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George Sand

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Beschreibung

Le roman raconte comment l’amour, la lutte pour l’obtenir et sa dignité humaine transforment le héros, rendent sa vie riche et intéressante. Il y a des descriptions de la belle Italie avec des ruines antiques et mystérieusement poétiques et romantiques qui ont impressionné et incité tout le monde à imaginer et à apprécier. Et puis est allé la ligne d’amour-aventure – belle et excitante.

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George Sand

La Daniella

Tome 1–2

Varsovie 2019

Table des matières

TOME I

INTRODUCTION

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

TOME II

PAR

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

XXXIX

XL

LXI

LXII

LXIII

XLIV

XLV

XLVI

XLVII

XLVIII

XLIX

L

LI

LII

LIII

LIV

LV

LVI

LVII

CONCLUSION

TOME I

INTRODUCTION

I

Ce que nous allons transcrire sera, pour le lecteur, un roman et un voyage, soit un voyage pendant un roman, soit un roman durant un voyage. Pour nous, c’est une histoire réelle; car c’est le récit, écrit par lui-même, d’une demi-année de la vie d’un de nos amis: année pleine d’émotions, qui mit en relief et en activité toutes les facultés de son âme et toute l’individualité de son caractère.

Jusque-là, Jean Valreg (c’est le pseudonyme qu’il a choisi lui-même) n’était connu ni de lui ni des autres. Il avait eu l’existence la plus sage et la plus calme qu’il soit possible d’avoir, au temps où nous vivons. Des circonstances inattendues et romanesques développèrent tout à coup en lui une passion et une volonté dont ses amis ne le croyaient pas susceptible. C’est par cet imprévu de ses idées et de sa conduite que son récit, sous forme de journal, offre quelque intérêt. Ses impressions de voyage ne présentent rien de bien nouveau; elles n’ont que le mérite d’une sincérité absolue et d’une certaine indépendance d’esprit. Mais nous devons nous abstenir de toute réflexion préliminaire sur son travail: ce serait le déflorer. Nous nous bornerons à quelques détails sur l’auteur lui-même, tel que nous le connaissions avant qu’il se révélât, par son propre récit, d’une manière complète.

J.V. (soit Jean Valreg, puisqu’il a pris ce nom qui conserve les initiales du sien) est le fils d’un de nos plus anciens amis, mort, il y a une douzaine d’années, au fond de notre province. Valreg père était avocat. C’était un honnête homme et un homme aimable. Son instruction était sérieuse et sa conscience délicate; mais, comme beaucoup de nos concitoyens du Berry, il manquait d’activité. Il laissa, pour toute fortune, à ses deux enfants, vingt mille francs à partager.

En province, c’est de quoi vivre sans rien faire. Partout, c’est de quoi acquérir l’éducation nécessaire à une profession libérale, ou fonder un petit commerce. Les amis de M. Valreg n’avaient donc pas à se préoccuper du sort de ses enfants, qui, d’ailleurs, ne restaient pas sans protection. Leur mère était morte jeune; mais ils avaient des oncles et des tantes, honnêtes gens aussi, et pleins de sollicitude pour eux.

Pour ma part, je les avais entièrement perdus de vue depuis longtemps, lorsqu’un matin on m’annonça M. Jean Valreg.

Je vis entrer un garçon d’une vingtaine d’années dont la taille et la figure n’avaient, au premier abord, rien de remarquable. Il était timide, mais plutôt réservé que gauche, et, voulant le mettre à l’aise, j’y parvins très-vite en m’abstenant de l’examiner et en me bornant à le questionner.

–Je me souviens de vous avoir vu souvent quand vous étiez un enfant, lui dis-je; est-ce que vous vous souvenez de moi?

–C’est parce que je m’en souviens très-bien, répondit-il, que je me permets de venir vous voir.

–Vous me faites plaisir: j’aimais beaucoup et j’estimais infiniment votre père.

–Ton père! reprit-il avec un abandon qui me gagna le coeur tout de suite. Autrefois, vous me disiez tu, et je suis encore un enfant.

–Soit! ton pauvre père t’a quitté bien jeune! Par qui as-tu été élevé depuis?

–Je n’ai pas été élevé du tout. Deux tantes se disputèrent ma soeur...

–Qui est mariée, sans doute?

–Hélas, non! Elle est morte. Je suis seul au monde depuis l’âge de douze ans; car c’est être seul que d’être élevé par un prêtre.

–Par un prêtre? Ah! oui, je me souviens, ton père avait un frère curé de campagne; je l’ai vu deux ou trois fois: il m’a paru être un excellent homme. Ne t’a-t-il pas élevé avec tendresse?

–Physiquement, oui; moralement, le mieux qu’il a pu, prêchant d’exemple; mais, intellectuellement, d’aucune façon. Absorbé par ses devoirs personnels, ayant, sur toutes choses, et même sur la religion et la charité, des tendances toutes positives, comme on pouvait les attendre d’un homme qui avait quitté la charrue pour le séminaire; il m’a recommandé le travail sans me diriger vers aucun travail, et j’ai passé dix ans près de lui sans recevoir d’autre instruction que celle des livres qu’il m’a plu de lire.

–Avais-tu de bons livres, au moins?

–Oui. Mon père lui ayant confié par testament sa bibliothèque pour m’être transmise à ma majorité, j’ai pu lire quelques bons ouvrages, et, bien que tous ne fussent pas orthodoxes, jamais ce bon curé ne s’est avisé de se placer entre moi et ce qu’il considérait comme ma propriété.

–Comment se fait-il qu’il ne t’ait pas mis au collège?

–Élevé par mon père, qui avait résolu de m’instruire lui-même et qui m’avait donné les seules notions d’études classiques que j’ai reçues, j’éprouvais pour le collège une antipathie que mon bon oncle ne voulut pas même essayer de vaincre. Il disait, je m’en souviens, en me prenant chez lui, que ce serait autant d’épargné sur mon petit avoir, et que je serais bien aise, c’était son mot, de retrouver mon revenu capitalisé à ma majorité. „D’ailleurs, ajoutait-il, puisque l’idée de mon frère était de l’élever à la maison, je dois me conformer à son désir, et je sais bien assez de latin pour lui enseigner ce qu’il en faut savoir.” Mon brave oncle avait cette intention; mais le temps lui manqua toujours, et, quand il rentrait, fatigué de ses courses, j’avoue que je ne le tourmentais pas pour me donner des leçons. Il s’assoupissait après souper dans son fauteuil, pendant que je lisais, à l’autre bout de la cheminée, Platon, Leibnitz ou Rousseau; quelquefois Walter Scott ou Shakspeare, ou encore Byron ou Goethe, sans qu’il me demandât quel livre j’avais entre les mains. Me voyant tranquille, recueilli, et studieux à ma manière, heureux et sans mauvaises passions, il s’est imaginé que cette absence de vices et de travers était son ouvrage, et que n’être ni méchant, ni importun, ni nuisible, suffisait pour être agréable à Dieu et aux hommes.

–De telle sorte que tu penses n’avoir aucune grande qualité, aucune grande faculté développée, faute d’une direction éclairée ou d’une sollicitude assidue?

