La Correction - Guillaume Lafond - E-Book

La Correction E-Book

Guillaume Lafond

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Beschreibung

Le destin de cinq anonymes bascule un soir d’été. Léa monnaie ses charmes en attendant que l’ascenseur social termine sa course. Paul, son ami dealer et trader à ses heures, l’entretient malgré lui dans la marge. Vincent l’écrivain procrastinateur et Mathéo le thérapeute alternatif sont les victimes complaisantes de leurs démons intérieurs tandis que François, producteur sans scrupule, reste impudemment matérialiste. Tous voient leurs désirs mis à l’épreuve le temps d’une nuit équivoque. En effet, une organisation très structurée œuvre dans l’ombre pour que ces individus en perdition ne nuisent plus à l’ensemble de la société. Mais comment, sans nier le libre arbitre de chacun, le Schéma pourrait-il leur insuffler le désir d’une autre voie ?

Dans ce premier roman choral en forme de contreplongée dans les charmes vénéneux d’une nuit parisienne, Guillaume Lafond a choisi l’unité de temps de la tragédie pour corriger la fatalité d’une déroute collective.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Guillaume Lafond est né en 1972 à Brive. Enseignant de Lettres Classiques à Paris depuis 25 ans, il a été photographe puis a réalisé des films courts de fiction et documentaires. En 2014, il a remporté le 1er Prix dans la catégorie courts-métrages du festival de Turin avec Mon Baiser de Cinéma. Il réalise depuis 2018 des films publicitaires. La Correction est son premier roman.

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LA CORRECTION

GUILLAUME LAFOND

LA CORRECTION

ÉDITIONS INTERVALLES

À Simone, Marie, Olivia et Jean-Pierre.

Toute l’économie de mon âme, son équilibre par le « malheur », les nouvelles sources et les besoins nouveaux qui éclatent, les vieilles blessures qui se ferment, les époques entières du passé qui sont refoulées – tout cela, tout ce qui peut être lié au malheur, ne préoccupe pas ce cher compatis­sant, il veut secourir et il ne pense pas qu’il existe une nécessité personnelle du malheur, que, toi et moi, nous avons autant besoin de la frayeur, des privations, de l’appauvrissement, des veilles, des aventures, des risques, des méprises que de leur contraire, et même, pour m’exprimer d’une façon mystique, que le sentier de notre propre ciel traverse toujours la volupté de notre propre enfer.

Friedrich Nietzsche

Là où croît le péril, croît aussi la possibilité de ce qui sauve.

Friedrich Hölderlin

Prologos1

L’amphithéâtre est plein à craquer d’hommes et de femmes de tous âges vêtus de costumes et tailleurs noirs. Un silence respectueux et solennel règne dans l’hémicycle tandis qu’une voix résonne à travers un micro :

« Chers confrères, je vous prie d’accueillir comme il se doit le doyen du groupe les Augustes. »

Une salve d’applaudissements retentit alors qu’un vieil homme s’avance sur l’estrade et se place devant le pupitre. Il est lui aussi vêtu d’un costume noir et porte une longue barbe blanche qui descend à mi-poitrine. Ses cheveux, blancs eux aussi, tombent sur ses épaules ; ses traits burinés sont ceux d’un Méditerranéen ; il s’adresse à son auditoire en anglais mais son accent est celui de la Grèce.

« Bonjour à tous.

En préambule et dans le contexte polémique qui nous préoccupe, je tiens d’abord à rappeler les fondements qui ont défini la vocation de cette noble institution que nous appelons le Schéma.

Je commencerai par rappeler sa nature résolument évolutive. Le Schéma – comme la tragédie – est né en même temps que la démocratie athénienne, en Europe, puis il s’est étendu au reste du monde. Il a connu sur ce continent les nombreuses révolutions qui ont vu se succéder le paganisme, le judaïsme, le christianisme, la révolution galiléenne, les Lumières, l’ère industrielle puis numérique. Le Schéma s’est adapté à la disparition progressive des religions et du sacré. Il a su se réinventer pour soutenir les hommes dans la conquête de l’individualité. Si l’homme d’autrefois devait obéir à des rites cruels et absurdes, dictés par la croyance, il avait un cadre rassurant qui déterminait sa conduite. Aujourd’hui, il ne peut plus se défausser sur des mythes et imputer à la nature ou à une divinité quelconque la responsabilité de ses choix. Sa liberté est entière ; elle est aussi un fardeau. C’est ce fardeau que nous portons maintenant avec lui dans toute sa complexité. Ce qui veut dire que nous devons à notre tour accepter que le chemin soit soumis à la contingence. C’est la nature de l’homme aujourd’hui. C’est aussi celle du Schéma. Je voudrais redire devant vous et avec force que notre action, si elle s’inspire de la catharsis tragique, n’a pas pour objectif de porter la mort parmi nos contemporains. Nous ne devons pas nous substituer à l’ordre des choses et, s’il y a encore un choix que nous devons sacraliser, c’est la vie. »

