L'organisation du travail, selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue - Frédéric Le Play - E-Book

L'organisation du travail, selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue E-Book

Frédéric Le Play

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Beschreibung

L'ouvrage 'L'organisation du travail, selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue' de Frédéric Le Play est une œuvre majeure de la sociologie du travail du XIXe siècle. Le Play explore les différentes formes d'organisation du travail en s'appuyant à la fois sur les pratiques traditionnelles des ateliers artisanaux et sur les principes moraux issus du Décalogue. Son approche se distingue par son aspect empirique et son souci de comprendre les rouages complexes de la société industrielle naissante. Le style de l'auteur est à la fois rigoureux et accessible, offrant au lecteur une analyse précise et complète du sujet. Frédéric Le Play, sociologue et ingénieur des mines, a été profondément influencé par ses enquêtes sur le terrain et ses observations directes des réalités sociales. Son expérience pratique et sa curiosité intellectuelle l'ont poussé à développer une méthodologie novatrice pour étudier l'organisation du travail. Sa contribution à la sociologie du travail reste incontournable pour quiconque s'intéresse à l'histoire du travail et des sciences sociales. Je recommande vivement cet ouvrage à tous les lecteurs passionnés par la sociologie du travail, l'histoire industrielle et les études sur l'organisation sociale. 'L'organisation du travail' offre une vision éclairante et pertinente des enjeux du travail et de la société au XIXe siècle, tout en posant des questions essentielles pour la compréhension des dynamiques économiques et sociales contemporaines.

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Frédéric Le Play

L'organisation du travail, selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue

 
EAN 8596547428718
DigiCat, 2022 Contact: [email protected]

Table des matières

AVERTISSEMENT
CHAPITRE I er
§ 1 er
§ 2
§ 3
§ 4
§ 5
§ 6
§ 7
§ 8
§ 9
§ 10
§ 11
§ 12
§ 13
§ 14
§ 15
§ 16
§ 17
§ 18
CHAPITRE II
§ 19
§ 20
§ 21
§ 22
§ 23
§ 24
§ 25
CHAPITRE III
§ 26
§ 27
§ 28
§ 29
§ 30
§ 31
§ 32
CHAPITRE IV
§ 33
§ 34
§ 35
§ 36
§ 37.
CHAPITRE V
§ 38
§ 39
§ 40
§ 41
§ 42
§ 43
§ 44
§ 45
§ 46
§ 47
§ 48
§ 49
CHAPITRE VI
§ 50
§ 51
§ 52
§ 53
§ 54
§ 55
§ 56
§ 57
§ 58
§ 59
§ 60
§ 61
§ 62
§ 63
§ 64
§ 65
§ 66
§ 67
§ 68
§ 69
§ 70
§ 71
§ 72
DOCUMENTS ANNEXÉS
DOCUMENT A
DOCUMENT B
DOCUMENT C
DOCUMENT D
DOCUMENT E
DOCUMENT F
DOCUMENT G
DOCUMENT H
DOCUMENT J
DOCUMENT K
DOCUMENT L
DOCUMENT M
DOCUMENT N
DOCUMENT O
DOCUMENT P
DOCUMENT Q
DOCUMENT R

AVERTISSEMENT

Table des matières

L’Empereur a daigné me consulter, en 1858 et en 1868, sur le malaise et l’antagonisme qui envahissent, depuis 1830, les ateliers de travail de l’Occident. Chaque fois il a fixé son attention sur le même fait: il a été heureux d’apprendre que le bien-être et l’harmonie se conservent dans une foule d’établissements français ou étrangers; que dès lors, en imitant ces modèles, on peut sûrement guérir le mal, sans recourir aux panacées des réformateurs contemporains.

L’Empereur voit la véritable organisation du travail dans la Coutume, constituée par la pratique même de ces ateliers modèles (§§ 19 à 25). Mais, en se référant à l’avis des légistes et à l’opinion dominante du pays, il conserve des doutes sur les causes du mal actuel (§§ 26 à 32) et sur les moyens de réforme (§§ 33 à 37). Il verrait donc avec satisfaction que la libre discussion vînt lever les objections opposées à la réforme, et résoudre les difficultés de l’exécution.

J’ai tenté une première fois, en 1864, de répondre à ce désir (R). Je recommence aujourd’hui cette tentative, pour un but plus spécial et avec des termes plus précis. Dans ce nouvel ouvrage, comme dans les précédents, je pars d’une vérité fondée à la fois sur l’expérience et la raison.

Tandis que, depuis deux siècles (§ 17), les riches oisifs, les sceptiques, les lettrés et les gouvernants inculquent l’erreur à la nation, puis s’éteignent, pour la plupart, sans postérité, certaines familles de tout rang, vouées à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, prospèrent et se perpétuent sous la salutaire influence du travail, de la Coutume et du Décalogue. Ces familles, même dans les plus humbles situations, possèdent la science la plus utile, celle qui maintient l’union parmi les hommes. Elles se reconnaissent toutes à un même caractère: elles exercent sur leurs collaborateurs et leurs voisins l’autorité légitime qui se fonde sur le respect et l’affection. Elles peuvent être justement nommées «les Autorités sociales (§ 5)»; et, en fait, chez les peuples prospères, elles dirigent partout la vie privée (§ 67) et le gouvernement local (§ 68).

Les familles qui ont occupé cette situation, en France, aux grandes époques de prospérité (§§ 14 et 16), ont été détruites ou amoindries par l’absolutisme des souverains et la corruption des cours, puis par les persécutions exercées au nom du peuple. Mais de nouvelles familles se reconstituent sans cesse par le travail, le talent, la vertu; et nulle race, en Europe, ne donne à cet égard de plus beaux exemples (§ 18). Ces familles rempliraient le rôle qui leur appartient chez tous les peuples prospères, et elles rétabliraient promptement le bien-être et l’harmonie, si elles n’étaient pas désorganisées sans relâche par deux lois de la révolution (§§ 42 à 49), et dominées partout par les fonctionnaires (§ 54). La restauration de ces autorités naturelles amènera enfin l’ère nouvelle qui ne put s’ouvrir en 1789; car elle rétablira sans secousse les bons rapports sociaux qui furent successivement détruits par la corruption de l’ancien régime et les violences de la révolution. Comme au XVIIe siècle (§ 16), le bienfait de la paix sociale se liera naturellement, dans la pensée des populations, au souvenir de la dynastie qui aura provoqué la réforme (§ 72).

Je me reporte souvent à cette vérité, en constatant la stérilité des changements qu’on apporte, depuis 1789, aux formes de la souveraineté (§ 8, n. 12 à 14), avec une mobilité de vue et une persistance de méthode qui rappellent la périodicité des saisons. Le but, que nous cherchons si haut, est près de chacun de nous. Il faut revenir aux institutions qui donnèrent à nos aïeux la prospérité, et qui la conservent encore chez les peuples classés au premier rang dans l’opinion des européens (§§ 62 à 66). Tout en adoptant les formes de notre temps, il faut replacer la société sur ses bases éternelles: la vie privée, sur le foyer, l’atelier, la paroisse et la corporation (§ 67); le gouvernement local, sur le département rural et la commune urbaine (§ 68 ); le gouvernement central, sur la province et l’État (§ 69). Il faut, en un mot, réformer les seules institutions qui n’aient pas varié depuis le régime de la Terreur (§ 37).

Dans ce livre, comme dans les précédents, je n’enseigne aucune vérité qui me soit propre, et je me renferme dans un rôle plus modeste. Pénétré d’abord, comme les hommes de mon temps, des erreurs qui règnent en France, je me suis efforcé de revenir au vrai. A cet effet, j’ai recherché, pendant de longs voyages, les Autorités sociales qui résident sur leurs établissements; et ma mission se réduit à exposer les vérités qu’elles m’ont enseignées. J’aurais atteint le but indiqué par l’Empereur, si j’avais résumé clairement leurs pratiques et leurs opinions.

