La corvée - Jean Féron - E-Book

La corvée E-Book

Jean Féron

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Beschreibung

D’anciennes forges de l’armée française, bâties près de la rivière Saint-Charles et en partie démolies lors du siège de Québec, en 1759, avaient été relevées de leurs ruines sous Carleton pour servir d’entrepôts… En 1779, sous Haldimand, on y logea des équipes de paysans et d’ouvriers requis pour les corvées.
C’était une longue baraque, étroite et basse, avec des petites prises de jour, comme des soupiraux, qu’on avait fait grillager, avec un toit plat et recouvert de tuiles rouges qui l’écrasait. Écarté des autres habitations et entouré de ruines et de décombres, ce bâtiment offrait une physionomie répulsive et on l’aurait pu prendre pour une léproserie.
Si, à vrai dire, la lugubre baraque n’était pas un bouge à lépreux, elle pouvait bien être une prison ou quelque chose de ressemblant : car là, sous la surveillance de soldats anglais et hors des heures de travail, étaient entassés les malheureux que le sort avait désignés pour les corvées. Le sort, avons-nous dit ?… Oui, le sort né de la tyrannie !

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La Corvée

Roman canadien

PAR

JEAN FÉRON

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385744076

I LES GALÉRIENS

D’anciennes forges de l’armée française, bâties près de la rivière Saint-Charles et en partie démolies lors du siège de Québec, en 1759, avaient été relevées de leurs ruines sous Carleton pour servir d’entrepôts… En 1779, sous Haldimand, on y logea des équipes de paysans et d’ouvriers requis pour les corvées.

C’était une longue baraque, étroite et basse, avec des petites prises de jour, comme des soupiraux, qu’on avait fait grillager, avec un toit plat et recouvert de tuiles rouges qui l’écrasait. Écarté des autres habitations et entouré de ruines et de décombres, ce bâtiment offrait une physionomie répulsive et on l’aurait pu prendre pour une léproserie.

Si, à vrai dire, la lugubre baraque n’était pas un bouge à lépreux, elle pouvait bien être une prison ou quelque chose de ressemblant : car là, sous la surveillance de soldats anglais et hors des heures de travail, étaient entassés les malheureux que le sort avait désignés pour les corvées. Le sort, avons-nous dit ?… Oui, le sort né de la tyrannie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures de relevée vont sonner… juillet 1779.

Par équipes de six ou dix hommes, chaque équipe escortée de deux soldats, les « conscrits » quittent la baraque et gagnent d’un pas traînant le port où l’on répare d’anciennes jetées où de nouvelles y sont élevées.

La baraque est déserte… Non ! il y demeure une dernière équipe. Mais celle-ci ne va pas aux jetées, elle travaille ailleurs. Et au lieu d’avoir deux soldats pour escorte, elle a l’honneur d’en avoir dix que, par un immense surplus d’honneur, commande un officier.

Les dix soldats sont rangés en double haie, capote rouge au dos, fusil au pied, dans une petite pièce carrée qui est l’entrée de la caserne. L’officier portant haut et beau, demeure le dos tourné à la porte de sortie, il a l’épée au côté, et sa main gauche agite une cravache, tandis que sa main droite tient une petite feuille de papier blanc sur laquelle sont inscrits les noms de six vigoureux paysans canadiens. D’une voix impérative il appelle :

— Brunel !

Une porte, au fond, est toute grande ouverte sur une longue salle obscure, et par cette porte paraît un grand vieux, tout brûlé de soleil, osseux, à l’œil gris, honnête et fier. Il pénètre dans la petite pièce, marche d’un pas lourd, mais ferme encore, entre les deux rangées de soldats, et s’arrête net face à l’officier et à trois pas.

— Jaunart ! appelle ensuite l’officier.

Voici un jeune homme, de taille moyenne, le teint hâlé comme celui du vieux, mais plus léger, plus souple, et dont la mine est peut-être un peu trop gouailleuse pour le goût de l’officier qui, à sa vue, fronce le sourcil. Le jeune paysan, le regard rusé et la lèvre retroussée par un demi-sourire narquois, vient se placer derrière le vieux.