Des applaudissements appuyés retentissent dans la salle. Le vieil homme lève la main modestement pour y mettre fin et poursuit son discours :

« La tragédie antique, dont notre institution s’inspire, a toujours élevé le citoyen à des valeurs morales ; elle ne le condamne pas mais lui donne à voir les périls à éviter. La tragédie la plus achevée est celle où la mort menace mais aussi celle où elle est évitée. C’est la définition que retient Aristote et c’est celle que défend les Augustes, le groupe dont je me fais ici le représentant. Nous corrigeons l’homme, nous ne le condamnons pas à mort.

Le groupe les Justes, qui s’oppose à nous dans cette élection, propose une réforme brutale et mortifère qui ramènerait l’humanité à la croyance et au pouvoir fabuleux des dieux. Quand des hommes tomberont par milliers, les autres s’abandonneront au mysticisme, à la magie, au complot, croyant à une force maligne. Or le mal élève vers le bien si l’homme se sent responsable de ses actions ; la politique des Justes est dangereuse parce qu’elle déresponsabilise ; elle ne fait pas preuve de la έτρον2 si chère à notre philosophie.

Vous tous qui avez en charge la Correction, n’oubliez pas que vous valorisez avant tout la notion de choix. Vous ne vous substituez pas à vos sujets, vous pouvez seulement les éclairer. Alors oui, la tâche est rude et ingrate ; elle se répète et n’est pas toujours récompensée mais elle est à l’image de la liberté que nous voulons pour l’homme que nous espérons. Une liberté acquise souvent dans la douleur, exigeante et contingente. Nous sommes cette contingence, nous sommes cette liberté sans limite, nous sommes un Schéma erratique mais bienveillant. 

Démocratie et tragédie, depuis deux mille cinq cents ans, ont toujours constitué un paradoxe qui offrait au citoyen une relative égalité des chances mais donnait à voir en même temps la toute-puissance des dieux. Dans la démocratie que nous connaissons, les dieux sont morts, Dieu est mort ; Dieu, c’est l’homme. Il n’y a que la mort qui reste indomptable. La catabase3 est un aller sans retour pour le mortel, et cette descente aux Enfers est une peur vertigineuse sur laquelle s’appuie la Correction. Qu’elle demeure une peur – et non une punition – dans la politique du Schéma, et nous respecterons la nature de l’homme, que nous aimons trop pour vouloir sa mort. »

La salle se lève d’un bloc pour saluer, par des applaudissements nourris, les paroles du doyen.

Dans la tragédie grecque, le prologue servait à initier les spectateurs à la marche du drame et à ses développements : il était dit par un acteur.

Metron : la mesure, en grec ancien.

Descente du héros dans le monde souterrain, les Enfers.

Epeisodion 14

Un épisode dans la tragédie grecque (un acte dans les tragédies modernes) : les personnages jouent, faisant avancer l’action.

François 30976543680

La terrasse du café est quasi vide. Seulement cinq individus, accablés par la chaleur orageuse de la fin de journée. La canicule a eu raison de lui. Il a quitté le bureau plus tôt, incapable de supporter plus longtemps la sueur qui coule sur son visage depuis le matin. Si cet imbécile de comptable avait bien fait les choses, la clim serait installée depuis longtemps. Maintenant, il faudra attendre début août. Et à ce moment-là, il sera déjà en route pour la Provence. Vivement qu’il se casse. Il en peut plus de cette boîte et de ces petits connards privilégiés qui savent pas bosser.