Mon enquête reste plus que jamais ouverte; car le présent ouvrage, en coordonnant les faits déjà recueillis, offre le meilleur moyen de les compléter. Je continue donc à faire appel aux Autorités sociales de la France et de l’étranger. Je les prie de me signaler les résultats d’expérience que je n’aurais pas assez mis en lumière. Je réclame surtout ces informations pour les pratiques de la vie privée et du gouvernement local qui assurent la paix publique, sous les régimes de contrainte comme sous les régimes de liberté (§ 8). J’examinerai, avec la déférence due à leurs auteurs, les documents nouveaux qui me seront communiqués, et j’en tiendrai compte dans une autre édition.

L’honorable imprimeur qui entreprend l’édition de cet ouvrage pratique lui-même la Coutume des ateliers, et il en démontre les bienfaits par son exemple (Q). Il n’a vu, dans cette publication, qu’un nouveau moyen de repousser des erreurs dangereuses et de propager les vrais principes de l’organisation du travail. Adoptant la règle que j’ai toujours suivie, il m’a spontanément offert de consacrer les profits éventuels de l’entreprise à une œuvre permanente tendant au même but. Les hommes qui voient les dangers actuels de l’Europe et l’urgence de la réforme comprendront l’opportunité de nos efforts. J’ose espérer qu’ils nous donneront leur concours, soit pour répandre la vérité contenue dans ce livre, soit pour mettre en lumière une vérité complète, soit enfin pour organiser une propagande plus méthodique et plus efficace.

CHAPITRE Ier

Table des matières

LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL

§ 1er

Table des matières

NÉCESSITÉ DE LA DISTINCTION PRÉALABLE DU BIEN ET DU MAL.

Les règles essentielles à l’organisation des ateliers de travail se confondent, à beaucoup d’égards, avec les principes généraux de la constitution des sociétés. Je me trouve donc souvent conduit, dans le cours du présent ouvrage, à rappeler ceux de ces principes qui sont contestés de notre temps. Cette obligation m’est particulièrement imposée dans ce premier chapitre: mais ici, comme dans les chapitres suivants, je n’étends jamais ces aperçus au delà des questions usuelles ou des notions générales de géographie et d’histoire qui sont strictement indispensables à l’exposé de mon sujet.

L’intérêt universel qu’excite en Occident la question du travail provient surtout du mal qui règne dans beaucoup d’ateliers, et qui trouble l’ordre social. Mais jusqu’à présent ce mal est moins étendu que ne le croient ceux qui en souffrent; et mon premier soin est de prémunir le lecteur contre les conclusions trop générales qu’on tire souvent, parmi nous, des faits qu’on a sous les yeux.

Les deux régions extrêmes de l’Europe offrent un contraste marqué, en ce qui concerne l’organisation du travail et les rapports mutuels des patrons et des ouvriers. En Orient, on voit rarement les dissensions intestines se produire au sein des ateliers voués à l’agriculture, aux exploitations de mines et de forêts, aux industries manufacturières, au commerce, et, en général, aux arts usuels. La paix s’y maintient à la faveur de certains usages également respectés des patrons et des ouvriers. En Occident, beaucoup d’ateliers conservent ce même état d’harmonie; d’autres, au contraire, s’écartant de la tradition, tombent dans un état d’antagonisme qui n’est pas moins dangereux pour les nations que pour les familles.

Le désordre ne peut s’introduire parmi les populations qui pratiquent les travaux mécaniques des arts usuels sans s’étendre aux classes qui se livrent aux arts libéraux fondés surtout sur les travaux de la pensée. Souvent même ce sont ces classes qui, par leurs erreurs et leurs vices, prennent l’initiative de la corruption ou retardent l’avénement de la réforme: de là le principe énoncé par un grand homme d’État, dans son testament politique . Ces funestes influences ont régné en France, à l’époque actuelle (§ 17), plus que dans toute autre contrée de l’Europe: elles sont surtout venues des gouvernants ou des lettrés; et elles ont successivement amené, avec des caractères pernicieux qui étaient oubliés depuis huit siècles (§ 14), la décadence morale sous l’ancienne monarchie, l’instabilité sous les révolutions de notre temps. Cependant, si le mal des ateliers de travail n’est ni le plus dangereux ni le plus profond, c’est de beaucoup le plus apparent; c’est également celui qui fournit maintenant à nos révolutions périodiques leur personnel et leurs moyens d’action. Après avoir décrit, dans un autre ouvrage, les caractères généraux des deux groupes de professions, je me trouve donc amené, selon le désir exprimé par l’Empereur, à revenir spécialement sur les ateliers des arts usuels. C’est principalement en ce qui touche ces ateliers que je rechercherai les vraies pratiques de l’organisation du travail.

J’insiste souvent dans cet ouvrage sur le rapprochement de deux vérités. L’antagonisme social apparaît dans les ateliers, et le malaise se développe parmi les populations, dès qu’on abandonne les pratiques qui caractérisent les ateliers prospères, et il suffit de revenir à ces pratiques pour remédier au mal. Mais l’abandon des bons usages résulte presque toujours de l’oubli des principes; en sorte que, pour introduire la réforme dans les mœurs ou les institutions, il faut d’abord la faire pénétrer dans les esprits. J’en conclus, en ce qui touche la distinction du bien et du mal, qu’il importe de rappeler aux populations désorganisées par les discordes sociales de l’Occident plusieurs notions primordiales, qui se transmettent, avec la Coutume, dans les ateliers où la paix continue à régner.

C’est l’exposé de ces notions qui est l’objet de ce chapitre. Je ne présenterai à ce sujet qu’un résumé sommaire, sans produire les développements donnés dans mes précédents ouvrages. J’y ajouterai toutefois quelques considérations qui sont pour les chapitres suivants une introduction nécessaire.

§ 2

Table des matières

LE BIEN ET LE MAL DANS L’ATELIER DE TRAVAIL.

Au milieu de la diversité des hommes et des choses, la meilleure organisation du travail se reconnaît partout à certains sentiments et, plus visiblement, à certaines pratiques traditionnelles. Ces pratiques deviennent rares dans plusieurs régions de l’Occident; mais elles se révèlent souvent à l’observateur qui étudie l’ensemble de l’Europe, à celui surtout qui s’impose l’obligation de séjourner parmi les familles de tout rang, attachées aux ateliers jouissant de la considération publique.

Ces familles possèdent le bien-être physique, intellectuel et moral; elles ont toute la stabilité que comporte la nature humaine; enfin, dans leurs rapports mutuels, elles offrent un état complet d’harmonie. Cette heureuse situation se manifeste elle-même par des indices fort apparents. Les individus sont contents de leur sort, et ils sont attachés à l’ordre établi. Les classes ouvrières, en particulier, montrent une extrême répugnance pour tout changement; en sorte qu’une fonction essentielle aux classes dirigeantes (§ 3) et aux Autorités sociales (§ 5) consiste à faire naître autour d’elles le goût des innovations utiles. Les tendances opposées se rencontrent tout au plus chez quelques individus pervers; et elles ont un caractère purement accidentel. D’ailleurs, ces symptômes de désordre, rapprochés de la pratique vicieuse des opposants, blessent l’opinion publique et affermissent le règne du bien dans tous les cœurs.

Dans cette organisation, la paix acquise à l’atelier ne s’étend pas toujours à la province et à l’État (§ 69). Mais, lorsque les passions politiques divisent les classes dirigeantes et donnent naissance aux guerres civiles, la discorde ne pénètre pas dans le personnel du travail. Les ouvriers se bornent à épouser la cause de leur patron, et ils se groupent autour de lui pour le défendre.

Quand les classes dirigeantes échappent à ces passions, le mérite de l’organisation sociale est toujours décelé par un caractère saisissant qui dispense, au besoin, le voyageur de toute observation approfondie. La paix publique se maintient partout, sans l’intervention d’aucune force armée; la police locale est exercée par des agents qui ne portent qu’un insigne inoffensif de l’autorité publique . Souvent même, pour réduire encore les frais du service, on se borne à exposer, de loin en loin, cet insigne à la vue des populations .

