La Dame au petit chien et autres nouvelles - Anton Tchekhov - E-Book

La Dame au petit chien et autres nouvelles E-Book

Anton Tchekhov

0,0

Beschreibung

Dmitri Gourov, un banquier de la capitale, père de famille approchant de la quarantaine, traîne son ennui sous le doux climat de Crimée. Il rencontre un jour sur les quais de Yalta une jeune femme qui se promène seule avec un chien. Elle vit là pour quelques mois, elle s'est mariée trop jeune et son mari est loin, à Saint-Pétersbourg. Gourov est habitué aux rencontres sans lendemain, mais cette fois une passion comme il n'en a jamais connu le saisit...
« Une des plus belles nouvelles jamais écrites », a écrit Vladimir Nabokov à propos de La Dame au petit chien. Elle est suivie dans ce recueil de La Maison à la mezzanine et Le Royaume des femmes.
Amours rêvées, impossibles ou perdues : trois nouvelles envoûtantes et nostalgiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 161

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Petite Bibliothèque slave

— Collection dirigée par Xavier Mottez —

Chez le même éditeur

 

1. GOGOLLes Âmes mortes. Traduction d’Henri Mongault

2. TOURGUENIEVMémoires d’un chasseur. Traduction d’Henri Mongault

3. TOLSTOÏLes Récits de Sébastopol. Traduction de Louis Jousserandot

4. DOSTOÏEVSKIUn joueur. Traduction d’Henri Mongault

5. TOLSTOÏAnna Karénine. Traduction d’Henri Mongault

6. MEREJKOVSKILa Mort des dieux. Julien l’Apostat. Traduction d’Henri Mongault

7. BABELCavalerie rouge. Traduction de Maurice Parijanine

8. KOROLENKOLe Musicien aveugle. Traduction de Zinovy Lvovsky

9. KOUPRINELe Duel. Traduction d’Henri Mongault

10. GOGOLLe Révizor — Le Mariage. Traduction de Marc Semenoff

11. DOSTOÏEVSKIStépantchikovo et ses habitants. Traduction d’Henri Mongault

12. Les Bylines russes — La Geste du Prince Igor. Traductions de Louis Jousserandot et d’Henri Grégoire

13. PISSEMSKIMille âmes. Traduction de Victor Derély

14. RECHETNIKOVCeux de Podlipnaïa. Traduction de Charles Neyroud

15. TOURGUENIEVPoèmes en prose. Traduction de Charles Salomon

16. GONTCHAROVOblomov. Traduction de Jean Leclère

17. GOGOLVeillées d’Ukraine. Traduction d’Eugénie Tchernosvitow

18. DOSTOÏEVSKIMémoires écrits dans un souterrain. Traduction d’Henri Mongault

19. KOUPRINELe Bracelet de grenats — Olessia. Traduction d’Henri Mongault

20. GOGOLTarass Boulba. Traduction de Marc Semenoff

21. LESKOVGens d’Église. Traduction d’Henri Mongault

22. POUCHKINELa Fille du capitaine. Traduction d’Eugène Séménoff

23. LOUGOVOÏPollice Verso. Traduction d’Ely Halpérine-Kaminsky

24. CHMELIOVLe Soleil des morts. Traduction de Denis Roche

25. CHMELIOVGarçon !Traduction d’Henri Mongault

26. GOGOLNouvelles de Pétersbourg. Traductions de Michel-Rostislav Hofmann et Tatiana Rouvenne

27. ILF ET PETROVLes Douze Chaises. Traduction d’Alain Préchac

28. POUCHKINERécits de Belkine. Traduction de Pierre Skorov

29. LESKOVLady Macbeth du district de Mzensk et autres nouvelles. Traductions de Jean Leclère et d’Irène Tateossov

30. TOURGUENIEVPères et fils. Traduction de Marc Semenoff

