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À l’aube de ses derniers jours, Samuel Chéguine plonge dans les méandres de son passé, illuminé par l’histoire de ses parents, héros inconnus disparus trop tôt. Dans un récit empreint d’humanisme, il vous convie à découvrir les chapitres marquants de son existence, témoins de sa résilience et de sa générosité. Chaque instant de sa vie s’érige en hommage aux âmes nobles et désintéressées qui façonnent le monde, jusqu’à une affaire criminelle où Samuel, en prise directe avec le destin de l’accusé, laisse une trace décisive. Un parcours captivant qui incarne un engagement moral inébranlable.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Juriste-pénaliste,
Philippe Fuzellier transporte ses lecteurs dans des récits captivants, parfois inattendus, mais toujours absorbants. En stimulant leur curiosité, il les invite à participer à la quête de la vérité, ponctuée de rebondissements. Il signe ici son treizième roman.
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Seitenzahl: 274
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Philippe Fuzellier
Je ne regrette rien
© Lys Bleu Éditions – Philippe Fuzellier
ISBN : 979-10-422-5217-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Cette histoire est inspirée de faits réels et authentiques ayant véritablement eu lieu.
À mon ami, Serge
Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie, il ne faut pas être au-dessus des hommes, il faut être avec eux.
Montesquieu
Qui ne donne rien n’a rien. Le plus grand malheur n’est pas de ne pas être aimé mais de ne pas aimer.
Albert Camus
L’auteur tient tout particulièrement à remercier Sahel Ardi, artiste-peintre iranienne, pour l’illustration de la couverture de son roman.
Inspirée de faits réels, la présente fiction reste une œuvre de création et ne prétend à aucune exactitude factuelle ou historique. Les évènements ou personnages, parfois les lieux, ont été modifiés pour les besoins de la narration.
Les personnages de fiction n’ont aucun lien avec des personnes qui porteraient un patronyme identique ou similaire, toute ressemblance à cet égard serait purement fortuite.
Le récit est tiré de faits divers authentiques mais par respect pour les victimes et leurs proches, les noms et certaines circonstances ont été volontairement modifiées. Les émotions et les sentiments prêtés aux personnages, les dialogues sont purement fictionnels et ne peuvent être attribués aux protagonistes de ces faits divers. Ils sont l’œuvre de l’auteur.
Sauvigny-les-Bois (Nièvre)
J’avais stationné mon véhicule sur le trottoir, juste après l’entrée du village, pour marcher quelques mètres sur le sentier de mon enfance. À l’époque, je devais avoir six ans environ quand ma mère s’y fixa, avec ma sœur Joséphine, pour reprendre une épicerie-café-restaurant. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce lieu de rencontre des villageois, très fréquenté de 1954 à 1968, se trouvait juste à droite, sous l’enseigne Chez Rosetta. Elle n’a pas été choisie par hasard puisque c’est le prénom de ma mère, d’origine hispanique. Et pourtant il est d’origine italienne, il symbolise la rose. Rosetta tend à avoir une personnalité sérieuse. Rigoureuse, elle est en demande de stabilité et de constance et elle est un peu intransigeante. C’est une personne qui peut être trop sévère tout en restant ouverte à la critique. Elle se fixe des buts, se met au défi, et se donne les moyens de les tenir au maximum. Enfant, les jeux de société rythment la vie de Rosetta, qui n’apprécie pas les choses mal faites et qui a besoin d’avoir un cadre stable. Sachez qu’elle prend un grand plaisir à y participer. Afin de gérer son inflexibilité, il est important de lui apprendre à être patiente ainsi que de lui proposer des activités amusantes. De la sorte, elle apprend à trouver un équilibre entre sérieux et divertissement.