Les ateliers de travail, lorsqu’ils sont désorganisés par l’erreur et la corruption des hommes, offrent des caractères inverses de ceux que je viens de décrire.

Les familles sont livrées au malaise et à l’instabilité. Celles qui coopèrent aux mêmes travaux sont, en outre, agitées par l’antagonisme. Souvent ce même fléau divise ceux que Dieu, dans sa bonté, avait unis par les liens les plus intimes: les maris et les femmes, les pères et les enfants, les maîtres et les serviteurs. Aigris par la souffrance et l’isolement, les individus ne s’attachent point à l’ordre de choses qui les entoure. Ils sont mécontents de leur situation et avides de changement.

Quand la guerre civile est suscitée par l’antagonisme des classes dirigeantes, les ouvriers se coalisent ouvertement contre leurs patrons. Quand la paix publique n’est pas ostensiblement troublée, la discorde intestine cesse parfois d’être apparente; mais elle tend à éclater dès qu’une cause nouvelle d’agitation survient au milieu de ce calme trompeur. Ce déplorable état de la société se révèle partout au voyageur par l’organisation militaire donnée aux polices locales.

L’absence ou la présence habituelle d’une force armée, dans les diverses parties d’un même empire, sont un des sûrs indices de la répartition du bien et du mal. Ainsi, dans les campagnes de l’Angleterre et de l’Écosse, les constables chargés de la police locale sont seulement munis de baguettes. Dans les agglomérations manufacturières (§ 29) de ces mêmes provinces, ils sont, en outre, pourvus de quelques moyens cachés de défense. En Irlande, ils sont ostensiblement armés comme les sergents de ville à Paris et les gendarmes ruraux de la France entière.

§ 3

Table des matières

LE PERSONNEL DU TRAVAIL ET LES CLASSES DIRIGEANTES.

Pour achever ces définitions du bien et du mal, je dois donner ici quelques explications sur la distinction que j’ai signalée incidemment (§ 1 et 2) entre les classes dirigeantes et le personnel des ateliers de travail.

Ainsi que je l’ai indiqué ci-dessus (§ 1er), je considère surtout, dans cet ouvrage, la situation des personnes attachées aux ateliers des arts usuels. Celles-ci forment partout, à vrai dire, la masse de la nation, et les caractères distinctifs de la constitution sociale résultent des rapports établis entre ces personnes et les classes dirigeantes. Je désigne sous ce nom l’ensemble des individualités éminentes (trop souvent étrangères à la conduite des ateliers) qui dirigent la société, soit en usant de pouvoirs formels conférés par les institutions publiques, soit en s’appuyant sur des influences morales dérivant de la tradition, de la richesse, du talent ou de la vertu. Or il existe presque partout un contraste frappant entre ces deux classes en ce qui touche la propagation du bien et du mal.

Les peuples sauvages ou barbares pourvoient péniblement à leurs besoins, à l’aide de travaux grossiers, ou de pratiques violant plus ou moins la loi morale. Ces peuples sont presque entièrement absorbés par ces travaux; mais ils n’y trouvent guère que des conditions d’abaissement. Ils ne peuvent sortir de leur état d’infériorité que sous la direction d’un petit nombre d’hommes, la plupart étrangers, qui ont conquis leur autorité par le talent et la vertu.

Les peuples civilisés présentent, de loin en loin, les masses arrivées à la vertu sous la direction de gouvernants dignes de leur situation. Par la bienfaisante influence de la Coutume et de la loi morale, les ateliers de travail s’élèvent à une grande perfection; et les populations s’assurent toutes les formes du bien-être matériel, intellectuel et moral. En même temps la nation atteint un haut degré de puissance, grâce au concours de classes dirigeantes incorporées à la race, sorties de familles-souches (§ 6), morales et fécondes, créées par le travail. Mais cette prospérité, à mesure qu’elle se développe, tend à se limiter par ses succès mêmes, sous les impulsions de l’orgueil et de la richesse. Les dépositaires de l’autorité politique ou religieuse, choisis de préférence dans les classes riches, commencent ordinairement à propager le mal: car c’est dans cette situation que les hommes s’attribuent le plus aisément les satisfactions du vice, tout en en rejetant les inconvénients sur le public . Les classes dirigeantes, perverties par l’oisiveté, ne se bornent pas à corrompre les peuples par le mauvais exemple, en s’abandonnant à tous les écarts inspirés par les passions sensuelles et les intérêts égoïstes. Saisies parfois d’une sorte de vertige, elles se livrent, contrairement à leurs intérêts les plus évidents, au prosélytisme de l’erreur et de la destruction: on les voit alors saper par leurs discours et leurs écrits, comme par leur pratique, les croyances religieuses, l’esprit de famille, les traditions de hiérarchie et, en général, les idées et les sentiments qui jusque-là avaient fait la force de la société. Les cours de l’Europe ont offert ce triste spectacle pendant toute la durée du XVIIIe siècle. Elles ont ainsi provoqué le cataclysme social dont la révolution française a été le plus sanglant épisode, et dont le contre-coup s’étend plus que jamais à toutes les régions du Continent. Enfin, l’aberration est parfois poussée au point que la loi elle-même, attaquant la propriété, et par suite la famille et la religion, provoque sans relâche, malgré les volontés individuelles, la désorganisation de la société. Telle est, par exemple, depuis quatre-vingts ans la conséquence du régime de succession imposé à la France par le gouvernement de la Terreur (E). Sous la pression de la loi, exercée par une armée d’officiers publics (§ 46) et secondée par de mauvaises passions (D), la notion de la propriété s’est tellement faussée qu’elle n’implique plus que l’idée d’une jouissance personnelle. C’est ainsi, notamment, que les héritiers du foyer ou de l’atelier de leurs ancêtres ne se croient plus liés par aucun devoir, soit envers les serviteurs qui y étaient attachés, soit envers la famille et la patrie. Sous l’empire de ce régime antisocial, on voit tous les jeunes gens issus des classes dirigeantes réclamer la richesse en vertu d’un droit de naissance absolu, plus général et plus scandaleux par conséquent que l’ancien droit d’aînesse (§ 43). Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si le personnel du travail se détache des hommes qui possèdent les ateliers sans accomplir aucun devoir; s’il conçoit du mépris pour ceux qui ne voient dans les produits du travail que le moyen de vivre dans l’oisiveté et la débauche; si enfin ce mépris s’étend au principe même de la propriété et engendre le communisme.

Au reste, l’exercice des pouvoirs publics, alors même qu’il n’est point aggravé par la possession de la richesse, est toujours corrupteur, quand il n’a pas pour contre-poids d’énergiques influences morales (§ 8). Il produit surtout ses ravages parmi les classes vouées à l’oisiveté ; mais il n’épargne pas non plus les classes vivant du travail de leurs bras, lorsque, dans une grande nation, les institutions leur confèrent, en dehors du contrôle de leurs intérêts immédiats, certaines attributions de la souveraineté (§ 69). C’est ainsi qu’aux États-Unis le régime électoral, en déviant des Coutumes locales confirmées par la loi (§ 69, n. 24), et glissant sur la pente du suffrage universel absolu, proscrit de plus en plus les gens de bien (§60, n. 26), et contribue, non moins que l’abus de la richesse, à la corruption qui se montre de toutes parts dans ce grand empire.

Ainsi, les influences qui poussent au mal les peuples prospères sont plus variées que celles qui ramènent au bien les peuples souffrants. Chez un peuple dégradé, la masse vouée aux travaux manuels ne saurait se réhabiliter sans l’avénement de nouvelles classes dirigeantes: mais, chez un peuple prospère, elle peut contribuer, comme celles-ci, à ramener la corruption. J’aurai occasion de montrer, par deux exemples, la diversité de ces influences. En Angleterre, en effet, le personnel du travail s’est désorganisé lui-même en abandonnant la Coutume, et en se plaçant ainsi en dehors de l’ordre moral (§ 29). En France, au contraire, Louis XIV et son successeur, en violant la loi morale, ont d’a bord corrompu les classes dirigeantes; puis celles-ci ont, de proche en proche, désorganisé le personnel des ateliers (§ 30). Le grossier concubinage, qui désole aujourd’hui les ateliers parisiens, procède directement de l’adultère qui fut institué avec éclat à la cour de Versailles (§ 17).

