La Grande Aventure - Michel Zévaco - E-Book

La Grande Aventure E-Book

Michel Zévaco

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Beschreibung

La maison de maître Laurent des Archelles avait fort belle apparence.
Certainement, c’était une des plus belles, des plus cossues de l’Isle-Adam, où les des Archelles, de père en fils, occupaient l’honorable et pacifique charge de notaires royaux.
Située au fond d’une cour carrée dont les deux côtés étaient occupés par les communs : écuries, granges, bergeries, vacherie, etc., ceinturée par de hautes et épaisses murailles flanquées aux angles de quatre tourelles couronnées de toits aigus, avec, au centre, sa grande porte à plein cintre, accotée à deux forts piliers carrés, elle se donnait des allures de petite forteresse. Ce n’était pas pour surprendre, attendu qu’elle avait été construite vers la fin du siècle précédent, par le grand-père de maître Laurent, et que, au surplus, elle était un peu isolée.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Michel Zévaco

LA GRANDE AVENTURE

© 2025 Librorium Editions

ISBN : 9782385748623

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Table des Matières

 

LA GRANDE AVENTURE

I LA NUIT DU 10 MAI 1565

II LES DEUX FRÈRES

III L’AMAZONE

IV LE COMTE DE POMPIGNAN

V APRÈS LE PÈRE, LA FILLE

VI L’ANNIVERSAIRE DE ROLANDE

VII LA ROSE SAUVAGE

VIII HUBERT

IX HASARD… FATALITÉ

X LE 18 MAI 1565

XI LES NOMADES

XII SEULE

XIII DEUX COMPAGNONS D’INFORTUNE

XIV LA TROUPE SE MONTE

XV PARIS

XVI CHEZ LA REINE MÈRE

XVII LAQUELLE ?…

XVIII L’AMBASSADEUR D’ESPAGNE

XIX LA DUCHESSE DE GUISE

XX LA PLACE DE GRÈVE

XXI L’ANTRE DE LA POISSE

XXII AUTOUR DE L’ANTRE

XXIII PRISONNIÈRE

XXIV LA PROPHÉTIE

XXV FIN DE L’ALGARADE DE LA PLACE DE GRÈVE

XXVI LE LOUP ET LE CHIEN

XXVII MADEMOISELLE D’ORBERIVES

XXVIII LA DAME EN BLANC OU LA DAME EN NOIR ?

XXIX LA CHAPELLE-AUX-MÛRES

XXX LA PREMIÈRE MISSION

XXXI RUE DE LA VIEILLE-CORRERIE

XXXII RUE DE LA VIEILLE-CORRERIE, FIN

XXXIII LE LEVER DU ROI

XXXIV LA DAME AU RUBIS ET L’HOMME AU MASQUE ROUGE

XXXV LE BILLET ANONYME

XXXVI LA DEMANDE EN MARIAGE

XXXVII LES FIANÇAILLES

XXXVIII L’APPEL

XXXIX LES PERSONNAGES DE LA NOCE

XL CELUI QUI N’ÉTAIT PAS INVITÉ

XLI L’ORDRE

XLII LA BATAILLE

XLIII FIN DE LA BATAILLE

XLIV SORRIENTÈS

XLV RUE DE LA TRUANDERIE

XLVI CHEZ LES TROIS FILLES GALANTES

XLVII TROMBAFIOR

XLVIII LA PREUVE

XLIX LES DEUX DAMES EN GRIS

L LE CABINET DE SORRIENTÈS

LI À MONTCAPET

LII À MONTCAPET (suite)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ILA NUIT DU 10 MAI 1565

La maison de maître Laurent des Archelles avait fort belle apparence.

Certainement, c’était une des plus belles, des plus cossues de l’Isle-Adam, où les des Archelles, de père en fils, occupaient l’honorable et pacifique charge de notaires royaux.

Située au fond d’une cour carrée dont les deux côtés étaient occupés par les communs : écuries, granges, bergeries, vacherie, etc., ceinturée par de hautes et épaisses murailles flanquées aux angles de quatre tourelles couronnées de toits aigus, avec, au centre, sa grande porte à plein cintre, accotée à deux forts piliers carrés, elle se donnait des allures de petite forteresse. Ce n’était pas pour surprendre, attendu qu’elle avait été construite vers la fin du siècle précédent, par le grand-père de maître Laurent, et que, au surplus, elle était un peu isolée.

Veuf, sans enfant, frisant la cinquantaine, d’apparence très robuste, d’allures un peu graves, ainsi qu’il convenait à un digne tabellion conscient de sa valeur et de son importance, au surplus d’authentique noblesse de robe, maître Laurent des Archelles vivait, dans sa maison, entouré du respect général. Respect des plus mérités, qui allait non à sa charge, mais bien à sa personne ; c’était, dans toute l’acception du mot, un brave homme et un homme d’honneur.

Le jour, sous sa direction vigilante, ses clercs noircissaient des feuilles de parchemin, expédiaient minutes et contrats, dressaient les actes de toute la noblesse de l’Île-de-France.

Car toute cette noblesse, tout comme la bourgeoisie et le menu peuple, avait la plus haute estime pour son savoir professionnel et son impeccable probité. À telles enseignes que Mgr le prince de Montcapet, assurément le plus opulent seigneur de la contrée, qui avait du sang royal dans les veines, que Sa Majesté Charles IX appelait « mon cousin », le prince de Montcapet l’honorait d’une amitié ancienne, à toute épreuve, et que le vieux connétable, Anne de Montmorency, présentement seigneur et maître de la baronnie de l’Isle-Adam, lui marquait une déférence qu’il n’était pas dans ses habitudes de prodiguer.

Le soir venu, leur besogne quotidienne achevée, les scribes se retiraient et maître des Archelles demeurait seul avec son unique servante et un jeune homme en qui il avait la plus entière confiance, qu’il affectionnait et traitait un peu comme s’il eût été son propre fils, et qui n’avait pas d’emploi bien défini dans la maison, ou plutôt qui s’y livrait à toutes sortes de besognes, sans aller, toutefois, jusqu’à se ravaler à des besognes domestiques.

Ce soir-là, jour de mai de l’an de grâce 1565, une de ces délicieuses soirées printanières, toute imprégnée du parfum très doux des arbres épanouis en gigantesques bouquets de fleurs, maître des Archelles ferma lui-même, verrouilla, cadenassa, barra la haute et massive porte de chêne bardée de fer, ornée de ses panonceaux surmontés de ses armoiries, ainsi qu’il faisait chaque soir avant d’aller prendre un repos bien gagné après une journée de labeur.

Ce soin méticuleusement rempli, il traversa la cour de son pas grave, donna, en passant, une caresse aux deux chiens de garde qui se frottaient contre ses jambes et vint s’arrêter au bas du perron.

Il jeta un dernier coup d’œil sur les communs, s’assura que tout était bien clos, caressa encore une fois les deux chiens qui sautaient autour de lui et semblaient lui dire : « Ne crains rien, nous sommes là et nous faisons bonne garde », et entra enfin dans la maison dont il verrouilla la porte aussi soigneusement qu’il avait fait de la porte extérieure.

Une salle basse, tapissée de casiers encombrés d’innombrables dossiers rangés, classés, numérotés dans un ordre parfait, quelques tables en bois blanc chargées de paperasses, quelques escabeaux : c’était l’étude où travaillaient les clercs.

Assis devant une de ces tables, éclairé par une lampe fumeuse, un homme écrivait. Ce fut dans cette salle que maître Laurent des Archelles pénétra, ce fut vers cet homme qu’il alla. Il lui mit la main sur l’épaule et, avec douceur, d’un ton d’affectueux reproche :

— Pourquoi travailler si tard, Gaspard ?… Ta journée a été bien remplie, mon enfant… Je te l’ai déjà dit : je ne veux pas que tu t’épuises ainsi à mon service.