Ce lieu magique, du moins à mes yeux, est désormais méconnaissable car la façade a été entièrement rénovée par un particulier qui en a fait depuis l’acquisition. Sortant mon téléphone portable, j’en profitai pour prendre quelques photos, après avoir déposé mon bouquet de fleurs artificielles sur le sol. Cela me valut un regard oblique du propriétaire qui ne sembla pas apprécier mon étrange conduite. Avant même de subir un quelconque grief, je m’empressai de le rassurer en lui révélant l’origine ancienne de sa maison qu’occupait voilà longtemps ma mère. Mes propos semblèrent l’avoir sérénisé, il comprit que ma démarche ressemblait à une sorte de pèlerinage. Je poursuivis donc mon chemin pour descendre cent mètres plus loin vers l’église. Construite en 802 sur les instructions de l’évêque de Nevers sous la forme d’une chapelle, elle fut transformée ensuite au 12e siècle en église puis remaniée au 16e siècle. Sa singularité résida dans son clocher, carré. Il fut adossé au flanc septentrional du chœur. Datant du 12e siècle, il fut le plus vieux clocher de la Nièvre. Mais ce qui m’avait toujours séduit dans ce site, ce fut son parvis en pierres de la région, un immense espace pour s’adonner aux jeux préférés de mon enfance, après la sortie de l’école communale. On vint s’y affronter avec les copains, les filles ayant été exclues démocratiquement par les garçons, à des parties serrées de billes, voire d’osselets. J’eus toujours dans mon vieux cartable en cuir marron, une boîte en bois qui logeait quatre osselets argentés et un osselet rouge. Un jeu d’adresse qui est plus compliqué qu’il n’y paraît. Avec l’autorisation de Rosetta, ma mère, je pus jouer au moins deux heures par jour si je promettais dès le seuil franchi de l’épicerie de me mettre activement à mes devoirs. Ma parole donnée, je ne faillis jamais à ma promesse. C’était un jeu de confiance réciproque entre elle et moi. Ce sens de la parole donnée et de son respect dans son exécution, il trouva son essence à cet endroit comme inscrit dans le marbre, grâce aux leçons éducatives de ma mère. Parfois, cela doit probablement aussi vous arriver, quand vous vous mettez en quête de chercher d’où viennent vos habitudes. Elles sont tout simplement enracinées dans des faits, des endroits isolés de notre mémoire.
Mon père, Georges, emporté par la tuberculose trois ans plus tôt à l’hôpital de Clamecy, ne put jamais me conduire à l’école et encore moins, venir m’encourager dans des parties de billes turbulentes. Il décéda trop tôt, à 31 ans. J’ai toujours pensé que la vie fut injuste envers moi en séparant un père de son fils à un tel âge. Vous découvrirez plus avant que ce déchirement fut déterminant dans la conduite de ma vie. La perte d’un être cher façonne la construction du psychisme d’un homme.
Cela restera pour toujours mon immense regret. D’ailleurs, de lui, je n’eus aucun souvenir et tout ce que vous allez apprendre de lui, je l’obtins de mon oncle, Gaston, son propre frère, l’ayant bien connu. Mais quiconque viendrait à avoir un mot déplacé sur mon père, ne serait-ce qu’inconvenant à sa mémoire, saurait me trouver en face-à-face, et aurait à se justifier d’un parcours de vie aussi exemplaire. Car en effet, Georges fut un héros et dans ma bouche ce n’est pas un mot galvaudé. Vous allez me rétorquer que je ne suis pas objectif. Qu’à cela ne tienne, je m’en fiche et suis fier de mon papa. Il fut un être d’exception, de la trempe de ces hommes que je n’ai jamais rencontrés dans ma propre vie. Pourtant à 78 ans, je puis vous certifier qu’ils sont très nombreux à m’avoir accompagné dans de nobles actions sur lesquelles nous reviendrons plus tard, car l’heure est présentement au recueillement. À droite de l’entrée de l’église se situe le cimetière où reposent mes chers parents. Pour y parvenir, il m’a fallu forcer la lourde porte en fer forgé qui coince en raison de cailloux résistants. L’endroit est singulièrement silencieux de sorte que le crissement de mes pas sur les graviers résonne à tue-tête.