Entre le bureau et l’appartement il y a dix minutes à pied à peine, mais il sent qu’il doit s’arrêter ; ses jambes sont lourdes et son polo lui colle désagréablement dans le dos. Il le sait ; son surpoids est devenu un problème. Il a commencé un régime mais les deux kilos perdus ne compensent pas les douze gagnés en à peine trois ans. Pour son mariage, cinq ans plus tôt, son costume sur mesure était trop ample à la taille, et Emma avait demandé qu’il soit davantage cintré comme le voulait la putain de mode du jour. Aujourd’hui, il porte toujours les mêmes fringues, un jean trop large en bas et des polos XXL Ralph Lauren, parce qu’il ne connaît que cette marque. Il s’en fout des fringues, comme de son look, et ça depuis toujours. Mais il sait qu’il ne ressemble à rien et ça rajoute à sa colère. Il aimerait bien que les petites salopes qu’il croise en minijupe fassent rouler leur petit cul devant sa gueule, mais un gros de 40 ans qui se sape comme un sac n’émeut personne. Son portefeuille pèse lourd ; et ça, c’est ce qui lui donne toute la morgue nécessaire. Il aimerait bien baiser une petite, et peut-être la cogner un peu.

Il s’est arrêté à la terrasse ; ce n’est pas dans ses habitudes ; il est toujours pressé et il l’est encore aujourd’hui mais il a trop chaud. Il fera une petite pause et repartira. Le petit est à la maison avec Diem ; il sera un peu en retard ; mais bon il est suffisamment généreux avec la Viet pour qu’elle patiente une demi-heure de plus. Il faut dire qu’elle s’en occupe bien du gamin. Elle s’en occupe tout le temps d’ailleurs ; Emma ne sera pas là avant 21 heures, si elle ne doit pas gérer des relations publiques au-delà. Lui rentre en général vers 19 heures parce qu’il bosse juste à côté et qu’il essaie de voir le bébé avant qu’il ne se couche. Et puis surtout il a entendu dire que certains enfants considéraient davantage leur nounou comme leur mère dès lors qu’ils ne voyaient pas leurs parents.

Il inspecte la terrasse avant de s’y installer et décide de s’asseoir à gauche au fond, loin d’un gros type voûté penché sur son ordinateur ; il n’a pas envie d’être le gros à côté du gros. Et puis il n’aime pas être trop proche du trottoir ; peur de se faire taxer par les crève-la-faim qui ont envahi la capitale. Il méprise la misère mais il donne toujours… Son père était une pince ; il ne lui ressemblera pas. Il peut donner ; il est suffisamment blindé, mais il crache sur ceux qui tendent la main ; ils n’ont qu’à trouver du boulot. Lui bosse comme un chien ; eux ce sont des chiens. Et particulièrement les Roumains, primates esclavagistes qui élèvent leur progéniture sur le trottoir pour qu’ils tendent éternellement la main. Personne n’appelle les services sociaux pour un mioche rom gavé de médocs qui pionce toute la journée. C’est autre chose quand un bon Français vit dehors avec sa famille. Il aurait fallu foutre toute cette engeance dehors, mais la France est pourrie de gauchistes bien-pensants, associations bidon et autres syndicats de merde.

Quand on vit dans le 17e, en face du parc Monceau, on est en général préservé de la misère et de ses effluves. Ne plus voir la populace, c’est une victoire précieuse. Il se félicite d’avoir loué les locaux de sa boîte dans le quartier. Les clients sont impressionnés par l’immeuble et, quand on vend du luxe audiovisuel, il faut parfumer le terrain à toutes les pédales, directeurs artistiques et clients qui dépensent des fortunes pour une pub.

Il commande une pinte et mate le bide du gros, toujours affairé sur son ordinateur. L’homme, sans doute myope au dixième degré, a la tête collée sur son écran. Le mec n’est pas aidé physiquement ; il éponge régulièrement son front avec un vieux Kleenex puis nettoie le clavier de son Mac qui reçoit les gouttes de sueur suintant de son visage bouffi. Dans le cendrier à côté de l’homme, des dizaines de mégots à moitié fumés ; le gars allume compulsivement cigarette sur cigarette. François compare le ventre de l’homme au sien. Leurs deux excroissances remplissent disgracieusement l’espace qui les sépare de la table, comme une vasque de gras. François se détourne, écœuré. Il se rassure en pensant qu’il n’a pas touché une cigarette depuis quatre ans, deux ans avant la naissance du petit. Et puis lui il a encore des yeux pour voir…