Les mœurs des populations subissent, de nos jours, dans l’occident de l’Europe une transformation profonde. L’antagonisme social, ce symptôme redoutable de la maladie des nations, ne se développait autrefois (§14) que de loin en loin, aux sommets de la société : maintenant il envahit en outre les ateliers, avec tous les caractères de la permanence. De là semble résulter, pour les peuples de cette région, un affaiblissement qui ne saurait trop attirer l’attention de leurs gouvernants. Saisies d’une sorte de vertige, toutes les grandes nations de notre continent subissent aujourd’hui l’invasion du mal. Les gens de bien qui devraient diriger l’opinion publique se divisent de plus en plus, tandis qu’un accord sans précédents s’établit entre tous ceux qui visent au renversement de l’ordre social. Enorgueillies par une prospérité due aux traditions (§ 14) qu’elles méprisent maintenant, les classes dirigeantes oublient les salutaires avertissements donnés par les préceptes de la religion et par les enseignements de l’histoire (§§ 12 à 17). Cette décadence morale est surtout provoquée par un nouveau genre d’erreur qui, s’appuyant sur la prétendue doctrine du progrès absolu (§ 58), signale l’avènement d’une ère indéfinie de prospérité, que les peuples devraient attendre d’un aveugle destin, sans être tenus de la mériter par le dévouement, le sacrifice personnel et le patriotisme.

§ 4

Table des matières

LA COUTUME DES ATELIERS ET LA LOI DU DÉCALOGUE.

La corruption provient, en général, des classes dirigeantes (§3); et elle peut parfois avoir sa principale source dans le personnel des ateliers. Dans ce dernier cas le mal peut être propagé, soit par les patrons, soit par les ouvriers. Mais, au milieu de cette diversité d’origines, le mal n’a, à vrai dire, qu’une seule cause première, la transgression de la loi morale.

La meilleure expression de la loi morale est le Décalogue de Moïse,complété par l’Évangile ; car les populations qui en respectent le mieux les commandements sont précisément celles qui jouissent, au plus haut degré, du bien-être, de la stabilité et de l’harmonie. L’ensemble des pratiques établies sous cette influence, dans l’exercice des professions usuelles, constitue partout la meilleure organisation du travail, celle que l’on peut nommer, par excellence, la Coutume des ateliers, ou simplement la Coutume. Les sceptiques, qui depuis trois siècles repoussaient le principe de toute religion, s’accordaient généralement à reconnaître l’excellence de la doctrine chrétienne. De nouveaux docteurs la traitent avec mépris; mais ils parlent au nom d’une science qui déclare expressément ne tenir aucun compte de la morale, de la raison, ni du bien-être de l’espèce humaine (§ 39).

La nature de mon sujet me ramène souvent aux rapports intimes qui existent entre la conservation de l’ordre social et l’observation du Décalogue, entre les pratiques essentielles à la Coutume et les forces morales dont elles émanent. Je me suis donc appliqué à simplifier, autant que possible, ces rapprochements; et, dans ce but, j’ai habituellement groupé les préceptes du Décalogue sous deux titres principaux, savoir: le respect de Dieu, du père et de la femme (1er, 2e, 3e, 4e, 6e et 9e commandements); l’interdiction de l’homicide, du vol et du faux témoignage (5e, 7e, 8e et 10e commandements). Cette distinction tend à passer dans les lois de certains peuples européens. La législation, qui a créé les plus fortes races, leur imposait, sous peine de punitions sévères, la pratique du Décalogue entier (§8). Mais en France, depuis la révolution, on ne comprend guère que les commandements du second groupe dans le domaine du Code pénal. Cette tendance n’est pas celle de tous les peuples prospères, surtout en ce qui touche le respect de la femme (§48). Mais les dures épreuves de l’expérience nous ramèneront tôt ou tard à une meilleure pratique. En cette matière, comme en toute autre, l’extension de la liberté ne se justifie que si elle se montre compatible avec la conservation du bien-être matériel et de l’ordre moral.

§ 5

Table des matières

LES AUTORITÉS SOCIALES, GARDIENNES DE LA COUTUME.

Les peuples s’élèvent difficilement au plus haut degré de bien-être et d’harmonie. Ceux qui y sont parvenus éprouvent encore plus de difficulté à se préserver de la corruption, qui émane alors de la puissance et de la richesse.

Les populations adonnées aux professions usuelles résistent, en général, mieux que les autres classes à l’invasion du fléau. Les principaux foyers de résistance se trouvent dans les ateliers des patrons qui, pendant les époques de décadence, conservent fidèlement la Coutume des temps de prospérité. Ceux qui ont la richesse, le talent et la vertu nécessaires pour accomplir cette mission, ceux qui par leur ascendant personnel contre-balancent l’action corruptrice des gouvernants et des riches oisifs, ces hommes, dis-je, ont tout droit d’être nommés excellemment les Autorités sociales. La Coutume des ateliers est assise sur des bases encore plus solides, lorsque la loi morale est fortement enracinée, non pas seulement chez le patron, mais chez les simples ouvriers.

Ces Autorités, ainsi que j’ai pu le constater dans le cours de longs voyages, se reconnaissent en tous lieux aux mêmes caractères. Elles gardent religieusement la Coutume des ancêtres, pour la transmettre aux descendants. Elles sont unies à leurs ouvriers par les liens de l’affection et du respect. Dans toutes les contrées et dans toutes les professions, elles n’ont pas seulement la même pratique, elles résolvent de la même manière les questions de principe qui donnent lieu de nos jours à des discussions sans fin; et cet accord même est le plus sur criterium de la vérité. Après avoir résisté, mieux que le reste de la nation, à la corruption propagée aux mauvaises époques par les gouvernants, elles sont, aux époques de réforme, les meilleures auxiliaires de ces derniers. Les Autorités sociales exercent aussi leur influence au dehors de leurs ateliers; et elles occupent toujours un rang élevé dans les associations privées vouées au bien public (§ 67), dans la paroisse et dans le gouvernement local (§ 68), lorsque le peuple, jouissant de son libre arbitre, en fait bon usage. Partout, au surplus, elles sont signalées au voyageur par l’estime et la reconnaissance des populations.

Les Autorités sociales ne se rencontrent pas seulement dans la grande industrie, c’est-à-dire dans les ateliers desservis par de nombreux ouvriers, elles se trouvent également à la tête de petits établissements à familles-souches (§ 6), où l’atelier se confond avec le foyer. Le père, qui est aussi le patron, est associé à un héritier marié dans la maison: il s’adjoint, en outre, pour ouvriers les parents célibataires qui s’attachent au foyer des ancêtres, les enfants adultes qui n’ont point encore créé au dehors un établissement avec leur dot, enfin, au besoin, dès compagnons et des apprentis admis sur un pied d’égalité au sein de la famille, en qualité de domestiques. Le moyen âge, où se trouve l’origine des plus solides institutions de l’époque actuelle, a créé, avec un égal succès, les Autorités sociales des grands et des petits ateliers (§ 14). Depuis lors, ces types se sont conservés en se modifiant selon le besoin des temps, lorsqu’ils n’ont point été systématiquement détruits par les tyrannies monarchiques ou populaires. Dans l’agriculture comme dans l’industrie manufacturière, ils abondent chez les peuples où les gouvernants ont respecté les libertés privées (§ 67) et locales (68). A la vérité, l’invention d’une multitude d’outils ingénieux, l’emploi de la houille et des machines à vapeur, enfin l’importance croissante du haut commerce international attribuent généralement aux grands ateliers les surcroîts énormes de production que le commerce réclame de notre temps. Mais les petits ateliers ont pris également une certaine part à l’extension du travail. En France, des modèles excellents de ces petits ateliers ont résisté aux influences corruptrices exercées successivement par l’ancien régime en décadence et par la révolution (§ 17). Chez nous comme en Allemagne, ils se maintiennent dans certains districts ruraux éloignés des villes et des grandes voies commerciales. Les Autorités sociales qui dirigent ces petits ateliers offrent d’admirables types qu’on chercherait en vain parmi nos agglomérations manufacturières, ou dans nos villages ruraux à banlieues morcelées (§ 46). Elles conservent les vieilles traditions de vertu et de frugalité, tandis que les Autorités placées plus haut dans la hiérarchie sociale gardent plus spécialement, avec les sentiments d’honneur, les plus brillantes qualités de la race. Elles seront, les unes et les autres, les auxiliaires de la vraie réforme, si celle-ci ne se fait pas trop attendre; c’est-à-dire si elles n’ont pas été préalablement détruites par l’action dissolvante du Code civil (K).

