Shadia - Herald Brend - E-Book

Shadia E-Book

Herald Brend

0,0

Beschreibung

Février 2021. 

Après deux confinements successifs dus à la crise sanitaire, Théo, 23 ans, s’interroge sur son avenir. Son premier emploi dans une entreprise d’informatique ne le passionne pas. En retrouvant Fred, son ami de jeunesse, il reprend espoir. Ensemble, ils décident de faire un voyage pour explorer d’autres opportunités. Seulement, au fil du trajet, ils sont loin d’imaginer les surprenantes découvertes qui les attendent.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Herald Brend est à l’écoute de ses contemporains : leurs joies, leurs peines, leurs souhaits. Il s’inspire du quotidien, d’expériences et d’anecdotes vécues, pour écrire des textes empreints d’humour qui donnent une raison d’espérer et de se sentir vivant. Shadia est son quatrième roman après L’héritage de l’oncle Vincent paru aux Éditions Sydney Laurent – Prix du Roman « Anne Bert » Royan-Pontaillac 2022 –, La chambre d’hôtes et Le secret de Jean-Jules publiés chez Le Lys Bleu Éditions.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 340

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Herald Brend

Shadia

Roman

© Lys Bleu Éditions – Herald Brend

ISBN : 979-10-377-7346-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Ce samedi matin de la mi-février 2021, Théo n’est pas de bonne humeur. Il grommelle en ressassant ses sujets d’insatisfaction : à vingt-trois ans, il vit toujours chez ses parents, ses vacances ont été ratées après de longues périodes de confinement. L’hiver est bien présent, il fait froid, il pleut et l’avenir n’est pas réjouissant. Pour se changer les idées, il sort et se dirige d’un pas rapide vers la porte de Clichy. Il est plongé dans ses réflexions et promène son regard sans réellement voir ceux qu’il croise. Brusquement, une voix connue le tire de ses pensées :

— Salut, Théo !
— Fred ! Quelle surprise ! On ne s’était pas revu depuis le collège !
— Comment vas-tu ? Tu as l’air préoccupé !
— Rien d’important, juste un peu de vague à l’âme. Que fais-tu ici ? J’ai appris par ta mère que tu es parti t’installer dans le XXe.
— C’était juste au début de la pandémie, depuis je galère. Heureusement qu’il y a eu le télétravail…
— Si on allait prendre un verre ?
— Bonne idée.

Ils se dirigent vers le café le plus proche, entrent et s’installent dans un coin tranquille :

— Qu’est-ce qui t’amène à Clichy ?
— Je passe voir mes parents. Et toi, que deviens-tu ?
— Je suis en CDD dans une boîte d’informatique.
— C’est cool ?
— Pas trop, je m’ennuie, mais c’est mieux que rien !
— Ce n’est pas plus glorieux pour moi, un CDD au service logistique d’un grand groupe ! Ils me proposent un CDI. Pas question ! Dès que possible, je vais voir ailleurs !
— Pour moi, c’est pareil, ce job est mortel ! Tu as des projets ?
— Je cherche une idée ! Tout le monde n’a pas la chance de Jo !
— Jo ?
— Tu ne t’en souviens pas ? Jo La Poisse !
— Ah oui ! Le pauvre, on lui en a fait voir ! Que devient-il ?
— Il a hérité de son oncle Vincent1!
— Sans blague ! Il était riche ?
— Très ! J’ai rencontré sa mère en janvier. Ils habitent toujours à Clichy mais j’ai compris qu’ils sont en froid.
— Pourquoi ?
— Il a plaqué Lisa, tu te souviens d’elle ?
— Vaguement, ne me dis pas que c’est un tombeur !
— Va savoir !
— Que fait-il maintenant ?
— Il vit loin d’ici, vers la Roumanie, je crois.
— Ça fait rêver ! Partir, voir du pays, rencontrer du monde, se changer les idées.
— Tu n’as pas l’air en forme !
— Tu m’as donné une idée, je vais essayer de passer voir ses parents.
— Pourquoi ?
— Ça te dirait de tenter ta chance à l’étranger ?
— Au point où on en est !
— Je te propose d’échanger nos coordonnées, le premier qui a une piste appelle l’autre.
— Entendu !

En quittant Fred, Théo se sent mieux. Cette rencontre l’a remis d’aplomb : à deux, on est plus forts. Il repense à ses dernières rencontres féminines, aux chances qu’il a peut-être laissées passer. Il ne se sent pas prêt à s’engager, sans doute appelé vers d’autres destinées. Il est trop tôt pour envisager une vie bien réglée.

Cette courte entrevue déclenche chez lui une envie d’ailleurs, de voyage, d’oxygène dans son environnement étouffant. Vingt-trois ans, c’est bien jeune pour s’enfermer dans la routine du quotidien. Les jours suivants, il rumine ce projet de rendre visite à la famille de Jo, mais il ne connaît pas leur adresse. Sa mère a peut-être l’information, ayant participé aux réunions de parents d’élèves, mais il hésite à la lui demander, préférant éviter les questions. Il veut garder secrètes ses intentions et ne rien dévoiler de ses désirs.