L’officier jette encore quatre noms :

— Malouin !… Saint-Onge… Michaud !… Gignac !…

Ce sont quatre autres travailleurs de la terre… De même que le vieux Brunel, on les reconnaît de suite ces défricheurs de la vallée Laurentienne : ils ont pris la physionomie du sol qu’ils ont labouré. De la terre qui donne le bon pain ces paysans gardent l’odeur vivifiante. On les reconnaît à la prunelle de leurs yeux en lesquels se reflètent le beau ciel qu’ils ont tant regardé, la forêt puissante qu’ils ont abattue ; et les regards de ces hommes sont aussi droits et purs que les premiers sillons qu’ils ont ouverts de la charrue dans la chair toute virginale du sol canadien. On peut les reconnaître encore par l’accent qu’ils ont conservé des premiers et prodigieux colons de France : ils en sont tout le portrait vivant et résistant.

Voici donc la dernière équipe au complet, six hommes à la file… six cœurs honnêtes et vaillants entre deux rangées de fusils !

Sur un geste de l’officier, l’un des soldats déroule une chaîne pourvue de six bracelets d’acier et, très habilement, pose un bracelet au poignet droit de chacun de ces hommes. Et ces hommes qui, l’instant d’avant, pouvaient avoir un air serein, frissonnent au contact injurieux de ces fers. Sous la couche du hâle on peut voir blêmir leur figure, on peut voir leur front se contracter sous un souffle de colère, leurs yeux lancer des flammes. Les lèvres se sont tordues pour réprimer une protestation, et l’on sent qu’il a fallu un effort surhumain pour calmer le flot du sang… Tous purent se contenir. Jaunart, le plus jeune de ces braves, retrouva son sourire gouailleur tombé, un moment, de ses lèvres. Les autres reprirent une attitude digne. Oh ! quelle maîtrise de soi il fallait pour subir une telle humiliation, surtout lorsqu’on savait que les autres paysans, leurs frères, n’allaient pas à la corvée enchaînés comme des malfaiteurs. Ah ! c’est que ceux-ci, la veille de ce jour, avaient osé se rebeller contre l’indigne traitement dont ils étaient l’objet. Contre eux, aujourd’hui, on prenait des précautions, voilà tout !

L’officier poussa la porte…

— Marche ! commanda-t-il.

L’équipe et l’escorte s’ébranlèrent, celle-ci renfermant celle-là.

Dehors, on marcha sous un soleil terrible qui, depuis quelques jours, brûlait la cité et les campagnes. Pas une brise pour rafraîchir… L’atmosphère avait une odeur de plomb fondu. Les maisons étaient closes et les rues du faubourg désertes. La ville paraissait morte. Vers les quatre heures seulement l’animation coutumière reprendrait. Ça et là on découvrait quelques habitations entourées de jardins dont les arbres ployaient tristement sous une ramure à demi roussie. Néanmoins, de ces ombrages moins que frais s’élevaient quelquefois des rires d’enfants heureux. C’était tout… seulement ces petites voix joyeuses évoquaient au cœur des malheureux qui marchaient à la corvée des souvenirs doux et cruels à la fois…

Ils marchaient d’un pas plus alourdi sous l’atroce chaleur, chaque homme tirant l’autre par la chaîne qui les reliait tous les six, et ils montaient vers le mur qui ceinturait à ville haute. Dans ce mur on voyait encore une immense brèche que les canons des Américains y avaient faite en 1775, et qui n’avait pas été réparée depuis.

C’est donc à cette brèche que se rendaient ces gueux et ces soldats qui les conduisaient.

