donc décidé. Il allait continuer sa tournée comme si de rien n’était. Mais comment peut-on vivre une journée normale avec ce spectacle d’horreur devant les yeux qui vous obsède ? Ce pauvre Louis, sans défense, si vulnérable, égorgé, et mort comme un martyr ? C’est que Yann l’aimait bien ce vieil homme qui lui avait fait tant de confidences intimes et qui s’était montré généreux à son égard, un jour un pourboire, un autre jour, un objet de valeur. Il n’avait plus qu’un fils, Romuald, 57 ans, un berger qui habitait seul à proximité. Un fils qu’il chérissait et qui le lui rendait bien, en venant le voir au moins trois fois par mois.
Le lendemain soir vers 18 heures, deux gendarmes de la Brigade de recherche d’Annecy, flanqués d’une voiture banalisée, frappaient à la porte de son domicile situé à Talloires, une maison ancienne de type savoyard, avec un toit pentu et débordant un peu sur la chaussée pour les écoulements de neiges. Ils venaient lui déposer une convocation fixée au lendemain dans les locaux de la Brigade située dans la caserne Desaix, rue de la Plaine à Annecy.
Bernadette, son épouse depuis 20 ans, avait surpris des bribes de la conversation, mais montrait son étonnement devant une telle convocation. Ignorant tout des faits sanglants qui s’étaient déroulés au Grand-Bornand, elle allait insister pour tirer les vers du nez de son mari, qui à l’évidence était en train de lui cacher des éléments graves.
Elle sortait de sa douche, ses longs cheveux noirs couleur ébène lui glissaient derrière la nuque. Elle lui jeta, avec ses yeux marron en forme d’amande, un regard glaçant.
Il lui répondit vaguement qu’il s’agissait probablement d’une grave erreur judiciaire. Le confondre, lui, sur une scène de crime alors qu’il était tout simplement en train d’effectuer une livraison, comme il en a l’habitude chaque jour. Insistant pour la convaincre d’être victime d’une mauvaise coïncidence, outre qu’il avait eu le malheur de passer derrière le véritable assassin. La moue de sa femme montrait le signe que ses explications étaient loin de la rassurer. Sur un ton menaçant, elle lui rétorqua qu’il valait mieux pour lui et ses relations conjugales, qu’il sorte vite blanchi de cet imbroglio.
Avant de se rendre à la Brigade de recherches, Yann avait effectué un détour pour aller informer son employeur de la situation, ne serait-ce que pour l’avertir d’organiser sa polyvalence, si par malheur son audition venait à se prolonger. Son patron ne prit pas la nouvelle avec gaieté de cœur, craignant immédiatement la conséquence sur l’image de marque de son entreprise. Tout cela ne sentait pas très bon, et il n’était pas disposé à lui donner un blanc-seing sur sa propre version des faits, dès lors où il se trouvait comme par hasard, sur une scène de crime. Très embarrassé pour trouver des réponses à toutes les questions que ses clients allaient immanquablement lui poser.
L’épicerie ambulante disposait de cinq camions qui allaient sillonner la région. Autant dire que le bouche-à-oreille allait circuler comme une traînée de poudre sur l’itinéraire de montagne, rien qu’à la lecture de la prochaine parution du journal local. La sauvagerie de cet assassinat allait déclencher une sacrée rumeur publique.
Parvenu à la Brigade de recherche, l’agent d’accueil appela la capitaine de police, Évelyne Soulat. D’ordinaire affable et souriante, elle surgit avec sa tête des mauvais jours. Un beau petit brin de femme pourtant, grande, cheveux châtains, coiffée court, à la démarche franche et agréable, elle dégageait un charme certain auprès de toute son équipe composée majoritairement de collègues masculins. Pas une beauté purement plastique, des yeux translucides d’un bleu piscine, une denture avantageuse ainsi que des formes qui ne l’étaient pas moins. Mais gare à celui qu’elle surprendrait dans une réaction macho, il en prendrait pour son grade ! Évelyne Soulat n’admirait que les brillants esprits ou les collaborateurs qui, sachant mouiller la chemise, démontraient au surplus une efficacité simple, mais concrète, les fouille-merde, ceux qui sont en capacité de lui apporter un soutien sans failles, quitte à sacrifier à l’occasion des contraintes familiales. Celui qui s’aventurerait à la séduction, voire à la drague, n’œuvrerait pas pour sa promotion personnelle et se désavouerait à ses yeux. Difficile d’imaginer un « canon » en uniforme se comportant avec les exigences d’un mec. C’est souvent incompatible avec la perception masculine des femmes dans un uniforme hiérarchique. Il fallait pourtant bien que ces mecs s’adaptent à l’autorité naturelle de cette femme d’exception, même si elle leur en demandait beaucoup.
