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La fortune du prince de Montcapet a tenté la convoitise de deux femmes énigmatiques, deux sœurs qui se ressemblent tellement qu’on ne peut les distinguer l’une de l’autre : Jocelyne de Hautfort, femme du duc de Sorrientès, puissant seigneur espagnol, et sa sœur Dalila de Hautfort, appelée également Hermosa, la dame en blanc et la dame en noir. L’une d’elles, — mais laquelle ? nul le sait, — a fait assassiner le prince de Montcapet par le comte Richard de Pompignan-Ragastens et a fait enlever Rolande de Montcapet, délicieuse enfant de huit ans et unique héritière des Montcapet, par un aventurier, Gaspard Pinacle, coupable déjà du meurtre de Me Laurent des Archelles, chez lequel il était clerc et à qui il a dérobé le testament du prince. Les Sorrientès héritent l’immense fortune des Montcapet, et Rolande, que l’on croit morte, sauvée de Pinacle par Hubert de Ragastens, tombe aux mains de bohémiens.
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Veröffentlichungsjahr: 2025
Michel Zévaco
© 2025 Librorium Editions
ISBN : 9782385749095
TABLES DES MATIERES
I À MONTCAPET
II LA ROUE INFERNALE
III LA SALLE DES ARMURES
IV TEMPS D’ARRÊT
V RAGASTENS MONTE LA MAISON DE LA PRINCESSE
VI POULO ET FRINGO
VII OÙ L’ON VOIT DEUX PINACLE
VIII MILORD GENDARME ET MARASQUIN
IX À LA COURTILLE
X GUISE ET SORRIENTÈS
XI LA MEUTE DE GUISE
XII LE LIMIER DE LA DAME EN GRIS
XIII LA DEUXIÈME RENCONTRE DE RAGASTENS ET DE POMPIGNAN
XIV SORRIENTÈS S’EN MÊLE
XV CHEZ GYL-LE-LOUP
XVI LE GUET-APENS
XVII RAGASTENS EST MORT !…
XVIII POMPIGNAN SE FÂCHE
XIX CAÏN !…
XX UNE MISSION DÉLICATE
XXI CHEZ PINACLE
XXII DEUX ANCIENNES CONNAISSANCES
XXIII GUISE PRÉPARE SON GUET-APENS
XXIV EN CONGÉ
XXV ET LA DUCHESSE DE GUISE ?
XXVI LE 21 JUILLET
XXVII APRÈS LE MEURTRE
XXVIII LE POISON DE PINACLE
XXIX UNE ESCAPADE DE POULE
XXX LE REMPLAÇANT DE GIL-LE-LOUP
XXXI GYL-LE-LOUP
XXXII LES DEUX DAMES EN GRIS ENCORE AUX PRISES
XXXIII PRÉPARATIFS LOUCHES
XXXIV TROMBAFIOR AGIT
XXXV FÂCHEUSE RENCONTRE
XXXVI LA MAISON DU BOURREAU
XXXVII LÀ CONSPIRATION DE GUISE
XXXVIII LA CONSPIRATION DE SORRIENTÈS
XXXIX LA VEILLE DU 10 AOUT
XL LE 10 AOÛT
XLI PINACLE PARLE
XLII L’ÉCROULEMENT
ÉPILOGUE
La fortune du prince de Montcapet a tenté la convoitise de deux femmes énigmatiques, deux sœurs qui se ressemblent tellement qu’on ne peut les distinguer l’une de l’autre : Jocelyne de Hautfort, femme du duc de Sorrientès, puissant seigneur espagnol, et sa sœur Dalila de Hautfort, appelée également Hermosa, la dame en blanc et la dame en noir. L’une d’elles, — mais laquelle ? nul le sait, — a fait assassiner le prince de Montcapet par le comte Richard de Pompignan-Ragastens et a fait enlever Rolande de Montcapet, délicieuse enfant de huit ans et unique héritière des Montcapet, par un aventurier, Gaspard Pinacle, coupable déjà du meurtre de Me Laurent des Archelles, chez lequel il était clerc et à qui il a dérobé le testament du prince. Les Sorrientès héritent l’immense fortune des Montcapet, et Rolande, que l’on croit morte, sauvée de Pinacle par Hubert de Ragastens, tombe aux mains de bohémiens.
Des années se passent. Rolande est une charmante jeune fille, elle s’appelle maintenant Rayon d’Or. Le hasard la conduit à Paris ; et la voici plongée dans de ténébreuses intrigues. Le duc de Guise convoite le trône de France, il veut faire disparaître Henri III. Le duc de Sorrientès, son familier, ambassadeur d’Espagne à la cour de France, prépare de sombres complots{1}. Il a enlevé Rolande et l’a fait conduire sous bonne garde à Montcapet. Peu à peu, la mémoire de Rolande semble se réveiller. Elle reconnaît l’endroit où, toute jeune, elle vécut, là où, enfant, elle a connu Hubert de Ragastens, son sauveur, son chevalier. C’est Hubert qui la délivrera encore, elle en est sûre.
Quant à Hubert de Ragastens, délivré providentiellement du traquenard dans lequel l’avait fait tomber Sorrientès, il songeait, en marchant :
« En somme, je n’ai pas trop à regretter les heures plutôt désagréables que ce brave duc de Sorrientès vient de me faire passer dans son trou à rats. Je vois clair maintenant dans toute cette affaire et je tiens l’aveu des deux coupables. Je sais de plus qu’une des deux sœurs n’est point complice… puisqu’elle m’a sauvé la vie… Pour ce qui est de Rolande, ils sont trop habiles pour commettre la faute de la frapper. Je suis donc à peu près sûr qu’elle est vivante. D’autre part, j’ai agi comme un sot en allant la chercher dans leur repaire. Ce n’est pas à l’hôtel Sorrientès qu’ils doivent la cacher. Mais où ?… »
Ce fut en songeant de la sorte qu’il arriva rue de la Truanderie et s’arrêta devant la taverne du Grand-Duc, se demandant s’il passerait par l’entrée de la rue Mondétour pour regagner directement sa mansarde, ou s’il entrerait dans la taverne. Il se dit :
« Mort Dieu ! après le long jeûne qui m’a été imposé par ce hideux baladin qui se nomme Sorrientès, un copieux repas, arrosé de quelques bons vieux flacons, ne me paraît pas superflu. Mais puisque je dois être mort pour tout le monde ?… Eh bien ! la jolie Mauviette, ma digne propriétaire, me montera elle-même ce qu’il faudra dans ma chambre, et je suis bien sûr qu’elle ne me trahira pas. »
Et il entra délibérément dans la salle commune.