31. ILF ET PETROVLe Veau d’or. Traduction d’Alain Préchac

32. PILNIAKRiazan-la-pomme. Traduction de Maurice Parijanine, révisée par Michel Niqueux

33. PILNIAKL’Année nue. Traduction de L. Desormonts et L. Bernstein, révisée par Dany Savelli

34. TOLSTOÏLe Faux Coupon. Traduction de Pierre Skorov

35. DOSTOÏEVSKISouvenirs de la maison des morts. Traduction d’Henri Mongault

36. POUCHKINELa Dame de pique — Le Nègre de Pierre le Grand. Traduction de Michel Niqueux

37. LESKOVLe Pèlerin enchanté — Aux confins du monde. Traductions d’Alice Orane et d’Hélène Iswolsky

38. ARSENIEVDersou Ouzala. Traduction de Pierre P. Wolkonsky

39. BOUNINELe Village. Traduction de Maurice Parijanine

40. BOUNINESoukhodol et autres nouvelles. Traduction de Maurice Parijanine

41. ILF ET PETROVKolokolamsk et autres nouvelles fantastiques. Traduction d’Alain Préchac

42. TOURGUENIEVFumée. Traduction de Génia Pavloutzky

43. BOUNINELe Monsieur de San Francisco et autres nouvelles. Traduction de Maurice Parijanine

44. BOULGAKOVCœur de chien. Traduction d’Alexandre Karvovski (Petite Bibliothèque slave)

45. LESKOVLe Gaucher. Traduction de Paul Lequesne (Petite Bibliothèque slave)

46. TOURGUENIEVMoumou. Traduction d’Henri Mongault. Préface de Dominique Fernandez (Petite Bibliothèque slave)

47. BOUNINETrois roubles. Traduction d’Anne Flipo Masurel. Préface d’Andreï Makine (Petite Bibliothèque slave)

48. LAZAREVIĆAu puits. Scènes de la vie serbe. Traduction d’Alain Cappon (Petite Bibliothèque slave)

49. TOLSTOÏMa confession. Suivi de Ce qu’un chrétien peut faire et ce qu’il ne peut pas faire. Traduction de J.-Wladimir Bienstock (Petite Bibliothèque slave)

50. KOUPRINEOlessia. Traduction d’Henri Mongault (Petite Bibliothèque slave)

51. TCHEKHOVLe Moine noir. Traduction de Gabriel Arout (Petite Bibliothèque slave)

52. TCHEKHOVLa Dame au petit chien. Traduction de Gabriel Arout (Petite Bibliothèque slave)

Anton Tchekhov

Чехов Антон Павлович

1860-1904

LA DAME AU PETIT CHIEN

 

 

suivi deLA MAISON À LA MEZZANINEetLE ROYAUME DES FEMMES

Traduction de Gabriel Arout

© Gabriel Arout, 1946, 2022

© Ginkgo Éditeur, 2022

 

Couverture : Konstantin MAKOVSKI, Portrait de femme, 1878.

 

 

La Dame au petit chien : 1899 ; La Maison à la mezzanine : 1896 ; Le Royaume des femmes : 1894.

LA DAME AU PETIT CHIEN

 

Дама с собачкой

I

On parlait d’un nouveau personnage apparu sur la promenade du quai : une dame avec un petit chien. Dimitri Dimitriévitch Gourov, qui se trouvait depuis déjà deux semaines à Yalta et qui y avait pris des habitudes, s’était mis lui aussi à s’intéresser à la nouvelle venue. Assis sous la tonnelle ChezVernet, il avait remarqué une jeune femme qui était passée sur la promenade ; elle était de petite taille, blonde et portait un béret ; elle était suivie d’un loulou blanc.

Plus tard, il la rencontra encore dans le jardin public et dans le square, et même plusieurs fois par jour. Elle se promenait, seule, coiffée toujours du même béret, et suivie de son loulou blanc ; personne ne la connaissait et on la désignait simplement par ce terme : la dame au petit chien.