Il aurait pu ne pas commander une pinte ; un demi aurait suffi, mais il a soif et il a très envie de ressentir l’ivresse du vendredi soir. D’habitude, quand il rentre, il boit coup sur coup deux verres de whisky, qui l’assomment suffisamment pour oublier les préoccupations du taf. Et puis ça lui donne le courage de jouer avec le petit avant de lui donner son repas du soir. Sa mère a choisi de bosser pour Vuitton et elle trime comme une esclave pour des sacs à mains destinés à des faces de nems. Elle aurait pu arrêter de bosser mais non, il faut qu’elle ait des responsabilités, qu’elle fasse la pute devant des clients plus cons encore que les siens. L’avantage, c’est qu’elle se fait deux fois plus en net que chez Dior, maintenant qu’elle est devenue directrice monde de la marque. Dix mille par mois. Lui se dégage peu de salaire ; il se paie en dividendes tous les deux ans ; c’est fiscalement plus intéressant.

Son téléphone sonne. Il préférerait ne pas répondre mais Marc va le traquer, alors mieux vaut le satisfaire maintenant :

« Ouais ?

— Je peux monter te voir ? C’est urgent.

—  C’est toujours urgent. J’suis pas au bureau. Dis-moi.

—  C’est Clarins, les Japonais. Ils veulent payer en deux fois.

— Combien ?

— Cent cinquante mille.

— Non, ils paient la totalité d’avance.

— Je ne suis pas sûr que ça leur convienne.

—  On les connaît pas. Tu prends pas de risque à l’international. Si on récupère pas la thune après, tu fais comment pour les faire cracher quand ils seront repartis ? Non, ils paient cent pour cent à l’avance ou on bosse pas ensemble.

— À mon avis, ils vont pas aimer.

— J’ai pas besoin d’un avis. À moins que tu veuilles régler les impayés avec ton salaire ?…

—  Mouais…

— On a fini, là ?

— Ouais. »

François raccroche. Quel connard sans couille… Ça fait quinze ans qu’ils bossent ensemble – depuis que la boîte existe – et il est flippé comme au premier jour. Il se demande comment la réflexion des gens est à ce point dénuée de capacité d’évolution. Marc est comme ça : condamné à la médiocrité. Incapable de remise en cause, étriqué, sans vision à long terme du business. Sa raideur ne sert qu’au calcul ; il est parfois tellement jaloux de sa trésorerie que les dir prod viennent se plaindre qu’il ne leur laisse aucune marge de manœuvre en cas d’imprévu sur un tournage. Un coffre-fort verrouillé ; comme sa petite vie de catho tradi : une femme insignifiante, comptable comme lui, une progéniture à binocle et comme putain de hobby, il fait encore de la comptabilité pour un camp scout. Ajouté à ça, une espèce d’incapacité à communiquer et un manque absolu de psychologie, ce mec est un quasi autiste. Putains de comptables. Nécessaires mais tellement indigents.

Ça fait bien longtemps que le cerveau de François fonctionne plus vite que les autres. Parti d’un sous-sol à Clichy, sa société de production occupe maintenant un immeuble entier boulevard Malesherbes, en face de l’ancienne banque de France. Et les choix stratégiques, ce sont les siens. Toujours risqués et ambitieux mais toujours payants ; et ce malgré la crise. Ses trois associés dans la boîte ont vu leurs revenus multipliés par six en dix ans, sans qu’ils aient la moindre vision à long terme. Il a fallu s’en taper, des réunions à quatre pour bouger tous ces ventres mous. Aujourd’hui, la boîte pèse peut-être onze millions d’euros. À douze, il vend ses parts au plus offrant et se casse. Trop d’hostilité à son égard, perte de leadership. Il bosse avec des retraités. Maintenant qu’ils se sont remplis les poches, ils font la planche. Lui voudrait exploiter d’autres segments, installer une antenne à Hong Kong, développer celle de New York mais il est trop seul pour infléchir la course, ou trop détesté. Parfois il voudrait virer Marc… Il le pourrait mais il a trop à y perdre… Et sa sœur, sa putain de sœur… mais elle est intouchable. Trop douée dans son domaine ; elle fait un quart du chiffre à elle seule. Ça fait deux ans qu’ils ne se parlent que quand c’est une nécessité, et en général pour se pourrir. Il sait qu’il cède peu à peu du terrain. C’est elle qui pilote la prod ; lui gère le fric, les très gros clients, mais sa volonté d’expansion est mise à mal et il fait le dos rond. C’est ça qui le ronge et nourrit sa colère. Se mettre au pas des petits, des médiocres, des trouillards. Il a toujours été un compétiteur. Il a maintenant des fers au pied.