En se présentant à lui, elle l’informait parallèlement qu’elle allait confier son audition à son collaborateur en chef, Laurent Desvignes, lieutenant de police depuis deux ans et affecté à la Brigade depuis un an. Un garçon d’une trentaine d’années au visage joufflu comme un poupon et recouvert d’une chevelure blonde et très bouclée. N’ayant pas encore une grande expérience de la police, il promettait en revanche, dans ses investigations et ses techniques d’interrogatoire, de vouloir progresser.
— C’est moi qui vais vous interroger sur les évènements que vous avez vécus au Grand-Bornand le 13 décembre dernier à 7 h 30 précises. Que faisiez-vous si tôt chez ce client ? À quelle heure commenciez-vous votre tournée ?
— Je commence en temps ordinaire à 7 heures, mais ce jour-là, j’étais parti à 6 h 50, j’avais quelques clients à Faverges, Doussard et Thônes. Je suis arrivé à la fermette de Louis, vers 7 h 25 environ. Souvent, à cette heure-là, il somnole encore. On était convenu que dans ce cas, je devais déposer mes courses, je prenais l’argent qu’il nous devait et je repartais.
— Vous êtes rudement intimes, dites donc, pour l’appeler Louis, il a 85 ans tout de même ?
— Bien sûr, c’est la pratique dans notre métier et nos clients nous donnent cette confiance. Un pourboire par-ci, un pourboire par-là. Ils nous rendent bien la proximité qu’on leur apporte.
— Jamais des cadeaux en nature ?
— Rarement, du moins avec Louis.
— Eh bien, nous allons le vérifier immédiatement par une petite perquise, vous n’êtes pas contre, n’est-ce pas ?
Il se leva, et fila au bout du couloir pour donner des instructions à un collègue. Deux minutes après, ils furent trois à partir sur le terrain, en passant voir le juge d’instruction au préalable.
— Revenons à nos moutons, Yann. Je vois que vous êtes disposé à bien collaborer, c’est un point favorable pour vous. Quand vous êtes entré dans la fermette, qu’est-ce qui vous a sauté aux yeux tout de suite ?
— Le remue-ménage. Je n’avais jamais vu en deux ans de livraison un chantier pareil. Celui qui a fait tout ça cherchait à l’évidence du fric ou des choses de valeur.
— Car vous, vous étiez en visite de courtoisie, les mains dans les poches ? ironisa-t-il.
— Je n’étais là pour rien d’autre que ma livraison, c’est tout.
— On a retrouvé vos empreintes partout, y compris là où le pauvre homme cachait son argent.
— Rien de surprenant, j’y passe toutes les semaines et le ménage ne doit pas y être fait souvent.
— Et ensuite, qu’avez-vous fait ? demanda le lieutenant.
— Je me suis rendu à sa chambre mais je me suis arrêté au seuil.
— Pourquoi aller dans sa chambre dès lors où vous aviez livré et que vous aviez été payé ?
— Ce chantier dans la salle à manger était troublant, je voulais m’assurer que tout allait bien pour Louis. Il a 85 ans tout de même.
— Vous aviez votre couteau sur vous ? Vous l’avez toujours sur vous ?
— Elle n’a aucun sens votre question. En plus, je n’ai jamais de couteau sur moi.
— Alors ? Pourquoi vous êtes-vous sauvé sans appeler la police ? C’est éminemment suspect pour quelqu’un sur une scène de crime.
— J’ai un casier judiciaire et si je vous avais appelé, je restais le suspect numéro 1, alors j’ai préféré partir en priant que vous ne me retrouviez pas.
— Je vais vous faire une confidence, Yann, et amicale. On va devoir faire des prélèvements ADN entre autres. Vous êtes cuit, elles vont vous désigner comme l’assassin. Vous feriez mieux de passer des aveux. Les jurés de Cour d’Assises en tiennent toujours compte, vous savez. On va vous placer en attente des résultats de la perquise dans une salle. Méditez bien sur ce que je vous ai proposé, c’est une chance inespérée pour vous.
Quatre heures plus tard, la délégation, partie pour la perquisition, revint. L’un d’entre eux croisa le regard du prévenu, avec un rictus un peu moqueur. Laurent Desvignes les rejoignit, et après une concertation assez courte, se dirigea vers Yann, un objet à la main enrobé d’un plastique.
