L'héritage de l'oncle Vincent - Herald Brend - E-Book

L'héritage de l'oncle Vincent E-Book

Herald Brend

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Beschreibung

Jonathan, vingt-deux ans, vit chez ses parents et doute de son avenir. L’héritage de cet oncle inconnu, à partager avec Stanislas, va bouleverser son existence. Les deux cousins n’ont aucun point commun, mais devront cohabiter en terre étrangère, respecter les conditions testamentaires, afin de disposer des biens. Ce déracinement sera pour Jonathan l’occasion de se construire en cherchant la vérité sur ses origines. "L’héritage de l’oncle Vincent" est une réflexion sur la vie, une quête de sens, un chemin vers la connaissance de soi et de l’amour.



À PROPOS DE L'AUTEUR


Herald Brend est un observateur assidu de la vie des autres, captant leurs moments de bonheur, de tristesse, et leurs aspirations. Il relate des situations, témoignant de la résilience et de la créativité de ceux qu’il rencontre. Ses romans célèbrent les valeurs de liberté, de tolérance et d’amitié.

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Herald Brend

L’héritage de l’oncle Vincent

Roman

© Lys Bleu Éditions – Herald Brend

ISBN : 979-10-422-2070-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

La chambre d’hôtes, Le Lys Bleu Éditions, 2021

Le secret de Jean-Jules, Le Lys Bleu Éditions, 2022

Shadia, Le Lys Bleu Éditions, 2022

Pourquoi Victor ?, Le Lys Bleu Éditions, 2023

Hôtel Balmont, chambre 32, Le Lys Bleu Éditions, 2024.

Pour Anne-Marie

Chapitre 1

Jo tourne entre ses mains cette enveloppe, qui l’attire et l’inquiète à la fois. Cette lettre est arrivée au courrier de ce mardi matin et ce n’est pas dans ses habitudes de recevoir une missive officielle. Et si ce notaire apportait de mauvaises nouvelles ? Qui est ce Maître Marcel Bailou, domicilié à Paris ?

En fait, Jo, ce n’est qu’un surnom, qui le suit partout depuis son enfance. Tout le monde devrait l’appeler Jonathan, mais Jo, c’est plus modeste et cela colle mieux à sa personnalité. Il s’en arrange, car, comme il le dit souvent, il y a plus grave…

Jo s’est habitué à la simplicité de son existence. Il a été éduqué dans cet esprit de réserve, de politesse et de respect des autres. L’école ne l’a pas passionné. Ses parents la lui ont fait découvrir tardivement, il a eu des difficultés à intégrer des groupes déjà constitués. Il ne s’est pas beaucoup intéressé à ses condisciples qu’il trouvait superficiels, querelleurs et cruels, partageant peu leurs jeux et leurs préoccupations. Ceux-ci ne l’ont pas aidé à prendre confiance en lui, moqueurs, l’appelant par dérision pour son nom de famille, Jo La Poisse. Malheureusement, cette appellation était souvent fondée, car il n’avait pas de chance et s’y était habitué. Rêveur, il décrochait souvent, laissant son esprit vagabonder, mesurant son pouvoir sur les nuages qu’il tentait d’arrêter… en vain. Jo était donc devenu fataliste, désireux de vivre sans éclat, espérant se faire oublier, se fondre dans la foule des anonymes.

L’environnement familial ne renforçait pas non plus son ego. Les Lapousse s’étaient installés dans un immeuble bien tenu de la banlieue nord-ouest de Paris, le voisinage étant essentiellement constitué de petits fonctionnaires, employés de bureau, des gens sans histoire. À vingt-deux ans, Jo vivait encore chez ses parents, dans l’attente d’un emploi lui permettant de mener une vie indépendante.

Depuis la fin de ses études de technicien, il guettait chaque jour une réponse aux nombreux courriers adressés aux sociétés susceptibles de l’embaucher et ne s’attendait pas à recevoir une lettre de notaire ! Avec une fébrilité mêlée d’inquiétude, il ouvre cette mystérieuse missive :

Maître Marcel Bailou

35 rue Legendre

75017 Paris

Monsieur Jonathan Lapousse

7 rue d’Alsace

92110 Clichy

Paris, le 5 août 2020

Objet : Succession Vincent Baudon

Monsieur,

Je suis chargé, par mon confrère maître Emile Lonat, de procéder à la liquidation de la succession de votre oncle Vincent Baudon.

Je vous remercie de bien vouloir prendre rendez-vous le plus rapidement possible auprès de mon secrétariat.

Je contacte ce jour votre cousin Stanislas Vassimov qui est également convoqué à l’Étude.

Dans cette attente et demeurant à votre disposition pour tout renseignement, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Marcel Bailou

Notaire

Ce courrier fait remonter un ensemble de souvenirs sur l’histoire de la famille, la façon dont certains liens se sont distendus, voire d’autres, radicalement rompus. Ce grand-oncle Vincent, frère du grand-père Alexandre, que Jo n’a pas connu, est parti vivre à l’étranger dans un pays dont il ignore le nom…

Et puis il y a ce cousin Stanislas, qui vit à Paris et qu’il ne fréquente pratiquement pas, un peu snob, un côté satisfait de lui-même… Françoise, sa mère et Nicole, sa tante, sont des demoiselles Baudon. Françoise s’est mariée jeune à André Lapousse, un homme d’une grande bonté, généreux et fidèle. Nicole avait d’autres ambitions et attendait de rencontrer « le mari idéal ». Elle fut séduite par un homme élégant et racé, un certain Pierre Vassimov.

La famille Vassimov a souffert de l’exil de ses ancêtres, la révolution russe ayant chassé une partie de la noblesse et de la bourgeoisie moscovite. Le prénom de leur fils n’est sans doute pas étranger à ce désir de restaurer leur honneur. Stanislas a donc été élevé dans cet esprit de réussite, revanche d’une génération humiliée par les aléas de la vie.

C’est un garçon honnête et droit, imbu de sa personne, persuadé qu’il est destiné à un grand avenir. Ses études se sont passées sans problème, sa grande mémoire lui permit d’assimiler rapidement les notions nouvelles sans grand effort apparent. Cette disposition l’a toutefois éloigné de ses camarades, convaincus qu’il apprenait sans travailler… ce qui lui a valu le surnom de Stan Vas-y, appellation déclinée de son nom de famille ! Cela n’a fait que renforcer son désir de notoriété et son abord un peu méprisant. Il arbore fréquemment un air de suffisante supériorité, ce qui l’isole et le tient à l’écart d’amitiés simples. Son cousin Jo n’est jamais parvenu à dépasser ce côté froid, de sorte que tous deux n’ont que peu d’expériences en commun. Ce n’est sans doute pas pour lui plaire, mais la famille de Jo a pris l’habitude de l’appeler par son diminutif, Stan.

Jo est sorti de ses rêveries par la sonnerie du téléphone :

— Stanislas, ton cousin.
— Bonjour, Stan, comment vas-tu ?
— Bien. Je t’appelle, car j’ai reçu un courrier de Maître Bailou et tu es concerné.
— Je sais, je viens de recevoir sa lettre.
— Je te propose de l’appeler pour le rendez-vous.
— Si tu veux. Sais-tu quelque chose ?
— Non et toi ?
— Non plus !
— Es-tu libre dans les jours à venir ?
— Je n’ai rien de prévu.
— Je prends rendez-vous et je t’appelle.
— Entendu. Merci.
— À bientôt.