C’est un garçon réservé, peu expansif avec ses parents, aimants mais trop absorbés par le travail. Ils tiennent une supérette de quartier et ne comptent pas les heures. Ils n’ont pas vu grandir leur fils et se sont reposés sur de charmants voisins qui, à la retraite, ont eu le temps de s’en occuper. Lorsqu’il ne va pas bien, il se confie volontiers à Clémence et Edmond. C’est ce qu’il fait un soir en rentrant du travail :

— Bonsoir, Clémence.
— Qu’est-ce qui t’amène mon grand ?
— Je voudrais vous parler.
— Edmond, viens, c’est Théo !

Il arrive avec empressement, heureux de voir, comme ils l’appellent, leur « fils adoptif ». Ils n’ont pas d’enfant et considèrent Théo comme une chance qui leur a été donnée. Une joie partagée avec ce jeune qui apporte de l’animation et la chaleur de sa présence dans leur vie monotone, une fenêtre ouverte sur le monde et l’avenir. Ils sont toujours disponibles pour l’aider dès qu’il en manifeste l’envie :

— Bonsoir, Edmond.
— Tu es toujours le bienvenu, assois-toi avec nous. Tu veux prendre un rafraîchissement ?
— Non, je souhaite juste avoir votre avis.
— Nous t’écoutons.

L’appartement est chaleureux et le salon accueillant : un canapé confortable et deux fauteuils séparés par une table basse. Ils s’installent et Théo s’adresse à eux avec confiance :

— Samedi dernier, j’ai rencontré par hasard Fred, vous souvenez-vous de lui ?
— Oui, répond Clémence. Déjà, au collège, il avait un caractère fort, toujours sûr de lui. Comment va-t-il ?
— Bien, mais il m’a surpris.
— Pourquoi ?
— Il n’a pas plus que moi de certitudes sur l’avenir.
— Que fait-il ?
— Un CDD qui ne le passionne pas !
— Un CDI serait certainement mieux pour vous, ajoute Edmond.
— Non, car nous en avons assez de cette vie sans perspective.
— Avez-vous des projets ?
— Pas encore, pourquoi pas partir !
— Pour aller où ?
— Fred a rencontré les parents de Jo, vous voyez qui c’est ?
— Cela fait quelques années, répond Clémence. Son nom ?
— Jonathan Lapousse, on l’appelait Jo La Poisse !
— Vous étiez terribles, il a dû en souffrir.
— Il lui arrivait tout le temps des ennuis, mais il s’est bien rattrapé !
— Comment ça ?
— Il a hérité de son oncle, parti vivre à l’étranger !
— En est-il plus heureux ?
— Nous n’en savons rien. J’aimerais bien contacter ses parents. Avez-vous leurs coordonnées ?
— Il faut que je cherche dans le carnet, répond Clémence, j’ai parfois remplacé ta maman aux réunions de parents.

Elle sort et revient quelques minutes plus tard, tenant à la main un petit cahier ouvert à la bonne page :

— Laforge, Lagarde, Lapousse ! Ils habitent à deux rues d’ici. Je te note l’adresse et le téléphone.

Clémence tend le papier à Théo :

— Merci, j’ai hâte d’en savoir plus sur ce qu’il est devenu !
— Tu penses que cela pourra te servir ?
— On ne sait jamais. Un pays étranger, ça peut être une chance, un nouveau départ dans la vie.
— Tu sais, répond Edmond, certaines fois, il suffit de prendre le temps d’un voyage, voir d’autres choses.
— Qu’est-ce que ça peut apporter ?
— Se former, relativiser les évènements, mieux tolérer les différences.
— Et après ?
— Être plus mûr pour prendre des décisions.
— Dans un monde sans avenir ?
— Cela peut aider à trouver sa voie.
— Tu en connais qui l’ont déjà fait ? Que sont-ils devenus ?
— Nous venons de voir une émission de télévision qui parlait du Grand Tour.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une pratique remontant au XVIIIe siècle qui permettait aux jeunes aristocrates de parfaire leur éducation en parcourant l’Europe.
— Nous ne sommes pas des aristocrates !
— Certainement, mais l’idée de rencontrer le monde n’est pas mauvaise, elle permet d’observer, comprendre, frotter son esprit à celui des autres.
— Il faut que je réfléchisse.
— Tu nous abandonnerais ? ajoute Clémence, déjà tout émue à l’idée de le voir partir.
— C’est son avenir et sa vie ! conclut Edmond, tout aussi ébranlé que son épouse à l’idée de voir leur protégé s’éloigner d’eux.

Après cet entretien, Théo n’a plus qu’une idée en tête : rendre visite aux Lapousse. Pour l’instant, il décide de ne rien dire à ses parents, inutile de les inquiéter. Son choix de ne pas vouloir s’engager davantage dans la vie active les préoccupe et la perspective d’un voyage sans but pourrait les attrister. Rien ne presse pour les en informer. Un soir, en attendant leur retour du travail, il téléphone :

— Madame Lapousse ? Je suis Théo, un ancien camarade de Jo.
— Bonsoir.
— J’ai appris par Fred qu’il était parti à l’étranger, j’aurais souhaité vous rencontrer pour avoir de ses nouvelles.
— Venez si vous voulez, mais nous n’avons pas beaucoup de détails sur sa vie.
— Vous êtes très aimable. Je peux passer quand ?
— Un soir de la semaine, vers dix-huit heures.
— Merci, c’est possible vendredi ?
— Oui, bien entendu.