« Si elle est ici sans mari et sans amis, se disait Gourov, il ne serait pas superflu de faire sa con naissance. »

Il n’avait pas encore quarante ans bien qu’il eût déjà une fille de douze ans et deux fils collégiens. On l’avait marié très tôt, lorsqu’il était encore étudiant de deuxième année et, à présent, sa femme paraissait une fois et demi plus âgée que lui. C’était une femme de grande taille, aux sourcils noirs, raide, imposante, grave, et ainsi qu’elle le disait elle-même, réfléchie. Elle lisait, beaucoup, s’était ralliée à la nouvelle orthographe, n’appelait pas son mari Dmitri mais bien Dimitri ; quant à lui, au fond de son cœur, il la considérait comme assez bornée, d’esprit étroit et inélégante ; il la craignait et n’aimait pas rester à la maison. Il avait commencé depuis déjà longtemps à la tromper ; il la trompait souvent, et c’est sans doute pour cela qu’il s’exprimait toujours d’une façon dure à l’égard des femmes et, lorsqu’en sa présence on parlait d’elles, il ne les appelait jamais autrement que :

— Race inférieure !

Il lui semblait que sa triste expérience pouvait l’autoriser à les nommer de la façon qu’il voudrait. Et pourtant, il n’aurait pu passer deux jours sans utiliser cette expression de « race inférieure ». Il s’ennuyait dans la société des hommes, s’y sentait mal à l’aise, était taciturne et froid, mais dès qu’il se trouvait parmi les femmes, il se sentait tout de suite très libre, savait comment leur parler et comment se conduire avec elles ; et même le silence avec les femmes lui était plus facile. Dans son physique, dans son caractère, dans toute sa nature il y avait quelque chose d’insaisissable et d’attirant qui provoquait la sympathie des femmes à son égard, les appelait ; il le savait et lui aussi était attiré vers elles par une force mystérieuse.

Une expérience souvent renouvelée, et l’on peut dire une expérience amère, lui avait appris que chaque rapprochement, qui, au début, donne une si agréable diversité à la vie et apparaît comme une aventure charmante et légère, se transforme chez les gens convenables, et plus particulièrement chez les Moscovites, assez lourds et indécis, en un problème compliqué à l’extrême et qui rend la situation en fin de compte très pénible. Mais cependant, à chaque nouvelle rencontre avec une femme attrayante, le souvenir de son expérience se glissait mystérieusement hors de sa mémoire ; il était pris d’un désir de vivre et tout lui semblait simple et amusant.

Et voilà qu’un jour, alors qu’il prenait son repas dans le jardin, la dame au béret s’était approchée sans hâte et avait pris place à la table voisine. Son expression, sa démarche, la façon dont elle s’habillait et se coiffait lui disaient nettement que c’était une personne d’un milieu très convenable, mariée, qu’elle était pour la première fois à Yalta, seule, et qu’elle s’y ennuyait... On dit beaucoup de mensonges sur l’impureté des mœurs de ce pays. Il méprisait ces racontars, sachant très bien qu’ils sont généralement les faits de gens qui auraient volontiers goûté du péché s’ils en étaient capables ; mais lorsque la dame s’assit à la table voisine, à trois pas de lui, le souvenir de ses victoires faciles lui revint à l’esprit ; il rêva de promenades en montagne et la pensée tentante d’une liaison rapide et passagère, d’un roman avec une inconnue dont on ne sait ni le prénom ni le nom s’empara de lui.

Il appela avec gentillesse le loulou et, lorsque ce dernier s’approcha, il le menaça du doigt. Le loulou grogna. Gourov le menaça à nouveau.

La dame lui jeta un regard, mais baissa aussitôt les yeux.

— Il ne mord pas, dit-elle en rougissant.

— Puis-je lui donner un os ?