Jo se sent un peu énervé. Encore une fois, c’est son cousin qui prend l’initiative ! Il est à nouveau sous la coupe du grand Stan… et pourtant il n’y a pas de raison, ils sont dans la même situation. Aucun des deux n’a encore trouvé sa voie professionnelle. Ses grands airs l’agacent, son aplomb le déstabilise. Quand arrivera-t-il à prendre le dessus ? Peut-être parce que Stan a fait davantage d’études que lui ? Mais, qu’est-ce qui importe le plus ? Ce que l’on a appris ou ce que l’on sait faire ? Il se rassure en pensant qu’un jour il pourra sans doute se révéler, devenir une personne indépendante, dont il sera fier tout en restant modeste.

Il en est là de ses réflexions lorsqu’il entend sa mère revenir du travail. Un peu fébrile par ces derniers évènements, il se dit qu’il est temps de demander à ses parents qui est cet oncle Vincent dont il ne sait presque rien.

Françoise l’apercevant avec une lettre à la main lui demande :

— Bonjour Jo ! Des nouvelles ?
— Pas de réponses d’employeurs si c’est à cela que tu penses ! Juste une lettre d’un notaire !
— Un notaire ?
— Maître Bailou. Tu connais ?
— Jamais entendu parler. Que te propose-t-il ?
— Un rendez-vous avec Stan. Il parle de la succession de l’oncle Vincent !
— De l’oncle Vincent ?
— Tu peux m’en dire un peu plus sur lui ?
— C’est le frère de ton grand-père. Je ne l’ai pratiquement pas connu, car il est parti très jeune à l’étranger. Je n’en ai plus de nouvelles depuis de très longues années. Si ton grand-père était encore en vie, je pourrais lui demander des informations, mais à part lui, je ne vois personne avec qui il soit resté en relation. Puisqu’il y a une succession, il est donc décédé. C’est curieux que ce soit Stan et toi qui receviez cette convocation ! Attendons le retour de ton père pour lui demander ce qu’il en pense.

Pour Jo, le mystère s’épaissit, sa mère n’ayant aucun renseignement récent à lui communiquer. En début de soirée, son père revient de son travail et Françoise lui annonce la nouvelle :

— Jo vient de recevoir un courrier de Maître Bailou. Tu connais ?
— Pourquoi, je devrais ? C’est un avocat ? Un ennui ?
— Non, un notaire, c’est pour la succession de l’oncle Vincent !
— L’oncle Vincent ! J’en ai entendu parler par ton père, mais il avait disparu de la famille !
— C’est étrange. Nicole sait peut-être quelque chose.

Françoise, de plus en plus intriguée par cette convocation, téléphone à sa sœur :

— Nicole, c’est Françoise.
— Bonjour ! Je pense que tu m’appelles au sujet de l’oncle Vincent. Stan vient de m’en parler. Tu sais quelque chose ?
— Non, je voulais savoir si tu avais des informations.
— Rien. C’est étrange.
— Nous, les parents, ne sommes pas convoqués ! C’est bizarre.
— Attendons la suite, nos enfants nous tiendront au courant. Bonne soirée.
— Bonne soirée à vous trois.

Jo ressent de l’impatience. Quelle histoire ! Il n’y a plus qu’à attendre. Personne ne sait où l’oncle Vincent a vécu, quelles sont les lois de ce pays, pourquoi les parents ne sont pas prévenus.

Ce soir-là, il s’endort avec difficulté, dans l’attente d’en savoir un peu plus à l’occasion de ce prochain rendez-vous.

Trois jours viennent de s’écouler et Jo n’a toujours pas de nouvelles de Stan. Que faire ? L’appeler et lui donner l’impression d’être accroc et devenir son obligé ? Il est sans doute plus sage d’attendre. Il cherche sur Internet s’il y a quelque chose sur l’oncle Vincent à partir de mots-clés. Sans succès, cet oncle étant, semble-t-il, sorti des radars. Guère plus de chance avec Maître Bailou, qui est notaire associé d’une étude sur laquelle il y a peu d’informations.

Personne n’ayant une idée du lieu de vie de cet oncle, impossible de chercher sur un atlas si son pays d’adoption est lointain ou proche. Une piste toutefois. Dans le droit français, il lui semble que les nièces du défunt, c’est-à-dire sa mère et sa tante, devraient être convoquées. Et ce confrère, Maître Emile Lonat, également introuvable !

Au soir du troisième jour, le téléphone sonne enfin. Il décroche :

— Ici, News People.
— À qui voulez-vous parler ?
— Jonathan Lapousse.
— C’est moi, c’est à quel sujet ?
— La succession Vincent Baudon.
— Qui vous en a parlé ?
— Notre correspondant local.
— Où ça ?
— C’est confidentiel…
— Mais je voudrais savoir…

La communication est interrompue. Jo est furieux. Une certaine presse est au courant et cherche à lui soutirer des informations qu’il n’a pas, sans lui dire d’où vient la fuite. C’est rageant ! Un instant il imagine Stan lui faisant une blague. Non. Ce n’est pas le genre. C’est de plus en plus étrange. Il en est là de ses réflexions lorsque le téléphone sonne à nouveau :

— Monsieur Lapousse ?
— Oui, c’est moi.
— C’est bien Monsieur Jonathan Lapousse ?
— Oui, c’est bien moi.
— Si vous répondez correctement à quatre questions, vous gagnerez un séjour d’une personne pour toute réservation d’une semaine à cinq aux Maldives.
— C’est ça ! un séjour gratuit pour quatre achetés ! Si c’est une plaisanterie, elle est de mauvais goût !
— Pas du tout Monsieur Lapousse, vous ne mesurez pas la chance que vous avez.

Il entend alors sur la ligne un signal lui indiquant qu’un correspondant cherche à le joindre. Furieux, il raccroche et cherche à prendre la ligne en appel, sans succès. Pourtant si calme d’ordinaire, il est au comble de l’exaspération. Il essaye de rappeler, mais il n’y a personne… Jo se dit qu’il vit une époque moderne et que le progrès fait rage… Il respire profondément et tente de se calmer.

Sur ces entre-faits, on sonne à la porte. Il va ouvrir et découvre une enveloppe fermée posée sur le paillasson. Il se penche rapidement et entend un bruit bizarre derrière lui. Quelque chose comme un zip continu discret. Le bruit s’arrête, il prend la lettre et rentre dans l’appartement. Rien en vue. Il se tourne pour fermer la porte et sent soudain vers l’arrière une arrivée d’air imprévue : en se baissant brusquement, il a décousu le fond de son pantalon… Jo est pris entre deux priorités. Se changer ou lire ce courrier. Dans sa hâte, il se précipite dans le dressing, choisit un pantalon, enlève celui qui est décousu et se tient dans le couloir en caleçon. À cet instant sa mère rentre du travail :

— Bonjour, Jo, que fais-tu dans cette tenue, une lettre à la main ?
— Euh, rien, je me change.
— Tu en as reçu une nouvelle ?
— Non, enfin oui. Elle était sur le paillasson, je ne l’ai pas encore ouverte.

Fébrilement, il la décachette et découvre une publicité proposant une réduction sur les ramonages alors que l’appartement dispose du chauffage central et n’a pas de cheminée… Décidément, cette journée n’est pas la bonne ! Jo, inquiet pour son avenir proche, est angoissé.

Son père étant de retour dans la soirée, il décide de confier ses inquiétudes à ses parents. De nombreuses questions lui viennent à l’esprit. Dans un héritage, que trouve-t-on ? Du bon ou du mauvais ? Est-ce toujours bien clair ? Il propose d’aller au salon pour en parler :

— Savez-vous comment se passe une succession ?
— Notre fortune repose sur notre travail et nous n’avons pas encore connu ce genre de situation, lui répond son père.
— Savez-vous si l’oncle Vincent avait des dettes ?
— Impossible de le savoir, répond sa mère, il est parti depuis si longtemps…

Ce troisième jour s’achève donc sur des incertitudes, lui qui est d’ordinaire habitué à une vie bien organisée dans la douceur d’un foyer équilibré et calme ! Que cache ce rendez-vous ? Quelle est la latitude du bénéficiaire ? Doit-on accepter, demander des délais de réflexion ? La tête pleine de doutes, il a bien du mal à s’endormir.