Théo raccroche, heureux de ce point de repère qui apporte un peu de fantaisie dans sa vie et rompt avec la monotonie de son existence. Depuis mars 2020, avec le poids des confinements, il se sent privé de liberté et souffre de la solitude : le télétravail est une bonne chose pour ceux qui le peuvent, mais à quel prix pour la santé mentale ? Il est seul toute la journée et, en dehors de Clémence et Edmond, n’a personne à qui parler. Si seulement il avait un ami proche, une compagne…

Il se présente comme prévu au domicile des parents de Jo. Madame Lapousse est seule :

— Bonsoir, merci de me recevoir.
— Vous avez connu Jo au collège ?
— Oui, nous étions dans la même classe.
— Votre prénom m’est inconnu. C’est étrange qu’il ne m’ait jamais parlé de vous !
— Vous savez, quand on est ado, on est secret…

Théo est soudain inquiet. La mère de Jo dit-elle la vérité ? Fred et lui ont été de ceux qui l’ont malmené durant sa scolarité. Il est penaud et regrette de s’être emballé pour faire cette visite. Il se sent soulagé quand elle reprend :

— Vous avez sans doute raison. Il nous parlait peu de ce qu’il faisait au collège. Il avait de bons résultats et c’est ce qui comptait le plus pour nous. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Avez-vous des nouvelles récentes ? Y a-t-il des perspectives dans son nouveau pays ?
— Vous avez le projet de vous expatrier ?
— Pour l’instant, nous cherchons notre voie.
— Jo est à l’abri du besoin. C’est ce que j’ai dit à Fred lorsque je l’ai rencontré. Son oncle Vincent semblait très riche.

Le père de Jo rentre du travail :

— Bonjour, vous êtes Théo ?
— Oui, je suis passé pour avoir des nouvelles de votre fils.
— Il ne semble pas pressé de nous en envoyer, depuis qu’il a rencontré Anna !
— Ne sois pas injuste ! plaide madame Lapousse, nous en avons de temps en temps.

Théo, de plus en plus gêné, cherche un moyen de prendre rapidement congé :

— Je ne vais pas vous déranger plus longtemps.
— Attendez, nous vous dirons le peu que nous savons.
— Merci de votre aide.
— En quoi ce pays vous intéresse-t-il ?
— Nous nous interrogeons, Fred et moi, sur l’intérêt de rester en France. Pourquoi ne pas chercher du travail à l’étranger ?
— Si vous voulez tenter l’aventure…
— Jo est dans une situation particulière, pour vous, ce sera différent. Il vit en Esperie, comment comptez-vous faire ?
— Contacter l’ambassade.
— Il n’y a que des représentations consulaires.
— Où s’adresser ?
— Certaines banques internationales, il me semble.
— Savez-vous comment se passe la vie sur place ?
— Nous n’y sommes jamais allés.

Théo comprend alors qu’il serait impoli d’insister. L’histoire de Jo semble être un point de désaccord entre ses parents et son père est manifestement irrité d’en parler. De retour chez lui, il appelle Fred :

— Salut, je rentre de ma visite chez les Lapousse.
— Alors ?
— C’est compliqué !
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— De la brouille entre les parents au sujet de Jo, ils n’ont même pas été le voir…
— Comment allons-nous faire pour la suite ?
— Nous renseigner auprès des banques internationales, certaines assurent la représentation consulaire.
— Je te propose de nous partager celles à contacter dès la semaine prochaine.
— C’est d’accord. Je cherche les coordonnées sur Internet et t’envoie une liste par mail.
— Ça marche. À plus !
— Salut !

Chapitre 2

Fred et Théo consacrent leur temps libre à démarcher plusieurs grandes banques internationales localisées dans les beaux quartiers du centre de Paris. Beaucoup de déceptions : peu d’entre elles sont en relation avec l’Esperie. Ils décrochent enfin un rendez-vous au siège de la Bank Connection qui est liée à l’Esperie National Bank.

Ils s’y rendent ensemble le deuxième vendredi de mars en fin d’après-midi. Le siège de cet établissement se trouve au dernier étage d’un immeuble cossu de l’avenue de l’Opéra. À dix-sept heures, ils sont introduits dans le bureau du directeur :

— Bonjour, messieurs. Vous avez demandé à me rencontrer. L’objet de votre visite est bien un certain intérêt pour l’Esperie ?
— Bonjour, monsieur, répondent en cœur Fred et Théo.
— Nous voudrions connaître les conditions d’entrée dans ce pays, poursuit Fred.
— Quelles sont vos motivations ?