–Cela est certain, répondit le jeune garçon avec une singulière tranquillité. Pourtant, je serais un misérable ingrat si je me plaignais de mon oncle. Il a fait pour moi tout ce qu’il s’est avisé de faire et ce qu’il a jugé le meilleur. Sa vieille servante a eu des soins si maternels pour ma santé, ma propreté, mon bien-être; elle et lui ont si bien assuré le charme de mes loisirs, en prévenant tous mes besoins; une telle habitude de silence, d’ordre et de douceur régnait autour de moi lorsque mon oncle s’absentait pour les soins de son ministère, qu’il n’aurait pas eu de motifs pour s’inquiéter de moi. Chaque jour, songeant au triple dépôt qui lui était confié, ma vie, mon âme et ma bourse, il me faisait trois questions: „Tu n’es pas malade? Tu ne perds pas ton temps? Tu n’as pas besoin de quelque argent?” Et, comme je répondais invariablement non, à ces trois interrogations, il s’endormait tranquille.

–Ainsi, repris-je, tu ne te plains de personne; mais tout à l’heure tu avais sur les lèvres, comme par réticence, une sorte de plainte contre toi-même.

–Je ne suis ni content ni mécontent de ce que je suis. N’ayant été poussé dans aucune direction, je ne peux pas valoir grand’chose, et, si je me suis permis de vous parler de moi, c’est qu’il faut bien que je m’excuse de la visite que j’ai osé vous faire.

–Ta visite m’est agréable, ton nom m’est cher, et tu m’intéresses par toi-même, bien que je ne pénètre pas encore beaucoup ton caractère et tes idées.

–C’est qu’il n’y a rien à pénétrer du tout, dit le jeune homme avec un sourire plutôt enjoué que mélancolique. Je suis un être tout à fait nul et insignifiant, je le sais; car, depuis quelque temps, je commençais à me lasser de mon bonheur et à reconnaître que je n’y avais aucun droit; voilà pourquoi, dès que l’heure de ma majorité a sonné, j’ai demandé à mon oncle la permission d’aller voir Paris, et, lui faisant part de mes projets, j’ai obtenu son assentiment.

–Et quels sont tes projets? Peut-on t’aider à les réaliser?

–Je l’ignore. Je ne sais si l’on peut être utile à ceux qui ne sont bons à rien; et il est possible que je sois de ceux-là. Dans ce cas, vous pouvez me renvoyer planter mes choux, puisque, par malheur, je possède assez de choux pour en vivre.

–Pourquoi par malheur?

–Parce que j’ai hérité de la part de ma pauvre petite soeur, et que me voilà, depuis quelques jours de majorité, à la tête de vingt mille francs.

En parlant ainsi avec simplicité et résignation, Valreg se détourna, et je crus voir qu’il cachait une grosse larme venue tout à coup au souvenir de sa jeune soeur.

–Tu l’aimais beaucoup? lui dis-je.

–Plus que tout au monde, répondit-il. J’étais son protecteur; je me figurais être son père, parce que j’avais quatre ans de plus qu’elle. Elle était jolie, intelligente, et elle m’adorait. Elle demeurait à trois lieues du presbytère de mon oncle, et, tous les dimanches, on me permettait d’aller la voir. Un jour, je trouvai un cercueil sur la porte de sa maison. Elle était morte sans que j’eusse appris qu’elle était malade. Dans nos campagnes sans chemins et sans mouvement, vous savez, trois lieues, c’est une distance. Cet événement eut beaucoup d’influence sur ma vie et sur mon caractère, déjà ébranlé par la mort de mon père. Je perdis toute gaieté. Je ne fus pas consolé ou fortifié par une tendresse délicate ou intelligente. Mon oncle me disait qu’il était ridicule de pleurer, parce que notre Juliette était au ciel et plus à envier qu’à plaindre. Je n’en doutais pas; mais cela ne m’enseignait pas le moyen de vivre sans affection, sans intérêt et sans but. Bref, je restai longtemps taciturne et accablé, et, j’ai beau faire, je me sens toujours mélancolique et porté à l’indolence.

–Cette indolence est-elle le résultat de tes réflexions sur le néant de la vie, ou un état de langueur physique? Je te trouve pâle, et tu parais plus âgé que tu ne l’es. Es-tu d’une bonne santé?

–Je n’ai jamais été malade, et j’ai physiquement de l’activité. Je suis un marcheur infatigable; j’aimerais peut-être les voyages; mais mon malheur est de ne pas bien savoir ce que j’aime, car je ne me connais point, et je suis paresseux à m’interroger.

–Tu me parlais cependant de tes projets: donc, tu n’as pas quitté ta province et tu n’es pas venu à Paris sans avoir quelque désir ou quelque résolution d’utiliser ta vie?

–Utiliser ma vie! dit le jeune homme après un moment de silence; oui, voilà bien le fond de ma pensée. J’ai besoin que vous me disiez qu’un homme n’a pas le droit de vivre pour lui seul. C’est pour que vous me disiez cela que je suis ici; et, quand vous me l’aurez bien fait comprendre et sentir, je chercherai à quoi je suis propre, si toutefois je suis propre à quelque chose.

–Voilà ce qu’il ne faut jamais révoquer en doute. Si tu es bien pénétré de l’idée du devoir, tu dois te dire qu’il n’y a d’incapables que ceux qui veulent l’être.

Nous causâmes ensemble une demi-heure, et je trouvai en lui une grande docilité de coeur et d’esprit. Je le regardais avec attention, et je remarquais la délicate et pénétrante beauté de sa figure. Plutôt petit que grand, brun jusqu’à en être jaune, un peu trop inculte de chevelure, et déjà pourvu d’une moustache très-noire, il offrait, au premier aspect, quelque chose de sombre, de négligé ou de maladif; mais un doux sourire illuminait parfois cette figure bilieuse, et des éclairs de vive sensibilité donnaient à ses yeux, un peu petits et enfoncés, un rayonnement extraordinaire. Ce n’étaient là ni le sourire, ni le regard d’une jeunesse avortée et infructueuse. Il y avait, dans la simplicité de son élocution, une netteté douce et comme une habitude de distinction qui ne sentaient pas trop le village. Enfin, bien qu’en effet il ne sût peut-être rien, il n’était étranger à rien, et me paraissait apte et prompt à tout comprendre.

–Vous avez raison, me dit-il en me quittant; mieux vaudrait le suicide réel que le suicide de l’âme par nonchalance et par poltronnerie. Je manque d’un grand désir de vivre; mais je ne suis pourtant pas dégoûté maladivement de la vie, et je sens que, ne voulant pas m’en débarrasser, je dois l’utiliser selon mes forces. Le scepticisme du siècle était venu me blesser jusqu’au fond de nos campagnes. Je m’étais dit que, entre l’ambition des vanités de la vie et le mépris de toute activité, il n’y avait peut-être plus de milieu pour les enfants de ce temps-ci. Vous me dites qu’il y en a encore. Eh bien, je chercherai, je réfléchirai, et, quand, avec cette espérance, je me serai de nouveau consulté, je reviendrai vous voir.