Au réveil de ce quatrième jour, son état d’excitation est à son comble. Saisissant son téléphone, il s’aperçoit qu’il est déchargé. Et si Stan lui avait envoyé un SMS ? Il est de toute façon trop tôt pour appeler avec le poste fixe.

En attendant, il décide de prendre son petit déjeuner pendant que son portable se recharge. Hors de question d’attendre lundi matin en tournant en rond dans l’appartement. Sortir ne servirait à rien puisque son esprit est mobilisé par ce rendez-vous. Pour une fois qu’il se passe quelque chose dans sa vie ! Depuis le temps qu’il galère en espérant un emploi, qui lui donnera de l’indépendance, qui le valorisera alors qu’actuellement il ne se sent bon à rien de précis.

N’y tenant plus et oubliant ce qu’il s’était interdit de faire, il décide d’appeler Stan :

— C’est Jo.
— Bonjour.
— As-tu contacté le notaire ?
— Oui, mais son répondeur informe qu’il ne sera de retour que lundi prochain.
— C’est tout ?
— Dès que j’ai le rendez-vous, je t’appelle. Bon week-end.
— Également.

C’est fini. Deux jours à patienter. Que faire ? Informer Lisa, son amie ? Lui parler de ce rendez-vous ? Finalement, il l’appelle :

— Lisa ? C’est Jo.
— Bonjour, comment vas-tu ?
— Bien, merci et toi ? On peut se voir, j’aimerais te parler.
— D’accord, quand veux-tu ?
— Cet après-midi ?
— Tu passes me prendre quand ?
— Quatorze heures chez toi ?
— Parfait. Bises.
— Bises.

Lisa est une amie d’enfance. On peut même dire que c’est son amie, sans doute la seule pour qui il a ces sentiments. Ils se sont connus à la rentrée des classes et ont des goûts communs. Il est secrètement amoureux d’elle, mais a du mal à se projeter dans le futur. Aller plus loin est-il de nature à briser leur belle amitié ? Il n’ose pas se risquer. Il lui prendrait bien la main lorsqu’ils sortent, mais que ferait-il en cas de refus ? Plus le temps passe, plus il lui devient difficile de se dévoiler. Il y a aussi cette question d’avenir, car il est difficile de construire sans sécurité et le monde du travail est trop fermé pour rêver. Les évènements récents ont mis en perspective ses sentiments et il est aujourd’hui préoccupé par cette question nouvelle de la succession. Sa vie va-t-elle changer ?

En ce début d’après-midi, il passe chercher son amie, qui vit également chez ses parents. C’est une gentille famille, qui voit avec plaisir ce garçon agréable et bien élevé. Ils imaginent bien leur fille en sa compagnie pour la vie, mais restent discrets et ne se permettraient pas de faire la moindre allusion. Jo et Lisa partent donc sous leur regard bienveillant et remontent l’avenue de Clichy, à la recherche d’un cinéma, afin de passer un bon moment. Ils ne trouvent rien à leur goût, les programmes proposant des comédies faciles ou des polars dans l’ensemble violents. Tous deux sont un peu hors de leur temps. Sérieux, réfléchis, ils cèdent rarement aux plaisirs faciles. Leur cercle d’amis est très réduit pour ne pas dire inexistant.

En fait, Jo cherche surtout à partager avec Lisa sur les derniers évènements afin d’avoir son avis. Cela compte beaucoup pour lui. Ils s’installent à la terrasse d’un café, commandent une consommation et il engage la conversation :

— Je viens de recevoir un courrier étrange.
— Une proposition d’emploi ?
— Non, pas exactement. C’est une lettre de notaire.
— De notaire ? Tu n’as pas la formation pour travailler dans une étude !
— C’est mon grand-oncle.
— Ton grand-oncle est notaire ?
— Non, il s’agit de sa succession.
— Tu ne m’en as jamais rien dit.
— Il est à l’étranger depuis si longtemps.
— Il est mort ?
— Sans doute, mais je n’en sais pas plus.
— Que dois-tu faire ?
— Je suis convoqué avec mon cousin Stan, je t’ai déjà parlé de lui.
— Tu m’as dit que vous ne vous entendiez pas trop.
— C’est vrai, mais je n’ai pas le choix. Nous avons rendez-vous ensemble.
— Quand ?
— Nous attendons.
— Je te sens inquiet.
— Oui, je ne sais pas quoi penser. À ton avis, ça peut être plutôt bon ou mauvais ?
— Ça dépend de ce que va te dire le notaire. Tu le connais ?
— Non, aucune idée. Sais-tu comment ça se passe dans ce genre de situation ?
— Nous n’avons encore jamais rencontré cela dans la famille.
— N’en parlons plus, il me faut attendre.

Il s’aperçoit qu’il n’a parlé que de lui. Lisa est une jeune fille élevée à l’ancienne, sage et réservée. Elle ne parlera pas d’elle, ne se plaindra pas, ne demandera rien. Sa famille la trouve formidable, mais est-ce bien la préparer à affronter l’avenir dans une société où il y a peu de place pour les humbles ? Il a conscience de sa discrétion et s’intéresse à elle avec beaucoup de gentillesse :

— Parle-moi de toi. As-tu des réponses de ton côté ?
— Rien pour l’instant. J’ai envoyé des CV à plusieurs entreprises cherchant un comptable, mais je n’ai aucun retour.
— Tu as pourtant une bonne formation dans un secteur qui recrute.
— Je dois patienter, je viens juste de terminer mes études.
— J’espère que tu attendras moins que moi. C’est stressant.
— Et Stan, il travaille ?
— Non.
— Il a pourtant des diplômes reconnus.
— On lui répond qu’il est trop spécialisé et qu’il n’a pas d’expérience.
— On ne peut pas en avoir avant d’avoir commencé !
— C’est juste. Il attend comme moi.
— Alors tu vois, ça sert à quoi les études longues ? Quel âge a-t-il ?
— Vingt-sept ans.
— Il n’est pas plus avancé que toi.
— Sans doute, mais son niveau lui permet de prendre un air suffisant qui m’agace.
— Tu ne devrais pas y faire attention. Ce qui compte, ce n’est pas le diplôme, c’est ce qu’on est capable de faire avec ! Il n’a pas à te snober ! Qu’il fasse ses preuves et même ! Qu’est-ce que cela prouvera ?
— C’est vrai, mais c’est son caractère.
— Tu ne devrais pas te laisser dominer. Tu as sûrement autant de valeur que lui.

Jo sait tout cela, mais Stan l’impressionne depuis son enfance. Il a de grands airs hérités de sa famille. La tante Nicole a reçu la même éducation que sa mère, mais a facilement adhéré aux valeurs de la famille Vassimov. Le grand-père Baudon était libre penseur et a laissé ses filles décider de leur avenir religieux. Aucune n’a été baptisée et elles n’ont subi aucune influence sur la question, ni en bien ni en mal. Elles ont su, dès l’âge de raison, qu’elles disposeraient d’une liberté totale dans leurs choix d’adultes. Leur éducation a été rigoureuse, basée essentiellement sur un socle de valeurs : travail, honnêteté, respect d’autrui, franchise… en fait une formation judéo-chrétienne sans le savoir !