J’ai omis de vous préciser qu’avec Joséphine, nous nous sommes donné rendez-vous devant la sépulture de nos chers parents. Ma sœur est âgée de 83 ans, elle est veuve, c’est tout le portrait craché de sa mère, très typée espagnole, le teint olive, les cheveux grisâtres mais noirs dans le passé, des yeux sombres, captivants, et de petite taille. Du point de vue de la personnalité, elle tient aussi de sa mère ce sens du dévouement, du courage, une force de caractère. C’est ma sœur unique mais j’ai pour elle beaucoup d’affection, la vie dure que nous avons eue nous a toujours rapprochés. Après nous être embrassés, je déposai sur la tombe de nos parents ce bouquet d’œillets rouges, artificiels, cette fleur flamenca, typique d’Espagne, que ma mère appréciait tout particulièrement. Nous restâmes là, figés, de longues minutes, sans échanger un mot quelconque, le regard perdu. Pour ma part, un défilé d’images se succéda dans ma tête, des clichés tels qu’une femme au bord du lavoir, recroquevillée sur elle-même, en train de brosser ou bien sur son vélo avec des victuailles à l’arrière dans un panier d’osier. On a tous des stéréotypes au fond de notre mémoire pour retrouver la présence de ceux qu’on a aimés et chéris, et qui ont disparu. Il nous prend parfois l’idée saugrenue en pensée de les caresser, de les embrasser comme s’ils étaient encore là, près de nous. Pourquoi sont-ils partis sitôt, pourquoi nous ont-ils abandonnés avec notre chagrin ? La mort n’est rien à côté de l’absence, du manque, du vide qu’ils ont laissé en nous et qui nous dévaste.
Nous nous retrouvâmes ensuite avec Joséphine sur le parvis de cette belle église, un détail m’avait échappé.
— Je ne me souviens plus de la raison pour laquelle nous avons limité l’épitaphe à Famille Chéguine, sans préciser les dates de naissance et de décès de nos parents, remarquai-je.
— C’est-à-dire qu’au décès de maman à l’âge de 49 ans, ici même, d’une crise cardiaque, nous avons fait exhumer le corps de papa, enterré initialement à Guérigny pour qu’il rejoigne maman. Le temps de cette opération nous avait laissés dans l’incertitude de graver leurs dates.
— 31 ans pour papa, 49 ans pour maman, la vie ne les a pas épargnés. Ils ont eu en commun cette même destinée, celle de mourir si jeune. Et toi, Samuel, comment va ta santé ? me demanda Joséphine.
— La récidive de mon cancer m’a beaucoup affaibli. On pensait pouvoir me pratiquer de la chimio nucléaire à Clermont-Ferrand et finalement les prélèvements ont révélé des métastases au foie et au cerveau. J’attends de nouvelles séances de chimio et voilà maintenant qu’une vilaine sciatique me fait souffrir. Heureusement, la lecture me permet de m’évader.
La vision de cette tombe me plongea soudainement dans le passé, du moins tel qu’on me le raconta tant de fois. Après avoir quitté ma sœur, je me suis assis, un peu allongé sur mon siège de voiture. Je fermai les yeux et des images du passé se mirent à défiler dans ma tête.
Voilà très longtemps, ma mère vécut avec toute sa famille en Catalogne, elle avait 14 ans. La démocratie républicaine agonisa à cause d’un tyran qui installa dans le sang, les larmes et la douleur, une dictature terrifiante. On me conta souvent cette version historique que cette tragédie espagnole partit d’une grève générale en 1934 et le gouvernement fraîchement élu, une droite dure, confia à un dénommé Francisco Franco l’ordre de mettre fin à cette rébellion et de freiner l’insurrection. Celui qu’on affubla de diminutifs tels que Paquito dans son enfance, de Franquito à l’école militaire, fut connu pour ses méthodes militaires sanguinaires qu’il infligea en Afrique. Ainsi la brutalité et la cruauté même furent le fer de lance de ce petit commandant, complexé par sa taille, contre une armée de civils. Des dizaines de milliers de révolutionnaires furent jetés dans les geôles espagnoles, la censure fut mise en place, les libertés et les partis politiques furent bâillonnés. Francisco Franco, après avoir réuni nombre de généraux, n’accepta de diriger un coup d’État militaire qu’à certaines conditions, dont la suivante qui fut rapportée dans ces termes par le dictateur lui-même :
— Ne vous faites pas d’illusion. Ce que nous tentons ne sera pas facile mais au contraire dur et sanglant. Je n’exclus pas que le soulèvement soit le début d’une guerre civile.
C’est ainsi que selon ses propres termes, il mit en place une stratégie de terreur, une véritable guerre d’extermination. Ses troupes traversèrent tout le pays en assassinant tous les civils qui se trouvèrent sur son chemin. Une véritable boucherie fit périr des hommes politiques, des intellectuels républicains, des sympathisants du Front Populaire. On les fusilla sur-le-champ. À travers les villes et les villages, on extermina à tour de bras dans les cimetières avec une sauvagerie inimaginable.