§ 6

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LA COUTUME SOUS LES TROIS RÉGIMES DE LA FAMILLE.

La pratique de la Coutume et les préceptes du Décalogue, qui en sont le fondement, ne se conservent chez un peuple que si chaque génération a le pouvoir de les inculquer à celle qui la suit. Or l’étendue et l’efficacité de ce pouvoir varient singulièrement sous les trois régimes de la famille.

La famille patriarcale constitue le régime sous lequel la Coutume se conserve le mieux. Elle est encore fort répandue dans l’Orient (§9). Sous ce régime, les parents gardent toujours auprès d’eux tous leurs fils mariés et les enfants issus des mariages. Restant, avec une autorité complète, en contact continuel avec les jeunes générations, ils transmettent sans effort à celles-ci les croyances, les idées et les pratiques établies au foyer et à l’atelier des ancêtres . Après la mort des vieux parents, le nouveau chef de famille, soumis depuis plus d’un demi-siècle à la Coutume, ne manque pas, à son tour, de l’imposer à ses enfants. Chez les peuples prospères, ce régime n’offre que des avantages, en ce qui touche l’organisation sociale de l’atelier. Mais, en ce qui touche les procédés techniques du travail, il peut dégénérer en routine, si les jeunes gens n’ont pas l’occasion de s’instruire par des voyages, si d’ailleurs les classes dirigeantes, et en particulier les Autorités sociales, ne propagent pas, dans une juste mesure, le besoin des innovations (§ 2).

La famille instable constitue le régime où la jeunesse subit le moins l’influence de la tradition. Les jeunes adultes abandonnent le foyer paternel dès qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes; ils ne sont aucunement tenus de conserver la mémoire ou la Coutume des ancêtres; et ils ne se transmettent que les pratiques strictement indispensables à la conservation de la race. Avec ces formes absolues, la famille instable ne se rencontre guère que chez certains peuples sauvages et dégradés. Cependant, depuis l’institution du partage forcé des héritages (E), elle s’introduit de plus en plus en France; et elle y est déjà caractérisée par plusieurs traits saillants. Les enfants ressentent peu l’influence des parents; souvent même ils sont moins que chez les sauvages en contact avec eux. Les adultes se marient hors du foyer où ils sont nés; et ils ne rattachent leurs vues d’avenir ni à ce foyer, ni à l’atelier des parents. Après la mort de ceux-ci, les enfants ne sont tenus de pratiquer aucun des devoirs tracés par la Coutume des ateliers. Ils ont même le droit de désorganiser le foyer, le domaine rural ou la manufacture des ancêtres et de s’en partager les lambeaux. Ils n’ont point, par conséquent, à s’inquiéter du sort des ouvriers domestiques ou des familles, dont ce droit de partage détruit les moyens d’existence. Sous ce régime, le travail offre une instabilité extrême. A la vérité, il se concilie souvent avec le perfectionnement rapide des méthodes et même avec la prospérité commerciale des ateliers. Mais, comme je le montrerai dans la suite de cet ouvrage, il n’est compatible ni avec la paix sociale et l’expansion de la race, ni avec le respect de la Coutume et du Décalogue.

La famille-souche offre, entre les deux types extrêmes de la famille, une admirable organisation, qui conjure à la fois les inconvénients de la routine et de l’instabilité. Elle est représentée par des types excellents dans toutes les localités prospères de la région centrale et de l’Occident (§ 9). Sous ce régime, le père transmet le foyer et l’atelier des ancêtres à celui de ses enfants qu’il juge le plus capable de remplir envers la famille, les ouvriers, la localité et l’État, les devoirs tracés par la Coutume. De concert avec cet héritier, qu’il s’associe aussitôt que possible, il dote ses autres enfants avec l’épargne réalisée pendant le cours d’une génération. Il laisse d’ailleurs à ces derniers toute liberté de s’établir dans les carrières qui répondent le mieux à leurs goûts. Ceux qui fondent, dans la métropole ou aux colonies, de nouveaux ateliers pour l’exploitation des arts usuels ne sont nullement tenus de se conformer à une tradition. Ils abordent sans aucune entrave toutes les entreprises que peut suggérer l’esprit d’innovation. Rien ne les empêcherait même de créer une meilleure Coutume, si celle qui règne depuis les premiers âges n’était pas fondée, comme le Décalogue, qui en est inséparable, sur la nature même de l’humanité. La famille-souche, basée sur la liberté testamentaire, assure à la race tous les avantages de la fécondité. Elle fait une large part, dans les nouvelles familles, à l’esprit d’innovation; mais elle conserve, dans les maisons anciennes, les avantages moraux et matériels qui se transmettent avec le culte des tombeaux, les affections du foyer et la Coutume de l’atelier. Elle a fourni dans tous les temps et offre encore aujourd’hui les meilleurs types des sociétés européennes. C’est du sein des familles-souches les plus modestes que sortent habituellement, grâce au dévouement et aux sacrifices des parents et de l’héritier, les grands talents et les grandes vertus qui illustrent les sociétés prospères. Cet état de choses était fréquent chez les paysans et les gentilshommes agriculteurs de Gascogne et de Normandie: il en est encore ainsi dans les provinces basques, dans beaucoup de provinces allemandes et dans les Iles Britanniques. Je connais en Angleterre une maison où dix cadets, dotés et protégés par la famille, ont tous conquis par le travail une fortune supérieure à celle de leur aîné. Richement établis dans les colonies, ils n’ont pas cependant de plus grand bonheur que de venir, avec leurs familles, célébrer les fêtes de Noël dans le foyer modeste où ils sont nés.

Tandis qu’au sein des classes riches, la famille instable ne produit guère, à chaque génération, qu’un fils souvent insoumis et dissipateur, la famille-souche, dans les mêmes conditions, donne moyennement, outre l’héritier conservateur de la tradition nationale, deux à trois fils, qui assurent aux colonies, comme à la métropole, tous les avantages dérivant d’un caractère entreprenant et d’un sage esprit d’innovation.

§ 7

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LA PROSPÉRITÉ OU LA DÉCADENCE DANS L’ATELIER ET LA NATION.

Quand les Autorités sociales font leur devoir, c’est-à-dire, quand elles conservent parmi leurs collaborateurs les pratiques du Décalogue et de la Coutume, tout en préservant de la corruption leur propre famille, elles offrent, par cela même, à l’ensemble du corps social les premiers éléments du bien-être et de l’harmonie. Cependant, cet état de prospérité n’est définitivement acquis à une nation que si l’accord établi entre les populations et les Autorités sociales règne également entre ces dernières et les gouvernants préposés à la direction des localités, de la province et de l’État.

Les conditions de l’accord à établir entre le souverain, les gouvernants, les Autorités sociales qui dirigent les arts usuels, et les hommes éminents qui cultivent les arts libéraux, constituent, à vrai dire, le problème du gouvernement. J’ai traité ce problème dans un précédent ouvrage . Je l’introduirai de nouveau, en termes très-sommaires, dans le dernier chapitre de celui-ci (§§ 61 à 70), et je mentionnerai, en outre, dans le paragraphe suivant, les deux solutions principales auxquelles on ne peut se dispenser de faire allusion en étudiant une branche quelconque de la réforme sociale.