Les deux amis s’attendaient à cette question. Théo, d’un naturel réservé, laisse répondre Fred, le plus à l’aise des deux :

— Nous sommes diplômés dans les domaines de l’informatique, de la gestion et très motivés. Actuellement, nos activités professionnelles ne nous enthousiasment pas. Nous souhaitons changer de vie, apporter nos compétences en rejoignant un pays dynamique. L’Esperie correspond à notre attente.
— Qu’en savez-vous ?
— Un de nos amis s’y est installé.
— Récemment ?
— Il y a moins d’un an.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous nous expliquiez les conditions d’entrée.
— Cette personne peut-elle vous parrainer ?
— Nous pouvons le lui demander.
— Vous l’avez connu dans quelles circonstances ?
— Nous avons fait une partie de nos études ensemble.
— Si c’était en France, comment est-il arrivé en Esperie ?
— Il est l’héritier d’un oncle ayant vécu dans ce pays.
— Il me semble en avoir entendu parler. Cette affaire a fait beaucoup de bruit. Pouvez-vous me rappeler son nom ?
— Jonathan Lapousse.
— Cela ne me dit rien !

Ils sont atterrés. Après quelques minutes de silence, Fred reprend :

— Lapousse est son nom de famille. L’homme fortuné se prénomme Vincent. Peut-être n’est-ce pas du côté de son père !
— Vous ne semblez pas très proches de ce Jonathan. Comment voulez-vous que je vous aide ?
— Nous ne l’avons pas revu depuis le collège, plaide Théo.
— Revenez me voir lorsque vous en saurez un peu plus. Un conseil : pour réussir dans la vie, il faut de l’assurance et bien préparer une entrevue !
— Merci, nous allons contacter notre ami. Pouvons-nous revenir vous voir avec une lettre de recommandation ?
— Dans ce cas, contactez mon secrétariat. Et souvenez-vous de mon conseil.

Fred et Théo sortent, penauds. Le directeur est méfiant, fruit d’une longue expérience dans les affaires. Abattus par le dénouement de cette rencontre, ils se rendent dans un café pour faire le point et s’installent à une table au fond pour être au calme :

— Fred, que penses-tu de notre entrevue ?
— Rien de bon. Il nous a, au minimum, pris pour des amateurs et peut-être même pour des escrocs.
— Qu’allons-nous faire ? Contacter Jo ? Il ne doit pas avoir un bon souvenir de nous !
— Nous ne pensions pas avoir besoin de lui un jour…

Le silence s’installe entre eux. Après quelques minutes, Théo a une idée :

— Nous pourrions commencer par demander à ses parents le nom de famille de l’oncle.
— Et en profiter pour savoir s’il accepte de nous parrainer.
— Tu veux bien t’en occuper ?
— Je ne suis pas très chaud !
— C’est toi qui as rencontré sa mère… Et puis, moi, j’y suis déjà allé !
— Justement, tu connais leur adresse !
— Tu sais que je suis plus réservé que toi. Ça me gêne, l’ambiance n’est pas encourageante…
— Laissons-nous un peu de temps. Nous verrons bien.
— En attendant, que proposes-tu ?
— Rentrer chez nous et réfléchir.

Théo, de retour chez ses parents, s’enferme dans sa chambre et consulte Internet. Les nouvelles ne sont pas bonnes : l’épidémie progresse mais il y a un espoir avec les nouveaux vaccins à ARN messager. Beaucoup de questions autour de la fin de la pandémie. Comment sera le monde d’après ? Peut-être pire qu’avant ! Les statistiques mondiales alignent les scores : beaucoup de morts au Brésil, aux USA… et ces chefs d’État qui sont dans le déni pour certains tandis que d’autres en profitent pour imposer des mesures autoritaires. Pour l’instant, les jeunes sont épargnés, mais pour combien de temps ? Toutes ces informations sont anxiogènes et s’ajoutent au risque d’écroulement économique, au Brexit qui n’arrange rien, aux relations Chine - USA qui se détériorent et à un regain de guerre froide avec la Russie. Pour faire bonne mesure, la Turquie rêve de son passé Ottoman et la guerre, qui ne dit pas son nom, fait rage dans les pays où l’Islam se radicalise et prend un dangereux virage politique. Bienvenue dans la vraie vie, celle qui attend les générations futures…

Il broie du noir, démoralisé par ces situations qu’il subit avec fatalité. Heureusement, Clémence et Edmond passent le voir régulièrement, l’entourent avec affection et générosité. Comme tous les soirs, ses parents rentrent épuisés d’une longue journée de travail, compliquée par les règles sanitaires qui changent régulièrement, signes d’incertitudes sur la transmission du virus. Il ne faut pas de masque, puis c’est devenu obligatoire. Les consignes sont contradictoires, ouvrant un espace aux avis les plus farfelus, déchaînant les controverses. Les réseaux sociaux s’en donnent à cœur joie, portes largement ouvertes aux charlatans et faux maîtres à penser.

Après dîner, il regarde un téléfilm, un polar bien noir, pour se remonter le moral… En s’endormant, il repasse le déroulement de la journée. Il y a des morts un peu partout pour de multiples raisons. Il est vivant, un soulagement ! Une façon comme une autre de mesurer sa chance d’être français, de pouvoir compter sur un système de santé performant. Pendant combien de temps encore tout cela peut-il tenir ?

Le samedi matin, il reçoit un appel de Fred :

— Salut, ça te dit de sortir ?
— Pourquoi pas ? Mais pour aller où ?
— Tu as raison, toutes les scènes sont reportées. Je n’arrive pas à m’y faire. J’espère que l’on ne va pas devenir neuneus !
— Attends, je jette un coup d’œil sur Internet.