Dans un coin, le redoutable truand qu’on appelait Gyl-le-Loup était attablé avec ses trois acolytes : Putois-l’Altesse, Maclou-la-Foudre et Ribaud-l’Ardeur. Il ne fit pas attention à eux. Par contre, eux qui vivaient en lutte ouverte avec la société, méfiants par nécessité, s’efforcèrent de le dévisager. Ils n’y parvinrent pas. D’ailleurs, comme il ne fit que traverser la salle et disparut aussitôt dans la cuisine, ils ne s’occupèrent plus de lui.
Dans la cuisine, il glissa quelques mots à l’oreille de Mauviette Gueule d’Or, la jolie et énigmatique hôtesse de céans, laquelle s’empressa tout aussitôt. Et, par la porte de derrière, il rentra dans sa mansarde.
Milord Gendarme et Marasquin ne s’y trouvaient pas : Ragastens était parti pour l’hôtel de Sorrientès sans leur rien dire. Ils l’avaient attendu. Voyant qu’il ne revenait pas, n’ayant pas une maille en poche selon leur habitude, ils étaient partis en chasse : il fallait bien dénicher la pitance. Quant à supposer qu’il pouvait être arrivé malheur à M. le chevalier, cette idée ne leur vint même pas. Est-ce qu’il pouvait arriver malheur à M. le chevalier ?
Ragastens les connaissait trop bien pour s’inquiéter d’eux.
Quelques minutes à peine après sa rentrée chez lui, Mauviette Gueule d’Or parut. Elle était chargée d’un énorme panier que, malgré son apparence frêle et délicate, elle semblait porter sans effort. Ce fut elle qui parla la première, tout en étalant les provisions sur la table, et de son air sérieux qui en imposait si fortement à sa turbulente clientèle, elle prononça :
— Vous êtes bien pâle. Je gage que, tout couvert de blessures comme vous étiez, vous avez fait la folie de vous battre encore.
Malgré son air grondeur, on sentait qu’elle n’était pas aussi indifférente qu’elle voulait bien le paraître.
Il se défendit en riant de son rire clair :
— Non, non, ma jolie hôtesse. Me battre, moi ! Non mais, pendant que vous y êtes, dites tout de suite que je suis un mauvais chercheur de querelles !
— Vous ne les évitez guère, en tout cas.
— Ce n’est pas la même chose. Je ne cherche personne. Mais si on me cherche, on me trouve.
— On vous a donc cherché une fois de plus que je vous vois si dolent ?
— Non. Mais on m’a joué un tour pendable, dont je me souviendrai, je vous en réponds. Et à ce sujet je dois vous dire : il est probable qu’on me croie mort. En conséquence, si on vient s’informer de moi, vous m’obligerez en disant que vous ne m’avez pas vu depuis longtemps et que vous ignorez ce que je suis devenu.
Il avait l’air de plaisanter, selon son habitude, et il ne donnait aucune explication. Elle n’en demanda pas et ne parut pas s’étonner. Elle comprit bien pourtant que c’était sérieux. Et, fixant sur lui ses grands yeux de pervenche, gravement, elle assura :
— Comptez sur moi, Mauviette Gueule d’Or n’a jamais trahi personne. Elle ne commencera pas par vous. Même, pendant que vous resterez chez vous, je ferai en sorte que nul ne soupçonne votre présence.
Il remercia :
— C’est plus que je n’aurais osé vous demander, grand merci.
Et il complimenta :
— Vous êtes la perle des propriétaires, comme vous êtes la plus jolie et la plus sérieuse des cabaretières de Paris.
Elle ne sourit pas. On eût dit qu’elle n’avait pas entendu le compliment. Elle salua de la tête et, de son air sérieux :
— Dieu vous garde, monsieur, dit-elle.
Et elle disparut.
Ragastens devait être habitué à ses manières, car il n’y prêta pas grande attention. Il se mit aussitôt à table, et on peut croire qu’il fit honneur au repas de Mauviette Gueule d’Or qu’il arrosa copieusement. Il s’accorda ensuite deux heures de repos.
Après quoi, il s’enveloppa soigneusement dans son manteau et sortit. Nous ne saurions dire où il alla. Probablement rôder autour de l’hôtel de Sorrientès. Ce qu’il y a de certain, c’est que le lendemain, chez lui, il se disait :
« Montcapet !… Par Dieu ! c’est là qu’ils la tiennent prisonnière ! Et je ne suis qu’un niais de n’y avoir pas songé plus tôt ! »
Il ne réfléchit pas. Il décida séance tenante :
— J’irai donc à Montcapet ! Et pas plus tard qu’aujourd’hui même.
Alors seulement il réfléchit :
— J’irai, j’irai… C’est bientôt dit. Voyons l’état de notre bourse.
Il vérifia. Il eut une grimace de dépit : il possédait en tout dix écus. C’était ce qui lui restait de son opulence passagère, du temps où il faisait partie de la maison du duc de Guise.
Il se mit à marcher avec agitation dans sa mansarde. Dix écus, c’était maigre. Et il lui fallait un cheval pour se rendre à Montcapet. Il en avait bien deux que Guise lui avait donnés. Mais ils étaient restés dans les écuries du duc. Et dame, il ne pouvait aller les réclamer. Il n’y pensa même pas.
Au bout d’un quart d’heure de va-et-vient dans sa chambre, son agitation tomba. Il devait avoir trouvé une solution, car le sourire était revenu sur ses lèvres. Il s’enveloppa dans son manteau et sortit. Une heure plus tard, il était de retour chez lui. Chez un marchand de sa connaissance qui faisait un peu tous les métiers, ceux qui étaient avouables et surtout ceux qui ne l’étaient pas, il avait trouvé à louer un cheval. Seulement ce cheval, on ne pouvait le mettre à sa disposition que le lendemain. Il lui avait bien fallu en passer par là.