Il passa cependant six mois à Paris sans prendre aucun parti et sans vouloir me reparler de lui-même. Il venait souvent chez nous, il était de la famille; il nous aimait et nous l’aimions; car nous avions promptement découvert en lui des qualités essentielles, une grande droiture, de la discrétion et de la fierté, de la délicatesse dans tous les sentiments et dans toutes les idées, enfin quelque chose de calme, de sage et de pur, je ne dirai pas au-dessus de son âge, car cet âge devrait être, dans les conditions normales de la vie, une sereine éclosion de ce que nous avons de meilleur dans l’âme, mais au-dessus de ce que l’on pouvait attendre d’un enfant livré de si bonne heure à sa propre impulsion.

Ce qui me frappait particulièrement chez Jean Valreg, c’était une modestie sérieuse et réelle. Cette première jeunesse est presque toujours présomptueuse par instinct ou par réflexion. Elle a des ambitions égoïstes ou généreuses qui lui font illusion sur ses propres forces. Chez notre jeune ami, je remarquais une défiance de lui-même qui ne prenait pas sa source, comme je l’avais craint d’abord, dans une apathie de tempérament, mais bien dans une candeur de bon sens et de bon goût.

Je ne pourrais pourtant pas dire que ce charmant garçon répondît parfaitement au désir que j’avais de le bien diriger. Il restait mélancolique et indécis. Cette manière d’être donnait un grand attrait à son commerce. Sa personnalité ne se mettant jamais en travers de celle des autres, il se laissait doucement entraîner, en apparence, à leur gaieté ou à leur raison, mais je voyais bien qu’il gardait, par devers lui, une appréciation un peu triste et désillusionnée des hommes et des choses, et je le trouvais trop jeune pour s’abandonner au désenchantement avant que l’expérience lui eût donné le droit de le faire. Je le plaignais de n’être ni amoureux, ni enthousiaste, ni ambitieux. Il me semblait qu’il avait trop de jugement et pas assez d’émotion, et j’étais tenté de lui conseiller quelque folie, plutôt que de le voir rester ainsi en dehors de toutes choses, et comme qui dirait en dehors de lui-même.

Enfin, il se décida à me reparler de son avenir; et, comme il était d’ordinaire très-peu expansif sur son propre compte, j’eus à refaire connaissance avec lui dans une seconde explication directe, bien que je l’eusse vu très-souvent depuis la première.

Dans ce court espace de quelques mois, il s’était fait en lui certains changements extérieurs qui semblaient révéler des modifications intérieures plus importantes. Il s’était promptement mis à l’unisson de la société parisienne par sa toilette plus soignée et ses manières plus aisées. Il s’était habillé et coiffé comme tout le monde; et cela, soit dit en passant, le rendait très-joli garçon, sa figure ayant déjà par elle-même un charme remarquable. Il avait pris de l’usage et de l’aisance. Son air et son langage annonçaient une grande facilité à effacer les angles de son individualité au contact des choses extérieures. Je m’attendais donc à le trouver un peu rattaché à ces choses, et je fus étonné d’apprendre de lui qu’il s’en était, au contraire, détaché davantage.

II

–Non, me dit-il, je ne saurais m’enivrer de ce qui enivre la jeunesse de mon temps; et, si je ne découvre pas quelque chose qui me réveille et me passionne, je n’aurai pas de jeunesse. Ne me croyez pas lâche pour cela; mettez-vous à ma place, et vous me jugerez avec indulgence. Vous appartenez à une génération éclose au souffle d’idées généreuses. Quand vous aviez l’âge que j’ai maintenant, vous viviez d’un souffle d’avenir social, d’un rêve de progrès immédiat et rapide qu’à la révolution de juillet, vous crûtes prêt à voir réaliser. Vos idées furent refoulées, persécutées, vos espérances déjouées par le fait; mais elles ne furent point étouffées pour cela, et la lutte continua jusqu’en février 1848, moment de vertige où une explosion nouvelle vous fit retrouver la jeunesse et la foi. Tout ce qui s’est passé depuis n’a pu vous les faire perdre. Vous et vos amis, vous avez pris l’habitude de croire et d’attendre; vous serez toujours jeunes, puisque vous l’êtes encore à cinquante ans. On peut dire que le pli en est pris, et que votre expérience du passé vous donne le droit de compter sur l’avenir. Mais nous, enfants de vingt ans, notre émotion a suivi la marche contraire. Notre esprit a ouvert ses ailes pour la première fois, au soleil de la République; et tout aussitôt les ailes sont tombées, le soleil s’est voilé. J’avais treize ans, moi, quand on me dit: „Le passé n’existe plus, une nouvelle ère commence; la liberté n’est pas un vain mot, les hommes sont mûrs pour ce beau rêve; tu vas avoir l’existence noble et digne que tes pères n’avaient fait qu’entrevoir, tu es plus que l’égal, tu es le frère de tous tes semblables.”

–Est-ce ton oncle le curé qui te parlait de la sorte?

–Non, certes. Mon oncle le curé, qui n’avait pas peur pour sa vie (c’est un homme brave et résolu), avait peur pour son petit avoir, pour son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persécuteurs, il rêvait avec effroi le retour de 93.

„Quant à moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j’entendais parler. Je buvais l’espérance par tous mes sens, par tous mes pores, et j’eus deux ou trois mois d’enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma véritable jeunesse.

„Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l’épouvante et la colère jusqu’au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits et des incendiaires dans tous les passants; on leur courait sus, et mon pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré les semences de fraternité avant qu’elles eussent eu le temps de germer; mon âme se resserra et mon coeur contristé n’eut plus d’illusions. Tout se résuma pour moi dans ce mot: Les hommes n’étaient pas mûrs! Alors je tâchai de vivre avec cette pensée morne et lourde: La vérité sociale n’est pas révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son règne par la force, et chaque nouvelle expérience démontre que la forme matérielle est un élément sans durée et qui passe d’un camp à l’autre comme une graine emportée par le vent. La vraie force, la foi, n’est pas née... elle ne naîtra peut-être pas de mon temps. Ma jeunesse ne verra que des jours mauvais, mon âge mûr, que des temps de positivisme. Pourquoi donc, hélas! ai-je fait un beau rêve et salué une aurore qui ne devait pas avoir de lendemain? Mieux eût valu vivre si loin de ces choses, que le bruit n’en fût pas venu jusqu’à moi; mieux eût valu naître et mourir dans la pesante somnolence de ces gens de campagne qu’un changement quelconque trouble pendant un instant, et qui retombent avec joie dans les liens de l’habitude, sous le joug du passé.

„Telle fut la rêverie douloureuse de mes années d’adolescence, augmentée des douleurs particulières que je vous ai racontées.

„Aujourd’hui, j’arrive dans une société rapidement transformée par des événements imprévus, poussée en avant d’une part, rejetée en arrière de l’autre, aux prises avec des fascinations étranges, avec une pensée énigmatique à bien des égards, comme le sera toujours une pensée individuelle imposée aux masses. Je ne songe point ici à vous parler politique: les inductions qui s’appuient sur des éventualités de fait sont les plus vaines de toutes. Je me borne à chercher, dans l’avenir, une situation morale quelconque, à laquelle je puisse me rattacher, et, en regardant celle qui m’environne, je ne trouve pas ma place dans ces intérêts nouveaux qui captivent l’attention et la volonté des hommes de mon temps.