— Et cet objet, Yann, vous avez été nominé aux Césars ? Je croyais que Louis ne vous avait jamais rien donné. Vous avez dit la vérité : il ne vous l’avait pas donné, vous lui avez volé.
Il sortit du sac de plastique un lingotin d’or d’un poids de 100 grammes.
— Vous savez combien ça vaut, Yann, ce caillou doré, que vous avez volé puisque vous nous avez juré n’avoir rien reçu de Louis ? La somme modique de 40 000 francs, une peccadille, quand on gagne comme vous 500 francs par mois.
— Non, je vous interdis d’affirmer que je l’ai volé. Je ne me souvenais plus de ce don. Cela remonte à deux ans.
— Vous expliquerez tout ça aux jurés d’Assises. Vous allez les faire pleurer, ils vont certainement vous prendre en pitié.
Laurent Desvignes arrêta là son interrogatoire. Il avait bien cerné que son prévenu n’était pas disposé à consentir des aveux.
La Capitaine Évelyne Soulat, accompagnée de Laurent Desvignes, s’était rendue au Palais de Justice d’Annecy pour rencontrer en urgence le substitut du Procureur de la République. Après avoir été entendu par le Juge des libertés et de la détention et malgré les dénégations de Yann Lenormand, celui-ci fut placé en détention provisoire.
Ce n’est seulement à ce stade que Yann décida de constituer avocat. La rumeur publique avait déjà fait circuler le bruit qu’il avait été incarcéré. Au Grand-Bornand, les habitants bien attentionnés l’avaient déjà affublé du sobriquet de couic-couic. On voudrait tuer psychiquement un homme qu’on ne s’y prendrait pas mieux.
Bernadette plus qu’effondrée était littéralement couverte de honte, ne sachant pas très bien comment elle allait pouvoir se blanchir de cette ignominie. Le lendemain, elle consulta un avocat à Annecy pour au moins savoir quels étaient ses droits, face à cette situation, avant même de prendre toute décision.
Le surlendemain au courrier, postée du Grand-Bornand, une lettre anonyme était adressée à Yann. Constituée uniquement de lettres extraites de coupures de journaux, le message en disait long :
L’assassin de Louis devra rendre gorge du crime qu’il a commis, soit par la justice des hommes et si la justice dérape, la sentence sera prononcée au nom de la Loi du Talion. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Le message avait du mal à passer dans la gorge de Bernadette, qui soudainement, avait du mal à déglutir. Elle décida dans un premier temps de conserver ce message de menace de mort et de n’en rien révéler à son mari. Une semaine plus tard, les conclusions des prélèvements ADN et des empreintes digitales ne tardèrent pas à se faire connaître à la Brigade de recherches.
Les résultats des laboratoires se contredisaient. On pouvait déceler des traces génétiques et digitales dans la salle à manger. Mais rien n’apportait la preuve certaine qu’elles étaient en relation avec la scène de crime, d’autant que celle-ci avait eu lieu dans la chambre où là, aucune trace de Yann n’avait été identifiée. La conclusion paraissait inéluctable : aucune preuve à charge ne pouvait être relevée à l’encontre de Yann Lenormand, et le Procureur de la République autorisa les enquêteurs à relâcher le prévenu.
Yann sortit de cette épreuve avec le sentiment que tout allait reprendre sa place normalement. On l’avait reconnu innocent et n’importe qui, maintenant, ne saurait valablement lui opposer un quelconque grief. Il estimait même qu’on devait s’excuser d’avoir osé le suspecter d’un geste aussi monstrueux. Il lui serait aisé désormais de répliquer à n’importe quelle injure ou allusion perfide en rapport avec cette affaire qui ne le concernait plus. La société se devait dorénavant de trouver rapidement le salaud qui avait osé assassiner ce pauvre vieillard sans défense, plutôt que lui faire des procès d’intentions ou des sous-entendus malveillants. Et ce fut le contraire qui arriva. À commencer par sa femme, Bernadette, qui dès son retour au bercail allait l’accueillir avec hostilité. Son comportement s’était complètement métamorphosé, elle allait devenir constamment revêche, et ses répliques foudroyantes frisaient la haine. Sur le plan de l’intimité du couple, Yann était devenu un étranger, et leurs rapports conjugaux allaient à vau-l’eau.
Il s’était vu signifier de faire chambre à part, et plus la situation se dégradait, plus Yann s’enfermait dans la solitude d’un incompris.