Cette guerre civile que ma mère me raconta dura de 1936 à 1939, une guerre sans merci opposant les nationalistes aux républicains. Et comme souvent dans les guerres, la faim et la peur dévastèrent les villes et les villages dont celui de la famille Antonio Rivas, mon grand-père, ouvrier arboricole, dans une collectivité catalane produisant des pommes à quarante kilomètres de Barcelone. Dans une collectivité car beaucoup de paysans propriétaires furent expulsés et leurs exploitations furent collectivisées pendant la guerre civile. Je ne me souviens plus du nom du village qu’elle m’avait pourtant décrit, mais il y régna cependant un bon climat familial, ce qui constituait un apaisement considérable dans une telle atmosphère de terreur.
À la décadence progressive de l’économie espagnole qui remonta bien avant l’arrivée du Caudillo, il s’en suivit une certaine misère sociale d’autant que le mode d’exploitation par la collectivisation entraîna une baisse des salaires des ouvriers de 50 %. Une expression de ma mère en disait long sur leurs difficultés du quotidien : on comptait nos sous à l’époque et on ne rechignait pas à la tâche. Ma mère n’avait que 14 ans, mais dans la paysannerie, l’âge ne compte pas, ce sont les bras qui sont essentiels.
À l’issue de trois terribles années d’une guerre civile qui ensanglanta toute l’Espagne, la chute de Barcelone le 26 janvier 1939 annonça la défaite totale du camp républicain. Près d’un demi-million de personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards, invalides et derniers combattants républicains – furent poussés vers le nord par la marche victorieuse des armées franquistes et par la terrible répression qui s’annonça. Le mal était en train de triompher du bien. La famille Rivas, dont la jeune Rosetta Rivas, emprunta irrévocablement la route de l’exode. Beaucoup d’Espagnols choisirent la France comme terre d’exil, ils furent des centaines de milliers dont la majorité fut accueillie dans des camps d’internement où les conditions de survie furent inhumaines. La nourriture fut rare et de mauvaise qualité ; il n’y avait pas de sanitaires, d’eau courante, ni d’hygiène, dans les baraques. Et quand je marquai ma surprise de ce destin injuste, ma mère m’expliqua que les raisons de cet exode massif et désordonné tenaient au fait que leur départ eut lieu dans la précipitation. Avec la peur au ventre de subir les exactions cruelles des nationalistes et donc sans préparation quelconque. Ma mère insista beaucoup dans son descriptif mémoriel sur les cris des enfants, les gémissements des vieillards, l’angoisse des mères vers des destinées inconnues. D’aucuns partirent à pied, la frontière française n’était pas très loin de la Catalogne, d’autres dans des embarcations de fortune, des camions avec des bâches dans lesquels on remplit au maximum le nombre de réfugiés. Dans leur malheur, la famille Rivas eut une chance inespérée. Antonio, mon grand-père, avait un ami espagnol qui habitait en France au Cannet-des-Maures, une vieille amitié qu’ils avaient tissée depuis leur service militaire à Barcelone. De mémoire, je crois qu’il se prénommait Sergio, il migra un jour en France pour y travailler en tant que maçon dans une Entreprise du bâtiment, en raison de la crise économique en Espagne. Puis il se fit naturaliser vers l’âge de 50 ans. De temps en temps, Antonio et Sergio s’écrivirent pour entretenir une amitié profonde et mon grand-père apprit qu’il avait perdu sa femme deux ans avant sa retraite. Il demeura toujours à la même adresse dans le hameau d’Entraygues, sur les hauteurs de Cannet-des-Maures. Son fils, prénommé Georges, âgé de 19 ans, Français, puisque né sur le territoire français, vécut avec lui dans une grande maison, du moins de temps en temps car le garçon travailla à la base aérienne. Grand dans son pantalon tenu par de longues bretelles, coiffé d’un béret noir, il impressionna par sa vivacité et la franchise de son regard. Voilà un garçon qui devait savoir ce qu’il voulait.