Françoise s’est parfois interrogée sur la conduite à tenir vis-à-vis de Jo. Fallait-il lui donner une culture religieuse afin de lui ouvrir l’esprit ? Faute de réponse claire à cette question, elle laissa le sort décider de son avenir. Lorsqu’il était enfant, Jo se posait parfois des questions. Il voyait d’autres jeunes du quartier accompagner leurs parents à l’église. Il était même tellement curieux de tout ce qui l’entourait, qu’il demanda une fois à un petit voisin s’il pouvait y entrer avec lui. Cette visite l’impressionna. L’ambiance était triste, les lieux sombres. Un organiste répétait et il a trouvé cela plaisant. Son copain, voyant son intérêt pour l’orgue, lui a proposé de passer le dimanche suivant vers la fin de la messe, car ce musicien était très apprécié et enthousiasmait la foule des fidèles, clôturant la messe par de grands airs connus. Avec l’accord de ses parents, il était donc passé le dimanche suivant en fin de matinée. Il s’était glissé au fond à la fin de l’office alors que l’organiste jouait avec puissance. À cet instant, un grand nuage de fumée était sorti de l’orgue et la foule s’était précipitée dehors en criant « au feu ! ». Curieusement, aucune flamme n’était visible. Jo apprit par la suite que des garnements avaient placé un kilo de talc dans le gros tuyau d’orgue, attendant avec impatience la fin de la messe… Philosophe, il garda de cette aventure que l’église est une maison pour tous, y compris pour les garnements.

Nicole, de son côté, n’avait pas eu les mêmes scrupules. La famille Vassimov, très traditionaliste, fréquentait l’Église orthodoxe chaque dimanche. Elle demanda à Nicole de se convertir en prévision de son mariage avec Pierre. Stan avait donc été baptisé selon ce rite, ce qui lui donnait beaucoup d’aisance en présence de personnalités religieuses.

Jo en est là de ses réflexions lorsque Lisa lui fait remarquer qu’il est tard et donc temps de rentrer. Sur le chemin du retour, ils parlent du temps passé depuis le lycée, des anciennes connaissances, dont ils ont perdu la trace. Arrivé chez ses parents, il pense que la journée du lendemain sera bien longue.

Chapitre 2

Impossible de faire la grasse matinée. Jo ne pense qu’à ce rendez-vous. Il envie Stan qui va chaque dimanche matin à l’église. Au moins, il passe un moment hors de chez lui, rencontre du monde. Ses parents sont sortis pour la journée. Ils sont chez des amis plus âgés, un ancien collègue de son père. Dehors, il fait gris. Il est mélancolique. Ce n’est pas un joli mot pour vous donner le moral. Il laisse aller son esprit, cherchant dans mêlée et colique les racines de ce mal-être. Mêlée est un combat opiniâtre et confus où on lutte corps à corps et, colique, une violente douleur abdominale. Plus sérieusement, Jo en trouve l’étymologie dans le dictionnaire, du grec melagkholia et du latin melancholia. Avec ces définitions, il n’est pas plus avancé. Au moins, mêlée et colique, c’est plus imagé…

Pour passer le temps, il allume la télévision. Toujours des programmes truffés de publicités débiles. Quel niveau ! Pas de quoi se donner le moral. Il choisit d’écouter de la musique. Tout ce qu’il trouve lui donne le cafard. Il aimerait bien être auprès de Lisa, mais elle est partie pour la journée dans sa famille. Il finit par s’endormir sur le canapé après avoir tenté de se concentrer sur un article consacré au changement climatique…

Les parents sont rentrés, heureux d’avoir revu des amis. La soirée s’étire, les heures s’égrènent lentement. Si la semaine prochaine permettait d’en finir avec ce mystère. Pour une fois qu’il y a de l’insolite dans sa vie !

De très bonne heure, ce lundi matin, il est sur le pied de guerre. Son portable bien chargé ne le quitte dans aucun de ses déplacements. En fin de matinée, il sonne :

— C’est Stan.
— Bonjour, Stan, du nouveau ?
— Le rendez-vous est prévu demain matin à dix heures.
— Tu en sais plus ?
— Non, sauf que nous sommes seuls à être convoqués.
— Et c’est tout ?
— Nous devons venir avec nos livrets de famille, à demain.
— À demain.

Mais où peut bien être le livret de famille ? Ses parents sont partis travailler et il va falloir attendre le soir pour le savoir. Il décide de téléphoner à sa mère, mais elle est en réunion. Il tente d’appeler son père qui n’est pas joignable (en clientèle pour la journée). Il se dit qu’il n’a vraiment pas de chance et que ses copains n’avaient peut-être pas tort de lui attribuer son surnom…

Le soir arrive enfin avec son verdict. Mais où est donc passé le livret de famille ? Tous passent la soirée à chercher dans les tiroirs, les placards… en vain. Soudain, Françoise se rappelle : il est en lieu sûr au coffre, à la banque ! Mais à quelle heure ouvre cet établissement ? Il regarde sur internet et découvre avec horreur que les guichets ne sont pas accessibles avant neuf heures. Cela laisse moins d’une heure pour retirer le livret de famille et filer à l’étude. C’est juste, mais faisable, cependant seuls ses parents peuvent accéder au coffre et ils doivent être à leur bureau à huit heures trente. Il est finalement décidé que Françoise demandera à se libérer une heure pour passer à la banque et porter le document à l’étude. Jo est un peu chagrin, car une fois de plus, il dépendra de ses parents et ne pourra pas arriver seul à l’étude. Cette situation le rend vulnérable aux yeux de son cousin Stan, qui sera sans doute en possession de tous ses documents…

La nuit du lundi au mardi est longue. Le rendez-vous est à dix heures et il arrive très en avance afin de mettre toutes les chances de son côté. Il s’arrête au Café avenue de Clichy et commande un expresso bien serré. Il s’assoit à une table près du comptoir. Un peu stressé, un brin fébrile, il s’étrangle en buvant son café et en fait tomber sur sa veste. Il demande à la serveuse s’il peut avoir de l’eau pour réparer les dégâts. Elle lui apporte un pichet plein ainsi que du papier absorbant. Maladroitement, il tend la main pour saisir le pichet, prend l’anse dans sa manche de veste et renverse l’eau sur son pantalon. D’un bond il se lève, mais le mal est fait. Le pantalon est mouillé de la ceinture à la cheville. Catastrophe ! Quelle allure pour le rendez-vous ! Il se dit qu’il a vraiment la poisse. Lentement, il essaye d’éponger l’eau. Il arrive à limiter les dégâts, mais le liquide a modifié l’aspect de l’ensemble et il est impossible de cacher l’incident. Pour tout arranger, il est trempé jusqu’au caleçon et cette fraîcheur lui agit sur la vessie. Avec ces péripéties, l’heure passe et il n’a plus le temps de passer aux toilettes avant de se diriger vers l’étude, en espérant que l’humidité ambiante ne le perturbera pas.

Il s’est mis en retard, arrive tout essoufflé à l’étude :

— Qui dois-je annoncer, demande la secrétaire ?
— Jonathan Lapousse.
— Entrez, Maître Bailou est déjà en compagnie de votre cousin.

Jo pénètre dans le bureau du notaire. Une atmosphère feutrée, un mobilier austère, des classeurs, des dossiers, l’impression d’avoir changé d’époque. Maître Bailou est derrière son bureau. Stan est assis sur le plus grand fauteuil. Il en reste un plus étroit et un peu plus bas, qui lui donne une fois de plus le sentiment de ne pas être à la hauteur…

Le notaire prend la parole :

— Je vous ai fait venir à la demande de mon confrère Maître Etienne Lonat, afin de procéder à la liquidation de la succession de votre oncle Vincent Baudon. Avant de vous donner lecture de ses dernières volontés, je dois m’assurer de votre identité. Pour cela, je vous remercie par avance de me remettre vos cartes d’identité ainsi que vos livrets de famille.
— Les voici, répond Stan en tendant spontanément les documents.
— Je n’ai que ma carte d’identité, déclare Jo, ma mère est en route afin de déposer à l’étude le livret de famille.
— Merci répond le notaire, je vais demander à ma secrétaire s’il est bien arrivé.
— Avez-vous le livret de famille de Monsieur Jonathan Lapousse ?
— Pas encore, merci. Nous allons attendre.