Après quelques instants :

— Je vois que le festival d’humour La Nuit du Printemps du Rire sera en live streaming. Ça te dit ?
— D’accord, viens chez moi ce soir. On regardera ensemble, ça nous distraira un peu. Je ne suis pas grandement logé, mais tu pourras rester coucher.
— J’apporte des pizzas et une bouteille de rosé.
— Je m’occupe de l’apéritif et du dessert.
— Ça marche !
— Viens en fin d’après-midi, on aura le temps de parler.

Avec cette perspective, Théo est content. Il a hâte de rejoindre Fred et la journée traîne en longueur. Dans le courant de l’après-midi, il part à pied et remonte l’avenue de Clichy. Le samedi, il y a toujours du monde, il tourne à droite rue Cardinet, longe le square des Batignolles et emprunte à gauche la rue de Rome. Ce parcours le calme, le sort des pensées négatives qui le hantent. Arrivé à la Gare Saint-Lazare, il prend la ligne de métro Pont de Levallois-Galliéni et descend à la station Père-Lachaise. Il cherche une pizzeria dans le quartier puis se rend chez Fred, rue des Rondeaux. L’appartement est au dernier étage d’un immeuble bien entretenu.

Son ancien copain est heureux de le retrouver, l’un et l’autre partageant les mêmes difficultés à vivre sereinement dans un monde peu enthousiasmant. Le logement n’est pas très grand et donne sur la rue. Par les fenêtres, on peut voir le cimetière avec ses alignements de tombes et ses promeneurs parcourant les allées, curieux de découvrir les sépultures de femmes et hommes célèbres :

— Tu as de la chance d’avoir trouvé ce deux-pièces.
— Oui, c’est un prêt de mes cousins, en attendant que je m’installe à proximité de mon travail.
— C’est calme.
— Encore heureux que les voisins d’en face ne fassent pas la fête ! En tout cas, ce n’est pas terrible pour se remonter le moral…

Ils prennent l’apéritif que Fred a préparé sur une table basse, faisant des efforts pour recevoir Théo. Il vit seul et ça se voit. Aucun objet de décoration, pas de rideaux aux fenêtres, de la poussière sur les meubles… Pas de temps à perdre avec ces détails ! Il est l’heure de dîner et ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas de tire-bouchon. Fred sort sur le palier et sonne de porte en porte. Il revient finalement avec Kris, un voisin également seul et lui proposent de partager les pizzas.

La soirée s’annonce festive puisque, après l’apéritif, leur invité déclare :

— Je retourne chez moi, j’ai peur qu’il n’y ait pas assez à boire !
— Tu crois ? demande Fred, d’un ton hésitant.

Il revient avec deux flacons. Trois bouteilles ne font pas peur à ces solides gaillards. Ils sont rapidement à l’unisson, d’une tonalité assez élevée puisqu’un voisin, tard dans la soirée, tape dans la cloison pour les ramener au calme. Il faut dire qu’il y a de quoi être énervé quand on est jeune. Deux confinements en un an, obligation de porter un masque. Comme le dit leur nouvel ami :

— Ça tue l’amour !

Théo, le plus réservé, n’est pas très à l’aise avec ce genre de déclaration. Les filles l’intimident et il se sent gauche. Nul doute que cette joyeuse compagnie va certainement le dégourdir. La conversation tourne autour de l’avenir bien incertain et sombre :

— Tu fais quoi dans la vie ? demande Fred.
— Des petits boulots, répond Kris.
— Ça te permet de vivre ?
— À peine, heureusement, je suis logé dans une chambre de bonne prêtée par des amis de la famille.
— Tu feras quoi après ?
— Après quoi ?
— Maintenant !
— La plonge dans des restos, des livraisons de pizzas, j’ai même pensé à la manche…
— Sans blague !
— Sérieux, j’ai même essayé de chanter dans le métro.
— Et alors ?
— Les gens me donnaient de l’argent pour que j’arrête… J’ai pas continué.

La soirée s’avance et aucun des trois ne pense au festival du rire en streaming. Débattre, refaire le monde en triquant est bien plus festif. L’œil brillant, Kris demande à ses nouveaux amis :

— Et vous, quels sont vos projets ?
— Euh, répond Théo, qui préfère ne rien dire.
— Voir du monde, déclare Fred.
— Comment ça ?
— Voyager.
— Pour aller ?
— Je ne sais pas, pardi !
— Ça va te mener où ?
— L’aventure !
— T’es un peu saoul.
— Comme toi, mais ça me rend heureux.
— Attends ! Ça va retomber.
— Tu as l’air de t’y connaître !
— Ça se peut.

Suit une période de silence au bout de laquelle Kris propose d’aller chercher autre chose à boire. Théo, qui est certainement le plus net, déclare que c’est assez. Fred dit qu’il va fermer les persiennes. Les deux autres lui répondent qu’il y a risque car il n’a pas son équilibre. Finalement, Kris rentre chez lui pour dormir, tandis qu’eux s’assoupissent sur le canapé.