–Voyons, lui dis-je, j’ai très-bien compris tout ce qui t’a rendu triste comme te voilà. Cette tristesse, loin de me sembler coupable, me donne une meilleure opinion de toi; mais il est temps d’en sortir, je ne dirai pas par un effort de ta volonté (il n’y a pas de volonté possible sans un but arrêté), mais par un plus grand examen de cette société actuelle que tu ne connais pas assez pour avoir le droit d’en désespérer.

–Je n’en désespère pas, répondit-il; mais je la connais ou je la devine assez, je vous jure, pour être certain qu’il faut y vivre enivré ou désenchanté. Ce milieu paisible, raisonnable, patient, ces humbles et bonnes existences d’autrefois, que me retrace le souvenir de ma propre enfance dans la famille bourgeoise; cette honnête et honorable médiocrité où l’on pouvait se tenir sans grands efforts et sans grands combats, n’existent plus. Les idées ont été trop loin pour que la vie de ménage ou de clocher soit supportable. Il y a dix ans, je me le rappelle bien, on avait encore un esprit d’association dans les sentiments, des volontés en commun, des désirs ou des regrets dont on pouvait s’entretenir à plusieurs. Rien de semblable depuis que chaque parti social ou politique s’est subdivisé en nuances infinies. Cette fièvre de discussion qui a débordé les premiers jours de la République, n’a pas eu le temps d’éclaircir des problèmes qui portaient la lumière dans leurs flancs, mais qui, faute d’aboutir, ont laissé des ténèbres derrière eus, pour la plupart des hommes de cette génération. Quelques esprits d’élite travaillent toujours à élucider les grandes questions de la vie morale et intellectuelle; mais les masses n’éprouvent que le dégoût et la lassitude de tout travail de réflexion. On n’ose plus parler de rien de ce qui est au delà de l’horizon des intérêts matériels, et cela, non pas tant à cause des polices ombrageuses que par crainte de la discussion amère ou oiseuse, de l’ennui ou de la mésintelligence que soulèvent maintenant ces problèmes. La mort se fait presque au sein même des familles les mieux unies; on évite d’approfondir les questions sérieuses, par crainte de se blesser les uns les autres. On n’existe donc plus qu’à la surface, et, pour quiconque sent le besoin de l’expansion et de la confiance, quelque chose de lourd comme le plomb et de froid comme la glace est répandu dans l’atmosphère, à quelque étage de la société que l’on se place pour respirer.

–Cela est certain; mais l’humanité ne meurt pas, et, quand sa vie semble s’éteindre d’un côté, elle se réveille de l’autre. Cette société, engourdie quant à la discussion de ses intérêts moraux, est en grand travail sur d’autres points. Elle cherche, dans la science appliquée à l’industrie, le royaume de la terre, et elle est train de le conquérir.

–Voilà ce dont je me plains précisément! Elle ne se soucie plus du royaume du ciel, c’est-à-dire de la vie de sentiment. Elle a des entrailles de fer et de cuivre comme une machine. La grande parole, l’homme ne vit pas seulement de pain, est vide de sens pour elle et pour la jeune génération, qu’elle élève dans le matérialisme des intérêts et l’athéisme du coeur. Pour moi qui suis né contemplatif, je me sens isolé, perdu, dépouillé au sein de ce travail, où je n’ai rien à recueillir; car je n’ai pas tous ces besoins de bien-être que tant de millions de bras s’acharnent à satisfaire. Je n’ai ni plus faim ni plus soif qu’il ne convient à un homme ordinaire, et je ne vois pas la nécessité d’augmenter ma fortune pour jouir d’un luxe dont je ne saurais absolument que faire. Je demanderais tout simplement un peu d’aise morale et de jouissance intellectuelle, un peu d’amour et d’honneur; et ce sont là des choses dont le genre humain n’a plus l’air de se soucier. Croyez-vous donc que tous ces grands frais de savoir, d’invention et d’activité par lesquels le présent montre sa richesse et manifeste sa puissance, le rendront plus heureux et plus fort? Moi, j’en doute. Je ne vois pas la vraie civilisation dans le progrès des machines et dans la découverte des procédés. Le jour où j’apprendrais que toute chaumière est devenue un palais, je plaindrais la race humaine si ce palais n’abritait que des coeurs de pierre.

–Tu as raison, et tu as tort. Si tu prends le palais rempli de vices et de lâchetés pour le but du travail humain, je suis de ton avis; mais, si tu vois le bien-être général comme un chemin nécessaire pour arriver à la santé intellectuelle et à l’éclosion des grandes vérités morales, tu ne maudiras plus cette fièvre de progrès matériel qui tend à délivrer l’homme des antiques servitudes de l’ignorance et de la misère. Pour être sage, tu devrais conclure ceci: que les idées ne peuvent pas plus se passer des faits que les faits des idées. L’idéal serait sans doute de faire marcher simultanément les moyens et le but; mais nous n’en sommes pas là, et tu te plains d’être né cent ans trop tôt. J’avoue que j’ai eu souvent envie de m’en plaindre aussi pour mon compte; mais ce sont là des désespoirs trop sublimes dont nous n’avons pas le droit d’entretenir nos semblables, sous peine d’être fort ridicules.

–J’en conviens, dit Jean Valreg après avoir un peu rêvé. Je suis un plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j’accuse. Mais il faut conclure. Je ne me sens pas né industriel, je n’entends rien aux affaires. Les sciences exactes ne m’attirent pas. Je n’ai pas été à même de faire des études classiques. Je suis un rêveur; donc, je suis un artiste ou un poëte. C’est de ma vocation que je veux vous parler; car, vous le voyez, je suis fixé.

„J’ignore si j’ai des dispositions pour un art quelconque; il y en a un pour lequel j’ai de l’amour. C’est la peinture. Je vous raconterai plus tard comment ce goût m’est venu, si cela vous intéresse. Mais cela ne prouvera rien; je n’ai peut-être pas la moindre aptitude, et, dans tous les cas, je suis d’une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer d’apprendre ce qui peut être enseigné. J’irai dans l’atelier de quelque maître. Je me ferai d’abord esclave du métier, et, quand j’en tiendrai un peu les procédés, je lâcherai la bride à mes instincts. Alors, vous me jugerez, et, si j’ai quelque talent, je ferai des efforts pour en avoir davantage. Sinon, j’accepterai ma nullité avec une résignation complète, et peut-être avec une certaine joie.

–Aïe! m’écriai-je, voici le fond de paresse ou d’apathie qui reparaît.

–Vous croyez?

–Oui! pourquoi se réjouir d’être nul?

–Parce qu’il me semble que le talent impose des devoirs immenses, et que j’aurais plutôt le goût des humbles devoirs. C’est si peu la paresse qui me conseille, que, si je trouvais à m’employer honorablement au service d’une grande intelligence, je me sentirais fort heureux d’avoir à jouir de sa gloire sans en porter le fardeau. Avoir tout juste assez d’âme pour savourer la grandeur des autres, pour la sentir vivre au dedans de soi, sans être forcé par la nature à la manifester avec éclat, c’est un état délicieux que j’ambitionne; c’est mon rêve de douce médiocrité que je caresse: la médiocrité de condition, avec l’élévation du coeur et de la pensée, l’expansion dans l’intimité, la foi à quelque chose d’immortel et à quelqu’un de vivant. Suis-je donc si coupable à vos yeux, de vouloir apprendre pour comprendre, et de ne rien désirer de plus?