Ah ! oui, gueux et pauvres gueux !… Toutes les souffrances s’accumulaient sur leur tête : aux humiliations et aux affronts s’ajoutaient la cruelle séparation d’avec des êtres chers et la nostalgie du foyer lointain. Sans pitié pour eux ni pour leurs femmes ni pour leurs enfants l’affreuse corvée militaire les avait pris, arrachés de leurs maisons et courbés brutalement sous sa férule. Frederick Haldimand, lieutenant gouverneur du pays, avait continué le système dit « des corvées » que son prédécesseur, Carleton, avait établi. Sous Carleton le système avait été supportable, quoique trop tyrannique encore ; avec ses moyens d’exemption le peuple s’en était tiré tant bien que mal et mieux que pire. Sous Haldimand, les corvées furent une abomination, et l’ignoble botte des soudards étrangers pesa bien lourdement sur le pays entier et ses habitants. La corvée fut décrétée sans exemption, de Montréal à Rimouski. Cela fut un immense filet qui enleva tous les hommes valides parmi la classe des paysans et ouvriers campagnards. Dans les villes on saisissait les hommes inoccupés, même si l’ouvrage, interrompu pour quelques jours, allait reprendre bientôt, et on dépêchait ces gens, par charretées dans les chantiers de construction du gouvernement. Souvent les pauvres diables devaient faire le trajet pédestrement pendant deux et, quelquefois, trois jours, escortés de militaires à cheval. Un grand nombre étaient expédiés sur les frontières pour travailler à la construction de forts nécessités pour faire un barrage contre les tentatives possibles d’invasion par les armées révolutionnaires des bords de l’Atlantique. Pendant de longs mois les champs furent abandonnés aux femmes, aux vieillards, aux enfants ; et c’était à un moment que les foyers canadiens se relevaient faiblement des ruines et décombres entassées par les régiments maraudeurs du général Wolfe. Réduit à la plus grande misère et à un dénuement complet en 1759, le paysan n’avait pas encore repris le dessus, et sans pitié on se remettait à le pressurer et le tyranniser. Alors que sa terre demandait tout son effort continu et redoublé, on le volait à sa terre pour le placer au service d’un gouvernement mesquin. Mesquin ? Mesquin ? Ah, oui ! Croit-on que ces misérables de la corvée étaient payés… entendons bien les simples manœuvres ? Parlons-en : « un demi-shilling par jour », ou trois shillings par semaine dans les chantiers où l’on ne travaillait pas le dimanche. Certes, dans le temps « trois chillings », c’était un peu quelque chose. Encore, si on les avait touchés et mis dans sa poche ces trois shillings… Mais non ! Car si la chemise venait à manquer, il en fallait une autre : alors Monsieur le fournisseur du gouvernement vous vendait fort gracieusement une chemise de toile bleue ou rouge moyennant « Cinque Shillings ». Il est vrai de dire que c’était de la toile d’Angleterre… oui, mais « de la petite toile » comme le remarquaient avec une douce ironie les grand’mères du pays qui s’y connaissaient en « toile ». Et le soulier, quand il était fini ?… « Seven Shillings, Sir… » Et la culotte ?… « Eleven Shillings, my Dear Sir !… » Or, lorsqu’on était libéré, on rentrait chez soi bien fourbu, le ventre creux, le gousset vide et six, huit mois irrémédiablement perdus, sans même recevoir un « merci gratuit ». Ajoutons que les galériens de la corvée étaient parcimonieusement nourris… à peine la gueulée d’un chien !

S’il est vrai qu’un Yankee a pu dire :

“The less a man eats, the more and the better he works”.

l’on peut penser que Haldimand et ses compères s’étaient nourris de la même et sotte maxime.

Il faut attendre encore l’écrivain d’histoire qui saura mettre à nu toute la vérité sur l’administration, en notre pays, de certains gouverneurs anglais. Quant au louche Haldimand, il reste, croyons-nous, beaucoup à déterrer sur son compte ce qui nous dispensera, en attendant, de lui élever un monument pour honorer sa « sainteté ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Revenons à nos six galériens que l’on menait à la brèche dans les murs de la ville. Comme tous les autres ces paysans avaient été soldats et ils avaient souffert. Très souvent il leur avait fallu abandonner la charrue pour saisir le mousquet et courir à la rencontre de l’ennemi. Pour un grand nombre de ces grands cœurs les joies et les douceurs du foyer étaient presque inconnues. Leur vie s’était passée dans le soleil, sous la neige, dans les vents glacials. Contre les Anglais et les Sauvages ils s’étaient battus avec acharnement, obligés de barrer le chemin à l’envahisseur ou de le repousser. Longtemps on les avait vus sur le qui-vive au bord de leur beau et immense domaine, guettant l’ennemi pour l’empêcher de détruire l’œuvre si difficilement commencée et encore inachevée. Et alors, il avait fallu endurer la soif et la faim, le chaud et le froid. Vaillamment on avait réprimé les cris du ventre, on avait su réchauffer le cœur, secouer la paupière alourdie, battre courageusement la semelle et rester au poste. Et vingt fois, cent fois peut-être il avait encore fallu traverser tout le pays de pieds endoloris, et nulle plainte n’avait troublé la nature éblouissante de soleil ou embrumée de neige : toujours la chanson joyeuse éclatait entre leurs dents saines…