La prospérité d’une nation se développe, comme je dirai (§ 8), sous deux régimes fort différents; mais elle se reconnaît partout à des caractères identiques. Les croyances religieuses sont gravées dans tous les cœurs. L’harmonie et le bien-être se révèlent dans les rapports mutuels des classes par la paix publique, dans la famille par la fécondité. Une jeunesse nombreuse, dressée à l’obéissance et au travail, suffit amplement à l’extension des ateliers, au recrutement des armées et à la multiplication de la race dans de florissantes colonies, conquises sur les régions incultes de la planète.

La décadence d’une nation coïncide toujours avec la désorganisation des deux régimes qui créent la prospérité. Elle se manifeste chez les individus par la perte des croyances, dans la famille par la stérilité, dans l’État par la guerre civile. La population, stationnaire ou décroissante, portée aux révolutions et à l’antagonisme, ne suffit plus ni aux besoins des ateliers, ni à la défense du sol. Se maintenant avec peine dans ses anciennes limites, la race ne prend aucune part aux nouveaux établissements que les peuples prospères fondent toujours en dehors de leurs métropoles. Ces caractères se sont de plus en plus accusés, en France, dans les générations successives de l’époque actuelle (§ 17), aussi bien sous l’ancien régime en décadence que dans l’ère actuelle de révolution. Ils ne sont plus guère masqués que pour les écrivains qui, s’inquiétant peu de l’ordre moral, prennent exclusivement la richesse et les satisfactions sensuelles pour mesure de la prospérité (§ 29). Quant à ces satisfactions elles-mêmes, l’histoire enseigne qu’elles prendraient bientôt fin, si l’on ne parvenait pas à donner un autre cours au mouvement qui nous entraîne.

§ 8

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LE BIEN ET LE MAL SOUS LES DEUX RÉGIMES DE CONTRAINTE ET DE LIBERTÉ

Le règne du bien dans la famille, l’atelier et l’État, ou, en d’autres termes, la prospérité d’une nation, se résume donc dans un certain accord des institutions et des mœurs. Les lois religieuses et civiles tendent également à soumettre les familles aux principes du Décalogue et les ateliers aux pratiques de la Coutume (§ 19). Les Autorités sociales (§ 5) et les gouvernants se concertent pour conjurer la corruption qui émane, soit de l’instinct du mal que ramènent sans cesse les jeunes générations , soit de la richesse que la prospérité accroît de plus en plus, au grand danger de l’ordre moral. Cet heureux accord se montre rarement dans l’histoire: il s’est cependant produit, de loin en loin, depuis les premiers âges de l’humanité, sous l’influence de deux régimes sociaux qui se proposent le même but, mais qui l’atteignent par des voies différentes.

Sous le premier régime, la souveraineté réside exclusivement dans un monarque ou dans un petit nombre d’hommes. La loi religieuse et la loi civile ont également pour sanction la force publique. Selon la doctrine adoptée avec les formes les plus absolues de ce régime, le souverain a reçu de Dieu à la fois et le dépôt de toute autorité, et l’obligation de donner en toutes choses l’exemple du bien. Ce privilége et ce devoir sont également réunis chez les gouvernants auxquels le souverain délègue le pouvoir; en sorte que la mission de ceux-ci consiste surtout à réprimer toutes les manifestations du mal dans l’État et la province (§ 69). Les Autorités sociales (§ 5) ont un profond respect pour le souverain et ses représentants: elles acceptent avec déférence leurs enseignements ou leurs ordres; et elles imposent à leur tour, dans le gouvernement local (§ 68), dans l’atelier (§ 19) et dans la vie privée (§ 67), la pratique du bien aux populations dressées elles-mêmes, par la tradition, au travail et à l’obéissance. Il semble qu’on ne peut mieux désigner cette organisation qu’en l’appelant Régime de contrainte. Ce régime, même avec une doctrine et une pratique imparfaites, a souvent donné de grands résultats. La Russie, qui réunit la plupart des caractères assignés ci-dessus à la prospérité (§ 7), en offre de nos jours un exemple. Jusqu’en 1861, elle l’a appliqué, avec des formes dures, à l’organisation du travail. Elle continue à imposer, au besoin, par la force du bras séculier, la pratique du culte national. Elle a ainsi donné d’énergiques croyances à ses populations: elle leur a inculqué notamment, en présence de la mort, une sérénité qui frappe tous les observateurs.

Cette action bienfaisante de la souveraineté unie à la religion a été le point de départ de beaucoup de peuples qui occupent une grande place dans l’histoire; mais, en général, elle n’a pas eu une longue durée. Les gouvernants ont été bientôt envahis parla corruption qui émane, avec une force presque irrésistible, de l’exercice du pouvoir. Souvent ils ont perdu, pendant une suite de générations, le sentiment des devoirs que pratiquaient leurs ancêtres: ils ont eux-mêmes propagé le mal qu’ils auraient dû réprimer, et ils ont fait naître la décadence. Cependant une certaine prospérité a pu se maintenir avec les bonnes mœurs, malgré la corruption des gouvernants, lorsque ceux-ci ont évité le scandale et laissé le gouvernement des localités (§ 68) aux Autorités sociales. Celles-ci se sont utilement interposées entre les populations et les fonctionnaires: dès lors le mal, cantonné, pour ainsi dire, dans les régions supérieures de la société, n’a point pénétré au sein des ateliers. La Turquie offre l’exemple d’un tel régime de contrainte, désorganisé en partie par la corruption qui a longtemps régné près des sultans. Mais elle possède encore beaucoup d’éléments de régénération: car une foule de localités, peuplées de chrétiens et de musulmans, ont conservé, entre autres pratiques saines, des libertés privées et locales que l’Occident pourrait envier. La Russie a profité également, pendant le siècle dernier, de ce bienfait des autonomies locales. Grâce aux libertés qu’elles ont conservées, les communes rurales de ce grand empire ne paraissent pas avoir sérieusement souffert de la corruption qui régnait à la cour de Catherine II.

Sous les types du second régime qui s’écartent le plus du premier, la souveraineté réside dans la nation représentée par la majeure partie des citoyens. La loi religieuse est imposée aux individus, non plus par la force publique, mais seulement par les impulsions de la conscience. La loi civile laisse également à celle-ci une part d’action beaucoup plus grande; et, en conséquence, elle s’occupe moins de conserver les pratiques de la Coutume dans l’atelier, ou le respect du Décalogue dans le gouvernement local, la province et l’État. La prospérité se produit sous ces influences, quand la contrainte morale qui vient de la conscience individuelle est plus efficace que la contrainte légale qui, sous le précédent régime, est exercée par les gouvernants et les Autorités sociales. En appelant cette organisation sociale régime de liberté, je me à l’usage et à la préoccupation dominante de mes concitoyens, plutôt que je n’exprime la vraie nature de l’institution. Plusieurs peuples de l’Occident se proposent d’atteindre, sous ce nom trompeur (§ 57), parla voie des révolutions, un idéal dont ils s’éloignent sans cesse. Au contraire, les peuples, grands ou petits, riches ou pauvres, qui s’en rapprochent le plus sont précisément ceux qui emploient le moins, dans leurs programmes politiques, le mot liberté. J’ai souvent fait cette remarque en Angleterre et en Biscaye, c’est-à-dire chez les deux peuples où la prospérité est le mieux établie, en même temps que la contrainte morale a le plus d’empire.

Au surplus, les moyens propres aux deux régimes diffèrent moins que ne le supposent ceux qui réclament avec bruit certaines formes, plutôt que le fond même, de la liberté. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de comparer, chez les divers peuples, l’état de la religion, c’est-à-dire le trait le plus important de leur organisation sociale.