Jo est de plus en plus gêné. L’humidité se fait sentir. Il a le sentiment que son pantalon colle au fauteuil en cuir. Si ça continue, il ne pourra plus tenir longtemps et une catastrophe se prépare. Avec peine, afin de limiter les dégâts, il demande au notaire, dans un souffle, s’il peut s’éclipser un instant. Maître Bailou le rassure, souhaitant profiter de ces quelques instants pour s’entretenir avec Stan. Avec précaution, il se dirige vers l’extrémité d’un couloir qu’il trouve interminable. Il se demande ce que son cousin peut bien avoir à dire au notaire pendant son absence. Il revient le plus vite possible et constate avant de s’asseoir que son fauteuil est auréolé. Stan et le notaire s’en sont-ils aperçus ? Quelle honte !

Le téléphone sonne à nouveau :

— Oui, le livret est arrivé ? Merci de me l’apporter.

Le notaire vérifie l’identité des deux cousins, puis ouvre un dossier contenant une enveloppe scellée. Des armoiries inconnues apparaissent. Impossible d’identifier la provenance du document. Maître Bailou fait sauter les sceaux et extirpe lentement un courrier authentifié par la signature de l’oncle Vincent. Le notaire procède à la lecture du testament :

Je soussigné Baudon Vincent,

Né le 12 novembre 1945 à Vatan (36 230)

Domicilié 3 Impasse de Sulcea à Frik (ESPERIE)

Lègue à :

— Vassimov Stanislas

Neveu

Né le 20 février 1993 à Paris (75 017) de Vassimov Pierre et Baudon Nicole son épouse

— Lapousse Jonathan

Neveu

Né le 28 janvier 1998 à Lathuile (74 210) de Lapousse André et Baudon Françoise son épouse

La totalité de mes biens et rentes sous les conditions suspensives suivantes :

— obligation est faite à mes neveux de vivre à l’année à Frik, au 3 Impasse de Sulcea ;
— ils doivent s’entendre et cohabiter à cette adresse ;
— il leur est interdit de se mêler de mes affaires, qui continueront à prospérer, compte tenu des dispositions prises ;
— ils pourront se livrer à toute activité légale privée ou publique ;
— ils auront la double nationalité leur permettant de circuler librement entre la FRANCE et la République d’ESPERIE ;
— en cas de condamnation pour activités illégales, ils seront déchus de leurs droits et devront renoncer à l’héritage.

Ma succession devra être exécutée au plus tard dans un délai de trois mois après ma disparition.

Maître Émile Lonat veillera au bon déroulement de ces dispositions.

Fait à Frik, le 5 avril 2015

Vincent Baudon

Le notaire, afin de lever d’éventuels doutes sur la validité de l’acte, apporte des précisions :

— Vous êtes sans doute surpris d’être les seuls mentionnés sur l’acte ?
— Oui, répond Stan, dans la législation française, nous ne sommes pas seuls héritiers…
— Mais il s’agit de la République d’ESPERIE, l’interrompt maître Bailou sur un ton très important, c’est très différent ! Le donateur dispose librement de ses biens.

Un lourd silence s’est abattu sur l’étude. Jo et Stan sont en état de choc. Cette République d’ESPERIE, aucun n’en a entendu parler. Tout quitter et devoir cohabiter, quelle tuile ! Les deux cousins sont tirés de leurs réflexions par le notaire qui sort un document complémentaire. Il s’agit d’une liste des biens et services mis à disposition. Il y a la maison au 3 Impasse de Sulcea, plusieurs voitures, mais aussi du personnel affecté aux divers services : régisseur, chauffeur, cuisinière, femme de chambre, gardiens également chargés de l’entretien. Tous les frais afférents au bon fonctionnement sont prévus, les affaires de l’oncle Vincent, très prospères, écartent tout souci d’argent.

Le délai de trois mois mentionné dans le document ajoute encore du stress à la situation. De nature inquiète, Jo est le premier à intervenir :

— Savez-vous depuis combien de temps notre oncle a disparu ?
— Je dois me renseigner auprès de mon collègue, répond le notaire, cela pourra prendre plusieurs jours en raison des perturbations entraînées par les questions sanitaires.
— Avez-vous des informations sur cette république, je n’en ai jamais entendu parler !
— Je vous communiquerai tous les documents joints au dossier. Ils vous informeront sur les démarches à entreprendre.

Jo n’en revient pas, quelle audace ! Lui, d’ordinaire si réservé, a brusquement montré son intérêt. Enfin, il y a du nouveau dans sa vie !

En attendant de recevoir des compléments d’information de son collègue Émile Lonat, le notaire remet à chacun un dossier complet sur la République d’ESPERIE et sa représentation consulaire en France. Il prend soin de noter les numéros de téléphone de chacun afin d’éviter d’être hors délai (ils n’ont que trois mois !).

Ils partent, chacun de leurs côtés, absorbés par leurs pensées. Jo se hâte de rentrer chez ses parents afin de se plonger dans les documents remis.

Dès son arrivée, il ouvre avec intérêt le volumineux dossier. Les documents sont soigneusement classés : cartes géographiques, adresses, numéros de téléphone…, il sent l’excitation monter en lui. Le téléphone sonne :

— Jo, c’est Lisa, du nouveau ?
— Oui, je rentre à l’instant.
— Tu es content ?
— Oui, car nous avançons, mais il reste encore des inconnues.
— Je suis impatiente de savoir…
— Je dois étudier tout un dossier et je te rappelle, bises.
— Bises, à bientôt, j’attends ton appel.

L’heure avance et il s’aperçoit qu’il n’a rien pour le repas. Peu importe, il n’a pas faim, juste soif de savoir !

Le plus important lui semble être la localisation de cette république. Il cherche sa position par rapport au monde. Est-ce loin de l’Europe ? Peut-être une île, un lieu connu sous un autre nom ? Il examine les documents avec soin, évitant de mélanger les dossiers. Une chemise attire son attention : Histoire de l’ESPERIE. Plusieurs feuillets sont manuscrits, sans doute des recherches de l’oncle Vincent. Il est question de droits remontant aux guerres de Religion au XVIe siècle. Sa constitution date de la fin du XVIIIe siècle, époque où cette région est devenue refuge de républicains européens chassés par les purges successives de régimes instables. Progressivement, cette enclave s’est appelée l’ESPERIE, état démocratique reposant essentiellement sur les principes d’indépendance, fraternité, solidarité, partage des profits. Au cours du temps des tensions sont apparues et le pays est devenu une fédération de deux microprovinces, l’ESPERIE occidentale (capitale Frik) et l’ESPERIE Orientale (capitale Free). L’ESPERIE, connue principalement pour son commerce et sa discrétion bancaire, n’a pas d’ambassade. Cet état est relié au reste du monde par des représentations consulaires.

Sans doute, pour des raisons de discrétion, aucune carte détaillée ne délimite précisément ses frontières. L’information la plus précise situe cet état dans les Carpates. Il semble qu’un visa soit nécessaire. La délivrance se fait par l’intermédiaire d’une banque internationale représentant l’ESPERIE. Tout cela inquiète Jo qui se demande si son passeport est encore valable. Il se souvient que le dossier contient des informations sur la représentation consulaire en France. Il trouve une liste de banques correspondantes de l’ESPERIE. Leur nombre est important et il se dit que certainement, les affaires de l’oncle Vincent sont florissantes ! Il note que la ENB (Esperie National Bank) est représentée dans tous les pays du monde, qu’ils soient capitalistes ou non. Il cherche sur internet et ne trouve rien. La ENB est une Banque Nationale spécialisée dans les échanges de fonds… Cela n’avance en rien ses affaires et il ne sait toujours pas où s’adresser pour son visa.