–A la bonne heure! Essaye! Je ne crois pas que cette modestie t’empêche d’acquérir du talent, si tu dois en avoir. Il faudra pourtant songer à apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit métier; car, avec tes mille francs de rente...

–Douze cents francs! Mon revenu capitalisé depuis dix ans par mon oncle, a porté mon revenu à ce chiffre respectable de cent francs par mois. Mais je me suis bien aperçu, depuis que je vis à Paris, que, par le temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de loisir et de liberté. Il faudrait le double et beaucoup d’ordre. La question est d’acquérir l’un et de me procurer l’autre, non pas pour mener cette vie de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour payer le matériel de mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais.

–Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse économie, cela dépend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta rente, sans renoncer à la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au moins, ne te rapportera rien et te coûtera beaucoup?

–Je ne sais pas, je chercherai! Si j’ai besoin de votre conseil et de votre recommandation, je viendrai vous les demander.

Deux mois après, Jean Valreg était violon dans l’orchestre d’un petit théâtre lyrique. Il était bon musicien et jouait assez bien pour faire convenablement sa partie. Il ne s’était jamais vanté de ce talent, que nous ne lui supposions pas.

–J’ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il; on eût essayé de m’en détourner; et vous-même...

–Je t’eusse dit ce qui doit être vrai: c’est qu’avec les répétitions du matin et les représentations du soir, il ne te reste guère de temps pour étudier la peinture. Mais peut-être as-tu renoncé à la peinture? peut-être préfères-tu maintenant la musique?

–Non, dit-il, je préfère toujours la peinture.

–Mais où diable avais-tu appris la musique?

–Cela s’apprend tout seul, avec de la patience! J’en ai beaucoup!

–Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-là, puisque tu as un si bon commencement?

–La musique met trop l’individu en vue du public. Perdu dans mon orchestre, je n’attirerai jamais l’attention de personne; mais, le jour où je serais un virtuose distingué, il faudrait me produire et me montrer; cela me gênerait. Il me faut un état qui me laisse libre de ma personne. Si je fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas pour cela. Si j’en fais d’excellente, on ne m’applaudira pas quand je passerai dans la rue; tandis que le virtuose est toujours sur un pilori ou sur un piédestal. C’est une situation hors nature, et qu’il faut avoir acceptée de la destinée comme une fatalité, ou de la Providence comme un devoir, pour n’y pas devenir fou.

–Enfin, tu as du temps de reste pour l’atelier?

–Peu, mais j’en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si j’avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant; tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l’était pas du tout. J’aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n’avoir pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d’ici; mais, si je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle fortune, il me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J’aurai donc de l’ordre bon gré mal gré; c’est-à-dire que je me contenterai de manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L’état que je fais ne m’ennuie pas trop. Je râcle mon violon tous les soirs comme une machine bien graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l’amant d’une petite comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait dépourvue de coeur. C’est si facile d’avoir affaire à des femmes de cette espèce, que je ne m’inquiète pas d’être trahi ou abandonné par celle-là. J’en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni plus ni moins. Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je m’en console en me disant que je travaille pour conquérir ma liberté. C’est quelquefois un peu pénible, et il n’est pas bien certain que je n’eusse pas pris le chemin le plus sûr et le plus court en m’établissant dans mon village, et en épousant quelque belle dindonnière qui m’eût doucement abruti, en me faisant porter des habits rapiécés et des marmots à joues pendantes. Mais j’ai voulu vivre par l’esprit et je n’ai pas le droit de me plaindre.

Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à Paris dans une situation analogue. Il s’était lassé de l’orchestre; mais il avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des leçons de musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier la peinture. Il était toujours mis avec une propreté scrupuleuse et un certain goût. Il avait toujours ces excellentes manières et cet air de parfaite distinction qu’il avait pris on ne sait où, dans sa propre nature apparemment; mais il était plus pâle qu’autrefois et paraissait plus mélancolique.

–Voyons, lui dis-je, tu m’as écrit plusieurs lettres pour me demander de mes nouvelles, et je t’en remercie, mais sans jamais me parler de toi, et je m’en plains. Tu me dis aujourd’hui que tu as réussi à te maintenir dans ton travail, dans tes idées et dans ta conduite. Mais tu as quelque chose comme vingt-trois ans, et, avec cette persévérance dont tu viens de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut que j’aille chez toi voir ta peinture.

–Non, non! s’écria-t-il, pas encore! Je n’ai aucun talent, aucune individualité; j’ai voulu procéder logiquement et me munir, avant tout, d’un certain savoir. Je tiens maintenant le nécessaire, et je vais essayer de me trouver, de me découvrir moi-même. Mais, pour cela, il faut une toute autre vie que celle que je mène, et qui est horrible, je ne vous le cacherai plus; si horrible pour moi, si antipathique à ma nature, si contraire à ma santé, que, sachant votre amitié pour moi, je n’ai pas voulu vous écrire l’état de souffrance où, depuis deux ans, mon coeur et mon âme sont plongés. Je pars, je vais passer un mois chez mon oncle et ensuite un ou deux ans en Italie.

–Ah! ah! tu as donc le préjugé de l’Italie, toi? Tu crois que l’on y devient artiste plus qu’ailleurs?

–Non, je n’ai pas ce préjugé-là. On ne devient artiste nulle part quand on ne doit pas l’être; mais on m’a tant parlé du ciel de Rome, que je veux m’y réchauffer de l’humidité de Paris, où je tourne au champignon. Et puis, Rome, c’est le monde ancien qu’il faut connaître; c’est la voie de l’humanité dans le passé; c’est comme un vieux livre qu’il faut avoir lu pour comprendre l’histoire de l’art; et vous savez que je suis logique. Il est possible qu’après cela je retourne dans mon village épouser la dindonnière, accessible à tout propriétaire de ma mince étoffe. Je dois donc me maintenir dans ce milieu: faire tout mon possible pour devenir un homme distingué, et en même temps, tout mon possible pour accepter sans fiel et sans abattement le plus humble rôle dans la vie. Rester dans cet équilibre ne me coûte pas trop, car je suis tiraillé alternativement par deux tendances très-opposées: soif d’idéal et soif de repos. Je vais voir laquelle l’emportera, et, quoi qu’il arrive, je vous en ferai part.

–Attends un peu, lui dis-je comme il prenait son chapeau pour s’en aller. Si tu échouais dans la peinture, ne tenterais-tu pas quelque autre carrière? La musique...

–Oh! non. Jamais la musique! Pour l’aimer, il faudra que je l’oublie longtemps; mais, plutôt que d’en vivre, j’aimerais mieux mourir: je vous ai dit pourquoi.

–Il faut pourtant que tu sois artiste, puisque tu as la haine des choses positives, et que tu n’as pas fait d’études classiques. Il m’est venu une idée en lisant tes lettres, c’est que tu pourrais bien avoir quelque talent de rédaction.

–Être homme de lettres! moi? Non! je n’ai fait qu’entrevoir et deviner le monde et la vie sociale. Rédiger n’est pas écrire, il faut penser, et je suis un homme de rêverie ou un homme d’action; je ne suis pas un homme de réflexion. Je conclus trop vite, et, d’ailleurs, je ne sais conclure que par rapport à moi-même. La littérature doit être l’enseignement direct ou indirect d’un idéal. Songez donc que je n’ai pas trouvé le mien!