Dans sa maison de maçon, construite de ses mains, Sergio vécut dans un espace bien suffisant pour seulement deux occupants. Il lui resta deux pièces qu’il ne chauffait pas l’hiver. Mais avant de parvenir sur le territoire français comme des centaines de milliers de réfugiés espagnols, fuyant leur pays ravagé par la dictature, Antonio eut l’idée de partir en exil, non pas par les Pyrénées comme 480 000 autres migrants, mais par la mer. C’est ma mère qui me raconta comment il s’y était pris, avec un courage inouï et une audace à défier l’entendement.
— Au départ, mon père avait songé qu’on se rende au port d’Alicante. Le chemin était long mais il craignait d’être piégé.
— De quels pièges parles-tu ?
— Un blocus maritime, l’aviation nazie et le renfort des militaires italiens car Franco avait obtenu leur soutien. Il pensait qu’on interdirait à tout bateau humanitaire d’accoster.
— Alors qu’a-t-il décidé ? lui rétorquai-je.
— Il a utilisé son réseau clandestin et nous a embarqués à Rosas sur un cargo. Je n’oublierai jamais son nom, le cargo Torres y Bages, avec à sa tête une quarantaine de membres de l’équipage.
— Vous étiez nombreux à embarquer ?
— Près de 600 passagers, on était en février, il faisait encore froid, et certains d’entre nous étaient malades. On n’avait quasiment rien, hormis de longues redingotes, des fichus en laine pour les femmes. On était serrés comme des sardines, ce qui avait cependant l’intérêt de nous réchauffer.
— Vous aviez de quoi vous défendre en cas d’attaque aérienne ?
— Oui, le cargo disposait d’un armement lourd, mais on a eu cette chance incroyable de ne pas avoir subi de bombardement.
— Au port de Sète. La plupart des réfugiés furent pris en charge par les autorités françaises. Je n’oublierai jamais la brutalité et l’inhumanité avec laquelle nous avons été accueillis. J’apprendrai plus tard qu’on les évacua vers des camps d’internement. En fait, les Français les dénommaient camps de concentration sur leurs documents administratifs. Les troupes franquistes, aidées par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, venaient de prendre le contrôle de la Catalogne encore républicaine, et nous étions condamnés à fuir un régime de terreur. Et le plus dur à vivre, c’était de nous considérer comme des indésirables.
— Mais que s’est-il passé lors de votre débarquement ?
— Nous étions épuisés tous les trois. Mon père n’avait en tout et pour tout que l’adresse de son ami Sergio. Il avait un peu d’argent sur lui, enfin des pesetas. Mais c’est ce qui nous a sauvés. De camion en camion, nous sommes parvenus avec bien du mal à parcourir les 300 km pour atteindre notre objectif. La plupart des chauffeurs sur la route nous évitaient, nous ressentions un terrible malaise, celui d’être regardé comme des parias.
— J’imagine que ton ressentiment devait être épouvantable devant tant d’inhumanité, non ?
— Détrompe-toi Samuel, cette tragédie humaine de la dictature franquiste m’a forgé un regard sur l’humanité. Depuis, je ne suis plus la même, et elle m’a donné un sens différent à ma propre vie. Malgré toutes ces horreurs de la guerre et de tous ces tyrans et de leurs petits soldats, j’ai rencontré d’autres humains, courageux, généreux, parfois héroïques, qui portent en eux la justice, le partage, l’entraide, la fraternité et l’empathie. Et rien que pour eux, la vie vaut d’être vécue. Plus rien ne sera comme avant, n’oublie jamais, Samuel, ces valeurs, ne perds jamais espoir, ne manque jamais d’aider ton prochain qui a besoin de toi. Tu verras que donner sans même recevoir est la plus belle chose au monde. Tant que tu disposeras de la force mentale suffisante, n’oublie jamais d’aider les faibles, les victimes de l’injustice, les démunis, les malades. Si tu suis bien ce sentier de vie, crois-moi, sans amour tu ne pourras jamais t’accomplir.
Jamais, je n’oubliai ces mots de ma mère, près de 53 ans après sa disparition. Cela pourrait peut-être vous paraître un peu évangéliste, un peu bisounours, comme le proclame la jeune génération. Eh bien, vous vous égarez. Même sans la foi religieuse, sa pensée est éternelle et si intelligible. Et je ne me priverai pas de vous faire un aveu : elle a été et sera toujours, cette sublime pensée, le guide spirituel de ma vie. Vous allez la découvrir, mais bien avant, j’exprime le besoin de vous parler de l’homme que je n’ai pas connu, mon père, son témoignage de vie lui aussi fut extraordinaire. Et cela peut peut-être vous surprendre, il me manque terriblement.