Le soir arrivant, Françoise rentre du travail et souhaite avoir quelques renseignements à la suite du rendez-vous chez le notaire :

— Bonsoir Jo. Comment s’est passé le rendez-vous ?
— Bien, merci pour le livret de famille.
— Du nouveau pour la succession ?
— Il faut patienter un peu. Nous n’avons pas encore tous les renseignements, il est question d’un délai d’exécution. Nous en saurons plus dans quelques jours.
— Je te propose d’en parler ce soir avec ton père pour que nous soyons tous au courant.

Sans perdre une minute, Jo cherche tous les documents géographiques disponibles. Les Carpates s’étendent sur huit pays qui faisaient, pour la plupart, partie de l’ancien bloc de l’Est. Certains documents font référence aux « Carpates Orientales Extérieures », une région comprenant une partie de la Roumanie et de l’Ukraine. L’ESPERIE serait donc dans cette zone, sa situation ayant permis aux deux blocs – capitaliste et communiste – de procéder à des échanges commerciaux discrets. Impossible pour l’instant d’en savoir plus sur le sujet. Maître Bailou, intermédiaire de Maître Lonat, est le principal détenteur d’informations précises sur la succession. Reste la question du passeport. C’est toujours dans l’urgence que l’on mesure l’intérêt de tenir en ordre ses documents officiels. Jo se souvient d’en avoir eu un, mais, voyageant peu, il ne sait plus si ce document est encore valable. Après de fébriles recherches, il finit par le retrouver avec soulagement et constate que la date limite de validité n’est pas dépassée.

Son père rentrant du travail, Jo lui laisse à peine le temps de se remettre de sa journée pour ouvrir la discussion sur les évènements du jour :

— As-tu un moment pour parler de la succession ?
— Sans doute, car je suis étonné que nous n’ayons pas été convoqués.
— L’oncle Vincent avait la double nationalité et dans son pays de résidence, chaque citoyen choisit ses héritiers.
— C’est étrange que la loi française ne s’applique pas !
— C’est un fait, mais il semble que ce soit légal.
— Dans quel pays vivait-il ?
— L’ESPERIE, tu connais ?
— Jamais entendu parler, c’est où ?
— Dans les Carpates.
— Et qu’en dit ta mère ?
— Elle arrive. Maman, qu’en penses-tu ?
— Que cet oncle a toujours été étrange, non conformiste, un peu hors des conventions. Rien ne m’étonne de lui !
— Était-il marié ?
— Personne n’en a jamais rien su. Ton grand-père a fini par se fâcher avec son frère, il y a plus de trente ans…
— Qu’y a-t-il dans la succession, si ce n’est pas indiscret ?
— Stan et moi sommes les seuls héritiers.
— Vraiment ? C’est étrange, car il n’a connu aucun de vous.
— Nous héritons de tous ses biens à condition d’aller vivre ensemble dans sa maison !
— Dans sa maison, mais où ?
— En ESPERIE.
— C’est incroyable ! Vous n’allez tout de même pas partir à l’aventure ! Qu’allez-vous faire là-bas ?
— Rien, tout est prévu. Logement, voitures, services, rente…
— Mais des garçons de votre âge ont besoin de travailler ! Vous allez tourner en rond !
— Le notaire doit nous apporter des précisions d’ici quelques jours.
— As-tu pensé que Stan et toi, vous ne vous entendez pas vraiment bien ! Es-tu certain que ce n’est pas une blague ?
— De la part de qui ?
— À quoi te servira ta formation si tu ne fais rien ? Cela me semble risqué.
— De toute façon, en France, je désespère de trouver un emploi, alors pourquoi pas…
— Et Stan, qu’en dit-il ?
— Je n’en ai pas parlé avec lui, il est toujours aussi secret et distant. Je lui poserai la question. Pour l’instant, nous attendons d’en savoir plus.

Jo passe le reste de la soirée à feuilleter les documents, à la recherche d’une piste afin de satisfaire sa curiosité. Tout à coup, il repense à Lisa. Comment lui annoncer son départ s’il se confirme ? Pourra-t-il la faire venir ? Acceptera-t-elle ? Il est tard et il ne veut pas la déranger à cette heure, il appellera demain. La journée du mardi a été longue et émotionnante. Jo finit par s’endormir d’un sommeil agité où se bousculent personnages et lieux imaginaires.

Dès le mercredi matin, il ne pense qu’à cette succession. Il doit occuper son temps afin de ne pas s’énerver. Après le petit déjeuner, il téléphone :

— Lisa, c’est Jo.
— J’espérais ton appel.
— On peut se voir ?
— Quand tu veux. Je n’ai malheureusement rien de précis à faire aujourd’hui. Les entretiens d’embauche ne se bousculent pas…
— Je passe te prendre en début d’après-midi ?
— Je t’attends, bises.
— Bises.

Vers quatorze heures, il va chercher Lisa. Elle est seule, car ses parents sont sortis. Il la prendrait bien dans ses bras pour la serrer contre lui, mais son éducation lui dit qu’il ne peut pas se conduire de cette façon, qu’elle le repousserait peut-être et qu’il ne saurait plus comment lui faire oublier son geste. Au lieu de sortir, ils trouvent plus intime de s’installer au salon afin d’échanger sur le scoop de Jo. Pour une fois que quelque chose se passe dans leur vie, que l’avenir s’égaie d’une promesse, même fragile :

— La journée d’hier a été riche en émotions.
— Vous n’étiez que Stan et toi chez le notaire ?
— Oui, nous sommes les seuls héritiers.
— Vous avez des souvenirs avec l’oncle Vincent ?
— Aucun. Il a quitté la famille alors que nous n’étions pas nés.
— Tu sais quand il est mort ?
— Je n’en sais rien. Nous n’avons pas été prévenus. Le notaire a juste parlé de sa disparition. D’ailleurs, c’est un problème.
— Pourquoi ?
— Le délai entre sa disparition et la liquidation de la succession ne doit pas dépasser trois mois.
— Qu’allez-vous faire ?
— Attendre la convocation du notaire qui se renseigne.
— Ce doit être stressant.
— Ça l’est !
— La famille de ton grand-père n’était pas riche, il ne doit pas vous laisser beaucoup.
— Si, au contraire !
— C’est incroyable ! Que faisait-il ?
— J’ai l’impression qu’il était dans les affaires…
— Quel genre ?
— Je ne sais pas.
— Comment allez-vous partager cet héritage ?
— C’est déjà prévu.
— Si tu ne veux pas en parler, je ne veux pas être indiscrète.

Encore une fois, il pense à la prendre dans ses bras, lui déclarer qu’il l’aime, partager avec elle ses joies et ses peines. Il y a toujours cette fichue éducation qui le bloque, son manque d’assurance, la peur de se dévoiler. Il essaie de lui faire comprendre combien elle compte pour lui :

— Au contraire. Cette succession est bien étrange.
— Mais encore ?
— Nous héritons de tous ses biens : maison, voitures, personnels de maison, rente.
— C’est incroyable !
— À une seule condition, que Stan et moi habitions ensemble dans sa maison.