D’après une opinion répandue, les États-Unis d’Amérique seraient la nation la plus prospère de notre époque. Chez cette même nation serait établie la distinction la plus complète entre la loi religieuse et la loi civile, ou, en d’autres termes, entre les Églises et l’État. Ces deux jugements ont été souvent reproduits; mais je les trouve chaque jour plus contestables, surtout quand je rapproche le passé du temps actuel. G. Washington, J. Adams, J. Madison et leurs contemporains, qui créèrent par leur ascendant personnel le gouvernement des États-Unis, sont restés jusqu’à ce jour les plus illustres représentants du caractère américain. Or ces grands hommes furent tous formés, dans leurs colonies natales, sous les régimes de contrainte les plus énergiques. Ces régimes identifiaient tellement le christianisme et le gouvernement, que plusieurs lois locales, celles du Connecticut, par exemple, établissaient une religion d’État, et punissaient de mort l’hérésie, le blasphème, l’adultère et l’outrage envers les parents. A l’aide du temps, les Coutumes avaient atténué la rigueur de ces lois; mais, lors de la guerre de l’indépendance, elles continuaient toutes à faire respecter le Décalogue. La constitution des États-Unis, inaugurée en 1789, et les amendements qui y ont été apportés (§ 60), n’ont guère, en fait, modifié ces Coutumes. Les mœurs et les institutions cherchent encore visiblement le royaume de Dieu et sa justice. Il n’est donc pas vrai de dire que les Américains soient devenus indifférents à l’observation de la loi religieuse. A la vérité, les croyances se sont affaiblies, depuis quelques années, dans plusieurs localités; mais il s’en faut de beaucoup que cet affaiblissement ait coïncidé avec le progrès des mœurs. Les bons exemples que donnait autrefois l’Amérique sont peu à peu remplacés par des traits de corruption et de cynisme qui sont pour l’Europe un sujet d’étonnement. L’antagonisme social, la guerre civile et l’assassinat politique, qui ont récemment désolé ce pays, prouvent qu’il a perdu un des plus saillants caractères de la prospérité (§ 7). Cette crise, il faut l’espérer, sera de courte durée; mais, en attendant les résultats que fournira un jour l’histoire de cette grande nation, personne n’est autorisé à conclure du passé que la prospérité d’un peuple grandit à mesure que la distinction entre la loi civile et la loi religieuse devient plus absolue. D’un autre côté, l’Angleterre et la Biscaye, qui offrent les plus beaux types de liberté parmi les grandes et les petites nations, restent attachées fermement à une religion d’État. Mais leur prospérité semble croître à mesure que cette religion est moins soutenue par la contrainte. Si l’expression, régime de liberté, peut être approuvée parla science sociale, c’est surtout lorsque les institutions, même en présence d’un culte d’orthodoxes, garantissent une liberté complète aux dissidents. D’ailleurs, selon la définition donnée ci-dessus, la prospérité ne se maintient que si les consciences n’usent de leur liberté que pour se soumettre mieux aux prescriptions de la loi divine.

Les peuples qui, sous les deux régimes, s’élèvent à la prospérité, offrent beaucoup d’analogie dans plusieurs de leurs institutions. Le contraste qui existe dans l’organisation de la souveraineté s’efface à mesure qu’on se rapproche du gouvernement local et de la vie privée. Sous les régimes de liberté, comme sous les régimes de contrainte, en Angleterre, en Biscaye, en Suisse, en Scandinavie, comme en Russie, en Prusse et en Turquie, la vie locale jouit d’une complète autonomie, sous le contrôle des gouvernants et le patronage des Autorités sociales (§ 5). J’ajoute qu’en étudiant dans leurs détails les diverses constitutions européennes, j’ai souvent constaté que l’action de la souveraineté était parfois plus gênante, sous les régimes de liberté , que sous les régimes de contrainte.

Enfin les deux régimes offrent encore une analogie saisissante. La corruption, lorsqu’elle commence à s’y introduire, a presque toujours la même origine, c’est-à-dire l’oubli du devoir chez ceux qui exercent l’autorité. Les comices populaires et les souverains absolus désorganisent également la Constitution lorsque, ayant à déléguer leurs pouvoirs, ils préfèrent la flatterie et le vice à l’indépendance et à la vertu. Il serait même facile de prouver par l’histoire que la corruption des électeurs n’a pas été moins funeste aux peuples que celle des rois.

Dans l’ère de révolution qui reste ouverte en France depuis 1789, les deux régimes ont été également faussés par l’oubli du Décalogue et de la Coutume (§§ 30 à 32). A vrai dire, nos quatre régimes de liberté, comme nos quatre régimes de contrainte, ne se sont rattachés que de nom aux vrais types que j’ai définis. En ce qui concerne l’organisation de la souveraineté, les premiers régimes qui suivirent la révolution s’écartèrent de toutes les traditions connues, et n’eurent qu’une existence éphémère. Les suivants se sont plus rapprochés des exemples donnés par des peuples stables, et cependant aucun d’eux n’a atteint la durée d’une génération. Ces échecs subis par toutes les formes de souveraineté s’expliquent par une même cause que je développe plus loin (§§ 61 à 71). La révolution a donné à la vie privée (§ 67) et au gouvernement local ( § 68 ) une organisation qui viole également les traditions de la vieille France et la pratique actuelle de tous les peuples prospères. Cette organisation est incompatible avec tout ordre social: elle ne saurait donc réussir ni avec le régime de contrainte, ni avec le régime de liberté. Nous avons échoué dans toutes nos tentatives de réforme: car, sous la domination abusive des fonctionnaires et des légistes (§ 54), nous conservons invariablement les seules institutions qu’il faudrait changer. Cependant les inconvénients d’une centralisation exagérée ont été signalés par le souverain. La même critique a été reproduite par S. A. I. le prince Napoléon et par des hommes d’État qui ont occupé de hautes situations dans l’empire. Il y a donc lieu d’espérer que cette partie de la réforme ne se fera plus longtemps attendre.

§ 9

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LA GÉOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL.

Une des données essentielles à une judicieuse réforme du travail est la connaissance des ateliers qui se distinguent entre tous par la pratique du bien ou du mal, par l’état de prospérité ou de décadence. J’ai longtemps regretté de ne pas trouver, à ce sujet, des informations précises dans les récits des voyageurs; aussi me suis-je appliqué à m’éclairer directement par l’étude comparée des peuples européens, et beaucoup d’hommes éminents ont bien voulu me seconder dans ces recherches. Ces travaux offrent déjà un faisceau d’observations méthodiques qu’on peut opposer utilement aux erreurs propagées par l’ignorance et les passions. Ils constituent, en quelque sorte, une géographie du bien et du mal dont je signalerai ici les traits principaux.

En Europe, certaines nations doivent surtout leur originalité à des qualités ou à des défauts portés à l’extrême. Elles sont souvent citées dans cet ouvrage, où la distinction du bien et du mal se fonde principalement sur l’observation comparée des peuples. Elles forment deux groupes principaux, séparés par une région centrale dont les mœurs n’offrent, en général, que des caractères mixtes. Le groupe oriental s’étend, le long de la frontière d’Asie, de l’océan Glacial à la Méditerranée: il comprend les trois États scandinaves, la Russie avec ses nomades, la Pologne, la Hongrie et la Turquie. Le second groupe, contigu à la Manche et à l’Atlantique, comprend surtout les régions manufacturières de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de la Belgique, des États allemands, de la Suisse et de la France. Pour abréger le discours, je distingue ces deux groupes sous les noms d’Orient et d’Occident. Par leur caractère mixte, sinon par la situation géographique, les deux péninsules de la Méditerranée se rattachent à la région centrale. Les États de cette région offrent d’ailleurs, çà et là, des petits peuples qui se placent au premier rang par leurs vertus et leur originalité. Tels sont les Basques et les Catalans, en Espagne; les Lucquois et les Bergamasques, en Italie; les six petits cantons catholiques, en Suisse; les Tyroliens et les Carinthiens, dans l’empire autrichien; les paysans de la Westphalie et du Lunebourg hanovrien, dans l’Allemagne du Nord.