Ils sont réveillés par le jour, les volets étant restés ouverts. Ils se lèvent avec peine, engourdis des mauvaises positions prises pendant la nuit :

— Où est passé Kris ? demande Fred.
— Il est parti chez lui.
— Tu crois ?
— Où veux-tu qu’il soit ?
— T’es comment, toi ?
— J’ai mal aux cheveux. Je me demande ce qu’il y avait dans ses bouteilles.
— On va l’interroger !

Fred prépare la cafetière et s’applique pour que le café soit bien serré :

— Tu peux aller nous chercher quelque chose pour le petit déjeuner ? Tu préviens Kris en remontant.
— OK, patron !

Il descend prudemment l’escalier en se tenant à la rampe. Décidément, il faudra qu’il dise d’où vient ce vin…

Théo revient après un moment qui semble long à Fred :

— Ça y est ! Tu as fait le tour du quartier ?
— T’es malin ! Je ne suis pas d’ici, je suis parti du mauvais côté.
— Ah ! Si tu es passé par le cimetière…
— C’est spirituel !
— Et le voisin ?
— J’y vais, j’ai oublié. J’ai un mal de tête qui monte.

Il arrive quelques minutes plus tard avec l’intéressé qui semble plus frais que les deux amis :

— Eh ! Kris, t’as mis quoi dans ton vin ?
— Rien. C’est un copain qui m’a donné les bouteilles !
— T’es certain que c’est un copain ?

Ils partagent le petit déjeuner sans dire un mot. Kris reprend :

— Au fait, les gars, vous faites quoi dans la vie ?
— On s’ennuie, répond Fred.
— Vous voulez voyager où ?
— On ne sait pas.
— Et si ça m’intéresse ?
— On verra…

Suit une longue période de silence, signe que les vapeurs d’alcool ne sont pas encore totalement dissipées. En fin de matinée, Kris toujours présent, la décision est prise d’aller chercher un plat cuisiné et de la bière à l’épicerie du quartier. Fred, habitué des lieux, s’en charge.

Après le déjeuner, les deux amis prétextent un rendez-vous dans Paris pour se retrouver seuls. Ils prennent le métro, descendent à la station République et trouvent rapidement un café rue du Faubourg du Temple. Ils s’installent à une table loin de la porte afin d’éviter les entrées d’air à chaque nouvelle arrivée. Dehors, le froid est vif et l’ambiance chaleureuse des lieux les détend. Fred fait le point sur le cours des évènements :

— Que penses-tu de Kris ?
— À propos ?
— Son attitude ?
— Un peu collant mais sympa.
— Tu imaginerais voyager avec lui ?
— Pas vraiment, il a l’air paumé.
— C’est clair qu’il n’est pas net !
— Ça n’était pas amical de le laisser seul.
— Comment faire autrement ? J’ai cru qu’il ne nous lâcherait pas !
— Et si on reparlait de notre futur ?
— Qui contacte les parents de Jo ?
— Nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord.
— On le fait à pile ou face.
— OK.

Théo perd la partie et c’est lui qui est chargé de l’opération. Il téléphonera aux parents de Jo en espérant tomber sur sa mère, le père n’étant visiblement pas d’humeur à s’épancher sur la vie de son fils… Les deux amis se quittent afin de rejoindre leurs domiciles, se promettant de réfléchir aux projets et de s’en informer régulièrement.

Chapitre 3

De retour dans sa chambre, Théo réfléchit aux évènements qui se sont précipités. La rencontre avec Fred, l’irruption de Kris. Tout compte fait, que sait-il d’eux ? Une amitié de collège, des années sans nouvelles, une convergence de vues sur un avenir incertain… Y a-t-il là de quoi bâtir un projet solide ? Ce voyage semble inquiéter Edmond. L’ancienne génération n’a qu’une idée en tête : la stabilité, préparer l’avenir, rentrer dans le moule. Et si son destin était différent ? Pourquoi ne pas tenter autre chose, sortir de sa coquille, rencontrer le monde ? Décidément, cette perspective est enthousiasmante mais nécessite une bonne préparation. Son côté raisonnable lui fait prendre conscience des risques possibles. De l’aventure, mais de la prudence, voilà ce qu’il proposera à Fred.

D’un autre côté, il y a Kris, ce nouveau venu. Après tout, ils ne lui doivent rien, ils ont juste partagé un moment. Il semble égaré et Théo ne voit pas comment ils pourraient l’aider. C’est un garçon différent, qui galère et a certainement un passé chargé. Sa générosité et sa spontanéité le perturbent. Il est venu partager ce qu’il avait. Il a sans doute eu moins de chance qu’eux dans sa jeunesse.

Dès le lundi soir, il appelle madame Lapousse :

— Bonsoir, c’est Théo.
— Bonsoir.
— Nous avons parlé avec Fred et nous souhaiterions contacter Jo.
— Vous voulez son adresse ?
— Oui, si possible.
— C’est que nous ne l’avons pas !

Théo est décontenancé. Il ne s’attendait pas à une telle situation. Après ce moment de surprise, il reprend :

— Pas moyen de le joindre ?
— Si, par les représentations consulaires.
— Les banques ?
— Oui, c’est cela.