Celui qu’il venait d’appeler Gaspard leva la tête et montra le visage d’un homme de vingt-cinq ans environ, un visage aux traits accentués, où luisaient deux yeux remarquablement intelligents, et il répondit :

— Je n’ai pas voulu me coucher avant d’avoir achevé la copie de ces actes… Je vais avoir bientôt fini, maître.

Par habitude, sans doute, maître des Archelles se pencha et vérifia le travail.

Et il ne vit pas que Gaspard le regardait en souriant d’un sourire étrange, inquiétant…

— C’est bien, dit-il en se redressant, mais je te connais, Pinacle ; ne va pas, après cette copie, en entamer une autre.

Gaspard Pinacle se mit à rire, et, simplement :

— Je n’en ferai jamais trop, maître… puisque c’est le seul moyen que j’ai de reconnaître toutes les bontés dont vous me comblez.

Peut-être que le rire de Gaspard Pinacle n’était pas aussi clair qu’il eût fallu… Peut-être, en cherchant bien, eût-on trouvé qu’il y avait comme une sourde ironie dans sa voix.

Le digne maître des Archelles n’était sans doute pas de force à saisir ces nuances presque imperceptibles, car il répondit dans toute la sincérité de son âme généreuse et bonne :

— Tu ne me dois rien, mon enfant. Le pain que tu manges chez moi, tu le gagnes honnêtement, largement… c’est moi qui te redois… Quant à ces bontés dont tu veux bien parler… tu exagères. Des bontés ? Non. De l’affection, une affection paternelle, oui.

— Affection que je vous rends de toutes mes forces, protesta Pinacle.

Et, se penchant, il saisit la main de maître des Archelles et la porta respectueusement à ses lèvres.

Vaguement attendri, celui-ci prononça :

— Oui, je sais que tu m’aimes bien et que tu m’es entièrement dévoué. Moi aussi, je t’aime bien, va, mon bon Gaspard.

Et, s’animant un peu :

— Et comment ne t’aimerais-je pas ? Je te vois si doux, si soumis, si honnête, si travailleur et si simple, si modeste… Trop simple, trop modeste peut-être.

— Bah ! je suis un homme sans ambition, moi. Ou plutôt, je n’ai qu’une ambition : celle de passer mes jours auprès de vous, mon bon maître, à qui je dois tout.

Pinacle disait cela avec la même simplicité.

Mais un sourire énigmatique passait comme une ombre sous sa fine moustache… Mais une lueur s’allumait au fond de ses prunelles d’un gris d’acier et s’éteignait aussitôt.

Toutefois son visage se trouvait dans l’ombre, en sorte que maître des Archelles ne vit ni ce sourire, ni cette lueur aussi rapide qu’un éclair.

Et il reprit, poursuivant son idée :

— Il ne te messiérait pas d’avoir un peu d’orgueil et d’ambition. Eh ! tu es instruit, intelligent, bien bâti, beau garçon, tu ne manques pas d’une certaine élégance naturelle et tu pourrais…

— Mais, interrompit Gaspard Pinacle en lançant un coup d’œil railleur sur son humble costume de drap élimé et rapiécé, je vous l’ai dit : je n’ai pas d’ambition.

Et avec un haussement d’épaules désabusé :

— Que voulez-vous, maître, je suis ainsi et non autrement. Ni vous ni moi n’y pouvons rien.

Maître des Archelles réfléchit un instant, et souriant avec bonhomie :

— Après tout, je ne sais quelle mouche m’a piqué, ce soir, d’aller t’exciter à avoir de l’ambition. L’ambition ne convient qu’aux grands. Demeure ce que tu es, cela vaudra mieux pour toi. Dans ta médiocrité, tu trouveras le bonheur, Gaspard, et, ce bonheur, tu l’auras bien mérité et tu sauras l’apprécier en sage que tu es. Sur ce, mon enfant, je monte me coucher.

— Déjà ? s’étonna Pinacle. Ce n’est pourtant pas votre heure !

— C’est vrai, mais, je ne sais pourquoi, je me sens la tête lourde. J’éprouve une insurmontable envie de dormir.

Pinacle avait penché la tête sur ses paperasses et s’était remis à son travail. En sorte que maître des Archelles ne vit pas, cette fois encore, le même sourire étrange passer sur ses lèvres.

— Bonne nuit, Gaspard, fit-il en se dirigeant vers la porte.

— Dormez bien, maître, souhaita Pinacle.

Et comme le notaire lui tournait le dos, il leva la tête et le suivit d’un long regard.

Si maître des Archelles s’était retourné à ce moment et qu’il eût surpris ce regard rivé sur son dos, il eût été saisi d’épouvante tant ce regard paraissait chargé d’une haine implacable.

Mais maître des Archelles ne se retourna pas.

Il monta tranquillement au premier et pénétra dans sa chambre. Un instant, il s’arrêta devant un bahut massif, cerclé de fer, d’une solidité qui l’eût fait résister victorieusement aux coups les mieux assenés, muni d’une serrure secrète dont seul il possédait la clef : c’était là qu’il enfermait ses papiers les plus secrets, les plus importants, et souvent aussi des sommes considérables en bel et bon or, en bijoux ou pierreries.

Il eut un moment d’hésitation et secouant la tête :

— Non, par ma foi, je ne pourrais travailler… Je tombe de sommeil… C’est bizarre, cette envie de dormir qui m’a saisi tout à coup.

Il se déshabilla en un tour de main, se coucha et, presque aussitôt, s’endormit d’un sommeil de plomb.

Pendant ce temps, Pinacle avait achevé la besogne qu’il s’était lui-même imposée. Puis il était demeuré assis devant sa table, tendant l’oreille.

Ce qu’il écoutait ainsi avec une attention soutenue, un intérêt si puissant qu’il en était haletant, c’était le va-et-vient de la vieille servante qui s’activait, achevait de tout remettre en ordre.

Il entendit qu’elle sortait de la cuisine pour monter à son galetas, sa besogne achevée.

Aussitôt, il fut debout, saisit la lampe et quitta l’étude. Dans le couloir, il rencontra la vieille qui, une chandelle à la main, se dirigeait vers l’escalier.

C’était sans doute ce qu’il avait voulu.

— Il est neuf heures et demie, dit-il, je vais me coucher.

La vieille grommela des paroles confuses : reproches affectueux au jeune homme « qui se tuait à la tâche ». Évidemment elle aussi, comme son maître, l’avait en estime et affection.

Pinacle accepta la mercuriale en souriant avec son air simple et modeste, très naturel.

Ils se souhaitèrent réciproquement bonne nuit.

La vieille servante grimpa à sa mansarde, se coucha et ne tarda pas à s’endormir.

Pinacle passa dans un petit cabinet attenant à l’étude : c’était sa chambre, assez confortablement meublée. Il se coucha.

Seulement, lui, il ne s’endormit pas.

Longtemps, il demeura immobile, étendu sur le dos, dans le noir opaque, les yeux obstinément fixés au plafond, rêvant à des choses que lui seul aurait pu dire, mais qui devaient être terribles, car son visage convulsé avait à ce moment une expression effrayante.

Vers onze heures, il sauta brusquement à bas du lit en grondant :

— Il est temps !…

Dans l’ombre, silencieusement, il se rhabilla. Ses gestes étaient vifs, précis, souples, adroits, mais sans précipitation inutile. On voyait que tout était réglé d’avance. Il n’avait pas une hésitation, pas un faux mouvement, pas un heurt.

Quand il fut habillé, il alluma, non pas la lampe qu’il avait apportée, mais une lanterne sourde qui était ostensiblement accrochée à un clou, à côté d’un épieu : la lanterne et l’épieu lui servaient dans les rondes qu’il faisait parfois, la nuit, dans la cour et dans le jardin situé derrière la maison.

La lanterne allumée, il apparut livide, l’œil mauvais, les traits durcis.