Le Cannet-des-Maures
Sur le poste TSF de Sergio, on écoutait, le soir, les actualités. La famille Rivas s’exila en France pour fuir la guerre civile mais le bruit des bottes se fit entendre aussi dans les pays de l’Est. Un autre tyran du nom d’Hitler venait d’envahir la Tchécoslovaquie mais heureusement Londres et Paris montrèrent leur volonté de s’unir pour barrer la route à ses volontés expansionnistes d’envahir ensuite la Pologne. Ce climat de guerre potentielle fut déterminant pour la famille Rivas, confrontée au dilemme de rester dans le sud de la France ou bien de migrer vers la Nièvre, devant une opportunité de pouvoir faire bouillir la marmite. En effet, ma mère vint à apprendre que la gérance d’un café dans une petite commune du nom de Guérigny venait de se libérer, les précédents gérants âgés et fatigués souhaitant cesser leur activité. Entre-temps, elle s’était emmourachée de Georges, le couple s’étant rapproché lors d’un paso doble qui allait tisser leur union pour la vie. Ce fut leur premier et dernier bal populaire puisque ce mode de divertissement des jambes et du cœur fut interdit jusqu’en 1945. Coiffé de son éternel béret noir, incliné en avant sur le côté droit, et enveloppé dans sa chemise blanche revêtue d’un plastron toujours ouvert, il sut conquérir le cœur de ma mère pour différentes raisons, m’avait-elle confié un jour. Le charme d’un garçon un peu typé, Méditerranéen, des mains soignées alors qu’il était mécanicien à la base aérienne de Cannet-des-Maures, un corps athlétique, et un caractère tout à la fois souple et tenace. Et quand ma mère prit sa décision de migrer dans la Nièvre, son conquérant n’hésita pas un seul instant pour la suivre, pour le meilleur et pour le pire. Ce fut son expression qu’elle n’oublia jamais, et nous verrons plus avant combien elle avait du sens.
Antonio et Marina, ma grand-mère, furent du voyage et ils retrouvèrent tous ensemble Gaston, le frère de Georges qui s’y trouvait déjà depuis quelques années. Quand ils arrivèrent dans la commune de Guérigny, le café était localisé dans une rue montante, non loin de l’usine de Rombas, une aciérie aisément identifiable à distance avec ses hauts fourneaux. Ma mère décida de ne pas changer son nom, le café de la Marine, restant tout à fait approprié à l’histoire de la commune, forges royales obligent, puisqu’une manufacture dédiée à la construction navale y avait été édifiée au XVIIIe siècle.
Elle se rangea très vite aux usages des habitués du café, tous des ouvriers de l’usine, au comptoir dès 6 h du matin. L’ptit blanc ou rouge du matin, le café pour les plus sobres et le pousse-café pour se donner des forces avant d’attaquer de rudes journées de labeur. Dès les premiers mois de l’ouverture, le café de la Marine devint le quartier général de la cité, il devint incontournable si on désirait prendre la température du climat ambiant et surtout ne pas manquer des informations essentielles sur l’actualité puisque la France et la Grande-Bretagne venaient depuis septembre de déclarer la guerre à l’Allemagne. Cette déclaration fit suite à l’ultimatum franco-britannique de retrait des troupes allemandes. La commune en vint à coller des affiches contenant l’ordre de mobilisation générale. Il régna une ambiance fiévreuse à l’annonce de l’invasion de la Pologne par Hitler sans déclaration de guerre, chacun se demandant quand allaient cesser toutes ces agressions territoriales.