Sans s’occuper de Milord Gendarme et de Marasquin qui n’étaient pas revenus, il se mit en route le lendemain à la première heure. Les arrhes versées pour la location de son cheval, sa dépense réglée chez Mauviette Gueule d’Or, il lui restait deux écus pour toute fortune.
C’est ainsi que Rayon d’Or le vit tourner autour du mur d’enceinte du château où il s’était rendu dès son arrivée. Elle l’attendait. Mais elle n’était pas seule à l’attendre. Gaspard Pinacle s’était caché dans le grenier, où il s’était aménagé un observatoire. Il ne pensait guère à Ragastens, qu’il croyait enfoui dans l’oubliette de l’hôtel Sorrientès. Mais c’était un homme de précaution que Pinacle. À tout hasard, il s’était ménagé ce poste élevé d’où il pouvait embrasser une grande étendue de pays. Et comme il s’ennuyait dans cette immense solitude qu’était le château, comme pour l’instant, il ne tenait pas à se trouver en présence de sa prisonnière, il ne manquait jamais de passer quelques heures dans ce poste où il se sentait bien caché et où il avait du moins la maigre distraction de voir ce qui se faisait dans les environs.
Ragastens oubliait-il qu’il avait décidé de se faire passer pour mort aux yeux de Sorrientès et des siens ? Se lassait-il de s’astreindre à des précautions fastidieuses qui n’étaient pas dans sa nature ? Pensait-il que, s’il voulait être reconnu par Rolande, il ne devait pas se cacher, quitte à être reconnu par d’autres ? Toujours est-il qu’il s’était montré le visage à découvert et que Pinacle l’avait aussitôt reconnu.
Tout d’abord, ce dernier avait été stupéfait. Il ne pouvait en croire ses yeux. Mais il avait bien fallu qu’il se rendît à l’évidence : c’était bien le chevalier de Ragastens en chair et en os, qu’il voyait rôder autour des murs du château.
Pinacle savait que c’était le petit chevalier Hubert qui lui avait déchargé en plein visage ce coup de pistolet qui avait fait de lui un monstre. Il lui était arrivé de parler du chevalier. Il paraissait qu’il ne lui en voulait pas : pouvait-on en vouloir à un enfant qui avait agi sans discernement ? Non, semblait-il dire.
Cependant, dès qu’il reconnut Ragastens, il se redressa. Et son visage parut plus hideux encore, convulsé qu’il était par la plus effroyable des haines. Et il gronda :
— Ah ! il n’est pas mort !… Par l’enfer, c’est Satan qui me le livre !… Enfin, je vais pouvoir lui faire payer ce coup de pistolet qui a fait de moi un être dont on s’écarte avec horreur !
Et il avait dégringolé les escaliers quatre à quatre, comme un fou. Et il s’était rué dans cette masure que nous avons vue à l’entrée du château et où vivait un garde solitaire.
Pendant ce temps, Ragastens continuait à faire le tour des murs du château. Il croyait qu’il existait de nombreuses brèches par où il lui serait facile d’entrer. Mais toutes ces brèches avaient été bouchées depuis peu. Sorrientès, si on s’en souvient, était venu lui-même faire effectuer ces réparations et poser les barreaux qui garnissaient maintenant toutes les fenêtres du rez-de-chaussée.
Dépité et furieux, il s’en revint vers l’entrée. Il pensait maintenant à ce gardien qui, moyennant quelques pièces d’or, n’avait pas hésité à lui confier les clés de la maison, la lui laissant visiter tout à son aise. Et il se disait que, par le même moyen, il obtiendrait sans doute facilement qu’on le laissât entrer. Une fois dans la place, il verrait à se retourner.
Il revint donc près de l’entrée. Il se souvint alors qu’il ne possédait plus d’argent. Il décida, sans hésiter, que, dès le lendemain, il vendrait tout ce qu’il pourrait trouver de bon à vendre dans son pauvre logis. Ce serait bien du diable s’il n’en tirait pas une somme suffisante pour tenter le gardien et acheter sa complicité.
En attendant, il ne lâcha pas pied. Il comptait sur un hasard qui le favoriserait peut-être le jour même. Puis il se dit que le gardien sortirait tôt ou tard, ne fût-ce que pour aller aux provisions, et il voulut être là, se trouver sur son chemin, lier conversation avec lui, le sonder, et qui sait ? le décider par une simple promesse.
Et il resta.
Le pont-levis ne fonctionnait plus depuis longtemps. Le fossé avait été comblé. La grande porte toute bardée de fer était fermée depuis des années. À côté de cette grande porte, on en avait percé une plus petite. Il alla l’étudier de près. Rien à faire, elle était trop solide. Il s’ennuya de demeurer devant ce mur qui l’empêchait de voir ce qui se passait à l’intérieur. Il grimpa à un arbre, s’installa de son mieux à califourchon sur une maîtresse branche. Là il voyait très bien.
Il y demeura patiemment, durant des heures. Le château semblait désert. Il pensait qu’il devait être pourtant habité : Rolande s’y trouvait, donc quelqu’un la gardait. Cependant personne ne sortait. En y réfléchissant, il se dit qu’il devait y séjourner fort peu de monde. Peut-être pas plus d’une personne ou deux. Il se félicita :
— Tant mieux. La besogne sera plus facile à accomplir.
Il en arrivait à juger que l’entreprise serait trop aisée. Ce peu de difficulté, un peu de danger, surtout, ne lui eussent pas déplu. Au contraire : le danger le stimulait. Il se persuadait que le plus difficile serait d’entrer dans la place. Le reste deviendrait un jeu pour lui.
La nuit commençait à tomber lorsqu’il vit enfin une porte de service s’ouvrir et un homme paraître sur le seuil, où il demeura un instant.
Il le reconnut aussitôt : c’était le gardien qu’il guettait patiemment depuis des heures. Il attendit pour voir ce qu’il allait faire. Le gardien se décida à quitter le seuil de la porte, et, d’un pas nonchalant, se dirigea vers l’entrée.