Et, lorsqu’elle lui eut répondu par un signe affirmatif de la tête, il lui demanda d’un air accueillant :

— Vous êtes à Yalta depuis longtemps ?

— Depuis cinq jours.

— Et moi, je tire déjà ma deuxième semaine.

Puis, il y eut un bref silence.

— Le temps passe si vite, et pourtant, on s’ennuie tellement ici ! dit-elle sans le regarder.

— C’est une convention de dire qu’on s’ennuie ici. Un provincial vit paisiblement quelque part à Belev ou Jizdra et il ne s’y ennuie pas, mais il lui suffit de venir ici pour déclarer : « Ah ! que je m’ennuie ! Ah ! cette poussière ! » C’est à penser qu’il vient pour le moins de Grenade.

Ils rirent tous deux, puis ils se remirent à manger en silence comme s’ils ne se connaissaient pas ; mais, après le repas, ils firent quelques pas ensemble et leur conversation était la conversation légère et ironique de gens libres et satisfaits pour qui où aller et de quoi parler était indifférent. Ils se promenaient et parlaient de l’étrange éclairage de la mer ; l’eau était d’une couleur mauve, douce et tiède et un rai doré de lune s’étendait sur elle.

Ils parlaient de l’air étouffant à la suite d’une journée de chaleur. Gourov lui raconta qu’il venait de Moscou, qu’il était philologue de formation, mais qu’il occupait un poste important dans une banque ; qu’il avait songé jadis à devenir chanteur d’Opéra mais qu’il y avait renoncé, qu’il possédait deux maisons à Moscou... Elle lui apprit qu’elle avait été élevée à Pétersbourg mais qu’elle s’était mariée à S..., où elle habitait depuis déjà deux ans, qu’elle devait rester encore un mois à Yalta et que, probablement, son mari, qui lui aussi avait besoin de repos, viendrait la rejoindre. Elle ne put jamais expliquer exactement la situation de son mari, s’il faisait partie du gouvernement de la province ou s’il travaillait dans l’organisation populaire, ce qui la faisait rire elle-même. Gourov apprit encore qu’elle s’appelait Anna Serguéièvna. Plus tard, dans sa chambre d’hôtel, il songea à elle, il pensa qu’il allait sûrement la rencontrer le lendemain, qu’il devait en être ainsi. En se couchant, il se souvint qu’il n’y avait pas si longtemps qu’elle était sortie de l’Institut et faisait ses études comme sa fille ; il se souvint de la maladresse et de la timidité de son rire et de sa conversation avec un étranger, — elle se trouvait sans doute seule ainsi pour la première fois de sa vie dans une ambiance où on s’approchait d’elle, où on la regardait, où on lui parlait avec une intention cachée qu’elle ne pouvait pas ne pas deviner. Il songea à son cou fragile et mince et à ses beaux yeux gris.

« Il y a tout de même en elle quelque chose d’assez pitoyable », pensa-t-il avant de s’endormir.

II

Une semaine se passa après qu’ils eurent fait connaissance. C’était un jour de fête. On étouffait dans les chambres et, dehors, la poussière montait en tourbillons et le vent arrachait les chapeaux. Toute la journée, on mourait de soif et Gourov entrait souvent dans le pavillon et offrait à Anna Serguéièvna des sirops ou des glaces. On ne savait que faire. Le soir, lorsque le vent s’apaisa, ils allèrent sur la jetée pour regarder l’arrivée d’un bateau. Il y avait beaucoup de promeneurs sur le quai ; des gens étaient venus avec des bouquets pour accueillir des amis. Et dans cette foule, s’accusaient nettement deux particularités de Yalta : la quantité de dames d’âge mûr qui s’habillaient en jeunes femmes et le grand nombre de généraux.