Ils sont repartis au point de départ. Il y a heureusement un autre sujet sur lequel il espère avoir plus de succès :

— Je peux me permettre une question ?
— Oui, bien entendu.
— Quel est le nom de l’oncle Vincent ?
— Vincent Baudon, c’était un frère de mon père.
— Merci beaucoup.
— Pourquoi en avez-vous besoin ?
— Nous avons rencontré un directeur de banque. Il nous dit ne pas pouvoir nous renseigner sur cette affaire puisque nous n’avons pas le nom de famille.
— Je vous souhaite bonne chance dans vos projets, mais je ne peux pas aller plus loin.
— Merci, je ne vous ennuierai plus.

Riche de cette information, il téléphone à Fred :

— J’ai du nouveau.
— Alors ?
— Vincent Baudon.
— L’adresse de Jo ?
— Ils ne l’ont pas !
— Comment faire ?
— Retourner voir le banquier.
— Ça craint !
— Pourquoi ?
— Il lui faut une lettre de parrainage de Jo !
— Pas d’adresse, pas de lettre…
— Nous sommes coincés. Il faut réfléchir et arrêter une stratégie.
— As-tu revu Kris ?
— Non, je rentre tard du travail. Pourquoi ?
— Sa situation est triste.
— Qu’y pouvons-nous ?
— On verra. On se tient au courant ? Salut.
— Salut.

Théo est mélancolique. La pandémie, le travail routinier, le manque d’avenir… Si seulement on voyait le bout du tunnel ! On parle encore de confinement, de télétravail. Isoler, toujours isoler. Il a soif de vivre, de bouger, de faire des rencontres, pas nécessairement féminines. Il n’est pas à l’aise sur ce secteur, pas sûr de lui. Avoir une liaison, peut-être, mais rien de sérieux. S’engager pour rompre, aurait-il le cœur à le faire ? Certainement pas !

Les jours passent et Fred ne rappelle pas, sans doute trop occupé. Les nouvelles ne sont pas bonnes et les épidémiologistes craignent une nouvelle vague de contamination. En fin de semaine, le verdict tombe : confinement à partir du 20 mars ! Adieu les projets de voyage. Combien de temps encore cela va-t-il durer ? Rester optimiste, ne pas s’affoler. Manifestement, ce virus s’attaque aux personnes de plus de soixante ans. Il s’inquiète pour Clémence et Edmond. Cette époque est angoissante…

Pendant les semaines suivantes, les deux amis sont en contact par téléphone et Skype, un moyen bien commode pour se donner l’impression d’avoir une vraie relation avec son interlocuteur. Voir les visages, les expressions, les émotions, les joies… Comme dans la vraie vie ! Rien d’étonnant à ce qu’un certain nombre de personnes soient déprimées. La libre circulation dans Paris est impossible jusqu’à début mai. Ils mettent à profit ce temps pour réfléchir à leurs souhaits, les peaufiner, préparer soigneusement l’avenir, mais quand pourront-ils partir ? Ils connaissent des périodes de découragement puis des moments d’exaltation.

À défaut de rencontrer le directeur de banque, ils se renseignent sur l’Esperie, sa localisation, le trajet pour s’y rendre. Pour cela, Internet est bien pratique. Prendront-ils le train, la voiture, le car ? Théo n’a pas de véhicule. Fred a bien la vieille Clio de sa mère, mais tiendra-t-elle le coup pour un trajet de plus de deux mille kilomètres ? Le départ en train se fait par la Gare de l’Est, tandis que les stations routières Massy-Palaiseau ou Bercy sont desservies pas Flixbus. Il y a également la possibilité de faire le trajet Paris-Bucarest par Eurolines en partant de la porte de Bagnolet. Le trajet en car dure tout de même autour de trente-six heures… Chacun ressort sa vieille carte d’Europe, son Atlas géographique, une façon comme une autre de voyager dans son fauteuil ! Ils ont ainsi l’impression de faire bouger les choses. Leurs esprits sont en ébullition. Ils sont dans les starting-blocks, prêts au départ.

Fred revoit de temps à autre son voisin. Un soir, au cours d’un Skype avec Théo, il lui donne une information surprenante :

— J’ai revu Kris.
— Il va bien ?
— Pas mal, il me demande régulièrement de tes nouvelles. J’ai un scoop !
— Ça change un peu de la monotonie ambiante !
— Il n’est pas si fauché que ça !
— Ah ?
— Sa famille est aisée. Il est en rupture : politique, existentielle.
— C’est pire que nous !
— Il m’a dit avoir fait la manche dans le métro pour les provoquer, les faire changer. C’est un vrai idéaliste qui va au bout de ses rêves.
— Et alors ?
— Alors quoi ?
— Sa famille a bougé ?
— Absolument pas ! Elle s’est détournée de lui. Les salauds !
— Il ne faut pas les juger trop vite. Ils ont sans doute été terriblement déçus.
— Tu fais trop de sensiblerie, chacun ses problèmes.
— Et maintenant, que fait-il ?
— Il est un peu comme nous, il cherche sa voie.
— Nous verrons bien pour la suite.
— Quelle suite ?
— Avec nous.
— Tu penses qu’il pourrait nous accompagner dans notre aventure ?
— Je te propose d’y réfléchir. Je ne suis pas contre, mais il faut d’abord qu’il dise ce qu’il veut faire. À trois, ça risque d’être plus compliqué.
— Tu as sans doute raison. Je suis également réservé. En attendant, on coupe le cordon quand ?
— Le cordon ?
— Le social, celui qui retient notre liberté.
— Explique-toi !
— Pas de voyage sans démissionner de nos CDD, il faut un délai pour la fin de contrat.
— J’y réfléchis et je te rappelle demain. À plus.
— Salut.