À cette nouvelle, Lisa semble contrariée. Il s’en aperçoit et en devine la cause. Si elle partage les mêmes sentiments que lui, comment pourrait-elle envisager de venir vivre avec eux deux, sachant combien Stan est distant, froid, certaines fois cruel au point de faire comprendre qu’il est, en toute circonstance, un être supérieur ? Il repense à la clause d’aller habiter loin de Lisa, dans ce pays qu’il ne connaît pas. Comment cacher ce point essentiel. De toute façon, tôt ou tard, elle découvrira la vérité et ce sera encore plus terrible pour leurs relations futures. Un avenir ne peut pas se bâtir sur un mensonge, voire un oubli volontaire… Jo reprend :

— Ce n’est pas tout.
— Tu me fais peur.
— Oncle Vincent habitait un pays lointain où se trouve sa maison.
— Où ? demande Lisa avec émotion.
— Il me semble que c’est dans les Carpates.

Un silence gêné s’installe. Lisa baisse les yeux, il imagine qu’elle pourrait bien pleurer. Ils sont tous les deux émus. Il ose poser sa main sur celle de Lisa et lui dit :

— J’ai du mal à m’imaginer loin de ceux que j’aime.
— Ce serait dur pour tes parents.
— Il n’y a pas qu’eux.
— D’autres personnes de ta famille ? rétorque Lisa avec finesse.
— Si tu me le demandais, je renoncerais, répond Jo, stupéfait lui-même de son audace.

Lisa prétexte d’aller chercher un rafraîchissement pour sortir du salon. Il profite de ce moment pour faire le point. C’est sans doute l’occasion d’aller plus loin et de se déclarer. Lisa revient portant une carafe contenant de l’orangeade. Il repense avec horreur à l’épisode du café, ce qui le stress encore plus. Il la laisse faire le service et, d’une voix douce, lui dit :

— Depuis combien de temps nous connaissons-nous ?
— J’avais treize ans et toi quatorze.
— Depuis huit ans, nous sommes si bien ensemble. Toujours d’accord sur les évènements de la vie, nous portons un même regard sur le monde.
— Je suis toujours bien près de toi.
— Moi aussi.

Cette fois-ci, c’est Lisa qui lui prend la main sans rien dire. Ils se taisent, semblent concentrés sur la contemplation du plancher. Le temps passe, le soleil décline et c’est ainsi que les parents de Lisa les trouvent main dans la main. Le père de Lisa qui avait déjà beaucoup d’amitié pour Jo leur dit doucement :

— Alors, les amoureux.

Comme réveillés brusquement, ils se lèvent. Les parents les font asseoir et manifestent leur joie de les voir ainsi réunis. Jo ressent une vive émotion pour cette manifestation d’amour de ce couple solide et tendre. La fin d’après-midi s’achève dans un nuage de bonheur et il prend congé de la famille avec au cœur cette joie profonde et cette certitude d’avoir fait un pas crucial dans sa vie d’homme.

Chapitre 3

Lorsque le soir tombe, c’est parfois l’occasion de faire le bilan de la journée. Il est souvent modeste, avec l’espoir de faire du jour suivant un exemple. Jo n’en revient pas de son audace et reprend confiance en lui. Il trouve la famille de Lisa formidable, rien d’étonnant à ce qu’ils se soient sentis si proches. Comme rien n’est jamais simple, il pense avec tristesse à cette succession qui lui apporte à la fois espoir et inquiétude ; espoir d’un avenir matériel sans problème, inquiétude de devoir peut-être quitter Lisa pour le réaliser. Il doit bien y avoir un moyen de concilier le cœur et la raison.

Dès le jeudi matin, il est sur le pied de guerre. Ses projets sont en ordre de bataille. Lisa et lui s’aiment et ils vont construire un avenir solide à deux. Le notaire doit l’appeler pour en finir avec cette affaire de succession. Il est encore tôt lorsque le téléphone sonne :

— Monsieur Jonathan Lapousse, le secrétariat de Maître Bailou.
— Bonjour.
— Nous avons des nouvelles de Maître Lonat. Il faut aller vite et nous vous proposons un rendez-vous aujourd’hui à quinze heures.
— C’est bien noté, merci.

Cette fois-ci, il ne commet pas l’erreur de prendre un café avant la réunion. À l’heure prévue, il se présente à l’étude. Son cousin arrive quelques minutes plus tard et Maître Bailou les reçoit immédiatement :

— Je vous ai fait venir ce jour pour vous dire que nous n’avons plus que vingt-quatre heures pour remplir le dossier administratif de la succession Vincent Baudon, la disparition de votre oncle ayant été déclarée le 21 mai.
— Avez-vous des détails ? demande Jo.
— Non, nous ne savons rien de plus.
— Mais la famille n’a même pas été informée !

Stan reste muet. Le notaire prépare les différents documents authentifiés à parapher. Avant d’aller plus loin, il leur rappelle leurs obligations. Tout manquement entraînerait l’annulation des droits afférents. Jo risque une question :

— Nous devrons vivre dans la maison de notre oncle, c’est entendu, mais sommes-nous autorisés à y faire venir notre famille, des amis ?
— A priori, rien ne s’y oppose.
— Pourquoi cette question ? ajoute Stan sur un ton agacé.

Pour Jo, la réponse est importante. Il pense à Lisa, à fonder une famille, des enfants peut-être… La réaction de Stan ne présage rien de bon.

Les documents signés, le notaire en remet à chacun une copie ainsi qu’un dossier complémentaire précisant les démarches à entreprendre avant le départ, les conditions de transport et les téléphones utiles pour contacter des organismes officiels de la République d’ESPERIE ainsi que les membres du personnel affecté à la résidence.

De retour au domicile, il se plonge dans ces dossiers complémentaires. Il doit s’occuper du visa, du voyage et s’informer sur cette question de double nationalité :

— Lisa, c’est Jo.
— C’est fait ?
— Oui, nous avons des informations complémentaires. Peux-tu venir pour m’aider dans les démarches ?
— Bien entendu, quand ?
— Dès que tu peux.
— Tout de suite, j’arrive.

Il repose le téléphone, comme sur un petit nuage. L’empressement de Lisa est tellement bon, l’idée de la savoir près de lui si agréable. Elle arrive vers dix-sept heures. Ils installent les documents sur la table du séjour, suffisamment grande.

Jo déplie une carte des Carpates orientales extérieures, incluant le sud-est de la Pologne, le nord-est de la Slovaquie, le sud-ouest de l’Ukraine et le nord-ouest de la Roumanie. À l’est se trouve la Moldavie, à l’ouest la Hongrie. On imagine les facilités commerciales de l’ESPERIE si on ajoute au sud la proximité de la Bosnie-Herzégovine, la Serbie et la Bulgarie. À l’extrémité est de cette carte, il observe une zone délimitée, un peu à l’écart de la chaîne des Carpates au nord de la Roumanie, proche des frontières de l’Ukraine et de la Moldavie. Il pose son doigt sur la carte pour que Lisa identifie ce lieu où il se rendra dans les jours prochains. Prenant sa main, il commence à dévoiler son plan :

— Tu viendrais me rejoindre ?
— À ton avis ?

Pris au piège de sa question, la réponse l’implique complètement :

— Oui, je le pense. Je n’envisage pas de rester loin de toi.

Ils joignent leurs mains. La porte s’ouvre et Françoise entre, arrivant du travail. Elle les trouve ainsi. Jo, surpris, rougit :

— Tu connais Lisa, elle est venue pour parler de l’oncle Vincent.
— De l’oncle Vincent seulement ?
— C’est un tel changement pour moi.
— Qu’en pense Lisa ?

Elle semble gênée, car tout se bouscule dans sa vie aussi. Elle répond prudemment :

— Que c’est peut-être une chance à saisir.
— Mais vous ne pourrez plus vous voir régulièrement, répond Françoise avec malice.

Lisa reste interdite, ne sachant que dire. Jo comprend alors qu’il doit venir à son secours :

— Maman, j’ai proposé à Lisa de tout arrêter si elle me le demandait.
— Serais-tu amoureux ?
— Ta question est si brutale, elle me gêne.
— Dans la vie, il faut savoir choisir !
— Eh bien oui, j’aime Lisa.

