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Les autorités de Nevers avaient reçu l’instruction de réprimer le vagabondage et la mendicité qui infestaient la ville. Mais au cœur de cette atmosphère tendue, Amélie, ayant fui un foyer familial marqué par la cruauté, se retrouva prise dans les rets de la justice en juin 1853 pour vagabondage. Ce jour-là, le juge avait déjà en main une requête accablante de son père maltraitant, exigeant que sa fille soit enfermée pour ne plus perturber sa vie. La décision du magistrat fut impitoyable : Amélie fut condamnée à un placement au Bon Pasteur de Varennes-les-Nevers, une institution religieuse qui se présentait comme un havre d'éducation. Alors qu'elle était transportée vers ce refuge dans un fourgon cellulaire, Amélie se demandait si cette nouvelle étape de sa vie serait porteuse d'espoir ou de nouveaux tourments. Les bouleversements qui l'attendaient étaient bien plus profonds qu'elle ne l'imaginait.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Philippe Fuzellier est juriste-pénaliste. En mode majeur, il aime égarer ses lecteurs dans des labyrinthes policiers et des histoires à suspens, en suscitant leur flair, pour mieux traquer des criminels en tous genres. Il signe ici son onzième roman.
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Seitenzahl: 281
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Philippe Fuzellier
Les filles perdues
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Fuzellier
ISBN : 979-10-422-1252-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toutes les femmes, victimes de toutes formes de violences
L’éducation, c’est la famille qui la donne. L’instruction, c’est l’État qui la doit.
Victor Hugo
À mes lecteurs,
Tous les personnages et évènements décrits dans cette histoire ne sont que le pur produit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes ou des évènements existants ou ayant existé ne pourraient être que dans l’imagination du lecteur.
La misère sociale laisse toujours derrière elle son lot d’indigents. En terre neversoise, la cité pointue, en raison de ses nombreux clochers, ne fut pas épargnée par ses mendiants ni ses vagabonds, pas plus, mais pas moins non plus. Mais comme partout ailleurs, ces figures archétypales de la marginalité, ces populations flottantes, suscitèrent des peurs toujours plus grandissantes et des sentiments d’insécurité publique dans toute la cité. Et qui dit peur croissante dit demande de protection accrue des populations et toujours plus de répression. La misère émeut moins qu’elle ne fait peur. Les mesures répressives prises depuis Paris, à l’égard de ces gènes de criminalité, allèrent jusqu’à accentuer la surveillance étroite par les autorités judiciaires.
Une circulaire du Procureur de la République en poste à Nevers, adressée à son Commissaire de Police en disait long sur le climat d’effroi qui commençait à terroriser ses habitants. La directive attira l’attention des services de police que la Justice était confrontée à une augmentation trop importante des enfants, mendiant dans la cité, utilisant des artifices de malignité, tels que la vente de fleurs ou de crayons, voire des objets sans valeur. Le magistrat suspecta dans ses instructions, l’organisation d’une mendicité commanditée par des parents ou des tiers, manifestement à des fins de cupidité. Les procès-verbaux d’audition de ces enfants ne laissèrent pas de place au doute sur ce point. Le Procureur insista pour que des moyens de répression soient rapidement mis en place à l’encontre de ces vauriens qui faisaient de cette pratique un véritable métier de la mendicité. Quant aux enfants, il appartenait à la police de procéder à leur arrestation, à des emprisonnements pour les garçons, à des placements pour les jeunes filles. Le territoire du vagabondage et de la mendicité eut tendance à dépasser les limites de la cité, pour s’étendre dans les bourgs avoisinants. L’arsenal législatif, mis en place depuis le Premier Empire jusqu’à la troisième République, témoigna en effet de la peur régnante. On eut tout de même l’audace d’organiser une véritable chasse à l’homme, adultes ou pas, jusqu’à créer, après arrestation, un dépôt de mendicité dans chaque Département. Haro sur ces pauvres errants qui venaient perturber la tranquillité de la bourgeoisie neversoise, laquelle n’avait rien demandé !