À côté de lui, le gros a baissé l’écran de son ordinateur pour serrer la main d’un grand barbu baraqué et tatoué sur les avant-bras qui vient d’arriver sur la terrasse. Ils se gratifient d’un sourire rapide puis le barbu va s’asseoir un peu plus loin en face d’une adolescente qui est assise dos à François. François ne l’a pas vue arriver. Il ne la voit que de dos et regarde, admiratif, son immense chevelure blond vénitien, qu’elle soulève de temps en temps, loin de sa nuque, pour se rafraîchir. Pourquoi ne pas attacher ses cheveux par cette chaleur ? Sans doute la coquetterie… Elle a de longues jambes croisées sur le côté de la table et une partie de sa cuisse émerge de sa longue robe fendue. Il a presque une demi-molle. Il touche machinalement le derrière de sa tête et retire une main trempée de sueur qu’il essuie sur son jean. Il aimerait bien voir le visage de la meuf. Le beau gosse qui s’est assis en face d’elle laisse deviner que c’est une vraie bombe. Il n’y a pas de hasard : la beauté attire la beauté… comme l’argent attire l’argent.

Son portable ne cesse de lui afficher les mails qu’il reçoit sans discontinuer. Il a toujours un œil sur son téléphone… Au-delà de sa messagerie pro, il est abonné à tout ce qui concerne de près ou de loin l’actualité économique et politique. À travers la lecture quotidienne de l’info, il nourrit son mépris pour une société qui périclite, selon lui, depuis la faillite sociale des années soixante-dix. La décadence est née de là, de cette idéologie soixante-huitarde qui a mis à mal les institutions, le travail et la famille. François est nostalgique de la France sous de Gaulle ; il a beaucoup lu à ce sujet. Il regrette ce passé industrieux où le mot travail avait encore un sens.

Son attention est attirée par un article du Monde qui traite des nouveaux algorithmes de la bourse. Il admire ironiquement les spéculateurs. Ils ont fabriqué une machine qui détruit le cycle vertueux du capitalisme auquel ils se disent attachés. L’intérêt de chacun est la loi qui garantit l’opulence de tous ? Le marché harmonise spontanément les intérêts individuels ? Quelle connerie ! Les spéculateurs sont fidèles à une logique fallacieuse qui s’oppose radicalement à une autre, laquelle prônait l’abolition de la propriété privée au profit de la propriété collective. François méprise autant qu’il admire les spéculateurs : ils ont rendu le capitalisme aussi détestable que le communisme. Le système est-il humainement acceptable ? amoral ? Questions obsolètes aujourd’hui. Les humanités, la culture générale, la science et les bâtisseurs, qui s’en émeut encore ?

Mais lui aussi spécule sur les marchés financiers… De son vivant, il ne sera pas le dernier des cons à profiter d’une mécanique qui file des couilles en or aux plus fortunés. Avec la politique actuelle, baisse de l’imposition du capital et flat tax sur les revenus, il va voir ses économies s’envoler. Et puis il a dans ses réseaux et dans ceux de sa femme un grand nombre de financiers qui lui fournissent régulièrement des « tuyaux ». Des tuyaux, c’est ce que d’autres appellent des délits d’initiés. Comme eux, François dédaigne désormais les travailleurs ; il vit loin de la communauté des hommes et il spécule sur le suicide de leurs entreprises pour faire grandir la sienne.