Malgré l’obscurité qui tombait de plus en plus, Ragastens remarqua qu’il ne fermait pas la porte : il s’était contenté de la tirer derrière lui. Du haut de sa branche, il eut un petit rire silencieux en se disant :
« S’il ouvre la porte extérieure, j’entre coûte que coûte, puisqu’il a eu l’attention de me laisser la porte de la maison ouverte. Mais voilà, vient-il à la porte ou va-t-il chez lui ? »
Il fut vite fixé : le gardien se dirigeait bien vers la porte et, en marchant, il jouait avec la clé qu’il faisait tourner autour de son doigt.
Ragastens se laissa vivement glisser du haut de son arbre et se blottit derrière un buisson, aussi près qu’il put de la porte, qui ne tarda pas à s’ouvrir à son tour. Le gardien parut sur le seuil où il demeura un instant, comme il avait fait sur le seuil de la maison. Il paraissait prendre le frais, tout simplement.
Ragastens se sentait une furieuse envie de lui sauter dessus, de l’assommer d’un coup de poing et d’entrer. Mais il lui répugnait d’user de violence envers un pauvre diable.
En quelques bonds souples et légers, Ragastens atteignait la maison. Il entra. Et il se mit à rire doucement en se disant :
« On croirait vraiment que cette porte a été laissée ouverte exprès pour moi. »
La nuit était tout à fait venue. Dans l’intérieur de la maison, les ténèbres et le silence régnaient en maîtres absolus. Au jugé et à tâtons, il se dirigea vers la partie du château où il avait vu Rayon d’Or. Il était de plus en plus convaincu qu’il n’y avait dans la maison pas plus d’un homme ou deux.
Il s’éloignait à peine qu’une ombre se glissait vers la porte, la fermait sans bruit à double tour, faisait disparaître la clé et se faufilait derrière lui.
Cette ombre, c’était Pinacle qui, les yeux étincelants de haine, tapi derrière un coffre, l’avait vu entrer et qui maintenant le suivait pas à pas.
Ragastens commit la faute de continuer à s’avancer dans l’obscurité. Au bout de quelques instants, il avait complètement perdu l’orientation. Il savait bien, parbleu, dans quelle direction il devait avancer.
Malgré l’obscurité, il eût facilement atteint le but vers lequel il tendait. Mais — et il eut le grand tort de ne pas prendre garde à cela — il trouva fréquemment des portes fermées sur son passage. Ne pouvant les ouvrir, il continua néanmoins d’avancer, sans réfléchir qu’il s’éloignait peut-être de son but au lieu d’en approcher.
Et ce fut ainsi que, sans s’en apercevoir, il passa par le chemin que Pinacle avait voulu lui faire prendre. Il croyait marcher au hasard : il allait là où Pinacle voulait qu’il allât.
Pourtant, à un moment donné, il eut vaguement conscience du danger qu’il courait. Il comprit qu’il était bel et bien perdu dans cet enchevêtrement de salles, de couloirs, d’escaliers à monter et à descendre. Il voulut retourner sur ses pas.
Juste à ce moment, au fond du couloir, il aperçut une lumière, mais il ne put distinguer qui portait cette lumière.
Mais alors il avait monté et descendu tant d’escaliers qu’il n’aurait su dire s’il était au deuxième ou au rez-de-chaussée. Il voulut absolument savoir où il se trouvait. D’ailleurs, il comprenait qu’il ne pouvait plus battre en retraite. L’homme qui portait la lumière — car maintenant il discernait que c’était un homme — l’aurait infailliblement aperçu. Et il ne voulait pas avoir l’air de fuir. Il continua donc d’avancer.
Il parvint jusqu’à l’homme. C’était Pinacle qui avait fait en sorte d’apparaître à Ragastens au moment voulu.
Comme s’il le voyait seulement alors, il s’arrêta à deux pas du chevalier, leva son flambeau et d’une voix très calme, quoique un peu rude, il demanda :
— Qui êtes-vous ?… Que faites-vous ici ? Que voulez-vous ?
Ragastens s’aperçut alors que l’homme qui lui parlait sur ce ton de maître portait un masque rouge.
— Qui je suis ? Le chevalier Hubert de Ragastens.
— C’est vrai. Je vous reconnais.
Et avec une ironie à peine voilée :
— Eh bien ! monsieur le chevalier Hubert de Ragastens, que faites-vous dans cette maison qui n’est pas la vôtre et où m’est avis que vous vous êtes introduit comme un larron ?
— Monsieur, je vous ai dit mon nom et je vous montre mon visage à découvert. Je veux savoir qui vous êtes. Je suis curieux de savoir si sous ce masque il y a une figure d’honnête homme. Ce dont je doute. Allons, à bas le masque, monsieur.
Et d’un geste plus vif que la foudre, il arracha le masque.
— Tiens, tiens !… Bien qu’on ne puisse dire que c’est là un visage humain, je vous reconnais. Oui, ma foi.
Avançant de deux pas, le doigt vers sa poitrine, il acheva :
— Vous êtes Gaspard Pinacle.
Avec une froideur glaciale, Pinacle avoua :
— C’est moi.
— L’homme, reprit Ragastens d’une voix qui se fit mordante, l’homme que j’ai surpris au moment où il jetait à l’eau le corps de Rolande de Montcapet qu’il croyait avoir étouffée, et que j’ai abattu sur la passerelle de l’Oise d’un coup de pistolet chargé à blanc.
— C’est moi, répéta Pinacle.
Et il ajouta, en montrant la plaie hideuse qu’était son visage :
— Voilà ce que votre coup de pistolet a fait de moi.
— L’homme qui a assassiné son bienfaiteur, maître Laurent des Archelles, afin de prendre connaissance du testament du prince de Montcapet.
— C’est moi.
— L’homme qui s’est fait ici le geôlier et le bourreau de Rolande et qui espère achever la sinistre besogne qu’il n’a pu mener à bien il y a douze ans.
— C’est moi.
— Ventre Dieu ! ce cynique coquin semble se glorifier de ses crimes !… Ah ! tu es ici pour assassiner de nouveau Rolande ! Et tu oses me le dire en face !… Eh bien ! tu n’assassineras jamais plus personne, car je vais t’étrangler.
En disant ces mots, Ragastens tendit les deux mains pour saisir Pinacle au cou.
Pinacle le surveillait de très près. Brusquement, il souffla sa cire et fit un bond de côté.
