La Dernière Garde - Tome 1 - Denis Gérard - E-Book

La Dernière Garde - Tome 1 E-Book

Denis Gérard

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Beschreibung

La vie de Filip III, souverain de Rougeterre, et celle de Valkryst, le prince héritier, sont menacées par un assassin démoniaque.
Le roi fait alors appel aux membres survivants de son ancienne garde rapprochée. Selon lui, ces guerriers d’élite représenteraient sa seule chance de survie… s’il ne les avait pas bannis de sa cour vingt ans auparavant, pour une raison mystérieuse.
Sorti de la geôle putride dans laquelle il croupissait depuis deux décades, le célèbre capitaine Arwald le Loup accepte, de nouveau, de prêter allégeance au monarque qui l’a pourtant condamné. Le Loup rassemble ses anciens compagnons d’armes pour reformer « la Meute » : Felymée l’immortelle, Thom le nain débrouillard, Alrow l’archer infaillible, Clamane le poète érudit… Malgré leur ressentiment envers le roi, tous reprennent du service face à l’ennemi inconnu et insaisissable qui menace la couronne.
La Dernière Garde s’inscrit dans une série de romans constituant les chroniques épiques et fantastiques du royaume de Rougeterre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis-Christian GÉRARD vit à Nancy, la cité des Ducs de Lorraine. La lecture du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien fut la révélation qui guida son imagination d’enfant vers d’autres mondes. Il eut alors envie de créer et raconter ses propres histoires. Ses premières nouvelles circulèrent en secret sur les tables de ses camarades lycéens, pendant les cours. Parallèlement, il s’abandonna corps et âme au jeu de rôles. Plus tard, il entreprit la rédaction de plusieurs romans dans lesquels il joue avec l’Histoire (à la manière d’ Alexandre Dumas ou de Walter Scott) ou l’invente (à la façon de Robert E. Howard).

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Denis-Christian GERARD

Les Chroniques de Rougeterre

LA DERNIÈRE GARDE

Tome 1 - La Meute

Roman

Dessin de couverture : David BULLE

Prologue

L’homme descendait les marches une à une tout en prenant soin d’éclairer son chemin à l’aide de sa lanterne. Il craignait toujours de glisser dans cet escalier antique, humide et usé par le temps. S’il chutait et se blessait gravement, personne ne songerait à venir le chercher ici, dans cette crypte officiellement condamnée. Presque trois cents ans plus tôt, le pouvoir royal y avait fait murer vivants des hommes, femmes et enfants, tous issus d’une noble famille dont le représentant principal s’était rendu coupable de haute trahison. Ce châtiment, particulièrement cruel, devait inciter les grands du royaume à manifester une loyauté indéfectible à leur souverain Romual. Pourtant, au final, ce dernier fut renversé et remplacé sur le trône par son propre fils, la chair de sa chair. D’ailleurs, notre visiteur féru d’Histoire avait retenu une leçon essentielle de cet événement lointain : si la cruauté était souvent un mal nécessaire, elle devait s’exercer avec subtilité et s’exonérer autant que possible de démonstration publique.

L’homme atteignit sain et sauf la salle souterraine et se dirigea directement vers son centre. Le bas de sa robe écarlate frôla les restes des malheureux jadis abandonnés ici. Si les ossements l’avaient intrigué lors de sa première visite, ils ne recevaient plus l’honneur de son intérêt depuis longtemps. La lumière de sa lampe révéla progressivement un tombeau de pierre massif sur lequel était enchaînée une jeune femme dénudée, grelottante et à demi consciente. Les poignets et les chevilles abîmés de cette dernière révélaient ses efforts vains pour tenter de se libérer.

— Comment vas-tu, ma petite Elivia ? demanda-t-il. Je suis vraiment navré d’avoir été contraint de t’abandonner pendant ces quelques heures. Mais des affaires d’importance requéraient ma présence ailleurs.

Il se pencha vers elle, lui adressant un sourire bref.

— J’ai… très froid… bredouilla-t-elle.

— J’en ai conscience. Mais rassure-toi, cela ne va plus durer très longtemps.

Il considéra le visage de sa prisonnière. Assurément elle était très belle et désirable, même si la terreur et les larmes déformaient actuellement ses traits harmonieux. Les courbes de son corps tendaient vers la perfection. Décidément, le roi Filip avait toujours eu un goût irréprochable en matière de femmes et, celle-ci, sa maîtresse favorite du moment, ne faisait pas mentir sa réputation.

— Ne me faites… pas de mal… s’il vous plaît… supplia-t-elle entre deux sanglots.

Il ne pouvait pas la rassurer sur ce point, aussi ne répondit-il pas. Il se contenta de poser la main sur le bas de son ventre. Sa peau d’albâtre était glacée et parcourue de tremblements.