Et comme les préjugés ont la dent dure, le milieu socialement protégé fixa dans sa représentation, le mendiant vagabond comme un être vicieux et immoral, fainéant, se vautrant dans l’oisiveté. La perception alla jusqu’à considérer ces gens de la basse société, présents partout, comme des inutiles, sans attache communautaire ou territoriale. D’aucuns finirent même dans leur stigmatisation, par alerter leurs concitoyens d’avoir à établir la distinction entre les mendiants, simulateurs, avides d’argent, et les vrais pauvres. De sorte que la bonne bourgeoisie neversoise n’eut de cesse d’accabler tous ces mendiants de tous les maux, et de les rendre responsables de toute cette insécurité sur les foires, les marchés, et des bords de Loire à l’affût de l’arrivée des bateaux. Cette faune de la mendicité justifia de renforcer la surveillance des transactions, pour mieux protéger les maquignons sortant leurs portefeuilles, lors de la vente d’animaux. C’est bien connu qu’on protège toujours plus les puissants quand par ailleurs on asservit toujours plus les faibles, les vulnérables, les petites gens.
Tous ces mioches vagabondaient dans des endroits à forte densité d’étals ou de marchés tels que la place des Halles ou de la République, jusqu’au marché de la Revenderie ou bien le champ de Foire. C’est justement dans ces lieux où les billets de banque, sortis de gros portefeuilles, circulent de la main à la main qu’ils purent s’adonner à du chapardage, l’un des légumes, l’autre de la volaille, tout ce qui put faire ventre quand le sien sonne le creux. Et quand tous ces pauvres ne purent à un moment vadrouiller dans les rues pavées de Nevers, on les transféra à l’Hôpital de la cité où ils purent trouver le gîte et le couvert, et les soins nécessaires. Une façon aussi de protéger les autres, les non-oisifs, de potentielles maladies réelles ou supposées. Car les fantasmes furent tenaces sur la question.
Quand un chapeau haute forme, ganté, parfumé, tenant dans sa main une canne à pommeau boule en cuivre, rencontre une tignasse, crasseuse et mal odorante et vêtue de guenilles, un évitement paraît incontournable. À quoi devait-on ce clivage social, expression d’un mal-être citadin, mêlé de peurs, suscitant un immense besoin de protection ? Au fait certainement que la ville ne connut pas un essor économique suffisant. Même les faïenciers réduisirent leur main-d’œuvre et les ouvriers, employés pour gagner des payes de misère, durent s’activer pendant de longues journées de labeur. Les femmes neversoises revêtirent souvent le tablier de lingères, de couturières, de blanchisseuses. À l’instar de peu d’industries, la cité se peupla de beaucoup de petits métiers de l’artisanat et du commerce, des rempailleurs, des vanniers, des cardeurs, des maréchaux, outre tous les artisans de la construction tels que des maçons, des couvreurs ou bien des charpentiers. Et dans le domaine du petit commerce, des tripiers, fripiers et marchands de légumes. Des métiers qui ne permirent pas en permanence de garnir les garde-manger en suffisance, voire dans le milieu populaire de nourrir souvent trop de bouches nombreuses.
Ceci pouvait expliquer cela, notamment que des familles ne purent contenir parfois leurs gosses à rester au bercail. Des fugues ou des abandons expliquèrent, en grande partie, la croissance du vagabondage et de la mendicité dans les rues de Nevers, de France et de Navarre. L’ivrognerie de certains parents, leur maltraitance parfois, fut à l’origine d’hémorragies sociales, souvent des tragédies humaines, quand des gosses sans défense furent jetés dans les rues, comme on se débarrasse d’un fardeau devenu un peu trop lourd.
L’hôpital se transforma en refuge et accueillit d’ailleurs près de 200 enfants trouvés, une centaine d’indigents et plus de 1000 enfants placés en nourrice. Amélie, avec sa tignasse ébouriffée, rousse et ondulée, fit partie de ces mômes se retrouvant d’un jour à l’autre dans les rigoles de Nevers. De petite taille, en tout cas insuffisante pour son âge de 16 ans, chaussée de godillots et revêtue d’un manteau cache-misère, elle fugua du logement familial, un balluchon rempli de vêtements de fortune. Depuis quelques jours, elle n’eut de cesse de suivre sur le trottoir, la file des malles-poste et des diligences. Elles se succédaient sur la route menant aux bords de Loire. Elle s’arrêta à plusieurs reprises devant une affiche de publicité, vantant les bateaux de la Compagnie des Inexplosibles de la Haute-Loire, genre steamers du Mississippi, coque longue et plate, surmontée d’une haute et frêle cheminée, munis de grandes roues à aubes. Elle se mit à rêver, devant cette affiche, de faire partie de tous ces passagers chanceux.