–N’importe! veux-tu me faire une promesse sérieuse?

–Vous avez le droit d’exiger tout ce qui dépend de ma volonté!

–Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te promets le secret, si tu l’exiges, une relation détaillée de ton voyage, de tes impressions, quelles qu’elles soient, et même de tes aventures, s’il t’arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus de huit jours.

–Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer à m’examiner dans le détail de la vie et à me rendre compte de ma propre existence.

–Précisément. Je trouve que, sous l’empire de certaines résolutions prises à des intervalles assez éloignés et rigidement observées, tu oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpétuelle qui te prive des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de tes vrais besoins et de tes légitimes aspirations, ta arriveras insensiblement à des formules plus sages.

–Vous me trouvez donc fou?

–C’est l’être toujours que de ne l’être jamais un peu.

–Je ferai ce que vous m’ordonnerez. Cela me sera peut-être bon; mais, si, à force de caresser mes propres pensées, j’allais devenir plus fou que vous ne souhaitez?

–Je t’indique à la fois l’excitant et le calmant: la réflexion!

Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de père à enfant qu’il pouvait accepter de moi. Il refusa, m’embrassa et partit.

Huit jours après, je reçus de lui une assez longue lettre, qui était comme la préface de son journal, et que je transcrirai presque littéralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui même, auquel je l’avais décidé à se livrer.

III

JOURNAL DE JEAN VALREG

Commune de Mers, 10 février 183*...

Me voici à mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce qui m’arrive, car je suis bien sûr qu’ici rien ne m’arrivera qui mérite d’être rapporté, mais un résumé de certaines choses de ma vie que je n’ai pas su vous dire quand vous me les demandiez.

D’abord, vous vouliez savoir pourquoi, n’ayant jamais été rudoyé ou maltraité en aucune façon, j’avais ce caractère réservé, cette aversion à parler de moi aux autres, cette difficulté à m’occuper moi-même de moi-même. Je n’en savais rien. Je m’en rends peut-être compte maintenant.

Mon oncle l’abbé Valreg n’est pas du tout spirituel ni méchant, ce qui ne l’empêche pas d’être excessivement railleur. C’est une nature excellente, rude et enjouée. Il est si positif, que tout ce qui échappe à son appréciation étroite et rapide lui est sujet de doute et de persiflage. Il a pris ce tour d’esprit, non-seulement en lui-même, mais encore dans l’habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidèle gouvernante, la meilleure des femmes dans ses actions, la plus dédaigneuse et la plus malveillante dans ses paroles. Il n’est pas de dévouement dont elle ne soit capable envers les gens les moins dignes d’intérêt de la paroisse; mais, en revanche, il n’en est pas, parmi les plus dignes, qu’elle ne déchire à belles dents sitôt qu’elle prend son tricot ou sa quenouille pour faire la causette du soir avec M. l’abbé, lequel, moitié riant, moitié dormant, l’écoute avec complaisance, et s’entretient ainsi en belle santé et en belle humeur aux dépens du prochain.

Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces deux braves personnages ne confient leurs médisances et leurs dédains à personne du dehors. Mais j’y ai été initié si longtemps, que certainement quelque chose a dû en rejaillir sur moi et m’habituer, à mon insu, à une méfiance instinctive dans mes relations.

Pourtant je n’ai pas à me reprocher d’avoir partagé cette malveillance générale. Au contraire, il me semble que je m’en défendais; mais je me persuadais peut-être insensiblement que j’en méritais ma part, et que, si l’abbé Valreg me l’épargnait, c’est uniquement parce que j’étais son parent et son enfant d’adoption. Quant à ses moqueries, étant placé sous sa main pour lui servir de but, j’en étais incessamment criblé. C’était avec une intention paternelle et affectueuse, je n’en saurais douter, mais c’était de la moquerie quand même. Bon régime, certes, pour tuer tout germe de sottise et de vanité, mais régime excessif par sa persistance, et qui devait me conduire jusqu’au détachement trop absolu de moi-même.

Pour vous donner une idée, une fois pour toutes, des façons ironiques de mon oncle, il faut que je vous raconte mon arrivée ici, avant-hier au soir.

Comme aucune diligence, aucune patache ne dessert notre village, je vins à pied, à la nuit tombante, par un temps doux et des chemins affreux.

–Ah! ah! s’écria mon oncle dès qu’il me vit, c’est fort heureux! Hé! Marion! c’est lui! c’est mon coquin de neveu! Fais-le souper, tu l’embrasseras après; il a plus faim de soupe que de caresses. Assieds-toi, chauffe-toi les pieds, mon garçon. Je te trouve une fichue mine. Il paraît que tu ne gagnes pas déjà si bien ta vie, là-bas, car tu as fait maigre chère, ça se voit. Ah çà! il paraît que tu t’en vas en Italie pour détrôner Raphaël et... et les autres fameux barbouilleurs dont je ne sais plus les noms! Ça me flatte de penser que je vas avoir un homme célèbre dans ma famille; mais ça n’augmentera guère ton patrimoine, car il y a le vieux proverbe: Gueux comme un peintre! Tu es donc toujours toqué? Allons, soit. Pourvu que tu restes honnête homme! Mais ne mange pas tout ton bien avant que je sois mort, et ne fais pas de dettes, car je ne te laisserai pas la rançon d’un roi. D’ailleurs, je t’avertis que je veux m’en aller le plus tard possible, et, si j’en juge par ta figure, je me porte mieux que toi. Prends garde que je ne t’enterre!

Après beaucoup de quolibets de ce genre, l’abbé Valreg me fit plusieurs questions, dont il n’écouta pas ou ne comprit pas les réponses, ce qui lui servit de texte pour me railler de nouveau.

–L’Italie! dit-il, tu crois donc que les arbres y poussent les racines en l’air, et que les hommes y marchent la tête en bas? Voilà une bêtise, d’aller hors de chez soi étudier la nature, comme si partout les hommes n’étaient pas aussi bêtes et les choses de ce monde aussi laides! Quand j’étais jeune, mes supérieurs, sous prétexte que j’étais fort et en état de voyager, voulaient me persuader d’être missionnaire. Moi, je leur disais: „Bah! bah! il n’y a pas besoin d’aller chez les Chinois pour trouver des magots, et dans les îles de la mer du Sud pour rencontrer des sauvages!”

Quand j’eus soupé, et, bon gré mal gré, mangé plus que ma faim (la Marion se dépitant quand je ne faisais pas assez d’honneur à ses mets), mon oncle voulut voir quelque preuve de mon travail à Paris et de mes progrès en peinture.

–Tu crois, sans doute, que ce serait margaritas ante porcos, dit-il gaiement; tu te trompes. Pour juger ce qui est fait pour les yeux, il ne faut que des yeux. Allons, déballe! Je veux voir les chefs-d’oeuvre de mon futur grand homme.

Il me fallut ouvrir ma malle et la retourner dans tous les sens pour lui prouver que je n’avais qu’un très-mince et très-portatif attirait de peintre en voyage, et pas le plus petit croquis à lui montrer.

Il en fut très-mortifié.