À nouveau, Jo est étonné de son audace, d’avoir annoncé à sa mère qu’il est amoureux alors qu’il ne s’est pas encore déclaré dans l’intimité de leurs échanges. Voyant son désarroi, Françoise reprend avec détermination :

— Il était temps ! Vous êtes inséparables depuis des années. On se demandait avec ton père si tu te déciderais un jour !
— Je suis très réservé, se déclarer, c’est se dévoiler.
— C’est aussi devenir un homme ! Attendons ton père et nous prendrons l’apéritif pour célébrer cette bonne nouvelle !

Lisa et Jo sont soulagés et heureux. Tout est allé si vite. Pourquoi avoir attendu si longtemps. Combien l’éducation peut être castratrice !

La soirée se termine autour d’un verre festif. Beaucoup de joie, mais aussi de grandes inconnues. Lisa retourne chez ses parents, les deux familles sont à l’unisson. Jo doit concrétiser tous ces projets avec son aide. L’avenir est serein, mais de nombreuses difficultés restent encore à surmonter.

Le vendredi est une grande journée. Dès le matin, il consulte les documents relatifs au voyage. Plusieurs étapes sont nécessaires. Le plus simple consiste à prendre le train, gare de l’Est, en direction de Bratislava. Un trajet de 1088 km passant par Strasbourg, Stuttgart, Munich et Vienne. À la gare Centrale de Bratislava Hvlana Stanica, il faut prendre un train jusqu’à Kosice, ce qui représente encore une dizaine d’heures de trajet. À Kosice, une voiture avec chauffeur les attendra pour la fin du voyage jusqu’à Frik. Le notaire doit s’occuper de l’organisation générale : horaires, réservation des billets, rendez-vous à la gare de Kosice. Les deux cousins devront se concerter, car ils voyageront ensemble.

Reste la question du visa. Le notaire doit également faire le nécessaire dès que les conditions de départ seront fixées. La matinée n’est pas terminée et Jo se demande si Stan s’est avancé dans les démarches. N’y tenant plus, il l’appelle :

— Stan, c’est Jo. Où en es-tu des formalités ?
— J’ai appelé le notaire.
— Pourquoi n’as-tu pas attendu qu’on en parle.
— J’ai pensé que ce serait plus rapide.
— Alors ?
— Nous lui portons nos passeports lundi matin et le voyage est prévu jeudi prochain.
— Et si je n’étais pas prêt ?
— Tu ne vas pas nous retarder !
— Je passerai voir le notaire lundi.
— Je m’occupe de lui porter le tout.
— Non, je veux le faire moi-même.

Jo raccroche, très énervé que Stan veuille toujours prendre l’initiative, une façon comme une autre de le dominer. Il est surpris lui-même de sa soudaine fermeté. Une petite semaine pour organiser un tel voyage, c’est insuffisant pour lui qui se déplace peu, faute de moyens. Qu’emporter en cette saison et pour plus tard ? Sur place, il y a du personnel : une cuisinière, une femme de chambre, quelqu’un pour l’entretien. À quoi peut bien servir le régisseur ? Sans doute à tenir les comptes… Mais aurons-nous la liberté de nos dépenses dans la limite du budget alloué ? Au fait, de quel montant disposerons-nous ? Toutes ces questions sont si nouvelles !

Internet est un outil pratique pour qui cherche rapidement des informations. Jo trouve un site sur le climat de cette région au nord de la Roumanie. Les températures moyennes semblent clémentes l’été, mais l’hiver est rigoureux, le thermomètre pouvant descendre jusqu’à – 32 °C en janvier ! D’ici là, il espère s’être adapté et surtout avoir fait l’acquisition de vêtements appropriés.

Jusqu’à lundi, il lui reste deux journées pour se préparer. Il se souvient de ses jeunes années, de son goût pour l’aventure, les cabanes dans les bois, les jeux d’orientation en forêt. Toutes ces activités avaient été importantes pour son épanouissement, mais le peu de moyens de la famille l’avait cantonné dans une raisonnable retenue. Vivant toujours chez ses parents, il mesurait la charge qu’il représentait pour eux après toutes ces années d’attention. Depuis le temps qu’il espérait l’indépendance, non pas que son quotidien lui coûte, mais pour se sentir libre de sa destinée, cet héritage allait lui apporter cette liberté, mais elle s’accompagnait de contraintes de vie avec son cousin, loin de la France. Allait-il s’adapter, pouvoir enfin décider de sa vie ? Sa liberté sera sans doute différente, mais sous conditions. Et Lisa, quand pourra-t-elle le rejoindre ?

Il pense tendrement à elle qui, en un instant, est devenue plus qu’une amie. Quel bonheur de ne plus être seul, pouvoir partager le quotidien, faire des projets. Un SMS le sort de ses rêveries. C’est justement elle :

— Bonjour, Jo, je peux venir ?
— Quand tu veux !
— Maintenant, c’est possible ?
— Oui, viens vite, bises.
— Bises.

Lisa n’habite pas très loin de chez Jo, mais il est tout de même surpris par le coup de sonnette. Elle est sur le pas porte, tenant un panier à la main :

— Que dirais-tu d’un pique-nique sur les bords de la Seine ?
— Bonne idée, entre.

Il la prend dans ses bras et l’embrasse tendrement. En passant par la mairie de Clichy, ils rejoignent les bords de Seine par la rue Médéric. En longeant le parcours sportif, ils trouvent un espace romantique et champêtre pour partager sandwiches et boissons. Ils se tiennent la main en contemplant l’eau qui s’écoule lentement. Ils observent des canards, leur lancent du pain et sont sur un petit nuage de bonheur. Ils se disent que chaque instant compte et mérite d’être vécu comme si c’était le dernier : passionnément, à fond.

Le soir venu, ils rentrent paisiblement, forts de leur union, de leurs projets, de leurs certitudes. Ils se promettent de toujours vivre ensemble et de regarder dans la même direction, d’avoir cette force jusqu’à la mort. Jo pense qu’il a enfin beaucoup de chance, mais il y a au fond de lui de la crainte. Ce déferlement d’émotions est tellement beau, profond, absolu. Tout ce qui lui arrive est si inattendu !

Pour les gens actifs ayant des projets en cours, le week-end est toujours une parenthèse difficile. Comment faire avancer ce qui vous tient à cœur alors que l’activité est sur pause ? Jo dispose donc de deux jours entiers pour se préparer au départ et cela lui semble long dès le samedi matin. Bien entendu, ils se verront chaque jour avec Lisa, mais lundi matin est bien loin pour qui est dans l’attente de réponses concrètes. Il est d’autant plus énervé qu’il ressent en lui une soif d’imprévus, depuis le temps qu’il attendait sa chance. Il est comme un autocuiseur sur le feu, sifflant de surpression, attendant la délivrance.

Les rendez-vous avec Lisa sont prévus chaque après-midi. Il dispose donc des matinées pour faire la liste de ce qu’il doit emporter. De toute façon, il lui faudra sans doute en limiter le volume et le poids, le trajet étant long et nécessitant des changements de trains. Jo se souvient alors qu’il avait une boussole, cadeau de ses parents lorsqu’il était adolescent. Quelle idée de penser à cela, alors qu’aujourd’hui on dispose de smartphones intégrant un GPS et de nombreuses applications permettant de s’orienter. Il se rappelle qu’elle lui avait été donnée à la rentrée des classes, justement l’année où il avait fait la connaissance de Lisa. Elle est pour lui comme un talisman. Il y tient comme à un objet de transfert le reliant à sa famille et à ceux qui lui sont chers.