Et quand il reprit le chemin de l’épicerie ambulante, son employeur l’attendait de pied ferme les bras croisés, extrêmement inamical, dans la pièce d’accueil et en présence de ses collègues, Yann allait subir l’humiliation de sa vie. Son patron n’y alla pas par quatre chemins. Il lui fit comprendre qu’il lui était impossible de le reprendre à son compte, eu égard à la rumeur publique défavorable qui s’était installée dans l’esprit de beaucoup de ses clients. Ce n’était pas un innocent qui allait reprendre ses tournées, c’est couic-couic le livreur, qui terrorisait désormais tous les petits vieux de Talloires à Megève. C’est dire qu’il avait pris sa décision et qu’il n’était pas question qu’un chauffeur le conduise à la faillite. La nouvelle était fracassante. On ne s’y prendrait pas mieux pour casser un homme d’un point de vue psychologique. Son patron s’était révélé ignoble et personne au monde ne le ferait changer d’avis. Yann, à partir de ce jour-là, fut anéanti.
En quittant son entreprise, il venait de réaliser avec une certaine violence qu’il n’avait plus de travail et la galère l’attendait pour en trouver un. Rejeté par sa femme, rejeté par son patron, rejeté par une partie de ses connaissances, il allait se replier sur la chasse, dont il était passionné et vers son frère, Sébastien, avec lequel il entretenait des liens affectueux. Et la tragédie qu’il venait de traverser n’avait aucunement atteint la sincérité de leurs relations. Sébastien soutiendrait son frère, quelques soient les épreuves. Ils avaient grandi ensemble, joué ensemble, le peu d’écart d’âge les y aidant. Aux yeux de Yann, Sébastien, un gros nounours à la barbe tendre, serait toujours son grand frère. Parmi la fratrie, ils étaient quatre frères et sœur, les jours d’orage entre eux se comptaient sur les deux mains. Et ils avaient un point commun, le fait d’être des fans, supporters du Foot Ball Club d’Annecy, un lien suffisant pour ne pas les désunir.
Les jours passèrent et pendant deux ans, Yann occupait ses journées à la chasse, quand elle était ouverte, et le soir il déambulait dans les bars d’Annecy ou de Doussard, consommant de l’alcool à foison. Ce n’était pas de nature à améliorer ses relations conjugales bien au contraire. Chaque membre du couple vivait sa vie de son côté et ils ne mettaient plus rien en commun. Au bout d’un an, les rares échanges se terminaient par des rapports physiques violents, ce qui avait valu à Bernadette de déposer deux mains courantes à la Gendarmerie de Faverges.
Bernadette avait eu quelques échos des soirées tapageuses de son mari dans les bars d’Annecy et le soupçonnait d’approcher la faune délinquante des dealers. Ce n’était pas compliqué de comprendre qu’il semblait disposer d’argent et d’une manière importante tout en ne travaillant pas. Jusqu’à cet achat fantaisiste et capricieux d’un pick-up flambant neuf de marque Toyota, bleu nuit, avec lequel il s’affichait dans ses parties de chasse, toujours plus que moins, alcoolisées. Un véhicule envié par l’un de ses quatre acolytes de la chasse, André Bonnard, avec lequel il entretenait des relations souvent tendues entre eux. André Bonnard, c’était parmi le clan de ces chasseurs à la bécasse et autres gros gibiers, le dépeceur, une spécialité qu’il s’était faite dans le groupe. Outre d’être un dépeceur précis et méticuleux, il passait dans la bande pour le viandard, ce genre de chasseur pas très enviable qui ne chasse pas pour l’amour de la nature et de l’environnement, mais pour tuer, plus assoiffé par le sang des animaux sauvages que par la magnificence des forêts. Les autres copains de la bande ignoraient les trafics en tous genres de Yann dans la cité annécienne. Ce n’était pas le cas d’André Bonnard qui dévoré par l’envie et la jalousie l’avait un jour, pris en filature. Ce qui lui avait valu de découvrir que Yann se livrait au trafic de stupéfiants. Une forme de chantage s’était installée entre eux avec une certaine discrétion à l’égard des autres acolytes. Bonnard venait de comprendre qu’il pouvait soutirer de son pote, des subsides non négligeables, en lui achetant son silence. Ces conventions implicites pouvaient se réaliser la journée quand ils partaient, rien que tous les deux, en repérage de futures battues.
Yann passait un temps fou avec son setter-Gordon, Icare, à battre la campagne et les forêts, à flairer les bons coups. Bernadette de son côté, ses jours de congés, se rendait chez sa sœur, disait-elle, qui logeait à Ugine dans un appartement loué par un bailleur social. N’ayant pas le permis de conduire, elle se faisait transporter par Isabelle, sa sœur, ou bien utilisait les transports en commun. De temps en temps, elle continuait à recevoir des coups de fil anonymes du Grand-Bornand, une voix nasillarde et volontairement déformée qui menaçait son mari de devenir à son tour le prochain martyr.