La mer, très agitée, avait retardé la marche du paquebot qui n’arriva qu’au coucher du soleil et mit beaucoup de temps à manœuvrer avant de parvenir à quai. Anna Serguéièvna regardait à travers son face-à-main le bateau et les passagers, comme si elle y cherchait des gens de connaissance et, lorsqu’elle se tournait vers Gourov, ses yeux brillaient. Elle parlait beaucoup et ses questions étaient brusques. Elle semblait oublier aussitôt ce qu’elle venait de demander ; elle finit par perdre son face-à-main dans la foule. Les badauds endimanchés se dispersaient ; on ne voyait déjà plus les visages, le vent était complètement tombé, mais Gourov et Anna Serguéièvna restaient toujours sur le quai comme s’ils attendaient que quelqu’un encore descendît du navire. Mais Anna Serguéièvna ne parlait déjà plus et respirait les fleurs de son bouquet sans regarder Gourov.

— Le temps, ce soir, me semble meilleur, dit-il, où allons-nous aller ? N’avez-vous pas envie de faire une promenade en voiture ?

Elle ne répondit rien.

Alors, il la regarda fixement un instant et, tout à coup, la prit dans ses bras et l’embrassa sur la bouche et il fut tout imprégné de l’odeur humide des fleurs ; aussitôt après, il regarda de tous côtés avec inquiétude pour s’assurer que personne ne les avait vus.

— Allons chez vous, dit-il doucement.

Ils partirent rapidement.

Il faisait étouffant dans sa chambre. Cela sentait le parfum qu’elle avait acheté au magasin japonais. Gourov songeait en la regardant : « Quelles rencontres ne peut-on pas faire dans la vie ! »

Il gardait du passé le souvenir de femmes insouciantes et gaies qui lui étaient reconnaissantes du bonheur, même bref, qu’il leur procurait, comme aussi de celles — telles que sa femme — qui aimaient sans sincérité, avec des conversations superflues, avec des manières et des histoires, comme s’il ne s’agissait ni d’amour ni de passion, mais de quelque chose d’infiniment plus considérable ; et aussi de deux ou trois, très belles, très froides, dans le visage desquelles passait parfois une expression de rapace, le désir entêté de prendre, d’arracher à la vie plus qu’elle ne peut donner ; elles n’étaient pas de la première jeunesse, ces femmes capricieuses, autoritaires, n’admettant pas la discussion et peu intelligentes, et, lorsque Gourov se refroidissait à leur égard, leur beauté excitait sa haine et les dentelles de leur linge lui faisaient songer à des écailles de serpent.

Mais ici, il ne voyait que timidité et gaucherie d’une jeunesse inexpérimentée ; il y avait cette expression de désarroi comme si quelqu’un venait de frapper à la porte. Anna Serguéièvna, cette « dame au petit chien », eut envers ce qui venait de se passer une attitude très sérieuse ; on eût dit qu’il s’agissait d’une chute et cela avait quelque chose d’insolite et de hors de propos. Ses traits se fanèrent et ses longs cheveux pendaient tristement autour de son visage. Elle demeurait pensive dans la pose morne des pécheresses sur les tableaux anciens.

— Ce n’est pas bien, dit-elle, vous serez le premier à ne plus m’estimer à présent.

Il y avait une pastèque sur la table. Gourov en coupa une tranche et se mit à la savourer sans se presser. Ils demeurèrent ainsi au moins une demi-heure en silence.

Anna Serguéièvna était touchante. Elle exhalait une espèce de pureté de femme convenable, naïve et peu expérimentée ; la bougie solitaire qui brûlait sur la table éclairait à peine son visage mais on pouvait voir qu’il y avait du trouble dans son âme.

— Pourquoi veux-tu que je cesse de t’estimer ? demanda Gourov, tu ne sais pas ce que tu dis.

— Que Dieu me pardonne ! dit-elle, et ses yeux se remplirent de larmes, c’est affreux.

— On dirait que tu cherches à te justifier.