Léa 30976543681

Lea n’a pas beaucoup de temps ce soir. Elle aimerait que Paul ne soit pas en retard. Elle le lui fait savoir par sms. Son rendez-vous est à 20 heures. C’est à cinq minutes à pied mais par cette chaleur elle n’a pas envie de courir et arriver dégoulinante. D’autant que la robe qu’elle vient de s’acheter la corsette un peu trop au niveau de la poitrine. Elle rajuste les deux bretelles pour les détendre un peu et soulève sa longue chevelure qui lui colle désagréablement à la nuque. Heureusement elle a pris un taxi pour venir et l’ombre de la terrasse apporte un minimum de fraîcheur. Elle vérifie dans son sac qu’elle a bien pris le tube de citrate de bétaïne pour cette nuit. Le peu qu’elle dormira, elle préfère ne pas se réveiller avec l’estomac ravagé. Demain, elle veut être capable de bosser efficacement parce que lundi elle a un DST qui compte pour l’examen final et il s’agit de ne pas s’effondrer. Elle a découvert les bienfaits de la bétaïne quand elle était serveuse dans le 11e : son premier job d’étudiante. Elle enchaînait les nuits alcoolisées, et il fallait avoir une sacrée pêche jusqu’à 5 heures du mat pour satisfaire la clientèle et accumuler les pourboires. Un peu de gringue aux clients, un grand sourire, une tenue sexy et elle se faisait pas loin de mille euros en tips chaque mois. Une misère par rapport à ce qu’elle gagne aujourd’hui mais, à l’époque, c’était une bénédiction. Côté étude, c’était la merde. Après des nuits aussi intenses elle n’arrivait pas à bosser efficacement ses cours et elle avait dû redoubler sa première année d’HEC. Les profs avaient été indulgents ; ils la voyaient dormir régulièrement sur sa table et regrettaient qu’elle n’exploite pas davantage les capacités « extraordinaires » qu’ils avaient décelées. Le professeur d’économie qui ne comprenait pas cette somnolence permanente avait discuté avec l’assistante sociale, qui avait convoqué Léa. La jeune fille avait alors raconté sa vie à cette femme plutôt bienveillante. Et ça lui avait fait du bien. Dès que l’assistante sociale avait alerté la communauté enseignante sur les difficultés de Léa, ils avaient favorisé son redoublement, au lieu de la virer – à condition bien sûr qu’elle trouve des solutions et que sa situation change. Et ils n’avaient pas eu à le regretter ; elle était sortie major de la promo dès la deuxième année de prépa HEC. Aujourd’hui, à 23 ans, elle entamait sa troisième année à l’INSEEC business school et elle faisait la fierté de l’école.

Assis à côté d’elle, un couple improbable parle en anglais. L’une semble chinoise, plutôt grande et gironde, et l’autre, assis de dos, est un garçon petit et malingre. Leur anglais est fluide et Léa trouve le garçon très drôle. Il a beaucoup d’esprit et drague avec finesse la jeune fille qui pouffe régulièrement d’un petit rire aigu aux blagues de son compagnon. Ça sent le Tinder à plein nez. Les deux ne semblent pas se connaître ; elle est un peu farouche. Lui est un habitué des applications de rencontre, elle en est certaine. Léa aussi est une adepte de Tinder, parce qu’elle n’a pas le temps de faire des rencontres sympas autrement.

Elle caresse à travers sa robe fendue le haut de sa cuisse pour vérifier qu’elle est bien lisse ; elle s’est épilée ce matin et ne supporte pas la moindre rugosité sur ses jambes quand elle a un rendez-vous avec un client. Ce soir, Kadaré a sorti le grand jeu, comme à son habitude. Sans doute le restau russe leplus cher de Paris puis une soirée chez des amis libanais dans le 8e. Il lui a demandé de quoi s’éclater, lui et ses amis ; alors elle a appelé Paul. C’est lui qu’elle contacte quand il lui faut de la quantité. La dernière fois qu’il l’a fournie, il lui avait donné rendez-vous dans un bar à Clichy ; elle était allée aux toilettes juste après lui et avait récupéré le paquet de poudre dans la poubelle. Aujourd’hui, il y en a pour mille cinq cents euros ; elle a la somme dans son sac, qu’elle garde serré sur ses genoux. Elle sera dédommagée grassement de cette avance par Kadaré ; elle le sait. Kadaré, ce n’est pas le nom de son client ; elle a choisi le nom de l’auteur Ismaël Kadaré parce qu’elle a aimé son roman Le Palais de Rêves et parce que, comme l’auteur, son client est albanais. Elle a une mémoire colossale ; c’est l’une des raisons pour lesquelles elle est si brillante dans ses études. Tous les noms de ses clients, elle les a en tête via des pseudonymes qu’elle puise dans la littérature. Elle ne laisse aucune trace écrite.