Dans le noir opaque, les mains de Ragastens ne rencontrèrent que le vide. Au même instant, il entendit la voix de Pinacle qui ricanait :
— Tu n’étrangleras personne ! C’est moi qui vais te faire payer ton coup de pistolet de jadis !
La voix semblait sortir d’une pièce par la porte entrebâillée de laquelle jaillissait un mince filet de lumière et par où Pinacle était venu. Ragastens se rua en tempête sur cette porte et pénétra d’un bond dans la pièce.
Or, Pinacle n’était pas dans cette pièce.
Ragastens entendit le bruit de la porte qui se refermait sur lui. Il comprit qu’il avait donné dans un piège. Il se retourna tout d’une pièce et sauta sur la porte : trop tard.
— Je suis pris !
Et tout de suite après il s’invectiva :
— Je n’ai que ce que je mérite. On n’est pas niais, sot à ce point ! Maintenant me voilà bien loti. Misère de moi, que va-t-il m’arriver ? Peut-être va-t-on me laisser crever de faim et de soif. C’est bien fait pour moi, et du diable si je remue seulement un doigt pour me tirer de là !
Il était très sincère en s’invectivant et en s’injuriant de la sorte. Mais aussitôt le souvenir de Rolande lui revint et il se posa la question :
— Voyons d’abord où je suis.
À ce moment précis la lumière s’éteignit. À tâtons, il essaya de se rendre compte. Il constata qu’il se trouvait dans une pièce carrée, assez grande, dans laquelle n’existait aucun meuble. Il ne trouva pas de fenêtre non plus, et il ne retrouva plus la porte par où il était entré. Le parquet et les murs qu’il sonda rendirent un son métallique.
Las de tourner et de retourner, il finit par s’accroupir dans un coin et attendit. Cette attente se prolongea plusieurs heures qui lui parurent interminables. Au bout de ce temps, la chambre s’éclaira brusquement. La lumière, blanche, tamisée, tombait du plafond et des quatre coins de la pièce.
Il fut aussitôt debout. Il vit qu’il ne s’était pas trompé : il était dans une espèce de grande boîte de fer. Seulement, il vit aussi ce qu’il n’avait pas vu dans l’obscurité, ce qui n’existait peut-être pas l’instant d’avant : il vit une échelle de fer. Ou, pour mieux dire, une succession d’échelons de fer qui partaient du parquet pour aboutir au plafond.
Seulement, cette manière d’échelle avait une forme bizarre. Elle ne montait pas verticalement. Elle s’en allait en arc. En sorte que les échelons du milieu débordaient dans la pièce, tandis que les échelons d’en haut et d’en bas paraissaient s’enfoncer dans la muraille. Il trouva du premier coup à quoi cela ressemblait, car il murmura :
— Quelle diable de machine est là ? On dirait une portion de roue.
Il voulut voir de près. Après avoir fait deux pas, il entendit derrière lui comme le bruit d’un déclic. Il s’arrêta et se retourna. Toute la partie du parquet sur laquelle il se trouvait l’instant d’avant venait de s’abattre sur des charnières invisibles. Il avait devant lui un trou noir qui paraissait d’une profondeur insondable. Il comprit encore, car il railla :
— Il paraît que c’est à cette portion de roue qu’on veut me faire aller. Eh bien ! ne bougeons pas, voilà tout.
C’était très simple, en effet.
Seulement, au même instant, il sentit vaciller le plancher de fer sous ses pieds. Il eut juste le temps de faire un bond en avant, sans quoi il eût été englouti dans il ne savait quel abîme. Une fois encore, il voulut résister. Une fois encore le plancher céda sous lui. Il arriva ainsi jusqu’aux échelons. De tout le plancher, il ne restait plus alors qu’une étroite bande, large d’un pied environ, sur laquelle il se tenait.
Alors l’abîme qui se trouvait sous ses pieds s’éclaira. Il était tout hérissé d’une foule de lames acérées et tranchantes disposées dans tous les sens. Il eut encore la force de plaisanter.
— Diable ! quelle capilotade, si je tombais là dedans !
À ce moment, au-dessus de sa tête, il entendit une voix étouffée qui criait à l’aide en prononçant son nom. Et cette voix, c’était la voix de Rolande. Il rugit :
— Me voici !…
Et sans réfléchir, il saisit à pleines mains le premier échelon pour se hisser jusqu’au plafond. Il monta rapidement deux ou trois échelons. Et tout à coup, il sentit que la machine à laquelle il s’était agrippé se mettait à tourner. Et c’était lui qui, en montant d’échelon en échelon, la faisait tourner. Il usait ses forces à cet effroyable effort sans avancer d’un pouce. Il le comprit instantanément. Il voulut lâcher prise, reprendre pied sur l’étroite bande de plancher qui restait. Heureusement pour lui, il eut la présence d’esprit de regarder avant de faire son mouvement.
Le plancher avait complètement disparu. À sa place, il ne restait plus que cet énorme trou qui demeurait éclairé afin qu’il pût voir ce qui l’attendait, s’il se laissait tomber au fond.
Alors il se dit que, puisque c’était lui qui actionnait la roue, il n’avait qu’à se maintenir cramponné aux échelons, sans bouger. Au moins n’userait-il pas ses forces inutilement. Mais la roue infernale, mise en branle, continua de tourner toute seule. Il se sentit entraîné contre le mur. Il comprit que, pris entre ce mur et l’énorme masse de fer tournoyante, son corps serait aplati, écrasé, broyé.
Il lui fallut, coûte que coûte, se hisser d’échelon en échelon.
Et il continua de tourner sur place, sans avancer d’une ligne, suspendu au-dessus d’un abîme hérissé de lames acérées, en se disant que, lorsqu’il serait à bout de forces, il ne lui resterait plus qu’à choisir : se faire déchiqueter au fond du trou, ou se faire broyer entre le mur et la masse de fer.
En voyant que Ragastens l’avait enfin retrouvée, Rayon d’Or avait éprouvé une joie si vive qu’elle avait un peu perdu la tête. Elle se précipita, sans réfléchir, vers une des portes extérieures, se figurant qu’elle allait être rendue à la liberté sans plus tarder. Puis elle se dit que, pendant qu’elle attendait d’un côté, Ragastens pouvait fort bien entrer d’un autre. Et elle avait couru à une autre porte, la première venue.