Il mit la main sur le loquet. Et il eut une suprême hésitation avant d’ouvrir. Il se débattit mentalement :

— Est-ce que je vais reculer au dernier moment ?… Allons, Pinacle, va, tu n’as qu’à tendre la main pour saisir la fortune… Et la fortune n’est rien… c’est le reste… tout le reste… la réalisation de tous tes rêves d’ambition… Vas-tu laisser échapper tout cela par une indigne couardise ?… Non, par tous les diables d’enfer !… Allons !…

Cependant, il n’ouvrit pas encore. Il grelotta :

— Et si je me suis trompé en dosant le soporifique ?… S’il allait se réveiller ?… Me prendre sur le fait comme un vulgaire larron ?…

Il se rassura !

— C’est impossible !… Il doit dormir au moins une heure encore… Et moi, je n’en ai pas pour un quart d’heure… S’il se réveille ?…

Il secoua la tête avec un air de résolution farouche et un geste d’une éloquence terrible acheva sa pensée.

Il ouvrit résolument, sans prendre aucune précaution. Il passa dans le couloir sans chercher à étouffer le bruit de ses pas.

Brusquement, il s’immobilisa. Il était au pied de l’escalier. Il ferma la lanterne, écouta.

Rien. Pas le moindre bruit. Évidemment, maître des Archelles et sa servante étaient profondément endormis.

Il se coula dans l’escalier. Une ombre dans l’ombre ne se meut pas plus silencieusement qu’il ne fit en cette circonstance. Jusque dans la chambre de son maître où il entra, il n’y eut pas le plus petit froissement, pas une marche ne craqua sous son pied. Et cependant, il allait vite. Sans doute avait-il appris de longue date à se glisser ainsi dans le noir sans trahir sa présence.

Dans la chambre, il s’immobilisa de nouveau, malgré lui : il n’en pouvait plus, il suffoquait ; une sueur froide mouillait ses tempes, et son cœur, dans sa poitrine, battait si violemment qu’il s’étonnait que le bruit n’éveillât pas le dormeur qu’il ne voyait pas mais qu’il savait étendu sous les lourdes courtines de velours frappé, soigneusement tirées.

Ce fut une halte très brève : une seconde à peine.

Ce Gaspard Pinacle devait avoir une force de caractère peu commune, une volonté de fer toujours tendue vers la réalisation de rêves mystérieux, et qu’aucune force humaine ne pouvait faire dévier de la ligne qu’il s’était tracée, ligne sombre, tortueuse, qui devait, pensait-il, l’amener lentement mais sûrement au but qu’il s’était fixé.

Il entr’ouvrit la lanterne. Un mince jet de lumière fusa. Sans hésiter, sans chercher, il braqua ce petit rayon de lumière sur un meuble placé à la tête du lit.

Une ondulation souple et silencieuse l’amena devant ce meuble. Il l’ouvrit, sa main plongea dedans, chercha à tâtons, et en sortit tenant une clef.

Avec cette clef, il se glissa vers le bahut devant lequel maître Laurent des Archelles s’était arrêté un instant et où nous avons dit qu’il enfermait ses papiers importants et ses valeurs.

Il l’ouvrit sans bruit, vérifia l’intérieur.

Il y avait là des dossiers plus ou moins volumineux, des pièces détachées, tout cela rangé avec ordre. Il y avait aussi, correctement alignés, des sacs pansus. Ces sacs étaient bourrés de belles pièces en bon or sonnant à l’effigie du roi Charles IX. Il le savait.

Il le savait et pourtant, lui qui avait parlé de fortune l’instant d’avant, il ne toucha pas à ces sacs. Il ne les regarda même pas. Ses yeux allèrent tout de suite aux papiers.

Au-dessus de tous les autres, certainement placé là depuis peu, s’étalait un large pli dûment cacheté et scellé aux armes du prince de Montcapet, bien en évidence. C’était sans doute ce qu’il cherchait : il fondit dessus.

À ce moment, une voix, qu’il connaissait bien, prononça derrière lui :

— Que fais-tu là ?…

Certain que, sous l’empire du narcotique qu’il avait eu l’adresse de lui faire prendre pendant le repas du soir, maître Laurent des Archelles était profondément endormi et ne s’éveillerait pas de si tôt, Pinacle avait ouvert sa lanterne toute grande et l’avait posée sur un meuble afin d’avoir les mains libres.

La question qu’on lui jetait tomba sur lui comme un coup de massue. Cependant, il ne perdit pas la tête. Il se retourna tout d’une pièce et demeura un instant saisi, ramassé sur lui-même, la main droite passée dans le pourpoint à la place du cœur, comme pour en comprimer les battements précipités, les yeux exorbités, les cheveux hérissés.

Le buste passé entre les rideaux écartés auxquels il s’accrochait d’une main, maître des Archelles le regardait avec des yeux agrandis par la stupeur.

Un inappréciable instant, ils se dévisagèrent en silence.

Le visage de maître des Archelles marquait la douleur : la douleur profonde du brave homme qui découvre soudain qu’il a réchauffé un serpent dans son sein. De crainte, il ne paraissait en avoir aucune. Incontestablement, il était brave. Mais la stupeur, et peut-être aussi les effets du narcotique, paralysaient momentanément sa lucidité. En sorte qu’il ne se rendait pas un compte exact de la situation dans laquelle il se trouvait.

Il parla. Et sa voix brisée trahissait plus de douloureuse pitié que de réprobation.

— Voleur, toi !… toi que j’aimais comme mon fils… à qui je voulais léguer ma charge… toi… tu es un voleur !…

Il ne put en dire davantage.

Il y eut le bondissement d’un fauve qui se détend sur ses jarrets puissants, un bras qui se lève, l’éclair blafard d’une large lame qui retombe en un geste foudroyant et s’enfonce dans la gorge avec une violence inouïe, un han ! sourd, féroce.

Maître des Archelles, le poignard enfoncé dans la gorge jusqu’au manche, eut un sursaut terrible. Sa main lâcha le rideau auquel elle s’accrochait et il retomba sur le lit en faisant entendre un râle étouffé.

Un instant, il s’agita dans les soubresauts de l’agonie, ferma les yeux, les rouvrit, s’agita encore, plus faiblement, et demeura enfin figé dans l’éternelle immobilité, les yeux grands ouverts fixés sur l’assassin, la main tendue en un geste de suprême et instinctive défense, qui ressemblait, qui était peut-être un geste de malédiction.

Penché sur sa victime, Gaspard Pinacle regardait cette fin rapide avec des yeux de fou.

Si dénué de scrupules, si cuirassé qu’il fût, il subissait malgré lui cette dépression morale qui saisit tous les criminels devant l’irréparable. Il était hébété, la tête perdue, incapable d’esquisser un geste, d’aligner deux pensées lucides. Lui-même était déconcerté par la rapidité foudroyante avec laquelle le meurtre s’était accompli.

Mais, nous l’avons vu, il avait une nature exceptionnellement douée pour le mal. Il se ressaisit vite et considéra le corps de l’homme qui avait été son bienfaiteur, sans émotion apparente. Et il mâchonna :

— Il est bien trépassé, ma foi !… Mais aussi, c’est de sa faute… Pourquoi s’est-il réveillé si mal à propos ?…

Il ricana :

— Maintenant, il ne m’humiliera plus.

Il réfléchit une seconde et conclut avec un sourire sinistre :

— Tout compte fait, il vaut mieux qu’il soit mort… Ainsi, plus tard, je ne me heurterai pas à quelqu’un qui pourrait se vanter de m’avoir élevé par charité… Oui, tout est bien ainsi.

Ayant prononcé cette oraison funèbre qui dénotait une sécheresse de cœur extraordinaire, il ne s’occupa plus du cadavre. Il ne s’attarda pas davantage. Il revint au bahut.

Au moment où il allongeait la main pour saisir ce pli pour la possession duquel il venait de tuer, selon ses propres mots, l’homme qui l’avait élevé par charité, il s’aperçut que cette main était rouge de sang jusqu’au poignet.

— Diable ! fit-il.

Il chercha des yeux à quoi il pourrait essuyer cette main sanglante. Il revint au lit. Il avait laissé le poignard dans la gorge du mort. Il le retira et l’essuya aux rideaux en disant :

— Ils sont rouges précisément, ce sang ne se verra pas.