Un jour, elle réussit à se faufiler et à se glisser à l’arrière du bateau pour se blottir sous la bâche d’un canot de sauvetage. Mais ne s’étant pas suffisamment bien cachée, elle laissa dépasser un bout de tissu de son fichu. Vite repérée par un mousse de l’équipage, un policier passant par-là, sur le trottoir menant à la passerelle du bateau, fut interpellé pour faire déguerpir l’intruse. Amélie ne le sut pas tout de suite, mais cette arrestation mit un terme à sa liberté pour plusieurs années. Jamais elle ne put retrouver cette opportunité d’un voyage sur le fleuve royal. Emmenée manu militari au poste du Commissariat, elle expliqua dans son audition être la victime de maltraitances de la part de son père, sans pour autant donner plus d’amples renseignements sur la nature des exactions qu’elle subissait en permanence, disait-elle. Le policier tint à en savoir plus pour rendre compte au Parquet de l’étendue de ces mauvais traitements.
— Quand tu parles de mauvais traitements, tu veux dire quoi Amélie ?
— Des coups, avec sa canne, il boîte mon vieux et de temps en temps, surtout quand il a bu un peu de trop, il s’en prend à moi. Il me crie, il dit plein de gros mots tout en levant sa canne.
— Tu m’as dit tout à l’heure que tes frères et sœurs au nombre de cinq, il les laisse tranquilles et il ne s’en prend qu’à toi. Comment tu te l’expliques ?
— Je n’sais pas. Peut-être qu’il ne peut pas faire ce qu’il veut. J’veux dire des trucs que je n’aime pas et je lui retire sa main.
— Décris-moi ce qu’il te fait et que tu n’aimes pas !
— Des choses, des caresses, mais que j’veux pas.
— Où ça ?
— J’peux pas l’dire, c’est interdit.
— C’est moche, car si tu ne veux pas en parler, je ne vais pas pouvoir l’écrire dans mon rapport.
— J’m’en fiche, de toute façon, je n’veux pas retourner chez lui. Il me bat et il me fait mal.
La fille portait un chemisier bien chiffonné et particulièrement échancré. Cela ne fit qu’éveiller le soupçon du policier. Non seulement, il ne crut pas à sa version de vierge effarouchée, mais suspecta d’être en présence d’une mauvaise fille, selon l’expression populaire largement utilisée. Les policiers du commissariat furent loin d’être échaudés par toutes ces filles qu’on traitait de vicieuses, dangereuses, car susceptibles de transmettre des maladies vénériennes. Mais en dehors même des catins, la Préfecture, les policiers et gendarmes avaient pour instructions d’éradiquer tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au vagabondage. Il avait d’ailleurs été érigé comme un délit pénal. Mais ce qu’on recherchait n’était pas de sanctionner des délinquants ou des criminels, il était de mettre un coup d’arrêt à la dangerosité de l’oisiveté, mère de tous les vices et pouvant conduire à des penchants que la morale réprouvait.
Et particulièrement pour les enfants, le vagabondage avait pour propension celle du dégoût du travail, façonnait les esprits à des penchants du vice. Ce que la bonne société voulait annihiler, c’était et surtout d’éviter des provocations honteuses. Et aux yeux de la bonne morale parentale, le vagabondage ne pouvait que conduire à des atteintes profondes à la vertu, donc à l’honneur des familles. C’est pour cela que le Code napoléonien de 1804, toujours en vigueur, avait créé la notion de correction paternelle. L’autorité du père ayant été érigée comme une valeur supérieure, celui-ci pouvait s’arroger le droit, sans à se justifier, de bannir son fils ou sa fille et d’intervenir auprès du juge de sorte que son autorité fût entièrement respectée. L’honneur prévaudrait même si le requérant était un ivrogne notoire, maltraitant ses progénitures.
Le policier n’insista pas et ne mentionna pas dans son procès-verbal ce souhait qu’Amélie ne voulait pas rentrer au foyer familial. Sa réaction, à la fin de cette audition, laissa présumer qu’il fut convaincu que cette sale gamine ne faisait qu’affabuler pour se justifier d’une attitude de mauvaise fille.
Quand le procès-verbal fut adressé au Parquet de Nevers, on ne manqua pas de le rapprocher d’une lettre la concernant et adressée par son père au Président du Tribunal, ainsi rédigée :
« Monsieur le Président du Tribunal,
Je vous prie d’enfermer ma fille Amélie afin qu’elle ne puisse plus déranger. C’est une fugueuse, dangereuse, et de là à ce qu’elle fasse des rencontres vicieuses, il n’y a qu’un pas.