Alors, le sang-froid lui revenant, elle réfléchissait que Ragastens entrerait comme il pourrait et se dirigerait vers la partie du château où il l’avait aperçue. Le mieux qu’elle avait à faire était donc d’aller l’attendre là en tâchant de maîtriser ses nerfs. Et elle avait repris le chemin de sa chambre, bien résolue à n’en plus bouger.
Pour regagner sa chambre, le plus court était de passer par la salle des armures. Nous avons déjà dit que c’était une vaste salle plus longue que large. Ajoutons qu’elle avait deux portes à chacune de ses extrémités, soit, en tout, quatre portes qui se faisaient vis-à-vis. Rayon d’Or entra dans cette salle un peu avant la tombée de la nuit, c’est-à-dire vers le même moment que Ragastens, à califourchon sur sa branche d’arbre, guettait le gardien qui n’allait pas tarder à paraître.
Elle traversa cette salle dans toute sa longueur, jetant un regard distrait sur les armures et ses aïeux qui semblaient faire la haie sur son passage. Et elle se dirigea droit vers la porte qui faisait face à celle par où elle venait d’entrer.
Elle trouva la serrure fermée à clef.
Elle alla vivement aux autres portes. Toutes étaient également fermées à clef, même celle par où elle était entrée.
Enfermée seule, à la tombée de la nuit, dans cette vaste salle peuplée de statues de fer qui, dans la demi-obscurité, prenaient des aspects fantomatiques, elle ne put s’empêcher de penser à cette voix mystérieuse qui l’avait effrayée au point de lui faire perdre connaissance. Et, dès l’instant qu’elle y pensa, elle se dit qu’elle allait sûrement l’entendre encore et que, cette fois-ci, il lui arriverait des choses terribles.
Coup sur coup, plusieurs lumières s’allumèrent au plafond. La vaste salle se trouva suffisamment éclairée pour qu’elle pût en discerner les parties les plus reculées. Cette lumière aurait dû la rassurer.
Elle ne fit qu’accroître sa terreur. Pourquoi ? C’est que cette lumière n’était pas ordinaire : elle avait des teintes verdâtres qui donnaient aux objets un aspect étrange, inquiétant.
Et la scène de fantasmagorie commença :
Ce furent d’abord des plaintes, des gémissements, des sanglots déchirants qui semblaient sortir, du moins, le croyait-elle, tantôt d’une armure, tantôt d’une autre. Puis des ricanements sinistres alternèrent avec les plaintes. Et soudain une armure appela :
— Rolande !… Rolande !…
La voix était étouffée, lointaine, avec des vibrations étranges, mais elle était cependant très distincte. Elle vit très bien de quelle armure elle sortait. Malgré sa terreur, comme poussée par une force irrésistible, elle approcha de cette armure en la regardant avec des yeux agrandis par l’épouvante. Elle se débattait pourtant. Elle ne voulait pas aller à cette armure qui l’appelait. Et elle y allait quand même.
L’armure, d’une voix lugubre, effrayante, répéta :
— Rolande, viens, ma fille !
La terreur fit ce que la faim et la soif avaient déjà fait une fois : elle déclencha la mémoire. Rolande, affolée, trouva instantanément et cria le nom de l’armure qui l’appelait :
— Monseigneur Hugues, est-ce donc vous qui m’appelez ?
Et elle s’effara de voir que le nom jaillissait spontanément de ses lèvres contractées.
Alors, une deuxième armure ricana :
— Viens à moi, Rolande.
— Monseigneur Robert ! râla Rayon d’Or, nommant sans se tromper la deuxième armure.
— Viens avec nous ! — Viens ! — Ta place n’est pas avec les vivants ! grincèrent plusieurs armures les unes après les autres.
Et d’autres répétèrent encore la sinistre phrase : Ta place n’est pas avec les vivants !
Rayon d’Or était à ce moment au paroxysme de l’épouvante. Sans savoir ce qu’elle faisait, elle se tournait et se retournait constamment pour faire face à celle des armures qui lui parlait. Son cerveau surchauffé était arrivé à ce point de tension aiguë où il suffit d’un rien pour le faire sombrer dans la folie.
Elle se précipita sur une de ces armures et leva la visière du casque.
Et elle se trouva en présence d’un visage hideux, qui n’avait plus rien d’humain, et qui, avec des yeux étincelants, des yeux bien vivants, la regardait avec un rictus terrible.
Elle ne savait pas, elle ne pouvait pas savoir que ce visage était celui de Pinacle, qui avait enlevé son masque, sa barbe et sa moustache postiches, qui, profitant de l’obscurité, s’était glissé dans une de ces armures, et de là, avec un talent d’imitation remarquable, l’affolait par ses appels qu’elle croyait venus d’un autre monde.
Elle ne vit que cette chose monstrueuse et un long cri d’horreur jaillit de ses lèvres. À demi folle, sans savoir ce qu’elle faisait, elle souleva une autre visière et se trouva en présence d’une tête de mort.
D’instinct, sans savoir, elle hurla :
— À moi, Ragastens ! À moi !…
Et le chevalier, qui se trouvait au-dessous, avait entendu cet appel, s’était précipité sur les échelons de fer, avait ainsi actionné la roue infernale qu’il était condamné à faire tourner jusqu’à ce que, à bout de forces, il se laissât choir et vînt faire déchiqueter son corps par les lames acérées qui garnissaient le trou béant sous la roue.
À partir du moment où elle se trouva face à face avec cette tête de mort, Rayon d’Or n’eut plus conscience de rien. Elle se mit à courir comme une folle, se heurtant aux armures et ne cessant de pousser de longs hurlements de bête qu’on égorge.
Pinacle, qui continuait à la terrifier par ses imitations macabres, quitta son armure, se glissa vers la porte, et sortit. Il remit sa barbe, sa moustache et son masque. Il actionna un ressort et aussitôt la lumière de la salle reprit sa teinte blanche ordinaire.
Les choses perdirent cet aspect fantastique qu’elles avaient eu jusque-là. Ce fut un moment de répit pour Rayon d’Or, ce fut un temps d’arrêt dans la terreur folle qui la secouait. Au moment où elle allait sombrer dans la folie ou tomber foudroyée par la peur, elle respira, elle eut un éclair de lucidité.