Ah ! c’est que c’était le beau temps alors comparé à ce jourd’hui ! Car alors on défendait son foyer et sa terre, sa femme et ses enfants, ses prêtres et sa foi, son roi et sa couronne ! Car c’était une patrie chère et heureuse qu’on protégeait contre de féroces ou de cupides ennemis ! Et quand on revenait sur sa terre, quand on rentrait dans sa maison tout ivre des vins de la victoire, on se sentait si content et si heureux ! Et comme la vie était bonne et meilleure ! Que le pays était beau et plus beau ! Mieux que cela, alors on se sentait son maître !

Et aujourd’hui ?… Ah ! comme c’était différent ! C’était la soumission à un ennemi brutal, le joug, quasi l’esclavage ! On n’était plus des maîtres ni dans son champ ni dans sa maison ! Femmes et enfants, aussi bien que les hommes, étaient asservis ! Plus de justice pour ceux qui avaient construit ce pays ! Les lois nouvelles souffletaient ! La tyrannie grossière, implacable, assujettissait aux métiers ingrats, aux labeurs écrasants et sans récompense, et qui osait protester ou lever le front sentait sur sa tête claquer la cravache ! L’homme de la Nouvelle-France, qui avait été si grand et si noble, se voyait traité comme une brute !

Les pauvres gueux… ah, oui !

Ils montaient vers les remparts, bras nus, la peau cuite par le soleil, et leurs mains larges, calleuses et meurtries, mains honnêtes et généreuses, pendaient lourdement sous le poids de la chaîne. Par le col ouvert de la chemise on découvrait une pointe de poitrine roussie et ruisselante de sueur, quelquefois velue, mais toujours robuste, et une poitrine sous laquelle ne cessait de battre l’âme de la France. On entendait leurs gros souliers ferrés battre le sol, crisser sous le sable du chemin, heurter les cailloux, et à mesure qu’ils montaient, leur front se penchait, leur échine ployait, sous la fatigue et sous la chaleur. Mais pas une plainte… Sous le chapeau de toile grise, que perçaient aisément les dards enflammés du soleil, on pouvait voir leur regard gris, ferme, énergique et, quelquefois débordant d’éclairs. On leur trouvait un air résolu et farouche. Pas de défaillance ni de désespoir : ils avaient appris de leurs ennemis des grands bois du Nord et de l’Ouest ce stoïcisme merveilleux qui trempe le cœur de l’homme comme d’un acier indestructible. Mais quand dans les veines court un sang ardent comme le leur, peut-on ne pas relever le front sous l’outrage ? ne pas riposter à l’injustice ? Or le sang de ses hommes bouillait, et, le jour précédent, ce sang avait éclaté… Hélas ! une fois encore ils n’avaient pas été les plus forts ! Quand on n’a pas d’armes contre des fusils et des glaives, que peut-on faire ? Aujourd’hui on se contraignait, on serrait la mâchoire, et par l’effort de la volonté et avec l’espoir d’avoir son heure de revanche on serrait les lèvres plus fort que la mâchoire, pour que ces lèvres ne proférassent point des paroles impétueuses, virulentes, ou des imprécations aux soldats.

Mais ces soldats… était-ce leur faute ? N’étaient-ils point, eux aussi des galériens ? N’avaient-ils pas une consigne ? un devoir d’obéissance et de soumission ? Étaient-ils plus exempts de la tyrannie ? Ne devaient-ils pas souffrir de la même chaleur, endurer les mêmes rayons brûlants qui tombaient du ciel ? Est-ce à eux qu’on devait s’en prendre ? ou bien au maître qui les payait pour faire ce métier ? Car ces soldats, au fond, eussent souhaité être loin de là, sous un abri quelconque, à la caserne… à moins qu’ils n’eussent désiré l’ordre de fusiller sans plus ces six gueux ! Quoi qu’il en fût, comme ceux-ci ils affectaient le plus grand stoïcisme. Eux aussi marchaient dans le soleil sans murmurer ni se plaindre… ils marchaient d’un pas rythmé et sec. Droits, guindés et graves dans leurs tuniques rouges, ces dix soldats anglais tenaient le fusil à l’épaule, chargé, prêt à faire feu. Les baïonnettes au clair étincelaient sous les feux du ciel. La procession était affreuse…

Hors des rangs marchait l’officier qui, sur l’équipe prisonnière, tenait un regard plein de fiel ; de temps en temps ce regard s’illuminait, un sourire moqueur passait fugitivement sur les lèvres de cet homme, et il semblait s’égayer aux souffrances des victimes. Oui, étrange et affreuse procession : n’aurait-on pas cru voir une escouade de bourreaux conduisant à la potence une chaîne de condamnés ?