Après le poignard qu’il remit dans son sein, il essuya ses mains. Assuré de ne pas tacher le pli en le touchant, il s’en saisit. Avec une adresse remarquable, il fit sauter les cachets sans les briser et ouvrit le pli en murmurant :

— Voyons quelles sont les dispositions prises par Mgr le prince de Montcapet dans ce testament qu’il remit voici huit jours à maître des Archelles, aujourd’hui trépassé.

Avec un sang-froid déconcertant, il vint s’asseoir devant une petite table sur laquelle se trouvait une écritoire, des plumes, des feuillets de parchemin. Il posa sa lanterne sur cette table, plaça le testament devant lui et le lut rapidement en mâchonnant les phrases qui le frappaient le plus :

— Pressentiment de sa fin prochaine… déléguer, dès maintenant, tous ses titres, droits et privilèges à sa fille Rolande qui sera désormais princesse de Montcapet… Toute sa fortune, consistant en terres et domaines situés dans différentes parties du royaume énumérés… ses meubles, bijoux, argent, le tout évalué à environ quarante millions de livres{1}, à sa fille Rolande… Si, par malheur, Rolande venait à mourir avant de se marier, toute cette fortune à ses bonnes cousines Dalila et Jocelyne de Hautfort… Son vieil ami, maître Laurent des Archelles, exécuteur testamentaire, chargé de gérer et de servir une honorable pension auxdites cousines, jusqu’au jour du mariage de Rolande…

Après avoir lu le testament, il le copia mot pour mot. Ceci fait, il referma le pli, remit les cachets en place avec la même habileté et alla le replacer dans le coffre, exactement au même endroit où il l’avait pris. Il referma le coffre sans y rien prendre, et alla replacer la clef dans le meuble où il l’avait prise.

Il accomplissait tous ces gestes avec une précision quasi mathématique. On voyait que tout cela avait été minutieusement réglé d’avance dans son esprit.

Il n’en avait pas encore fini. C’était un homme qui n’abandonnait rien au hasard et qui, malgré les quelques défaillances qu’il avait eues et qu’il avait vite surmontées, comme on l’a vu, savait maîtriser ses nerfs.

Sur la table de nuit se trouvait la bourse, bien garnie, du notaire. Il la mit dans sa poche. Il prit deux flambeaux d’argent placés sur la cheminée. Il rafla ainsi tout ce qui lui parut de nature à tenter la convoitise d’un malandrin.

Puis, il ouvrit la fenêtre toute grande, poussa le volet de bois plein et le laissa entre-bâillé. Il prit la clef de la chambre qui se trouvait dans la serrure, éteignit sa lanterne et sortit.

Hors de la chambre, il enferma le cadavre à double tour, mit la clef dans sa poche et sortit de la maison par la petite porte de derrière dont il eut soin d’emporter également la clef.

Il n’avait pas fait quatre pas dans le jardin que déjà les deux chiens étaient sur lui. Mais les braves bêtes l’avaient reconnu par l’odorat et d’ailleurs, comme il semblait tout prévoir, il leur parlait doucement, à voix basse, ce qui fait qu’elles ne donnèrent pas de la voix et se mirent à gambader autour de lui. D’un ordre bref, il les renvoya et les deux bêtes bien dressées s’éloignèrent docilement, le laissèrent aller seul.

Il sortit par une porte basse qui se trouvait dans le fond du jardin et partit d’un pas allongé. Il était alors à peine onze heures et demie.

La forêt de l’Isle-Adam et la forêt de Montmorency étaient alors beaucoup plus étendues qu’elles ne sont de nos jours. Toute la région n’était qu’une vaste succession de bois piqués, de-ci, de-là, de clairières où s’étaient érigés quelques hameaux.

Ce fut dans ces bois qu’il paraissait connaître admirablement que Pinacle s’était jeté. Il ne courait pas, mais, nous l’avons dit, il marchait d’un bon pas, et semblait y voir comme en plein jour sous ces grands arbres où régnait une ombre épaisse.

Il arriva aux environs d’Auvers-sur-Oise. Il y avait là une passerelle de bois qui permettait de traverser la rivière. Il s’engagea sur cette passerelle. Il s’arrêta vers le milieu, à l’endroit où il estimait que l’eau devait être le plus profond, et il y jeta la bourse et les divers objets qu’il avait emportés de chez maître des Archelles pour faire croire à un vol de routiers.

Il passa sur l’autre rive jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un endroit sauvage et désert, encombré de ronces, où se voyaient les ruines d’une antique chapelle qu’on appelait la Chapelle-aux-Mûres, à cause de ces fruits sauvages qui foisonnaient à cet endroit.

Là, il s’arrêta, s’assit sur un tronçon de colonnette renversé et il attendit, regardant d’un œil distrait le paysage qu’il paraissait fort bien connaître.

Il avait à sa droite les pans de murs à moitié écroulés de la chapelle. Cette bande de terre sur laquelle il se trouvait, ce lieu sauvage où ne se voyaient que buissons de ronces et d’épines qui atteignaient des proportions démesurées, c’était ce qui séparait la toute petite terre des Ragastens de l’opulent domaine du prince de Montcapet.

Pinacle tournait le dos au logis des Ragastens : une manière de petite ferme que ses propriétaires appelaient pompeusement le château.

Devant lui, tout au loin, dominant les frondaisons de son altière couronne de pierre, cette masse sombre, imprécise à cette heure, énorme, c’était le château — un vrai château féodal, celui-là, — des Montcapet.

D’un côté c’était la splendeur, de l’autre la misère.

Et, précisément, Pinacle, qui rêvait de splendeur, tournait le dos à cette misère qui lui rappelait la sienne sans doute et qu’il ne voulait pas voir.

Il n’attendit pas longtemps.

Sortie il n’aurait su dire d’où, une apparition se dressa devant lui.

C’était une femme, mais si bien enveloppée dans une ample cape grise, si bien encapuchonnée malgré la nuit, que l’œil le plus perçant n’eût pu discerner si elle était jeune ou vieille, belle ou difforme.

Pinacle fut aussitôt debout, tête découverte, et s’inclinant avec l’aisance d’un parfait gentilhomme qu’il n’était pas pourtant :

— Madame, dit-il, voici la copie que vous m’avez fait l’honneur de me demander.

Si l’infortuné maître des Archelles avait été encore de ce monde et qu’il eût pu voir Gaspard Pinacle en ce moment, il n’eût pu manquer d’être frappé par le changement qui s’était produit dans ses manières.

Ce n’était plus le même homme.

Certes, son attitude, en présence de la femme inconnue, était profondément respectueuse. On sentait qu’il avait conscience qu’une grande distance le séparait d’elle, et il le laissait bien voir. Mais ce respect ne ressemblait en rien à l’humilité qu’il montrait devant son ancien maître.

S’il avait pu le voir, maître des Archelles eût compris que Pinacle estimait qu’il avait franchi plusieurs degrés de cette échelle et s’il regardait vers le sommet — où se trouvait la femme inconnue, — assurément, il se disait que, lui aussi, tôt ou tard, il atteindrait ce sommet.

La femme ne répondit pas à Pinacle. Mais elle allongea une main fine et délicate, une main de patricienne, pour prendre le papier que Pinacle, courbé devant elle, lui tendait.

Dans ce simple mouvement, sous les rayons d’argent de la lune, on eût dit que cette main blanche lançait des éclairs sanglants.

Si bien que les yeux de Pinacle furent invinciblement attirés sur cette main. Et il vit que ces éclairs rouges qui, en un pareil moment, avaient on ne sait quoi de sinistre, étaient produits par une bague qu’elle portait à un de ses doigts.

Ces éclairs rouges provenaient d’un rubis qui ornait ce cercle d’or très simple.

Mais ce rubis, énorme, d’un rouge sanglant comme on n’en voyait pas de pareil, taillé en forme de losange, ne pouvait pas ne pas être remarqué à cause de ses reflets étranges et de sa forme peut-être unique.