Elle se trouvait à ce moment près de l’armure qui renfermait une tête de mort. Ses yeux tombèrent sur cette tête de mort. Elle ne lui fit pas le même effet que lorsque la lumière verte l’éclairait. Elle eut le courage d’allonger la main et de saisir cette tête de mort.
C’était un vulgaire morceau de carton sur lequel on avait assez grossièrement peint un crâne. Elle alla vivement à l’armure suivante, souleva la visière du casque, et y trouva un morceau de carton pareil. Elle chercha des yeux la tête horrible qu’elle avait vue dans un autre casque. Le casque était vide. Et Pinacle n’avait pas pensé à rabattre la visière.
Ce fut fini. Elle comprit qu’elle avait été mystifiée.
« On a voulu me rendre folle », se dit-elle.
Mais la secousse avait été trop forte. Elle tremblait encore de tous ses membres lorsque Pinacle parut, son flambeau à la main. Il crut qu’elle était encore sous le coup de son affolement. Il s’avança lentement vers elle, la fixant de son œil froid et il dit de sa voix glaciale :
— Or çà, que signifient ces cris terribles ?… Que diable faites-vous ici ?… Votre place n’est pas ici, vous le savez bien.
Rayon d’Or n’avait plus peur. Elle railla :
— Où est-elle donc, ma place ?
— Dans la tombe, répondit Pinacle d’une voix sinistre.
Et il gronda :
— Or çà, retournez dans votre tombe, vous n’avez rien à faire parmi les vivants… Car vous êtes morte, morte depuis douze ans… Vous savez bien que vous êtes morte.
— Vous voulez me rendre folle par la terreur. Vous avez failli réussir. Maintenant, il est trop tard.
— Soit, avoua Pinacle avec ce cynisme déconcertant qu’il avait déjà montré vis-à-vis de Ragastens, on cherchera autre chose. Vous serez brisée quand même.
— Vous vous trompez. Je serai sauvée, malgré vous. On m’arrachera de vos griffes.
— Je sais, vous comptez sur votre paladin, le chevalier de Ragastens. Eh bien ! voyez où je l’ai mis, votre chevalier.
Il appuya fortement du pied sur une lame du parquet. Une trappe se souleva d’elle-même, à côté d’une armure. La trappe démasqua un trou juste assez large pour permettre à un homme, de passer, à condition qu’il ne fût point trop gros. Il se pencha sur ce trou, et la voix rude, il commanda :
— Regardez, et dites-moi si c’est celui-là qui pourra vous arracher de mes griffes, comme vous dites.
Il l’avait saisie par le poignet et l’attirait vers le trou qu’il lui montrait du doigt.
D’une brusque saccade, elle se dégagea. D’elle-même, elle se pencha et regarda.
La caisse de fer était toujours éclairée. Devant le trou on voyait passer les échelons de fer les uns après les autres. Ils passaient assez vite et retombaient avec un léger grincement. À une demi-toise du trou environ, on voyait la tête de Ragastens. Il était toujours cramponné aux échelons et continuait malgré lui, tous les mouvements d’une ascension. Seulement, il demeurait sur place, sans avancer d’une ligne. L’énorme dépense de force que nécessitait cet effroyable labeur s’accomplissait dans le vide, sans donner aucun résultat.
Ragastens avait entendu. Il leva la tête. Il était haletant. Il avait le visage congestionné, ruisselant de sueur.
Rayon d’Or, bouleversée, sentit son cœur se fondre dans sa poitrine. Dans un sanglot déchirant, elle lança :
— Ragastens ! oh ! Ragastens !… Pour moi !…
Héroïque jusqu’au bout, il essaya de la rassurer :
— Courage !… Mortdiable, je finirai bien par sortir de ce trou infernal !
Rayon d’Or ne put pas regarder plus longtemps l’élu de son cœur se débattant désespérément dans cette horrible situation où il s’était mis pour elle. Livide, haletante, toute secouée de sanglots convulsifs qu’elle ne parvenait pas à étouffer, elle recula. Elle serait tombée si ses mains n’avaient rencontré l’armure près de laquelle le trou béait.
Elle se cramponna machinalement à cette armure. Et elle tressaillit. Ce fut comme une lueur aveuglante qui illumina son cerveau. Elle regarda l’objet auquel ses mains s’étaient accrochées au hasard. Et elle vit que cet objet, c’était une pesante masse de fer pendue à la ceinture de l’armure.
Sans que Rayon d’Or eût raisonné, la masse d’armes se trouva décrochée, solidement emmanchée dans ses deux mains.
Pinacle ne s’occupait pas d’elle. Il éprouvait l’irrésistible besoin de se repaître de son horrible vengeance, d’insulter un peu au malheur du vaincu. Avec une joie féroce, il grinça :
— Eh bien ! que dis-tu de ma petite machine ? C’est moi qui ai imaginé cela, à ton intention. C’est moi qui, en secret, ai fait installer cette roue pour toi. J’ai attendu douze ans. Mais la haine est patiente. Je savais qu’un jour viendrait où je te tiendrais en mon pouvoir…
Il ne put en dire davantage.
Il ressentit à la nuque un choc effroyable, comme si la maîtresse poutre du plafond s’était soudain abattue sur lui. Et il tomba en travers du trou, où il demeura sans mouvement, évanoui, mort peut-être.
Rayon d’Or, sentant le manche de la masse d’armes bien incrusté dans ses deux mains, sans hésiter, en un geste purement machinal, comme les gestes qui la lui avaient mise dans les mains, avait levé les deux bras et projeté à toute volée la pesante masse qui s’était abattue sur le crâne du misérable.
Ragastens vit le corps de Pinacle tomber en travers du trou. Il comprit à l’instant ce qui s’était produit. Il eut un rugissement de joie.
Pinacle était tué ou ne l’était pas. Par malheur, c’est que la roue, l’infernale roue continuait de tourner implacablement. Et que Ragastens, dont les forces s’épuisaient, râlait.
Alors elle s’affola :
— Cette machine ! cette horrible machine ! comment l’arrêter ?
Ce fut Ragastens qui lui suggéra la manœuvre possible en voyant qu’elle s’appuyait sur la masse de fer.