— Par quoi veux-tu que je me justifie ? Je suis une femme vilaine et basse, je me méprise et je ne cherche pas à me justifier. Ce n’est pas mon mari que j’ai trompé, mais moi-même. Et ce n’est pas seulement aujourd’hui, mais il y a longtemps que je me trompe. Mon mari est peut-être un homme honnête et bon, mais c’est un laquais ! Je ne sais pas ce qu’il fait là-bas ni quel est son service, je sais seulement que c’est un laquais. Lorsque je l’ai épousé, j’avais vingt ans. J’étais pleine de curiosité. J’étais avide de quelque chose de mieux. « Il y a bien, me disais-je, une autre vie. » J’avais envie de vivre, vivre, vivre... Je brûlais de curiosité... Vous ne pouvez le comprendre mais je jure devant Dieu que j’étais incapable de me dominer. Quelque chose s’était passé en moi, qui faisait qu’il était impossible de me retenir. J’ai dit à mon mari que j’étais malade et je suis venue ici... Et j’ai erré ici comme dans un rêve, comme une folle... Et voilà, je suis devenue une de ces femmes faciles que chacun a le droit de mépriser.

Gourov écoutait avec ennui. Le ton naïf, inattendu et insolite de cette confession l’irritait. S’il n’y avait pas eu de larmes dans ses yeux, il aurait pu croire qu’elle plaisantait ou jouait la comédie.

— Je ne comprends pas, lui dit-il doucement ; que veux-tu ?

Elle cacha son visage sur sa poitrine et se serra contre lui.

— Croyez-moi, croyez-moi, je vous en supplie... lui disait-elle, j’aime la vie honnête et propre et le péché me répugne, je ne sais pas ce que je fais. Les gens simples disent que c’est l’œuvre du Malin. Oui, je peux bien dire de moi que je suis victime du Malin.

— Voyons, voyons..., murmurait Gourov.

Il regardait dans ses yeux immobiles et effrayés, l’embrassait, lui parlait doucement et affectueusement et, petit à petit, elle s’apaisa, sa gaîté lui revint ; ils se remirent à rire.

Plus tard, quand ils sortirent sur le quai, il n’y avait âme qui vive. La ville avec ses cyprès semblait morte, mais la mer était toujours agitée et battait contre le rivage. Une barcasse se balançait sur les vagues avec sa lanterne qui scintillait d’un air somnolent.

Ils trouvèrent un fiacre et se firent conduire à Oréande.

— Je viens de voir en bas ton nom : Von Dideritz, dit Gourov, ton mari est Allemand ?

— Non. Je crois que son grand-père était Allemand, mais lui est orthodoxe.

Arrivés à Oréande, ils s’assirent sur un banc proche de l’église et contemplèrent la mer en silence. À travers la brume du matin, Yalta était à peine visible et des nuages blancs s’étaient immobilisés sur les cimes des montagnes. Les feuilles ne bougeaient pas sur les arbres, des cigales crissaient et le bruit régulier et monotone de la mer qui montait vers eux semblait parler de la paix de ce rêve éternel qui nous attend tous. Ce bruit régulier existait déjà alors que sur cette rive il n’y avait encore ni Yalta ni Oréande, et ce bruit continue et continuera aussi indifférent et sourd quand nous ne serons plus. Et dans cette continuité, dans cette indifférence totale pour la vie et la mort de chacun d’entre nous, il y a peut-être un gage de notre salut éternel, du mouvement ininterrompu de la vie sur la terre et d’une perfection ininterrompue. Assis au côté d’une jeune femme qui lui paraissait belle à la lueur de l’aube, apaisé et charmé par cette ambiance de conte de fée, par cette mer, ces montagnes, ces nuages, ce large ciel, Gourov pensait qu’en fait, à bien réfléchir, tout était beau dans ce monde, tout à part nos pensées et nos actes lorsque nous oublions les buts suprêmes de l’existence et notre dignité humaine.