Ma femme et moi-même sommes de simples ouvriers, employés dans une faïencerie de Nevers, avec de maigres soldes. Travaillant 14 heures par jour, il nous est impossible de surveiller notre fille et elle sera mieux dans un placement plutôt qu’à traîner dans les rues.
Je regrette cette ultime décision, mais ce sera mieux pour tout le monde.
Je vous remercie, Monsieur le Président, d’accéder à ma requête. »
Le Président requit l’avis du Procureur de la République qui considéra que dans l’intérêt de l’enfant, elle devait entrer en détention et que les conditions d’application de la correction paternelle se trouvaient pleinement réunies en l’espèce. La décision de placement du magistrat se porta sur le Bon Pasteur de Varennes-les-Nevers, à deux kilomètres à vol d’oiseau de la prise de décision.
Depuis deux ans, sous l’impulsion importante des instances religieuses, omniprésentes dans l’éducation, la vie sociale des habitants, l’évêché, à l’instar de Marie de Sainte-Euphrasie de Pelletier créa en 1835 à Angers une fondation du même nom qui allait se propager sur tout le territoire national. Ce fut le Bon Pasteur dont le nom évoque la parole évangélique. Le vœu de ses créatrices fut de se consacrer au relèvement des filles déchues. Un immense défi à lui tout seul dans un environnement social pour le moins troublé.
Le Bon Pasteur essaima un peu partout en France, jusqu’à Varennes-les-Nevers, où l’idée fut reprise par les Sœurs de la Charité, une congrégation religieuse, présente partout dans les instances de l’éducation, communément appelées les Sœurs de Nevers, voire les Dames de Nevers.
Amélie fut placée dans cet endroit. Elle n’avait que 16 ans. La décision de justice requit de la transférer dans un premier temps pour quatre longues années.
Toute cette tragique histoire commença à partir d’une initiative prise par Marie-Euphrasie Pelletier, alors mère supérieure de la Maison d’Angers et de l’Ordre de Notre-Dame de Charité, dite du Refuge. Dans l’esprit de la fondatrice, l’idée dominante était de s’occuper des jeunes filles déchues en leur ouvrant un métier dans un monde ouvrier, dans une ère industrielle manufacturière. Parmi ces femmes, certaines d’entre elles étaient qualifiées de mauvaise vie, mais leur repentance les rendait légitimes à être protégées. La fondatrice les appela les Madeleines. Ce qui était signifiant était de les considérer comme de mauvaises filles ou des filles de mauvaise vie. Singulièrement, les garçons au regard des pouvoirs publics étaient jugés comme des délinquants au sens pénal du terme, tandis que les filles étaient regardées sous le prisme de la déchéance. Et ces filles déchues méritaient donc d’être redressées du point de vue de l’éducation. Et si elles avaient cependant failli, seules la discipline et l’autorité suppléeraient à toutes ces multiples carences éducatives. L’obsession des religieux était de considérer certaines femmes comme vicieuses et dangereuses en raison des risques sanitaires de transmission de maladies vénériennes dont elles étaient porteuses. Du vice à la vertu, le passage obligé résidait dans la rééducation. Et l’adage du XIXe de Raoul de Presle, l’oisiveté est mère de tous les vices, prit alors tout son sens. La fondatrice du refuge du Bon Pasteur, qui allait se démultiplier en France et à l’étranger, distingua les repenties ou aussi pénitentes, des Madeleines, et enfin les préservées (souvent des fillettes). L’encadrement devait être assuré par des sœurs, dans un esprit, au départ de bénévolat.
L’évêque de Nevers, Monseigneur Dufêtre, ex-vicaire général à Tours, nourri en Touraine d’une expérience d’aide aux filles déchues, s’inspira de l’œuvre de la sœur d’Angers, fondatrice du Bon Pasteur. Et 11 années plus tard, il décida de fonder à son tour la Providence, un orphelinat à Nevers destiné à venir en aide aux filles perdues. Pour ce faire, il prit l’attache financière des Dames de Nevers, des demoiselles fortunées, sans qui la création n’aurait pu exister. Des demoiselles qui devinrent des petites mères, pour ces enfants désœuvrés. L’orphelinat fut installé sur la colline de Saint-Gildard à côté de la place Mancini à Nevers. L’évêque ne s’arrêta pas pour autant dans son effort de poursuivre plus avant son avancée humaniste. Il décida d’acquérir un vaste terrain situé sur le doux vallon de Varennes-les-Nevers, un bourg avoisinant Nevers à deux kilomètres à vol d’oiseau de Saint-Gildard. Le village de près de 2000 autochtones portait en son sein, essentiellement des métiers issus ou dérivés de l’agriculture et de la viticulture. Une église du 11e siècle, le château de la Croix au fond de la colline et le collège de Pignelin, une petite mairie composaient les sites principaux du bourg. Avec l’aide financière de la congrégation des Sœurs de Nevers, l’évêque y fit édifier des bâtiments qui devaient recevoir une maison de correction et de refuge. Ce fut la mission d’origine qui lui fut assignée. L’évêque scinda les filles en trois communautés distinctes qui ne devaient pas se mélanger. Ce point de détail fut essentiel dans l’organisation de cette maison qui se voulut au départ protecteur.