–Ça n’est pas aimable de ta part, s’écria-t-il. Tu devais bien penser que je m’intéresserais à tes grands talents, et je commence à croire que tu n’as rien fait qui vaille dans ton Paris. S’il en était autrement, tu te serais appliqué pour m’apporter au moins une jolie image coloriée par toi. Tu avais des dispositions, cela est sûr; mais je parierais que tu n’as songé qu’à flâner, là-bas!

À force de retourner mon bagage, la Marion finit par découvrir une figure d’académie qui m’avait servi à envelopper un paquet de crayons. Comme c’était déchiré et chiffonné, que les pieds et la tête manquaient, elle ne comprit pas tout de suite ce qu’elle examinait; puis, tout à coup, jetant un cri d’horreur et d’indignation, elle s’enfuit en se recommandant à tous les saints.

–Fi! dit mon oncle en regardant cette nudité qui avait épouvanté la Marion, est-ce là un état? Quoi! vous passez votre temps à copier des personnes toutes nues? C’est une occupation bien dégoûtante, et à quoi ça peut-il servir? D’ailleurs, ça me paraît bien grossièrement fait! J’aimais beaucoup mieux les jolis petits bonshommes que tu inventais autrefois. C’était plus soigné, et c’était plus décent. Les habillements de la campagne étaient parfaitement imités, et tout le monde pouvait regarder ça! Mais, parlons raison, ajouta-t-il en jetant au feu mon académie. Comment t’es-tu comporté dans cette grande Babylone? As-tu fait des dettes?

–Non, mon oncle.

–Si fait, conte-moi ça.

–Je vous jure que non: j’aurais trop craint de vous effrayer et de vous affliger; mais, à l’avenir, si voulez bien vous laisser convaincre de certaines vérités positives, il est possible...

–Tu me trompes, tu es endetté

–Non, sur l’honneur!

–Mais tu as le projet...

–Je n’ai aucun projet. Seulement, j’ai à vous dire que je suis las d’un système d’économie qui va forcement jusqu’à l’avarice, et qui, si j’avais le malheur d’en prendre le goût, me conduirait à l’égoïsme le plus stupide. Je comprends les privations qu’on s’impose en vue des autres; mais celles qui n’ont d’autre but que notre propre bien-être dans l’avenir sont étroites et déraisonnables. Jusqu’ici, ma parcimonie a été pour moi une question d’honneur. Vous m’aviez fait jurer que je ne dépasserais pas mon revenu, et, enfant que j’étais, je m’étais laissé arracher ce serment sans prévoir, sans savoir qu’avec cent francs par mois on ne vit pas à Paris, ou que, si l’on y vit, c’est à la condition de ne jamais s’intéresser à un être plus pauvre que soi, et de s’absorber dans une prévoyance sordide. Je n’ai pas pu vivre ainsi: j’ai travaillé pour doubler mon revenu, mais j’ai travaillé de la manière la plus abrutissante et la plus antipathique; ce qui ne m’a pas empêché d’être forcé de me priver de mille jouissances morales ou intellectuelles qui eussent développé mon coeur et mon esprit. Enfin, malgré tout, j’ai résolu le problème d’apprendre ce que je voulais apprendre, sans manquer, dans ma manière d’être, à aucune bienséance, et sans négliger trop les occasions de voir de temps en temps une société d’élite où il m’a été permis de pénétrer sans choquer les regards de personne. À présent, je m’en vais dans un pays où l’on peut être pauvre et s’instruire, comme artiste, sans trop souffrir, à ce que l’on m’a dit; mais, avant de me séparer de vous une seconde fois, mon bon et cher oncle, je viens vous dire que je reprends ma parole, et que je ne m’engage nullement à respecter mon patrimoine, si mes besoins d’artiste et mes sentiments d’honnête homme m’obligent à l’entamer.

A la suite de cette déclaration nécessaire, il y eut une discussion assez vive entre l’abbé Valreg et moi. Il était outré de me voir dans des idées si nouvelles pour lui, qui n’avait jamais songé à me demander compte d’aucune idée. Mais, quand il m’eut dit tout ce que lui suggérait sa conviction, mélange assez singulier d’égoïsme et de charité, qui consiste à faire la part des autres et la sienne propre, sans jamais se laisser aller à aucun entraînement pour eux ou pour soi-même, il prit bravement son parti, et, incapable de s’affecter de quelque chose au point de perdre une heure de sommeil, il se calma en disant:

–Allons, c’est assez se tourmenter pour un jour; nous penserons à cela demain.

En ce moment, l’horloge de l’église sonnait neuf heures, et mon oncle s’assoupit aussitôt comme autrefois, avec cette régularité de fonctions digestives qui appartient aux tempéraments vigoureux. La Marion rentra, rangea la salle, enleva la table, causant tout haut avec moi, faisant claquer ses sabots sans précaution sur le plancher sonore. Quand tout fut en ordre, elle cria dans l’oreille de son maître, qui, habitué à ce vacarme, ouvrit tranquillement les yeux sans tressaillir:

–Allons, monsieur l’abbé, on s’en va! bonne nuit! c’est l’heure de faire vos prières et de vous mettre au lit.

Elle me conduisit à la chambre que j’ai habitée pendant la moitié de ma vie, veilla à ce que je ne manquasse de rien, m’embrassa encore une fois, et monta, à grand bruit, à l’étage supérieur. Un quart d’heure après, tout dormait au presbytère, y compris votre serviteur, fatigué par les rudes chemins du pays et les durs raisonnements de l’abbé Valreg.

Le lendemain, c’est-à-dire hier, mon oncle voulut, à l’heure au souper, reprendre la discussion; je vins à bout de reculer toute explication jusque vers neuf heures moins un quart, et je compte l’amener ainsi, avec un quart d’heure de dispute chaque soir, à s’habituer, sans secousse trop vive, à ma diabolique résolution.

Vous allez croire comme lui, peut-être, que j’ai quelque folie en tête, quelque projet de Sardanapale à l’endroit de mon capital de vingt mille francs. Il n’en est rien pourtant. Je n’ai d’autre projet que celui d’aller devant moi, et de ne pas me sentir esclave d’une situation consacrée par un serment.

03 février

Mon oncle réalise mes prévisions. Il s’habitue à mes volontés d’indépendance, et se rassure un peu en me voyant raisonnable d’ailleurs. Puisque j’étais en train de récapituler mon passe pour vous, il faut que je continue et que je vous raconte comment m’est venu ce goût de la peinture sur lequel je n’ai pas osé vous donner les explications que vous me demandiez.

Ici ma jeunesse se passait dans la solitude au sein de la nature. Je ne faisais que lire et rêver. Tout à coup j’eus vaguement la conscience d’une jouissance infiniment plus douce qui s’emparait de moi. C’était celle de voir, bien plus soutenue, bien plus facile en moi que celle de penser. Les premières révélations de cette jouissance me vinrent un jour au coucher du soleil, dans une prairie bordée de grands arbres, où les masses de lumière chaude et d’ombre transparente prirent tout à coup un aspect enchanté. J’avais environ seize ans. Je me demandai pourquoi cet endroit, que j’avais parcouru cent fois avec indifférence ou préoccupation, était, ce jour-là et dans ce moment-là, inondé d’un charme si étrange et si nouveau pour moi.