Les ateliers ruraux et manufacturiers où se pratique le bien, où règne la prospérité fondée sur l’harmonie, sont le trait caractéristique des organisations sociales de l’Orient. Ils deviennent relativement plus rares dans la région centrale, ils sont presque partout en minorité dans l’Occident; enfin ils manquent à peu près complétement dans les agglomérations manufacturières contiguës aux rivages de l’Atlantique. L’étude comparée de l’Orient et de l’Occident ne signale pas seulement ce contraste par des faits apparents, elle permet aussi d’en reconnaître les causes.

Dans les contrées qui confinent à l’Asie et à l’océan Glacial, plusieurs causes générales, intimement liées au climat, au sol et à l’éloignement des mers navigables, aident à la fois les peuples à vivre dans le bien et à se préserver du mal. La rigueur du climat réprime l’appétit sensuel le plus dangereux . Les territoires incultes offrent aux populations d’abondantes ressources et de faciles moyens d’établissement. La nature des productions du sol et l’absence des grandes voies commerciales se prêtent peu aux accumulations de richesse, puis aux développements d’orgueil et de scepticisme qui, à toutes les époques et sur toutes les scènes de l’histoire, ont été les sources de corruption. En outre, une foule de Coutumes locales, dérivant pour la plupart de ces causes premières, contribuent encore à conserver l’état traditionnel de bien-être, de stabilité et d’harmonie. Parmi les conditions naturelles, les institutions et les mœurs qui tendent à fixer le régime du bien dans ces régions, j’ai observé, en première ligne: chez les nomades, la vie pastorale, liée à la possession indivise de forêts et de steppes fertiles; dans les contrées glaciales, les travaux de la pêche, de la chasse et du pâturage, avec les influences morales émanant des luttes salutaires de l’homme contre la nature; chez les Scandinaves sédentaires, l’alliance de l’industrie manufacturière, de l’exploitalion des forêts et de l’agriculture, la conciliation du patronage seigneurial et de la liberté individuelle, la permanence des engagements volontaires ( § 20 ) dans les ateliers de travail; en Russie, les engagements forcés réciproques entre les patrons et les ouvriers, le partage périodique de la terre arable, la triple protection assurée aux individus par la famille patriarcale, l’organisation communale et le patronage seigneurial; en Turquie, les engagements demi-forcés, admirablement tempérés, en présence de deux religions rivales, par les habitudes de patronage, de tolérance et d’égalité; en Hongrie, l’organisation féodale, conservant un excellent régime de propriété et une race de paysans pourvus de la quantité de terre qui suffit au bien-être d’une famille ; enfin, dans les forêts, les mines et les usines domaniales de la Hongrie, de la Carinthie, de la Carniole et du Hanovre, un antique régime de patronage assurant aux établissements la main-d’œuvre à bas prix, et aux ouvriers une complète sécurité d’existence .

Dans les contrées manufacturières confinant à l’Atlantique, les causes générales, liées à la nature des lieux, agissent pour la plupart dans un sens opposé. Le climat, plus méridional, se prête moins à la conservation des bonnes mœurs. Le sol, complétement approprié à la culture, n’offre aux populations non propriétaires ni moyens de subsistance, ni facilités d’établissement. Les mines de fer et de houille (§ 29), répandues avec profusion dans le sol, assurent à l’industrie manufacturière des moyens d’action presque illimités, en ce qui touche le matériel, la chaleur et la force motrice. L’Océan fournit des communications faciles et économiques pour importer les matières premières produites dans toutes les contrées maritimes, et pour exporter, en retour, les produits manufacturés. Enfin, la richesse, qui se développe rapidement dans des conditions si favorables au travail, exerce son action délétère sur les classes dirigeantes. Sous cette influence, les gouvernants et les clercs sont particulièrement enclins à oublier leur devoir, et en situation de corrompre le corps social. Les mœurs et les institutions, quoique supérieures sous beaucoup de rapports à celles de l’Orient, agissent souvent dans le même sens que les causes naturelles. Ainsi, les individualités éminentes ont mille moyens de s’élever rapidement au-dessus de la situation où elles sont nées; mais, en revanche, on voit s’accumuler aux derniers rangs des masses incapables de se suffire à elles-mêmes. Ces masses restent privées du bien-être et de la sécurité qui, sous les régimes de l’Orient, sont garantis par l’abondance du sol inculte et par la conservation des régimes de contrainte. L’état de souffrance qui résulte de l’ensemble de ces causes est habituellement aggravé, pour la majorité des populations ouvrières, par trois circonstances principales. En premier lieu, la multiplicité des moyens de production provoque entre les ateliers de travail une concurrence exagérée: elle fait naître des alternances d’activité fiévreuse ou de chômage forcé ; et, ainsi, elle expose successivement les ouvriers au double danger d’une abondance corruptrice et d’un pénible dénûment. En second lieu, même aux époques d’activité commerciale, les ouvriers, arrachés brusquement aux salutaires influences de la vie rurale et agglomérés au contact des corruptions urbaines, subissent tous les maux qu’engendre la réunion du vice et de l’imprévoyance. En troisième lieu, même dans les cas rares où le bien-être individuel pourrait être amené par les chances heureuses du commerce et la conservation de l’ordre moral, l’instabilité des engagements, l’antagonisme social, les grèves et leurs débats irritants, les maladies et les morts prématurées viennent soumettre des familles entières à de cruelles souffrances .

Cependant, même en ce qui touche l’organisation. du travail, une multitude de traits excellents justifient le prestige attribué à l’Occident par l’abondance des capitaux, par la supériorité des moyens de production et d’échange. Beaucoup d’Autorités sociales ont conservé dans leurs ateliers tous les bienfaits de la Coutume. Dans ce cas, l’harmonie sociale atteint un degré de perfection que je n’ai jamais observé dans les localités les plus prospères de l’Orient. Même dans les agglomérations manufacturières, envahies par le vice et l’antagonisme, certains ouvriers, surtout lorsqu’ils conservent les croyances religieuses, acquièrent des qualités intellectuelles et morales qui ne se rencontrent point parmi les populations les plus recommandables de la région forestière et pastorale . Dans ces mêmes agglomérations, comme j’en ai fait ci-dessus la remarque, les grands talents s’élèvent à leur vraie place plus aisément que dans les contrées où le classement social s’opère surtout sous l’empire de la Coutume. Mais cette élévation n’est pas sans mélange de mal: car l’avénement rapide des talents ne se concilie pas toujours avec la conservation des antiques vertus. Les grandes situations, conquises au prix de pénibles efforts, accroissent singulièrement l’éclat donné à l’Occident par l’extension du commerce et l’accumulation de la richesse; mais, quand l’ordre moral s’affaiblit, elles ne sont une source de bonheur ni pour les nouveaux enrichis ni surtout pour le corps de la nation. Les Autorités sociales de l’Orient, qui se corrompent ou s’endorment dans des situations traditionnelles, sont parfois moins hostiles aux réformes que certains parvenus de l’Occident. Plusieurs de ceux-ci, en effet, contents du régime où ils ont obtenu la fortune et les honneurs, sont peu enclins à modifier les institutions qui retiennent les masses imprévoyantes dans la souffrance. Ces masses ont plus besoin de protection que d’indépendance; aussi ont-elles moins d’inclination pour les hommes qui s’élèvent rapidement que pour ceux qui conservent la situation des ancêtres aux divers niveaux de la hiérarchie . On comprend que la paix publique soit mal assurée dans les pays où les efforts de travail viennent seulement de la jeunesse pauvre et des parvenus, où les descendants des Autorités sociales ne conservent pas l’habitude du travail et le sentiment des devoirs liés à la possession de la richesse (C). On ne peut admirer sans réserve un ordre de choses où les grandes capacités s’élèvent plus haut qu’ailleurs, mais où les faibles de corps et d’esprit tombent beaucoup plus bas.

§ 10

Table des matières

LE BIEN ET LE MAL DANS L’HISTOIRE.