D’un côté, on trouvait les grandes orphelines (de 10 à 20 ans), les pénitentes entrant librement et les préservées (de 15 à 25 ans). Le règlement intérieur de la maison insistait beaucoup sur la discipline, de rigueur, et sur le respect de l’autorité et rien n’eût été possible d’un point de vue communautaire sans la valeur travail. Les filles perdues avant l’entrée, autrefois oisives ou déchues, devaient se métamorphoser par le travail. Les orphelines durent s’acquitter à l’entrée d’un pécule de 200 francs, récupérables à la sortie, quand les pénitentes et les préservées bénéficièrent d’une gratuité. La construction dura deux ans avec des murs de moellons, tous les métiers artisanaux furent représentés. Les autorités préfectorales se montrèrent très zélées dans une sorte de chasse au vagabondage, de sorte que la maison de correction grossit rapidement en effectifs, au point d’être obligés d’adjoindre des pavillons supplémentaires.
Mère Madeleine Lastignac, Supérieure générale des Sœurs de Nevers pris la direction de la maison. Pour la commodité des commentaires suivants, nous l’appellerons la Mado, c’est d’ailleurs le surnom que les pensionnaires lui avaient collé pour faire court, en cas d’alerte communautaire et de revues inopinées de troupes. L’encadrement serait assuré par des sœurs, au départ avec un effectif de neuf religieuses (trois à l’enseignement, six à la formation professionnelle), elles devinrent 46 au bout de 25 années pour surveiller 280 pensionnaires. L’État fournissait un prix de journée, ce qui permit de se doter de différents personnels nécessaires à l’entretien des bâtiments, sinon la cuisine, la surveillance et l’éducation étaient assurées par les Sœurs. Le personnel était composé de surveillantes, de domestiques et d’employés. Au départ, la terminologie de placement se métamorphosa assez rapidement en détention. Donc, les détenues étaient principalement dans cette enceinte pour s’éduquer, se former à des travaux de ménage, de la ferme, et aussi de la couture. Mais sur ce dernier point, les choses changèrent assez vite, car les aiguilles furent associées rapidement à la production industrielle rappelant les inconvénients de la vie urbaine qui les avaient amenés à cette détention.
Pour les durs travaux de la culture, la structure s’était dotée d’une ferme attenante aux bâtiments. La dureté des tâches à accomplir était en lien étroit avec la volonté affermie de rendre fortes ces femmes. Aux extérieurs, les maçons avaient construit trois grandes parcelles servant de cours aux filles, chaque parcelle étant séparée des autres pour ne pas se mélanger, puisqu’il fallait impérativement préserver la contamination du vice. Ils dressèrent des murs de pierres, issues des carrières de la région. Hauts de près de trois mètres, ils avaient été conçus pour prévenir des évasions éventuelles. Au fond d’une des parcelles, on avait édifié une tour, elle aussi en pierres, gélives, coiffée d’un toit en ardoises, elle se dressait, haute d’une quinzaine de mètres, face au Château de la Croix, visible à deux cents mètres à vol d’oiseau. Cette tour servait d’entrepôt et jouxtait un puits naturel qui permettait d’arroser les vignes et cultures à proximité. Les filles durant les vingt minutes d’ébat dans la cour de maison de correction s’y rendirent souvent, une sorte d’îlot de secrets.