— C’est bien, répondit la dame mystérieuse d’une voix harmonieuse, tu toucheras la somme convenue… quand le moment sera venu.

Pinacle s’inclina en signe d’assentiment. Et avec une froideur terrible, une sorte de rudesse dans la voix :

— Ce n’est pas tout, madame : le malheur est que le notaire s’est réveillé… bien mal à propos… au moment où je fouillais dans son coffre. J’ai dû le supprimer, madame… Il m’eût fait pendre impitoyablement… Je tiens à ma tête, moi.

La femme eut un moment d’effarement et demeura un instant sans voix.

Mais, se remettant promptement, avec un calme effrayant :

— C’est bien. Je paierai le notaire en plus.

Ce fut tout.

Pinacle s’inclina de nouveau, en songeant non sans admiration :

— Par l’enfer, voilà une maîtresse femme !… Aussi forte que moi, plus forte, peut-être.

La femme recommanda :

— Ne manque pas de venir tous les jours ici, à l’heure habituelle.

— Je viendrai, madame, assura Pinacle en se courbant.

Quand il se redressa, la femme mystérieuse avait disparu, comme elle était apparue, sans qu’il eût pu dire par où et comment elle s’était évanouie.

Suivons-la un instant.

Elle aussi, tout comme Pinacle, elle devait avoir appris à se glisser dans l’ombre sans trahir sa présence, car elle allait d’un pas assuré, souple, vif, se coulant avec une adresse surprenante à travers les ronces, évitant les éclaircies, demeurant toujours dans le noir. Et pas le plus petit froissement de feuille n’indiquait par où elle avait passé.

Elle allait vers le château de Montcapet.

Et tout à coup elle se trouva devant une poterne de ce château, qu’elle ouvrit sans bruit.

Dans l’obscurité la plus complète, elle traversa des couloirs, des salles, des galeries, monta des escaliers, ouvrit et ferma des portes, sans rencontrer âme qui vive, et elle accomplit ce trajet, assez long, avec autant de sûreté et de précision que s’il eût fait grand jour, sans un heurt, sans un faux mouvement sans une hésitation.

Elle entra enfin dans une chambre. Cette chambre, somptueusement meublée, était faiblement éclairée par une seule des six cires roses d’un flambeau d’argent massif, finement ciselé, posé sur une petite table.

Elle eut soin, tout d’abord, de pousser le verrou, se mettant ainsi à l’abri d’une surprise.

Elle n’enleva pas sa cape, ne fit pas tomber le capuchon. Elle vint s’asseoir devant cette table et plaça devant elle, en pleine lumière, la copie du testament que Pinacle venait de lui remettre.

Elle la lut et la relut attentivement, pesant tous les termes, s’arrêtant par moments pour réfléchir. Et quand elle tournait un feuillet ou agitait la main sous la lumière, le rubis énorme, d’un rouge sanglant comme on n’en voit pas de pareil, taillé en forme de losange, lançait les mêmes éclairs rouges qu’il lançait l’instant d’avant dans les ruines de la Chapelle-aux-Mûres.

Quand sa lecture fut achevée, quand elle put se dire qu’elle savait par cœur toutes les clauses contenues dans le testament, elle l’approcha de la flamme et l’alluma.

Ce papier, flambant au bout des doigts, elle alla le déposer sur les cendres de la cheminée. Et elle s’accroupit devant cette cheminée, surveillant attentivement la combustion lente.

Quand le papier fut entièrement calciné, il n’en resta plus qu’une mince pincée de cendre noire, elle eut, de plus, la précaution d’écraser cette cendre noire, de la mélanger avec la cendre blanche qui garnissait l’énorme foyer.

L’appel d’air avait fait engouffrer dans le conduit de la cheminée quelques bribes de ce papier brûlé. Elle attendit patiemment, et, au fur et à mesure qu’elles retombaient, elle les écrasait et les mélangeait avec la cendre.

Quand elle se redressa enfin, elle était bien sûre qu’on pourrait fouiller et refouiller cette cendre tant qu’on voudrait, on n’y trouverait pas le moindre atome de la copie du testament du prince de Montcapet.

Comme Pinacle, plus que lui encore, cette femme n’abandonnait rien au hasard, ne parlait et n’agissait qu’après avoir longuement médité sur ce qu’elle devait dire ou faire, voyait tout, entendait tout, pensait à tout, prévoyait tout.

Et comme Pinacle toujours, elle marchait tortueusement, lentement, mais sûrement vers le but mystérieux qu’elle s’était fixé.

Quant à Pinacle, il était parti après la disparition de la femme, refaisant, en sens inverse, le trajet qu’il avait déjà fait.

Comme à l’aller, il s’arrêta un instant sur les bords de l’Oise. Ce ne fut pas pour y jeter des objets compromettants ; il y lava ses mains qu’il avait essuyées aux rideaux du lit de sa victime.

Il arriva sans encombre à la maison. Cette fois encore les chiens le reconnurent et, sans donner de la voix, vinrent à lui en frétillant de la queue, quand il fut dans le jardin.

Comme à sa sortie, il les éloigna d’un ordre bref. Mais, pris d’une idée subite, il les rappela par un claquement de langue et, avec eux, revint jusqu’à la porte basse du jardin. Là, il se pencha, comme pour les caresser, et d’un geste vif comme la foudre, il les égorgea l’un après l’autre.

Il abandonna les cadavres des deux pauvres bêtes près de la porte, et, dans l’herbe humide, il essuya son poignard ensanglanté pour la deuxième fois dans cette nuit tragique, en disant froidement :

— Ainsi, on ne s’étonnera pas qu’ils n’aient pas donné l’alarme.

Il revint dans la chambre du mort. Il eut la satisfaction de constater que tout s’y trouvait tel qu’il l’avait laissé.

Il remit la clef dans la serrure et donna deux tours, s’enfermant ainsi lui-même avec sa victime.

Il éteignit sa lanterne, l’accrocha à sa ceinture, et se laissa tomber doucement de la fenêtre, dont il eut soin de laisser le volet à moitié ouvert.

Une minute plus tard, il était dans sa chambre, accrochait la lanterne à sa place accoutumée, se déshabillait en un tour de main, se couchait dans l’obscurité, et harassé, s’endormait avec la quiétude d’une conscience qui n’a rien à se reprocher.

Vers cinq heures du matin, il fut réveillé par les cris perçants de la vieille servante. Il comprit aussitôt qu’elle venait de découvrir le cadavre de son maître. Il fut aussitôt debout. Il sortit à moitié habillé.

On se levait tôt à cette époque, et maître Laurent des Archelles était un personnage trop important, trop considéré pour que sa fin tragique ne fît pas sensation. Moins d’un quart d’heure après les premiers appels de la servante éplorée, tout le bourg en révolution était au courant de l’événement.

Le bailli, assisté de ses exempts, accourait aussitôt, et, sans désemparer, commençait son enquête, procédait à des interrogatoires. Les premiers interrogés furent, naturellement, la servante et Pinacle.

La servante, bien innocente, était sincère dans sa douleur, car elle adorait son maître. Elle dit naïvement ce qu’elle savait :

Elle avait voulu réveiller son maître ainsi qu’elle faisait tous les matins. La porte étant fermée à l’intérieur, elle l’avait appelé, et ne recevant pas de réponse, avait crié, frappé. Prise d’inquiétude, devant ce silence inaccoutumé, elle était descendue dans la cour, avait vu le volet entr’ouvert, et ne doutant pas qu’il fût arrivé malheur à son bon maître, avait aussitôt donné l’alarme. C’était tout ce qu’elle savait.

Pinacle joua son rôle avec un art consommé.

Lui aussi, accablé par la douleur, était incapable de raisonner, d’aider la justice, si peu que ce fût. Comme la servante, il put dire ce qu’il savait : bien peu de chose.