Je fus quelques jours sans m’en rendre compte. Occupé jusqu’à midi au presbytère par quelques devoirs, c’est-à-dire quelques thèmes ou extraits que mon oncle me donnait régulièrement chaque matin, et que, régulièrement chaque soir, il oubliait d’examiner, je ne pouvais voir l’effet du soleil levant. Je cherchais tout le long du jour, en lisant dans la prairie, à bâtons rompus, le prestige qui m’avait ébloui. Je ne le retrouvais qu’au moment où l’astre s’abaissait vers la cime des collines, et quand les grandes ombres veloutées des masses de végétation rayaient l’or de la prairie étincelante. C’est l’heure que les peintres appellent l’heure de l’effet. Elle me faisait battre le coeur comme l’arrivée d’une personne aimée ou d’un événement extraordinaire. Dans ce moment-là, tout devenait beau sans que je pusse dire pourquoi; les moindres accidents de terrain, la moindre pierre moussue, et même les détails prosaïques du paysage, le linge étendu sur une corde à la porte de la chaumière, les poules grattant le fumier, la baraque de branches et de terre battue, la barrière de bois brut et mal agencé qui, clouée d’un arbre à l’autre, séparait le pré de la chènevière.

–Qu’y a-t-il de si étonnant dans tout cela? me demandais-je; et d’où vient que seul j’en suis frappé? Les gens qui passent ou qui travaillent à la campagne n’y font point d’attention, et mon oncle lui-même, qui est le plus instruit de ceux que je vois, ne m’a jamais parlé d’un pareil phénomène. Est-ce un état de la nature extérieure ou un état de mon âme? est-ce une transfiguration des choses autour de moi ou une simple hallucination de mon cerveau?

Cette heure d’extase garda son mystère pendant quelques jours, parce que c’était, dans la saison, l’heure à laquelle soupait mon oncle, et il était fort sévère quant à la régularité des habitudes de sa maison. Une journée de mon absence ne le tourmentait pas; une minute d’attente devant ma place vide à table le contrariait sérieusement. Il était si bon, d’ailleurs, que je ne craignais rien tant que de lui déplaire. Aussi, dès que le timbre lointain de l’horloge de l’église, et certain vol de pigeons dans la direction du colombier, me marquaient le moment précis où la Marion mettait le couvert, il me fallait m’arracher à ma contemplation et interrompre ma jouissance à demi savourée. Elle me poursuivait alors comme un rêve, et, tout en coupant le gigot ou le jambon en menues tranches pour obéir aux prescriptions de l’abbé Valreg, je voyais passer devant mes yeux des files de buissons aux contours dorés, et des combinaisons de paysages empourprés par les reflets d’un ciel ardent comme la braise.

Mais ces jours d’automne raccourcissant très-vite, j’eus bientôt le loisir auquel j’aspirais, et je pus suivre, avec ce sentiment de la beauté des choses qui s’était éveillé en moi comme un sens nouveau, les admirables dégradations du jour et la succession d’aspects étranges ou sublimes que prenait la campagne. J’étais comme enivré à chaque observation nouvelle, et, bien que nourri de livres poétiques, il ne me venait pas à la pensée de chercher dans les mots le côté descriptif de ma vision. Je trouvais les mots insuffisants, les peintures écrites vagues ou inexactes. Les plus grands poëtes me paraissaient chercher dans la parole un équivalent qui ne saurait s’y trouver. Le plus hardi, le plus pittoresque de tous les modernes, Victor Hugo, ne me suffisait même plus.

C’est à cela que je sentis que la manifestation de mon ivresse intérieure ne serait jamais littéraire. Mon imagination était pauvre ou paresseuse, puisque les plus puissants écrivains ne m’avaient jamais fait pressentir ce que mes yeux seuls venaient de me révéler.

Je fus pourtant bien longtemps avant d’oser me dire que je pouvais être peintre; et même encore aujourd’hui j’ignore si ces premières émotions furent les vrais symptômes d’une vocation déterminée; mais, à coup sûr, elles furent l’appel d’un goût prédominant et insatiable.

J’avais quelque chose comme dix-neuf ans, lorsque, durant mes longues veillées de l’hiver, l’idée, ou plutôt le besoin me vint de me remettre sous les yeux, tant bien que mal, les splendeurs de l’été. Je pris un crayon et je dessinai, admirant naïvement cet essai barbare, et, cette fois, dominé par mon imagination qui me faisait voir autre chose que ce que ma main pouvait exécuter. Le lendemain, je reconnus ma folie et brûlai mon barbouillage; mais je recommençai, et cela dura ainsi plusieurs mois. Tous les soirs, j’étais charmé de mon ébauche; tous les matins, je la détruisais, craignant de m’habituer à la laideur de mon propre ouvrage. Et pourtant les heures de la veillée s’envolaient comme des minutes dans cette mystérieuse élaboration. L’idée me vint enfin d’essayer de copier la nature. Je copiai tout avec une bonne foi sans pareille; je comptais presque les feuilles des branches; je voulais ne rien laisser à l’interprétation, et je perdais, dans le détail, la notion de l’ensemble, sans rendre même le détail, car tout détail est un ensemble par lui-même.

Un jour, mon oncle m’emmena dans un château où je vis enfin de la peinture des maîtres anciens et nouveaux. Mon instinct me poussait vers le paysage. Je restai absorbé devant un Ruysdaël. Je ne le compris pas d’abord. Peu à peu la lumière se fit, et je m’avisai que c’était là une science de toute la vie. Je résolus, dès que je serais indépendant, d’employer ma vie, à moi, selon mes forces, à écrire, avec de la couleur sur de la toile, le rêve de mon âme.

On me prêta de bons dessins; mon oncle me permit même l’achat d’une boîte d’aquarelle. Il ne s’inquiéta pas de ma monomanie; mais, quand, parvenu à ma majorité, je lui révélai ma pensée, je le vis bouleversé. Je m’y attendais. Je résistai avec douceur à ses remontrances. Je savais son respect pour la liberté d’autrui, son aversion pour les paroles inutiles, et ce fonds d’insouciance ou d’optimisme qui part d’une grande candeur et d’une sincère bonté.

Vous me demanderez maintenant pourquoi, aux premiers jours de notre connaissance, je vous ai fait mystère d’une chose aussi simple que ma prédilection pour cet art; la raison est tout aussi simple que le fait: vous m’eussiez demandé à voir mes essais; je les savais détestables, bien qu’ils eussent fait l’admiration de la Marion et du maître d’école de mon village. Vous m’auriez dit que j’étais insensé, ou si vous ne me l’eussiez pas dit, je l’aurais lu dans vos yeux. Or, je n’ai pas en moi-même une foi assez robuste pour lutter contre les critiques de l’amitié. Celles du premier venu me sont indifférentes. Les vôtres m’eussent fait douter doublement, et c’est bien assez d’avoir à douter seul.

A mon âge, c’est-à-dire à l’âge que j’avais alors, et négligé comme je l’avais été, on ne sait pas défendre sa conviction. On la sent, on manque d’expressions et de preuves pour la formuler et la maintenir. On l’aime parce que, révélation ou chimère, elle vous a rendu heureux; on la garde en soi avec terreur, comme le secret d’un premier amour. C’est une fleur précieuse qu’un souffle de dédain, un sourire de raillerie peut flétrir.