Le Code pénal dans son application stricte réglementait le délit de vagabondage. En soi, ce comportement, qui pourrait s’apparenter à une forme de misanthropie, n’est pas socialement dangereux dès lors qu’il n’est pas assorti d’autres attitudes légalement répréhensibles (vol, prostitution…). Ce que sous-tendait la législation de 1810, c’était de présupposer que cette oisiveté exposait le contrevenant à d’autres délits, ne serait-ce que parce que le vagabond devait à un moment donné, souffrir de la faim, du froid. Donc, le législateur de l’époque considéra que la société devait se protéger du vagabondage, porteur de risques sociaux potentiels. Il fut ainsi demandé aux forces de l’ordre d’appliquer avec une grande rigueur des arrestations, surtout des mineurs, afin de procéder à des auditions en vue de rechercher : si celui-ci avait ou pas un domicile fixe, s’il avait des moyens de subsistance, s’il avait un métier. Lorsque ces conditions étaient réunies, les vagabonds devaient être systématiquement renvoyés devant le Tribunal correctionnel.
Le cas d’Amélie réunissait ces conditions, et elle fut emmenée illico devant le Juge, menottes aux mains. Elle fut appelée à la barre, après que le gendarme les lui eût ôtées. Elle posa ses deux mains sur la barre. Sa tête était nouée par un grand carré de tissu et son cou, par un foulard qui lui descendait en pointe dans le haut du dos. Dans le pli de son bras gauche, elle portait son baluchon. Le Juge était accompagné de deux assesseurs qui visiblement n’avaient pas terminé tout à fait leurs sommes.
— Je t’entends, fille, sur la foi du serment. As-tu l’intention de retourner dans le foyer familial ?
— Non, Msieur l’juge, mon père me bat.
— Tu confirmes bien que tu n’as ni domicile, ni travail, ni argent ? C’est bien ça ?
— J’le confirme.
— En plus, ton père m’a écrit que ta fugue, c’est un déshonneur complet. Donc, il faut qu’on te place pour ton éducation. Tu comprends qu’on ne peut pas te laisser toute seule dans la rue, c’est dangereux pour toi. Bien, nous allons rendre notre décision.
Le Juge marqua une minute de pause pour s’entretenir à voix basse avec ses assesseurs afin de pouvoir rendre sa décision sur le siège. Puis, s’adressant à la prévenue :
— Le Tribunal, après en avoir délibéré, et en dernier ressort, déclare la prévenue convaincue de n’avoir ni domicile fixe ni moyen d’existence, de n’exercer ni métier ni profession, d’être en état de vagabondage. Mais à raison de son jeune âge, le Tribunal l’acquitte et la renvoie sans peine, amende, ni frais. Et ordonne qu’elle soit conduite dans une maison de correction pour y être élevée et détenue jusqu’à l’âge de 20 ans, âge de sa majorité civile.
— M’sieur l’Juge, que vais-je devenir après ces 20 ans, vous allez me condamner encore ?
— On peut espérer qu’après quatre années de détention, tu seras apte à travailler et à te réintégrer. Sinon, tu as le libre choix d’y rester plus longtemps, soit en entrant dans les ordres, soit en y restant en tant que laïque. Si tu te tiens à carreau, il n’y a pas de raison pour que tu y restes. On ne peut que t’encourager à apprendre un vrai métier à condition que tu ne retombes pas dans la déviance.
Le gendarme lui repassa les menottes. Et on la conduisit au Bon Pasteur de Varennes-les-Nevers en fourgon cellulaire. Ce fut son dernier itinéraire de liberté. La malheureuse repassa en boucle ses évènements récents, les coups de ceinture de son père, la fugue, la rue, le froid, la nuit et la faim à vous coller des barres dans le ventre. Sans compter qu’à la maison, elle devait tout le temps s’occuper de ses petits frères et sœurs, faire le ménage, tout ce que sa mère lui ordonnait de faire, travaillant elle-même toute la journée.
Et puis cette sanction qui vous tombe sur la tête avec un tel fracas. Une décision de placement à laquelle on n’est pas préparé. Mais se raisonnant, elle se dit que de toute façon, il était inenvisageable de retourner dans ce foyer dans lequel elle aspirait à de la tendresse pour ne recevoir finalement que des coups ou n’entendre que des jérémiades. Car même sa propre mère ne prenait même pas sa défense. À sa décharge, elle craignait peut-être de recevoir des coups à son tour. Et puis, après tout ce refuge dans lequel on l’emmenait, n’était-il pas une manière pour elle, de retrouver une famille ? Le juge l’avait dit, c’est un juge tout de même, elle avait besoin de protection, cela avait du sens. Finalement, elle avait seize ans quand même, et elle n’était pas prête pour affronter les vicissitudes de la vie.