Le regard de l’officier s’arrêtait surtout sur le père Brunel et sur le jeune homme qui suivait immédiatement, Jaunart. Alors, les yeux de l’officier avait une expression de haine intraduisible. Car c’était le père Brunel et Jaunart qui, la veille de ce jour, avaient entraîné leurs compagnons à se révolter contre la tyrannie.

Pourtant, le père Brunel était un homme au caractère doux et soumis. Il était de Saint-Augustin, à quelques lieues de Québec seulement où il cultivait quelques beaux champs. Il avait été pris par la Corvée parce qu’il n’avait pas encore soixante ans. La Corvée réclamait tous les hommes valides compris entre les âges de seize à soixante ans. Ses quatre fils, miliciens sous le général Montcalm, avaient été tués durant les campagnes de la guerre de Sept Ans : l’un avait trouvé la mort à Carillon ; un autre s’était fait tuer à Montmorency ; les deux derniers avaient héroïquement donné leur vie, au printemps de 1760, sur les Plaines d’Abraham. Aujourd’hui, il ne lui restait plus que sa femme et deux filles respectivement âgées de 17 et 19 ans. Le père Brunel avait dû quitter son foyer et sa terre avant que fût terminé l’ensemencement de ses champs ; et pour achever la besogne il avait laissé, bien à contre-cœur comme on le pense, trois faibles femmes. Néanmoins, ces femmes courageuses feraient face à la fatalité, et lorsque la monstrueuse Corvée lâcherait sa proie plus tard, le père Brunel trouverait toutes choses à l’ordre. Mais quand reverrait-il sa bonne terre, sa chère femme et ses filles tant aimées ? Retournerait-il jamais à ce foyer où il avait laissé tout son cœur ? On peut facilement s’imaginer les angoisses et les inquiétudes de ces hommes et se faire une assez juste idée des souffrances qu’ils enduraient. Quoi d’étonnant si, des fois, le souffle de la rébellion leur faisait redresser la tête !…

Pourtant, le père Brunel pouvait se compter quelque peu chanceux d’avoir pour compagnon de travail « un pays » avec qui il pouvait s’entretenir des êtres et des choses de « la maison » : ce « pays », c’était Jaunart. Mieux encore : Jaunart était un futur gendre au père Brunel. Les Brunel et les Jaunart possédaient, en effet, en arrière de St-Augustin chacun un bien bout à bout. De voisins on était devenu amis, et plus tard, tout probablement on deviendrait parents par alliance. Jaunart, Emmanuel de son nom de baptême, mais qu’on appelait Manuel tout court… était le plus jeune d’une lignée de onze enfants, et il avait alors 22 ans. Quatre de ses frères étaient aussi aux corvées quelque part il ne savait où. Il aimait le père Brunel autant que son propre père, et c’est pourquoi il s’indignait contre la corvée qui enrégimentait « des vieux » qui auraient dû mériter tous les égards. Il faisait tout ce qu’il lui était possible pour épargner au père Brunel des peines, et il était prêt à donner sa vie pour protéger celle de son futur beau-père. Mais à vingt-deux ans, si l’on est brave et courageux, on peut être aussi téméraire, et l’audace de Jaunart, son sang trop bouillant et un goût à la bravade le portaient à des gestes ou à des paroles propres à exciter la rage des tyrans. Au surplus, Jaunart n’aimait pas beaucoup l’officier en charge, et il ne pouvait se retenir de le narguer souvent ou de se moquer des maîtres du pays. C’est par sa nargue que, la veille de ce jour, il avait fait exploser la colère de l’officier, et lorsque celui-ci avait voulu lever la main sur le jeune homme, toute l’équipe lui avait tenu tête, et le père Brunel avait arraché à l’officier sa cravache. Les deux soldats qui accompagnaient l’officier avaient épaulé leurs fusils, et devant le geste les six forçats s’étaient contenus. L’officier, alors, avait proféré sur un ton menaçant :

Demain, j’aurai les soldats qu’il faut…

Il avait tenu parole : dix soldats aujourd’hui faisaient l’escorte et montaient la garde ; et lui, l’officier, certain qu’il possédait la force, se sentait dans une belle sécurité et, quelquefois, ses lèvres ébauchaient un sourire triomphant et cruel.