Quelques mois après, après la défaite française, les troupes allemandes pénétrèrent dans Guérigny et prirent possession des sites stratégiques. Coïncidence extraordinaire, cette entrée en force se réalisa le jour de l’appel du 18 juin par le Général de Gaulle depuis Londres. L’usine de Rombas constitua un rouage essentiel pour la machine de guerre allemande. Leur objectif fut de réquisitionner le site pour y fabriquer des chenilles de chars, je le tiens de Gaston qui fut un témoin déterminant pour me décrire ces souvenirs douloureux du début de l’occupation. Les autorités vichyssoises placèrent à la direction de cette usine, André Loiseau, qui occupa en même temps le siège de maire de la commune. On l’installa très confortablement au Château de la Chaussade, c’était la moindre des choses que de lui accorder une contrepartie pour asservir tous les ouvriers de l’usine. Les autorités allemandes réquisitionnèrent tous les hommes de la commune, valides ou à peu près valides, pour entretenir leur machine de guerre sachant que les agents de maîtrise pour surveiller les ouvriers furent soigneusement choisis parmi les collaborationnistes de Vichy. Des sentinelles allemandes furent placées aux endroits stratégiques de l’usine pour empêcher toute intrusion ou toute sortie inopinée. Tout cela brisa la quiétude habituelle de la cité, puisqu’une véritable ambiance d’état de siège commença à régner jusque dans les plus petites ruelles de la commune. Les soldats allemands casqués circulaient partout avec leurs motos et side-cars et hurlaient comme des chiens à la mort au moindre faux pas des piétons. Personne ne comprenait leur langue gutturale, seuls quelques habitants plutôt avisés connaissaient la signification de certaines expressions. Ceux qui avaient déjà prématurément des aptitudes à la résistance les surnommèrent assez vite les schleus ou les fridolins ou plutôt les boches, en tout cas que des termes injurieux. Tous assez rapidement apprirent à savoir les éviter à défaut de pouvoir les débusquer.
Et comme dans toutes les situations de l’extrême, il fut nécessaire d’optimiser son flair pour différencier ceux qui très vite surent collaborer avec l’ennemi pour s’attirer ses faveurs et ceux qui avaient la haine de l’uniforme allemand et se montrèrent aptes à en découdre avec eux. Georges, malgré lui, fut contraint de délaisser le café de la Marine, pour rejoindre l’usine, d’autant qu’il avait des compétences dans la mécanique. Profondément réfractaire à ce genre de travail forcé, mais rémunéré, modestement toutefois, il n’eut pas d’autre choix que de se plier comme tous les villageois à cette contrainte collective. Cependant, en entrant dans la gueule du loup, cela put, nous le verrons ultérieurement, avoir l’avantage d’apprendre de l’intérieur des projets de l’ennemi. Les Allemands avaient installé la Kommandantur1 à Nevers, c’était la règle de l’administration militaire, soit à la préfecture, soit à la sous-préfecture d’un département. Les motos BMW avec leurs side-cars n’arrêtèrent pas de la journée de circuler dans la cité pour surveiller, scruter toute amorce de résistance. Les contrôles d’identité s’avérèrent très fréquents, ne serait-ce que pour repérer et de rafler des juifs suivant les ordres stricts de Vichy. L’ennemi sut très vite utiliser les habitants enclins à faire du zèle pour dénoncer ceux qui étaient susceptibles de les cacher ou de les faire fuir avant la moindre arrestation. La pratique courageuse des lettres anonymes, adressées aux autorités occupantes, commença à faire ses effets. Le zèle de ces petites gens allait jusqu’à les confirmer en les retapant à la machine à écrire comme celle retrouvée sur un des bureaux de la Kommandantur ainsi rédigée : « Je m’excuse, Monsieur, de ne pas signer cette lettre mais je suis employé chez des amis de cette dame ; je crains des indiscrétions et j’ai besoin de gagner ma vie tout de même. Faites votre enquête et vous constaterez que je n’ai pas menti. » La délation dans toute sa splendeur avait bien commencé à faire ses ravages et à pourrir l’atmosphère devenue pesante et oppressante. Des petites gens qui, pour conserver un petit rien ou satisfaire des jalousies ou des haines bien cachées, ou bien encore des frustrations, des vengeances personnelles, n’hésitèrent pas à envoyer des familles entières dans les wagons de la mort.
La délation, fléau de tous les temps, a toujours existé, cette sorte de vermine honteuse de l’espèce humaine. À Guérigny comme partout ailleurs, il se murmurait sous le manteau des noms de famille, qui « œuvraient », on taisait leurs noms mais les sobriquets pullulaient : les mouchards, les balances, les cafards, les collabos, les Judas. Mais quand je dis de tout temps, ce n’est pas une reconnaissance et encore moins une fatalité car vous le verrez plus avant, heureusement que certains hommes courageux menèrent une chasse sans pitié à cette vermine.