Le fourgon tanguait sur une route de terre et de gravillons qui résonnaient dans leur projection sous le châssis. L’odeur à l’intérieur, plutôt nauséabonde, lui procurait des haut-le-cœur. L’intérieur de la carriole était sombre, et l’air comprimé. En regardant par la vitre, elle vit défiler le paysage bucolique, des bœufs charolais paissaient une herbe rase, d’autres se concentraient à boire dans des réservoirs de fortune, la peau séchée sur les flancs d’une terre boueuse. On franchit l’entrée du bourg, une longue ligne droite se profilait, la carriole croisa un paysan dont le cheval pulsif tirait lui aussi une charrette pleine de foins. Il salua le chauffeur en levant son avant-bras gauche, mâchouillant une paille entre ses dents. Sur la partie gauche de la route, on aperçut l’église du bourg au loin, et tout du long se dressait un haut mur de pierres sur plusieurs centaines de mètres. Et à droite, deux grandes fermes avec une basse-cour impressionnante, des gosses un peu crasseux jouaient à faire rouler un cerceau à l’aide d’une baguette qu’ils avaient pris soin de tailler. Et au fond sur les hauteurs de la colline, le Château de la Croix imposait sa magnificence sur toute une vue panoramique du bourg.
Soudain, le fourgon après avoir franchi l’étendue du mur, ralentit pour tourner à gauche vers l’église qui pointait son clocher conique vers le ciel. Sur la route de droite, un défilé de gosses sortant du collège de Pignelin s’éparpilla dans tout le bourg. Deux cents mètres plus loin, le fourgon entra dans la maison de correction, passant sous un porche de pierres, pour finalement arrêter sa course dans une courette. Là, Amélie était attendue par deux sœurs. Elles portaient une ample tunique noire, longue jusqu’aux pieds, non modelée sur le corps, avec des manches larges. Au-dessus, un voile censé porter l’humilité et la chasteté, la guimpe, une bande blanche de tissu entourait leurs cous et bandait leurs visages, cachant leurs cheveux. Amélie à qui on venait de retirer les menottes descendit du fourgon, un peu hébétée, ne sachant comment aborder les religieuses qui venaient de la réceptionner sans grâce particulière. Ce furent elles qui donnèrent le ton de ce qui allait devenir le mode de communication entre les pensionnaires et leurs encadrantes.
— Amélie, tu dois dorénavant être consciente que tu quittes le monde civil pour entrer dans une maison religieuse. Alors, il va te falloir te plier à la discipline et l’autorité. Oublie toutes tes mauvaises déviances qui t’ont conduite ici. Quand tu t’adresseras à nous, tu devras dire, ma Sœur, ou bien Sœur Marie, c’est mon nom et à ma droite c’est Sœur Irène. Quant à celle qui dirige cette grande maison, Sœur Madeleine, tu devras l’appeler Révérende mère, et lui marquer ton profond respect, en pratiquant une discrète génuflexion, en pinçant ta robe des deux côtés. Regarde, je te montre cette gestuelle. C’est important, tout écart de discipline pourra te coûter cher. Nous t’expliquerons plus tard.
La pâleur soudaine d’Amélie montra le signe de sa stupeur, sûrement en raison de cet accueil glacial auquel elle ne s’était pas préparée. Le ton assez directif de cette religieuse pour ne pas dire autoritaire, l’absence d’un sourire même du coin des lèvres, la laissa sans voix. Elle en oublia de poser les questions qui la chagrinaient. Elle suivit ces deux accompagnatrices jusqu’à une salle qui devait servir de hall d’accueil où on avait entreposé tous les accessoires à remettre aux pensionnaires à leur entrée. Amélie ne sut que bien plus tard qu’en franchissant la porte d’entrée, elle se condamnait à un univers où toute compassion et toute tendresse seraient bannies. Ce n’était pas le cas de cette jeune adolescente, mais si par malheur elle en venait à montrer son propre trousseau, il se trouvait être mis à l’écart sur-le-champ. Tout ce qui pouvait contribuer à conserver des souvenirs personnels était jeté au rebut, une forme de déshumanité.