— La masse ! dit-il. Glissez la masse entre le trou et les échelons !
Elle obéit à l’instant même.
La masse placée en travers du trou arrêta le premier échelon qui vint la heurter. La machine ne voulait pas lâcher sa proie : elle résista, força, gémit. La masse tint bon. On entendit un fort déclic, comme le bruit d’un gros ressort qui se détend et saute. La machine oscilla, eut quelques soubresauts et s’immobilisa enfin.
Moins d’une seconde plus tard, Ragastens bondissait de l’effroyable boîte de fer, d’où il avait pu croire un instant qu’il ne sortirait jamais vivant.
Sans réfléchir, en un geste spontané, d’une adorable ingénuité, Rayon d’Or s’abattit pantelante sur sa poitrine et lui tendit les lèvres en murmurant :
— Si vous étiez mort, Hubert, je serais morte aussi.
Et ce fut ainsi, devant la double rangée d’armures qui représentaient toute l’illustre lignée des Montcapet, qu’ils échangèrent leur premier baiser : le baiser des fiançailles.
Rayon d’Or se dégagea doucement. Ils demeurèrent un instant face à face, se tenant les mains tendrement enlacées, elle rougissante, lui très pâle, aussi émus l’un que l’autre.
Ce fut lui qui reprit le premier contact avec la réalité. Et se redressant, l’œil pétillant de malice, son sourire railleur aux lèvres :
— Triste chevalier que vous avez trouvé en moi. Je viens pour vous sauver. Et c’est vous qui me sauvez.
— C’est pour moi que vous vous étiez mis dans cette terrible situation. Ce n’est pas moi qui vous ai sauvé.
— Bah !… Ce n’est donc pas dans cette petite main-là que j’ai vu cette lourde masse d’armes ?
— Si, fit-elle avec la même gravité, mais qui l’a mise dans ma main, cette masse ?
Elle se tourna vers l’armure :
— C’est monseigneur Bertrand. Car vous ne savez pas ? Je les reconnais tous, tous les Montcapet dont je suis la fille. Et celui-ci qui m’a mis sa masse d’armes dans les mains et qui m’a ordonné de frapper, sans peur et sans pitié, celui-ci est Bertrand, le cinquième du nom, mon arrière-grand-père.
— Ah ! s’écria Ragastens tout joyeux, vous vous souvenez donc maintenant ? La mémoire vous est enfin revenue ?
— Oui, fit-elle, et je puis, sans crainte de me tromper, vous dire : Chevalier de Ragastens, soyez le bienvenu dans la maison de mes pères, dans « ma » maison.
Sans s’en rendre compte, elle avait pris une attitude pleine de noblesse. Une de ces attitudes qui la faisaient qualifier de princesse par ceux devant qui elle les prenait. Et il était impossible de rêver princesse plus jolie, plus gracieuse, sous ses grands airs.
Et sans s’en rendre compte, lui non plus, il prit l’attitude déférente qui convenait à un simple chevalier devant une haute, puissante et très riche princesse.
Elle n’y prit pas garde et voulut l’entraîner en disant :
— Venez, chevalier, ne demeurons pas plus longtemps ici.
— Un instant, madame, s’il vous plaît, dit-il. Il faut que je m’assure d’une chose qui m’a intrigué… Mortdiable ! Il faut que je voie si je ne me suis pas trompé. Et d’abord, raflons ses clefs que je vois pendues à cette ceinture.
En parlant, il était allé à Pinacle qui ne donnait pas signe de vie. Il lui prit un trousseau de clefs qu’il portait à la ceinture. Il les mit dans sa poche, lui enleva son masque d’un geste vif. Puis il porta la main à sa barbe et la tira fortement. La barbe et la moustache lui restèrent dans la main.
Avec un frisson d’horreur, Rayon d’Or reconnut le masque hideux qui, sous le casque d’un de ses ancêtres, lui était apparu quelques instants avant et l’avait affolée.
Ragastens, lui, se mit à rire en regardant la fausse barbe et dit :
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé.
Il se redressa et désignant le corps étendu à ses pieds :
— Voici le corps de l’homme qui vous enleva autrefois et vous jeta froidement dans l’Oise, d’où j’eus tant de peine à vous retirer.
Et, pris d’une colère subite au souvenir de ce lâche assassinat, il se pencha de nouveau, saisit le corps à pleins bras et le glissa dans le trou en disant :
— Ah ! tu as fait construire cette horrible machine tout exprès pour moi ! Eh bien ! il me paraît juste de t’en faire tâter à ton tour. Au surplus, je t’ai dit que tu n’assassinerais plus personne. Va-t’en voir au fond de ton trou.
Il le lâcha et rabattit violemment la trappe sur lui. Et pour Rayon d’Or, frissonnante, il expliqua :
— Ce misérable n’était peut-être pas mort. Un jour ou l’autre, vous eussiez été sa victime pour de bon cette fois. Vous en voilà débarrassée à tout jamais.
Ils quittèrent la salle des armures, Ragastens voulait emmener Rayon d’Or à son logis proche, sans plus tarder.
Elle s’y refusa. Maintenant qu’il était bien avéré qu’elle était la princesse de Montcapet, fabuleusement riche, Ragastens éprouvait malgré lui une certaine timidité devant elle. Et les grands airs qu’elle prenait tout naturellement, sans y penser, n’étaient pas faits pour lui faire surmonter cette timidité. Il n’osa pas insister.
Seulement, puisqu’elle voulait finir cette nuit dans « sa » maison, comme elle disait avec un naïf orgueil, il retrouva toute son assurance pour déclarer qu’il devait, lui, s’assurer qu’aucun danger ne l’y menaçait plus.
Ensemble, Rayon d’Or portant le flambeau afin de lui laisser la liberté de ses mouvements en cas d’alerte, ils visitèrent la maison.
Une agréable surprise les attendait : ils trouvèrent force quantité de victuailles de toutes sortes et d’innombrables flacons, revêtus d’une vénérable robe de poussière grise.
Le premier appétit apaisé, ils se mirent à bavarder avec un délicieux abandon. Elle raconta comment elle avait été enlevée de la chapelle de Guise, ce qui lui était arrivé depuis, et comment elle avait retrouvé peu à peu la mémoire.