Il était accouru au premier appel, tel qu’on le voyait, à moitié nu. Comme la servante, il avait constaté que la porte de la chambre de son bienfaiteur était fermée à clef à l’intérieur. Comme elle, il l’avait inutilement appelé et avait constaté que la fenêtre était ouverte. À ce moment, deux ou trois voisins se trouvaient présents. Avec eux, il avait pénétré dans la chambre par la fenêtre et avait trouvé maître des Archelles la gorge ouverte, tout raide déjà. Il ne pouvait pas dire plus.

Les voisins désignés confirmèrent cette déposition.

Pour le bailli, il apparaissait déjà que ces deux dignes serviteurs ne pouvaient être soupçonnés d’un aussi abominable forfait. Il les laissa à leur douleur et chercha d’un autre côté.

Les deux chiens de garde furent trouvés égorgés près de la porte basse. Ceci expliquait qu’ils n’eussent pas donné l’alarme.

Bref, d’indice en indice, il arriva à cette conclusion : Maître Laurent des Archelles avait été assassiné par des malandrins de grande route qui, sachant son coffre bien garni, avaient résolu de le détrousser. Mais le coffre était solide. Pour s’emparer de son contenu, il eût fallu le briser à coups de hache. Ce qui n’eût pu se faire sans bruit. Et le bruit eût aussitôt attiré les serviteurs. Il leur avait fallu se contenter de faire main-basse sur la bourse de leur victime qui ne se trouvait pas sur le meuble où il avait coutume de la déposer, et sur divers objets dont la servante signalait la disparition.

Restait à connaître le contenu du coffre. Ce qui pouvait l’amener à changer ses conclusions.

Complaisamment, Pinacle indiqua où se trouvait la clef.

Le coffre fut ouvert. D’après une liste qui s’y trouvait, le bailli eut vite fait de se rendre compte qu’il ne manquait pas une maille dans les sacs, pas un feuillet parmi les papiers.

Content de lui, fier de sa perspicacité, il lança la maréchaussée sur les routes, à la recherche des malandrins qui s’étaient enfuis par le jardin, et il expédia sur l’heure un courrier à Mgr le prince de Montcapet, ami personnel du défunt, pour le prier d’accourir au plus vite à l’Isle-Adam.

IILES DEUX FRÈRES

Ce même jour, vers six heures du matin, c’est-à-dire environ une heure après la découverte du crime de l’Isle-Adam, dans la cour de ce que nous appellerons comme lui son « château », le comte de Pompignan-Ragastens se disposait à monter à cheval, ainsi qu’il avait coutume de faire tous les matins, vers la même heure, pour sa promenade quotidienne à travers les bois.

C’était un tout jeune homme que le comte Richard de Pompignan-Ragastens ; il n’avait que dix-sept ans, bien qu’il en marquât une vingtaine. C’était, en effet, un grand garçon, large d’épaules, bien découplé, et dont tous les mouvements, vifs et dégagés, annonçaient une force peu commune.

Sous son pauvre costume de velours élimé, très simple, mais d’une propreté méticuleuse, il avait un air de grandeur et une élégance naturelle qui sentaient fort le grand seigneur et rehaussaient singulièrement le costume dont ils faisaient oublier la pauvreté.

Malgré son extrême jeunesse, ses allures étaient posées, un peu graves même. C’est qu’il était chef de famille, il avait charge d’âmes, étant désormais le seul guide et soutien de son frère plus jeune que lui de cinq ans. Et il avait parfaitement conscience de la lourde responsabilité qui pesait sur lui.

En effet, François de Ragastens, son père, était mort à trente-huit ans, des suites d’un accident de chasse, en 1564 ; il n’y avait pas encore un an. Ce François de Ragastens, après avoir follement dilapidé sa fortune et celle de sa femme — qui en était morte de chagrin — disparaissait donc prématurément, avant d’avoir pu reconstituer sa fortune.

Il ne laissait à ses enfants que cette maison, sorte de rendez-vous de chasse acquis au temps de sa splendeur et quelques arpents de terre étendus autour. C’était la misère.

Comme si cela ne suffisait pas, le comte de Pompignan s’était avisé de revendiquer comme lui appartenant cette bande de terre inculte qui séparait son petit domaine de l’immense domaine du prince de Montcapet, et sur laquelle se dressaient les restes de la Chapelle-aux-Mûres.

À vrai dire, le comte était assez embarrassé pour justifier de ses droits de propriété, mais il s’obstinait par orgueil à revendiquer comme lui appartenant la bande de terre et les ruines de la chapelle. Et la guerre, une guerre sourde de chicanes et de tracasseries, avait éclaté entre les deux voisins qui se faisaient grise mine.

Comme il se disposait à mettre le pied à l’étrier, un enfant sortit de la maison, franchit d’un bond les marches du perron et vint à lui en courant et en appelant :

— Monsieur !… Monsieur !

Il pouvait avoir une douzaine d’années, il paraissait robuste, plein de vigueur et de santé, il était dépenaillé, ses souliers étaient éculés, et cependant, dans sa course rapide, il était impossible d’avoir plus d’élégance dégagée qu’il en montrait. Il était rouge d’animation, couvert de sueur, quelque peu barbouillé, ses longs cheveux flottaient au vent, et cependant il était impossible de trouver physionomie plus fine, plus franche, plus ouverte et plus agréable que celle-là. Il avançait par bonds souples et légers, nullement gêné par la colichemarde qui lui battait les mollets et qui était bien aussi haute que lui.

Le comte s’était arrêté et le regardait venir en souriant d’un sourire affectueux.

Quand il fut arrivé, l’enfant s’écria en brandissant un gros pistolet :

— Monsieur, je viens de tirer un oiseau…

— Et tu l’as manqué, Hubert ? interrompit le comte en riant.

Hubert fit la moue et, avec une vivacité qui paraissait lui être particulière :

— Oui, monsieur, je l’ai manqué, encore, toujours. Et pourtant, je suis sûr…

— Tu as mal visé, Hubert, tu es un maladroit, interrompit encore le comte en riant de plus belle.

— Et, moi, je te dis, Richard, que je ne suis pas un maladroit, que j’ai bien visé, tu entends ?

— Eh bien ! chevalier, releva le comte avec une feinte sévérité, vous oubliez que vous parlez à votre aîné, au chef de la famille.

Hubert s’excusa loyalement :

— C’est vrai, monsieur, excusez-moi, je tâcherai de ne plus oublier que, si vous êtes mon frère, vous êtes le chef de la famille et que, comme tel, je vous dois le respect.

Et revenant vite à ce qui lui tenait à cœur :

— Je n’y comprends rien, monsieur… Je suis sûr de mon coup d’œil. L’oiseau était à peine à dix pas de moi, sur une branche. Je l’ai soigneusement visé, j’ai pris mon temps… Et il s’est envolé comme si de rien n’était, en lançant des petits cris pour me narguer.

Il avait l’air si penaud que son frère, pour le consoler :

— Bah ! tu seras plus heureux une autre fois.

Hubert secoua la tête d’un air de doute. Et regardant son aîné en face :

— J’en doute, monsieur. Et, à ce sujet, il m’est venu une idée…

Comme il paraissait hésiter, son frère l’encouragea en souriant :

— Laquelle ? Parle.

— C’est que… peut-être… vous ne mettez pas de balles dans mon pistolet, lâcha enfin Hubert en le regardant droit dans les yeux.

— Quelle idée ! sourit le comte qui, en lui-même, ajoutait : « Je me garderai bien de mettre des balles dans ton pistolet… Un malheur est si vite arrivé. »

Hubert ne parut pas très convaincu et, poursuivant son idée, d’un air câlin :

— Monsieur, j’ai une grâce à vous demander. Me promettez-vous de me l’accorder ?

— Si c’est en mon pouvoir.

— Oh ! tout à fait en votre pouvoir. Voici : voulez-vous, avant votre départ, recharger mon pistolet ?

— N’est-ce que cela ?… Donne ton pistolet. Je vais de ce pas te donner satisfaction.