Yann n’en sut jamais rien, jusqu’à ce week-end tragique du 29 et 30 novembre 1995.
Le samedi 29 novembre 1995, la neige était tombée en abondance et d’une manière prématurée à cette période de l’année. Le lendemain après-midi, Bernadette avait pris le bus à Ugine, à un arrêt proche de chez sa sœur Isabelle. Elle y séjournait depuis vendredi dernier. Elle n’avait pas revu son mari depuis jeudi soir et elle pensait le retrouver en fin d’après-midi, car la nuit tombée, il ne devait plus être à la chasse.
Il était absent et elle remarqua qu’il avait posé ses vêtements de ville sur la machine à laver, présumant qu’il avait revêtu sa combinaison militaire, type camouflage, avec la casquette appropriée. En revanche, elle ignorait quand il avait effectué ce changement. En regardant par la fenêtre de sa chambre, elle remarqua qu’Icare dormait sagement dans son box, probablement exténué par une longue battue.
Le lundi 1er décembre, elle attendit encore toute la journée, pour se dire, j’irai demain matin à la Gendarmerie signaler la disparition inquiétante de son mari. Plus d’une journée d’absence, ce n’était pas dans ses habitudes.
Le mardi 2 décembre, elle prit le bus pour se rendre à la Gendarmerie de Talloires-Montmin où elle fut reçue par une gendarmette qui allait prendre sa déposition.
— Mme Lenormand, vous dites que votre mari a disparu. En êtes-vous sûre ? N’est-ce pas une simple fugue ? A-t-il l’habitude de disparaître aussi soudainement ? Depuis quand ?
— J’ignore depuis quand, on ne s’est pas revu depuis la soirée de jeudi dernier. Je suis formelle, il ne s’absente jamais plus de 24 heures. Je sais simplement qu’il est repassé à la maison pour changer de vêtements.
— Il y a de l’eau dans le gaz dans votre couple ?
— Cela fait deux ans qu’on vit un peu, séparés, chacun de son côté. Mais ce ne doit pas, selon moi, être la raison de sa disparition.
— A-t-il une maîtresse ?
— Ce n’est pas son genre. Ou alors ce serait peut-être la chasse, il y passe beaucoup de temps, en tout cas.
— S’il s’est réfugié quelque part, à qui penseriez-vous en premier ?
— À son frère Sébastien, il habite Annecy-le-Vieux, rue Jean Moulin au numéro 34.
L’adjudant de Gendarmerie qui commandait cette unité venait de passer un coup de fil à Évelyne Soulat qui dirigeait la Brigade de recherches à Annecy. Cette dernière prit la décision, après avis du Procureur de la République, d’ouvrir une information judiciaire pour disparition inquiétante. Elle requit son collaborateur, Xavier Despendes, sergent de police, pour procéder à l’audition de Sébastien Lenormand. Celui-ci, dans la cour de son immeuble à cinq étages, avait immobilisé son véhicule Renault, une vieille R12, le capot ouvert. Il était en train de faire lui-même sa vidange.
— Sébastien Lenormand ?
— Lui-même, c’est pourquoi ?
— On nous a signalé la disparition de votre frère Yann, questionna-t-il en présentant sa carte de police. Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Samedi dernier. Nous sommes allés tous les deux supporter le Football Club d’Annecy au Stade des sports.
— Un match amical ?
— Ouais. Il rencontrait le FC Rueil-Malmaison à 20 heures. On a gagné 2-1, cela faisait du bien au moral quand on songe qu’ils avaient été relégués de Nationale 1 à DHR.
— DHR ?
— Division d’honneur, autrement dit. Le match s’est terminé à 21 h 45 et on est allé boire une pinte. Il est reparti vers 22 h 15 environ.
— Comment l’avez-vous trouvé ?
— Normal, comme d’habitude.
— Comment était-il habillé ?
— Attendez que je me souvienne. Il devait porter un jean bleu et une parka noire avec une grosse fermeture éclair et une casquette Nike, je crois.
— Il vous a paru inquiet ? Vous avez parlé de choses qui le souciaient ?
— Rien de plus que d’habitude, hormis sa femme Bernadette.
— Soyez plus précis svp !
— Une fixette qui revient souvent, mais sans preuve réelle. Il prétend qu’elle a un amant mais il n’est pas très clair sur le sujet. Vous avez parlé de disparition, mais depuis quand ?