Sur place, les soldats allemands se montrèrent très retors à l’égard des mouvements de résistance intérieure fin 1941 et progressivement en 1942. Tandis que les habitants subirent des rationnements alimentaires via des tickets, que les ménagères furent contraintes à des files d’attente devant les épiceries, les occupants allemands profitèrent eux des bienfaits du marché noir, soit en se procurant des denrées directement dans les fermes avoisinantes, soit en vidant les magasins d’alimentation et de vêtements. Le phénomène accentuant encore plus la pénurie de la population, les boches finirent par se faire appeler les doryphores.
Et c’est bien connu que les doryphores s’acoquinent aisément avec les sycophantes2. Je me répète, de la vermine, cette espèce facilement identifiable parce que méprisable, avec cette envie qui vous envahit de l’écraser sous ses pieds.
Encouragé par les autorités vichyssoises, un vent de délation commença à souffler, pour dénoncer les points d’origine du marché noir, tantôt les paysans, tantôt les juifs, tantôt les commerçants profiteurs. Souvent, Gaston, tout en me faisant la gazette, selon son expression favorite, me dépeint que les délateurs se trouvaient souvent dans les rangs de ceux qui subissaient de plein fouet la pénurie, les cartes de pain. Une occasion aussi pour régler de monstrueux règlements de comptes, voire de s’en prendre aux juifs, accapareurs d’argent, vivant dans une soi-disant opulence scandaleuse. La race inhumaine des délateurs se réfugie toujours derrière de sales vitrines pour justifier leurs basses exactions.
Il me vient à l’esprit cette anecdote concernant une sage-femme, mariée à un épicier guérignois. Elle avait fait grand bruit dans le landerneau. En visite à domicile, et roulant à vive allure dans sa Peugeot 202, à proximité de Guérigny, elle fut arrêtée par la maréchaussée sur dénonciation. Elle eut beau protester, sachant qu’elle transportait des dizaines de kilos de lard et de lapins destinés au commerce de son mari, son auto fut confisquée sur-le-champ ainsi que toutes les victuailles qui finirent dans l’assiette des occupants. Bien mal acquis ne profite jamais ! Elles finirent toutes dans les cuvettes de la Kommandantur car certaines furent avariées. L’anecdote ne tarda pas à circuler au café de la Marine. Rien de tel pour rire à bon compte sur celui des boches, dans des positions accroupies devant les lunettes des chiottes de leur quartier général. Je suis certain que vous n’aurez aucune difficulté particulière à vous représenter le tableau de soldats, le pantalon déplié au bas de leurs chaussures, la ceinture vagabonde au son de flatulences explosives.
Le 1er septembre 1942, me relata Gaston, certains patriotes manifestèrent à leur façon le premier véritable acte de résistance à l’occupant. Ils placèrent quatre drapeaux tricolores sur l’une des cheminées de l’usine de Villemenant. La réplique ne se fit pas attendre par la voix, du moins les ordres du directeur vichyssois de l’usine, André Loiseau, qui menaça la population guérignoise de faire arrêter des otages pour les fusiller sur-le-champ. Devant cet ultimatum, l’un des patriotes décida d’escalader la cheminée pour retirer les drapeaux. André Loiseau, une grande figure de la dégénérescence humaine, un des premiers zélés de la collaboration, toujours tiré à quatre épingles dans ses costumes trois-pièces. Il portait toujours de grosses lunettes rondes et des cheveux noirs très bouclés, des bretelles qu’il aimait agiter comme un signe d’aisance. Dans son bureau personnel qu’il s’était fait aménager au Château, il empestait le local des odeurs nauséabondes de ses cigares qu’il se procurait au marché noir.
L’autre premier visage des débuts de la résistance se manifesta par la distribution de milliers de tracts clandestins. Mais quand je posai la question à Gaston de savoir pourquoi on diffusait ces prospectus pamphlétaires, il me répondit qu’il régnait une véritable guerre de communication entre les occupants et les résistants.
La dictature hitlérienne eut fondamentalement comme bras armé, la propagande, surtout écrite : des affiches partout à leur effigie, que les villageois s’empressèrent d’arracher ou de couvrir de slogans et de symboles, le V de la croix de Lorraine par exemple. Quand les Allemands se mirent à afficher des avis d’exécution, on ne se priva pas d’y ajouter « martyrs ou morts pour la France ».