La doctrine du Bon Pasteur reposait sur des fondamentaux : tout le passé de la pensionnaire, ses habitudes, sa façon d’être, sa façon de penser étaient jetées aux oubliettes, puisqu’ils avaient façonné toutes ces déviances. Et la seule manière de métamorphoser ces pensionnaires était de faire table rase de leur passé pour se consacrer à une nouvelle éducation, voire une rééducation, sur de bonnes bases, religieuses au surplus. La première disposition qui allait s’imposer à toute pensionnaire, rappelant au passage qu’on était bien en détention, fut de passer à la fouille, comme on sait bien le faire en milieu carcéral. Amélie dut se mettre toute nue afin que Sœur Marie vérifiât qu’elle ne conservait pas des affaires personnelles ou des objets intimes. La jeune adolescente se vit confisquer un bracelet, pourtant sans valeur, qu’elle portait à son poignet droit. Son début de réprobation fut sur-le-champ éconduit en apprenant l’existence, de ce qu’on appelait pudiquement une cellule d’isolement, et qui s’avérera en réalité un cachot. Amélie se ravisa qu’il n’y avait pas de quoi pavoiser pour un simple bracelet sans aucune valeur, même sentimentale. D’ailleurs en utilisant ce terme, elle fut rabrouée, afin de bien prendre conscience que la sentimentalité était un péché de luxure dans la vie civile. L’humiliation, vous l’aurez compris, allait devenir le bras armé de ces religieuses, dont la mission n’était pas de compatir, mais de redresser des esprits déviants, de rééduquer des filles déchues.
— Si tu es là, c’est que tu as fauté. Il va te falloir ma belle, te mettre dans le cortex qu’ici la discipline, l’autorité, le courage et l’effort sont les vraies valeurs, lui invectiva Sœur Marie. Ici, tu n’es plus Amélie, tu es une pensionnaire avec un uniforme bleu, que voilà. Il sera ton habit permanent. Pas besoin de maquillage ici pour tous les travaux à effectuer ! Nous t’en laissons trois exemplaires, un pour l’atelier, un pour le ménage et un pour les ébats (la cour). Inutile d’essayer de faire la coquette ici, tu n’auras personne à vouloir plaire, c’est un luxe pour les filles de mauvaise vie. Voici une bande pour t’écraser les seins, tu devras la porter en permanence, ainsi qu’un fichu pour ta tête. Pour tes serviettes hygiéniques, elles te seront limitées à six par mois pendant tes règles. Tu remarqueras que les robes ne peuvent être boutonnées que dans le dos et que les manches longues t’obligent à ne jamais les replier même par temps chaud. Si tu déroges à ces règles, cela sera interprété comme de la dépravation et tu t’exposeras à des sanctions sévères qui ne te donneront pas l’envie de fauter à nouveau. Tu l’auras compris, le moindre bout de peau exposé aux regards des autres pensionnaires sera une infraction au règlement intérieur de cette maison.
Au fond d’un long couloir, un écriteau ne passa pas inaperçu, il était cloué à une porte menant à une cave, il y était écrit « isolement ». Amélie demanda ce que cela signifiait. C’est Sœur Irène qui lui donna la clef du mystère.
— Nous te donnerons tout à l’heure un papier où il est mentionné un règlement intérieur. On te conseille de l’apprendre par cœur. Si tu viens à fauter, et à ne pas respecter les règles de la discipline de la maison, n’importe quelle surveillante en rend compte à Révérende mère. Chaque semaine, c’est le mardi, la Commission de discipline se réunit au premier étage, la porte de cette pièce est fermée à clef.
— Qu’est-ce qu’elle fait cette Commission ? s’enquit Amélie.
— Sache tout d’abord qu’elle est composée de Révérende mère, d’une sœur en chef, et de sept filles, pensionnaires qui n’ont jamais fauté dans la discipline. Cette Commission prononce des sanctions qui peuvent aller jusqu’à un isolement complet.
— Complet, ça veut dire quoi ?
— Plusieurs jours, et celle qui a fauté est enfermée et condamnée au silence. On la nourrit par ce passe-plat que tu vois à travers cette trappe.
— Qui décide ?
— Les filles ne donnent qu’un avis et doivent répondre à toutes les questions de Révérende mère. Si l’une d’entre elles fait de la rétention d’information, elle risque elle aussi un séjour dans la cellule d’isolement.
— Elle doit s’ennuyer toute seule plusieurs jours, non ?
— Non. On lui apprend à être studieuse et à expier ses péchés. Elle dispose d’un missel pour prier. Note bien ça dans ta tête, on appelle ce moment important, la rédemption.
— Je ne comprends pas très bien ce que ça veut dire, s’étonna Amélie.
— Tu supplies en demandant qu’on te pardonne de tes fautes. Et crois-moi, quelques jours d’isolement, ça laisse des traces, ironisa Sœur Irène. Le mardi, c’est aussi la journée du docteur, nous allons le rencontrer tout de suite et nous reprendrons ensuite la visite.