Mais cette force imposante et bien armée ne paraissait pas émouvoir Jaunart, et l’on eût pensé que, pour lui, dix soldats ne valaient guère mieux que deux. Aussi, tout en marchant vers la brèche, se permit-il de remarquer avec un accent moqueur qui lui était familier et coutumier :

— Hein ! père Brunel, ça ne prend toujours pas du monde humain pour nous envoyer à la brèche par une chaleur pareille !

L’officier entendit ces paroles.

— Toi, Jaunart, cria-t-il si tu tiens à garder ta tête sur tes épaules…

— Si j’y tiens, rétorqua Jaunart… Pardi ! autant que toi, le rouget !

— Silence ! commanda l’officier devenu blême de courroux.

— C’est bien, répliqua Jaunart, je me tairai si tu ne me parles pas… Mais si tu me…

Jaunart ricana sourdement et se tut.

L’équipe et son escorte continuaient leur chemin.

L’officier était un Suisse, jeune encore, ne dépassant guère 35 ans. Il était fortement charpenté et doué d’une force peu commune. Dans le pays le père Brunel, malgré son âge avancé, passait pour un homme fort, aux muscles d’acier, mais l’officier suisse s’imaginait le surpasser de toute sa différence d’âge, aussi bien, affectait-il de se moquer du père Brunel chaque fois que le vieux soulevait une grosse pierre.

Quand il était de bonne humeur il disait, en regardant le père Brunel lever avec efforts une pierre énorme :

— Moi, je vous lèverais ça d’une seule main…

Si le vieux ne répliquait pas, c’était Jaunart qui faisait la répartie :

— Vas-y donc, alors, grand rouget… vas-y donc pour voir !

Barthoud — c’était le nom de l’officier — se mettait à rire avec dédain ; puis il tournait le dos et allait se promener dans l’ombrage des remparts. Mais, si, d’aventure, il se trouvait d’humeur maussade, gare alors aux répliques outrageantes ou simplement goguenardes : il faisait siffler sa cravache.

Haldimand, originaire de la Suisse, avait engagé un bon nombre d’officiers et soldats de son ancienne patrie, et il mettait à la tête des escortes qui surveillaient les corvées, de ces soldats qui savaient la langue française, parce que « Les Glébards », ainsi que Barthoud appelait par dérision ces malheureux paysans, ne savaient pas la langue des maîtres du pays. Haldimand aurait bien pu confier ces postes à des officiers ou sous-officiers canadiens, mais il ne le voulaient pas par crainte que ceux-ci ne fissent des faveurs à leurs concitoyens trop durement traités. À tous ces soldats suisses, à qui on donnait un grade quelconque, on insufflait la haine et le mépris du paysan canadien. Chose assez curieuse : il arriva que les soldats anglais furent, à cette époque, moins barbares et plus humains que ces soldats suisses ou allemands, mercenaires sans vergogne qui affectaient de se poser comme les véritables maîtres. Ils affichaient une supériorité qui ne manquait de faire rire les Canadiens et les Anglais eux-mêmes. Chose plus curieuse : ces étrangers, s’étant raffinés, et ayant découvert que ce peuple canadien, si malheureux, était loin de manquer d’esprit, décidèrent de s’établir dans le pays, prirent pour femmes des canadiennes, dont ils venaient de reconnaître les hautes vertus morales et intellectuelles, et se fondirent dans la race. Que de petits peuples, d’ailleurs, se sont posés à l’admiration des grandes nations par leur seule valeur morale !