Mais le petit chevalier Hubert de Ragastens, au lieu de remettre le pistolet à son aîné, le passa à sa ceinture en disant :

— Devant moi, monsieur, devant moi.

— Ah ! ah !… Tu te méfies de moi, à ce que je vois.

— Oui, monsieur, dit nettement l’enfant qui rectifia aussitôt : sur ce point-là, du moins.

— Eh bien ! fit le comte, après une courte hésitation, viens, je vais le charger devant toi.

Ils se dirigèrent ensemble vers la maison et pénétrèrent dans la salle basse : un beau dressoir, une table recouverte d’un tapis rouge usé et fané, deux chaises à dossier, deux ou trois escabeaux, quelques bahuts qui servaient à la fois de coffres et de sièges, tel était l’ameublement de cette salle qui était la pièce d’honneur, celle où l’on recevait. Cependant, au-dessus du manteau de la cheminée monumentale selon l’usage, on voyait une belle panoplie et, aux murs, étaient accrochés de nombreux trophées de chasse.

Le comte ouvrit un coffre dont il avait la clef sur lui et y prit la quantité de poudre et de balles nécessaire pour charger le vieux pistolet de son frère. Après quoi, il eut soin de refermer le coffre et de faire disparaître la clef.

Tout en procédant à cette opération délicate sous l’œil attentif du petit chevalier, il disait :

— À partir d’aujourd’hui, la Chapelle-aux-Mûres ne nous appartient plus. En conséquence, je te défends d’y aller.

Hubert se cabra et, dressé sur ses ergots comme un jeune coq :

— Qu’elle soit à nous ou non, peu m’importe. J’irai si cela me plaît… Et si on me dit quelque chose de malséant, croyez bien, monsieur, que je suis assez grand pour répondre… de toutes les manières.

En disant ces mots avec un air de défi, il frappait fièrement sur le pommeau de sa rapière.

Il était vraiment superbe, cet enfant. Et son frère l’admira en toute sincérité. Mais pendant ce joli mouvement de révolte il oublia de surveiller les gestes de son aîné. Celui-ci en profita pour escamoter adroitement les balles et ne mettre que la poudre dans le pistolet. Et peut-être était-ce uniquement dans l’intention de distraire l’enfant qu’il lui avait parlé sur ce ton autoritaire.

Cependant, la réplique d’Hubert avait fait passer un nuage sur son visage souriant, qui s’était assombri. Et à travers la fenêtre ouverte ses yeux se portèrent dans la direction du château de Montcapet. Et au fond de ses prunelles il y avait une expression de haine violente : la haine du pauvre en discussion avec son opulent voisin. Et ramenant son regard sur son frère, avec une sombre amertume :

— Tu n’as donc pas entendu ? On nous chasse, entends-tu ? on nous chasse de notre terre !… Mais tu ne vois donc pas que ces Montcapet nous écrasent de leur insolente fortune. Tu ne vois donc pas qu’ils font fi de nous ?… À ces fêtes éblouissantes qu’ils donnent à tout propos, ils invitent toute la noblesse de la contrée… sauf nous !… Je te dis que nous les gênons, ou plutôt, notre misère, auprès de leur splendeur, les offusque… Ils ne veulent plus la voir. Alors, ils cherchent à nous évincer. Aujourd’hui, c’est la chapelle, c’est une bande de terre qu’ils nous volent. Demain ce sera notre maison… Et, quand nous n’aurons plus rien, rien que les nippes sordides que nous avons sur le dos, ils nous chasseront comme des gueux le long des routes, jusqu’à ce que nous ayons quitté la province… à moins qu’on ne nous ramasse tous les deux au bord de quelque fossé, morts de faim !…

Hubert avait écouté cette violente sortie en ouvrant des yeux agrandis par l’étonnement. Évidemment, il ne comprenait pas très bien. Il baissa la tête et réfléchit un instant, pendant que son frère, plongé dans une sombre rêverie, paraissait l’avoir oublié. Puis, secouant sa tête fine, éclairée par deux yeux pétillants de malice espiègle :

— Que les Montcapet soient riches… grand bien leur fasse. Je ne me soucie guère de leurs fêtes éblouissantes auxquelles ils invitent toute la noblesse d’alentour, sauf nous… Moi, mon frère, je vais à la Chapelle-aux-Mûres… parce que c’est là que je vois ma petite amie Rolande que j’aime de tout mon cœur… Et, tant que Rolande viendra là pour me voir et jouer avec moi, j’irai… et nul ne pourra m’empêcher d’aller là où Rolande m’attend.

Trop absorbé par ses propres pensées, le comte n’avait pas remarqué avec quelle fougue passionnée l’enfant parlait. Il ne vit pas non plus avec quelle ferveur religieuse, quelle douceur caressante il prononçait ce nom : Rolande. Mais ce nom, il l’entendit vaguement. Il tressaillit, ramené au sentiment de la réalité.

— Rolande ? dit-il. Mais malheureux enfant, Rolande, c’est la petite princesse de Montcapet !

— C’est Rolande, répondit Hubert avec la même douceur caressante.

Le comte secoua la tête d’un air soucieux et, comme s’il pressentait l’avenir, murmura, pour lui-même :

— Que peut-il y avoir de commun entre Rolande, princesse de Montcapet, héritière d’une fortune fabuleuse, et un petit chevalier de Ragastens, pauvre diable sans sou ni maille, sans feu ni lieu ?

Avec la même douceur obstinée, une ardeur de conviction étonnante, un grand sérieux inaccoutumé, l’enfant répéta :

— Pour moi, c’est Rolande, et ce sera toujours Rolande. Et je crois… oui, je crois que, pour elle, je suis et serai toujours Hubert.

— Voici ton pistolet chargé, trancha le comte en levant les épaules.

Et avec un sourire un peu railleur :

— Cette fois-ci, tu es bien sûr qu’il est chargé à balles.

— Oui, monsieur, et je vous remercie de votre complaisance.

Et, radieux, oubliant les paroles graves qui venaient d’être prononcées, Hubert saisit vivement son pistolet qu’il passa fièrement à sa ceinture.

Ils sortirent. Le comte, avec le même air un peu railleur, continua :

— Cette fois, si tu manques encore ton but, tu seras bien forcé de convenir de ta maladresse.

— Oui, monsieur… Mais, cette fois, vous verrez que je ne le manquerai pas.

Il parlait avec une belle assurance.

Le comte se détourna pour dissimuler le sourire narquois qui errait sur ses lèvres et sauta en selle. Du haut de son cheval, comme attirés par une force irrésistible, ses yeux se portèrent encore dans la direction du château de Montcapet.

Mais cette fois ce n’était plus de la haine qui couvait au fond de ses prunelles. C’était la passion, une passion ardente, impérieuse, tyrannique. Et il songea :

« Ce que j’aime et ce que je hais le plus au monde habite là : toute ma vie. »

Pris d’un accès de rage subite, il enfonça les éperons aux flancs de sa monture, qui partit ventre à terre, en lançant un hennissement de douleur.

— Bonne promenade ! lui cria Hubert.

Et tout aussitôt, le pistolet au poing, le nez au vent, l’œil aux aguets, il partit en chasse en disant :

— Nous verrons bien, cette fois, si c’est moi qui suis un maladroit.

Une mésange vint se placer sur une branche en gazouillant. Elle était admirablement placée pour être abattue. Sans tarder, Hubert la mit en joue. Il allait presser la détente. Il se ravisa tout à coup et, remettant le pistolet à sa ceinture, d’un air entendu :

— Non, ma foi, dit-il. Maintenant que je suis sûr que le pistolet est chargé à balles, réservons notre coup pour une occasion qui en vaille la peine. Pour prouver à Richard que je ne suis pas un maladroit, comme il le dit, je veux lui servir un gros gibier… Si je pouvais trouver un sanglier !… Si je pouvais trouver un sanglier !… Ce serait superbe !… C’est dit, j’aurai mon sanglier pour mon début… En chasse, Hubert, en chasse !…

Et il se lança dans les bois.