Toutes ces nouvelles bousculent Théo. Jusqu’à présent, il a vécu cette perspective de départ comme une utopie. Il est soudain rattrapé par la réalité. Démissionner, tout quitter, partir vers l’inconnu, c’est à la fois motivant mais terriblement stressant. Il a l’impression d’être un trapéziste lâchant prise et se lançant au-dessus du vide. Il n’y a pas de solution intermédiaire, de corde de sécurité. La nuit est longue car il peine à s’endormir. La journée qui suit n’est pas très productive et le télétravail s’en ressent. Le soir, il appelle Fred :

— Qu’as-tu décidé de ton côté ?
— Je contacte mon patron dès que nous nous sommes mis d’accord.
— Je ne me sens pas très sûr de moi. Qu’en penses-tu ?
— Je viens de te le dire. Tu es seul à prendre la décision. C’est oui ou c’est non ?

Théo est déconcerté, car il ne savait pas Fred aussi déterminé :

— J’hésite. Je suis très tenté, mais quand la décision devient concrète, je panique.
— Il ne faut pas avoir peur. Rien de grand ne se fait sans risque. Il faut oser.
— Et si on se plante ?
— Il sera grand temps de rebondir.
— Pour cela, il faut de solides ressorts !
— Ne dévie pas du sujet.
— Bon, je prends le risque.
— Moi aussi, nous sommes jeunes, sans engagement familial. Si nous ne le faisons pas maintenant, quand oserons-nous ?
— Tu proposes de s’y prendre comment ?
— Contacter nos patrons dès demain et négocier nos dates de fin de contrat. Il faut que nous soyons libres le plus tôt possible. Imagine que le confinement se termine et que nous ne puissions pas partir !
— Je m’en occupe dès demain.
— Moi aussi. Salut, on se rappelle le soir.
— OK.

Le jour suivant est l’un des plus difficiles pour Théo. Devoir affronter les questions de son patron, partir tout en restant en bons termes, s’exprimer sans détour mais avec diplomatie, autant de chalenges à relever. C’est un garçon poli, discret, toujours bienveillant. Réussira-t-il ? En fait, il se débrouille très bien et réalise qu’il doit sortir de cette timidité maladive, être plus sûr de lui. Son employeur n’est pas ravi de s’en séparer dans cette période anxiogène aux conditions de recrutement difficiles. Il a été jeune aussi et se souvient de cet état d’intransigeance lié à l’âge, ce manque de tolérance compréhensible, associé à ce besoin de s’affirmer. Ils se quittent comme Théo le souhaitait. Il est libre, mais au fond de lui-même, partagé entre soulagement et inquiétude.

Fred l’appelle et lui fait une étrange proposition :

— Alors, c’est fait ?
— Oui, et toi ?
— Également, je viens d’avoir ma cousine au téléphone.
— Elle habite loin ?
— Non, à Paris. Elle et son compagnon veulent se marier mais la cérémonie a déjà été reportée en raison de la pandémie. Finalement, ils pensent l’organiser en juin, au Sud, dans la Drôme.
— Ce sera sans doute agréable, si le confinement est terminé !
— Je lui ai parlé de toi, elle te propose de te joindre à la noce, ça nous fera un excellent entraînement. Nous pourrons y aller en voiture, une façon de mesurer notre capacité à vivre quelques jours en équipe !
— Quelle nouvelle inattendue ! Ce sera avec plaisir. Tu connais les dates ?
— Il faut que j’appelle ma tante. Le mariage se fera dans leur ferme familiale.
— Super ! C’est une belle surprise. Il était temps de démissionner !
— Tu l’as dit ! Tu finis ton CDD quand ?
— Fin mai, et toi ?
— Pareil. Dès que tout est terminé, on fête ça. Bonsoir.
— Salut et merci.

Le confinement se termine le 3 mai avec encore des mesures restrictives pendant une partie du mois. Cette situation permet aux deux amis de se revoir pour préparer leur escapade de juin. Ils en profitent pour visiter le magasin Au Vieux Campeur, au cœur du Quartier latin, afin de se faire une idée du matériel indispensable pour voyager. Ils restent indécis sur les formalités à entreprendre pour se rendre en Esperie. Ils pourraient contacter le directeur de la Bank Connection, mais il demandera certainement la lettre de parrainage de Jo et celui-ci n’est pas joignable… Devant ces difficultés, ils préfèrent différer les démarches et réfléchir aux conditions du voyage.

Avant la fin du mois, ils organisent chez Fred un repas auquel ils convient Kris. Tout est prévu, y compris la boisson, en souvenir de leur dernière soirée ! Ils évitent de parler devant lui du mariage qui se prépare et de la virée dans le sud-est en juin. Ils veulent se donner du temps pour tester la cohabitation. C’est pour eux le début d’une aventure dont ils ne mesurent pas encore l’étendue.

Chapitre 4