II LA CORVÉE

Mais Barthoud était plus irréductible que nombre d’autres de ses compatriotes ; d’une mentalité plus obscure, d’une nature plus sauvage, il passait pour plus haineux et plus brutal que tous les autres mercenaires étrangers. Sa haine pesait surtout sur Jaunart et, par ricochet, sur le père Brunel ; il semblait qu’il ne pût souffrir de voir ces deux hommes sympathiser et s’aimer. Il souffrait encore, semblait-il, pour savoir que Jaunart était fiancé à l’une des deux filles du père Brunel, celle qu’on appelait Mariette et qu’on disait jolie comme tout. Souvent il avait entendu Jaunart parler avec admiration de Mariette, et il n’avait pu s’empêcher de remarquer :

— À t’entendre, Jaunart, on croirait que les filles de ton pays surpassent les nôtres…

— Moi, Barthoud, j’aime pas à dénigrer, les gens des autres pays ; mais une chose qui est bien sûre, tu ne m’amèneras jamais des vieux pays une fille qui soit aussi belle et aussi bonne que Mariette !

Barthoud éclatait d’un grand rire de mépris et s’éloignait, enrageant contre ce Jaunart qui avait toujours la réplique droite et irréfutable.

Il oubliait qu’il était le provocateur…

Au fait, jamais peuple ne fut plus provoqué que le peuple canadien, et c’est à douter que le peuple d’Irlande ait plus souffert la provocation que l’autre. Si l’on a blâmé les soulèvements et les rébellions et surtout ceux-là qui en ont été les acteurs directs, on a oublié de tenir compte des provocations qui ont suscité ces désordres. Et voici de pauvres paysans, bons de nature, paisibles et pacifiques… les voici enchaînés tels que des bagnards féroces et conduits au travail par des gardes-chiourmes. Quel crime avaient commis ces hommes ? Aucun. Ils ne pouvaient pas commettre de crimes, car fidèles à la religion et à ses enseignements, ils s’efforçaient de pratiquer les plus belles vertus. Dans les moments d’ébullition la voix digne de leurs prêtres les contenait. Mais leur nature humaine, comme les autres hommes de la terre, avait ses faiblesses, et ils n’avaient pas la force de souffrir, sans murmurer, comme l’Homme du Calvaire qu’on leur donnait en exemple ; et alors, quoique le cœur s’armât, quoique l’âme voulût puiser de patience et de résignation, le sang chauffait, et la chair sous les outrages éprouvait des soubresauts ; la colère grondait dans la muselière et souvent la flamme éclatait. Et si c’était crime de se rebeller contre l’injustice et la tyrannie, eh bien ! ces hommes pouvaient commettre ce crime ! Dans le cœur de ces paysans qui montaient vers les remparts dominant le faubourg, grondait l’orage, dans leurs regards brillait l’éclair, et cependant ils retenaient la débâcle…

— Halte ! commanda tout à coup l’officier de sa voix retentissante.

L’équipe s’arrêta.

On était à la brèche.

Un des soldats fit tomber la chaîne qui reliait « Les Glébards », et eux, en silence sans autre ordre de l’officier, d’un commun accord, se mirent au travail.

 

III LA BRÈCHE

Deux hommes préparaient le mortier, deux autres, pourvus d’un boyard, apportaient des pierres, et le père Brunel et Jaunart posaient ces pierres dans la brèche pour en faire une maçonnerie solide.

Le travail se faisait en silence, car on ne devait parler qu’en cas de nécessité et pour les besoins de l’ouvrage.

Les soldats demeuraient debout à quelques pas sur un rang, immobiles, silencieux, l’arme au repos. Une fois toutes les heures, cependant, cinq d’entre eux allaient faire une courte marche pour se dégourdir, puis ils revenaient au rang ; les cinq autres à leur tour, faisaient la même marche. Cela prenait dix minutes. Dès qu’ils s’immobilisaient, ils ressemblaient à des statues de porphyre sous le soleil.

Un peu plus loin l’officier se promenait lentement à l’ombre du mur. Il s’éloignait de la brèche et des travailleurs d’environ la longueur d’un arpent, puis revenait, retournait. Chaque fois qu’il paraissait assez loin pour ne pas craindre que leurs voix fussent entendues de lui, les travailleurs de la Corvée échangeaient quelques paroles à mi-voix, et les soldats anglais n’y prenaient pas garde.

— Ah ! le gueux de rouget, grogna une fois Jaunart, ça me ferait plaisir père Brunel, de lui casser ce caillou-là sur la tête.