IIIL’AMAZONE

Le comte de Pompignan s’était lancé dans les bois, lui aussi. Seulement, lui, il était allé loin. Pendant près d’une demi-heure, plongé dans une rêverie profonde, il avait laissé sa bête aller au gré de sa fantaisie. Et tout à coup il s’était réveillé. Maintenant il se montrait singulièrement agité. Il lançait sa bête à droite, à gauche, revenait sur ses pas, se dressait sur ses étriers pour voir au loin, s’arrêtait pour écouter. De toute évidence, il cherchait quelqu’un ou quelque chose.

Soudain, comme il s’était arrêté une fois de plus pour écouter, il entendit le trot d’un cheval dans un sentier qui se trouvait à sa droite. Son visage s’illumina. Il piqua des deux en murmurant :

— C’est elle !

Au tournant du chemin, il aperçut une amazone qui se dirigeait vers lui au petit trot. Elle avait un masque sur le visage. Non pas pour cacher ses traits : simplement parce que c’était une mode qui commençait à se répandre alors. Une femme de la haute société ne sortait pas alors sans son masque. Si elle ne le mettait pas, elle le gardait pendu à la ceinture.

Le comte de Pompignan, le chapeau à la main, aborda cette amazone et se courba sur l’encolure de son cheval pour la saluer.

Elle lui répondit gracieusement. Il était clair qu’ils se connaissaient. Ce n’était peut-être pas là un rendez-vous. Mais il est non moins clair que l’amazone s’attendait à cette rencontre, car elle ne manifesta aucune surprise.

L’échange obligé des politesses, alors interminables, eut lieu. L’amazone remit son cheval au pas. Pompignan se plaça près d’elle, et ils avancèrent doucement, côte à côte. Quelque temps encore ils ne se dirent que des banalités. À brûle-pourpoint, comme s’il continuait une conversation précédemment interrompue, Pompignan attaqua d’une voix que la passion faisait trembler :

— Madame, ne fléchirez-vous pas enfin cette inflexible rigueur que vous me témoignez ? N’aurez-vous pas enfin un mot d’espoir pour moi, un seul mot, madame ?… Ne me direz-vous pas qui vous êtes ?…

Elle fixa sur lui un regard profond et railla, éludant cette dernière question :

— Vous êtes un enfant, monsieur de Pompignan. Je vous le demande, quelle confiance peut-on avoir en l’amour d’un enfant ?

— Mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez si, dans cette poitrine d’enfant, ce n’est pas un cœur d’homme qui bat… Et un homme prêt à verser, pour vous, son sang, jusqu’à la dernière goutte.

— Eh ! mon Dieu, que ferais-je de votre sang ?

Elle disait cela en plaisantant. Elle ajouta aussitôt, très sérieusement, en le fascinant du regard :

— Si je consentais à faire cette épreuve que vous implorez, je vous demanderais quelque chose de moins banal.

Électrisé, frissonnant d’espoir, il haleta :

— Parlez, madame, ordonnez !… Faut-il accomplir un exploit digne des paladins antiques ?… Faut-il commettre un crime ?… Je suis prêt, madame. La voie que vous me désignez sera la mienne, je m’y engagerai sans hésiter, et je jure Dieu d’aller sans faiblir jusqu’au bout, dût-elle me conduire au plus profond de l’enfer. Et, d’ailleurs l’enfer, pour moi, sera le paradis, si vous êtes près de moi, à moi !…

Elle s’arrêta, le fouilla du regard, l’étudia un instant très court.

Elle le vit très sincère, très décidé, tel qu’elle le voulait, peut-être. Et avec le même sérieux :

— Et si je vous disais : « Monsieur de Pompignan, je puis vous aimer, moi aussi… Oh ! saisissez bien, calmez ces transports de joie. Je ne dis pas que je vous aime… ne vous assombrissez pas… Je dis simplement : je puis vous aimer un jour, je puis être à vous. Mais ce jour ne luira jamais si vous ne supprimez pas un homme qui se dresse entre nous… » Si je vous disais cela, que répondriez-vous ?

— Je répondrais : « Nommez cet homme. Et, quel qu’il soit, si haut, si grand soit-il, tenez-le pour biffé du nombre des vivants. »

Il avait répondu sans hésiter. Et cette condamnation qu’il venait de prononcer, elle tomba de ses lèvres comme un coup de hache.

L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres pourpres de l’amazone. Et comme si tout était dit :

— C’est bien, dit-elle, dans deux heures, c’est-à-dire vers neuf heures, soyez au château de Montcapet. On vous désignera celui qu’il faut frapper.

Il balbutia, soudain assombri :

— Eh ! qu’irais-je faire au château de Montcapet !… Je ne connais pas ce prince, que l’enfer l’engloutisse, et ne veux pas le connaître.

Malgré lui, il avait laissé percer la haine qui le dévorait.

Elle nota ce sentiment. Il ne lui était pas désagréable, paraît-il, car elle eut de nouveau un semblant de sourire.

— Rassurez-vous, fit-elle, vous ne verrez pas le prince. Il a été appelé ce matin à l’Isle-Adam et ne sera pas encore de retour quand vous vous présenterez. Vous serez reçu par le duc de Sorrientès.

Il était résolu à obéir. Mais encore embarrassé :

— Et que lui dirai-je, au duc de Sorrientès, pour justifier cette visite ?

Elle eut un léger haussement d’épaules. Et :

— Vous voilà embarrassé pour bien peu. Vous l’entretiendrez de vos contestations au sujet de la Chapelle-aux-Mûres.

Sûre qu’il viendrait, elle lui tendit la main.

Il se courba sur cette main et y plaqua un baiser passionné, en frissonnant de la nuque au talon.

Elle ne se pressa pas de retirer sa main. Mais, lorsqu’elle la retira enfin, cette main lança dans l’espace un éclair rouge.

L’amazone avait au doigt un cercle d’or très simple, dans lequel était enchâssé un rubis énorme, d’un rouge sanglant comme on n’en voyait pas de pareil, taillé en forme de losange, qui ne pouvait pas ne pas être remarqué à cause de ses reflets étranges et de sa forme, peut-être unique.

IVLE COMTE DE POMPIGNAN

L’amazone avait disparu depuis longtemps. Et Pompignan était toujours immobile à la place même où elle lui avait donné sa main à baiser, pareil à une statue équestre.

Il partit enfin à fond de train et reprit le chemin de sa maison où il ne tarda pas à arriver. Sans tarder, il procéda à une toilette soignée et mit ses habits les plus riches, c’est-à-dire ce qu’il avait de moins râpé, de moins fané. En toute autre circonstance, la pauvreté de ce costume eût fait saigner à vif son orgueil. Mais en ce moment, la joie, une joie puissante, délirante, le soulevait. Et il ne pensait à rien, si ce n’est qu’elle l’aimerait un jour, qu’elle serait sienne.

Cependant, il n’oubliait pas que, pour la posséder, il lui faudrait commettre un meurtre, car parfois il s’assombrissait et demeurait rêveur. Mais il se remettait vite à sa toilette, la joie illuminait de nouveau son visage. Et ceci indiquait que, pour la posséder, il était résolu à commettre un crime, dix crimes s’il le fallait.

Il se remit en selle et partit.

À neuf heures battant, il mettait pied à terre devant le perron monumental, à double révolution, du château, et laissait son cheval entre les mains d’un laquais accouru, tandis qu’un autre laquais le précédait cérémonieusement et l’introduisait dans un salon immense, meublé avec un luxe qui l’émerveilla peut-être au fond, mais sur lequel il jeta à peine un regard dédaigneux, glacial.

Vingt-huit ans environ, beau d’une beauté mâle, d’une suprême élégance sous le costume de velours et satin cramoisi d’une somptueuse simplicité, très noble d’attitudes, d’une affabilité de manières exquises, tel était le duc de Sorrientès, qui reçut le comte de Pompignan avec cette politesse raffinée qui distinguait les grands seigneurs d’autrefois et qui, chez lui, se doublait de la politesse espagnole, plus raffinée encore.