— Tu étais bien en compagnie du souverain cette nuit, n’est-ce pas ?

Elle se mit à sangloter.

— Réponds-moi ! ordonna l’homme avec sévérité.

Sa voix résonna dans la crypte noire, revenant déformée et menaçante. La jeune femme opina, la gorge serrée par la peur.

— T’a-t-il honorée et ensemencée comme il se doit ?

Elivia acquiesça de nouveau.

— Parfait, conclut-il en affichant un air satisfait.

Il s’immobilisa et ferma les yeux, comme s’il cherchait le recueillement ou la concentration. Enfin prêt, il se mit à psalmodier une litanie dans un vocabulaire inconnu et sifflant. Petit à petit ses mots, normalement réservés à une perception inhumaine, se muèrent en une série de sons insupportables pour la pauvre prisonnière. Plus il poursuivait, plus l’air ambiant se rafraîchissait. Bientôt, chacune de ses exhalaisons s’accompagna d’une volute de condensation. Même la lumière était affectée ; l’aire d’effet de la lanterne paraissait se réduire comme si l’obscurité alentour, muée en un serpent noir et gigantesque, resserrait ses anneaux de ténèbres autour du tombeau. Et la jeune femme hurla de terreur quand cela se produisit soudain ; des ombres mouvantes enveloppèrent le bas de son corps, s’insinuant dans son intimité et cherchant, tels des limiers infernaux, ce que le roi avait abandonné en elle. En proie à une terreur indicible, son esprit lui accorda une échappatoire en lui faisant perdre conscience.

Plus tard, dans sa langue impie et chevrotante, la créature invoquée révéla au sorcier écarlate la part de futur qui l’intéressait tant : assurément, une dynastie était vouée à l’extinction. Filip III serait le dernier descendant de la lignée de Cathrye à occuper le trône de Rougeterre… En échange de cette information, l’homme sentit une petite part de son énergie vitale lui être arrachée. Oui, les arts sombres réduisaient l’espérance de vie de ceux qui se risquaient à les pratiquer. C’était le prix à payer. Combien de semaines, voire de mois avait-il perdu ? À vrai dire, il s’en moquait car l’information obtenue en valait la peine.

Satisfait, il quitta la crypte sinistre sans même un regard pour sa prisonnière. Les rats se chargeraient bien d’elle… Toutefois, il fit bien attention à ne pas glisser en remontant l’escalier déformé par les siècles.

Chapitre 1 : Le prisonnier de Sombrefosse

Le jeune seigneur Aimery n’aimait guère la teneur de sa mission. Pourtant, il l’accomplirait coûte que coûte. Servir son souverain était non seulement un devoir sacré, mais surtout, sa raison d’exister. Aussi, en ce jour d’été pluvieux, à la tête de dix cavaliers éreintés, s’apprêtait-il à venir en aide à l’homme qu’il méprisait le plus en ce bas monde.

— Hé ho, de la citadelle ! cria l’un des soldats en se servant de ses mains gantées comme d’un porte-voix. Ouvrez, au nom de votre roi !

Sombrefosse, la plus tristement célèbre prison du royaume, ressemblait à un navire sans voilures, gigantesque, flottant sur un océan de terre grise. Ses douves, profondes et asséchées, lui composaient une couronne d’écume immobile.

Depuis cet endroit sinistre, il fallait trois jours et trois nuits à un homme à pieds et en pleine forme pour rallier le premier hameau, cela sans jamais croiser l’ombre d’un arbre, d’un buisson ou même d’un brin d’herbe. À des lieues à la ronde du terrible édifice, le sol semblait mort, incapable de donner vie à la moindre végétation. Certains murmuraient que cet endroit, prétendument luxuriant en des temps reculés, subissait les effets d’une antique malédiction lancée par un sorcier oublié depuis des éons. Quel meilleur endroit que ce nulle part, pour y enfermer les parias du royaume, les plus mauvais éléments, les voleurs, assassins et autres traîtres impardonnables ? Dans l’hypothèse improbable où l’un d’eux se révélerait assez rusé pour s’extraire de ces hautes murailles, il ne trouverait à l’extérieur aucune cachette, aucun refuge, pour échapper à ses poursuivants. Sombrefosse ne rendait jamais ceux que l’on confiait à sa garde, elle se contentait de les avaler puis de les digérer. Aujourd’hui, la forteresse sinistre allait peut-être déroger à sa réputation.

— Ouvrez sans tarder ! hurla encore le soldat.

Loin au-dessus du pont-levis renforcé de métal, depuis un chemin de ronde masqué par d’imposants créneaux, une tête casquée se découpa sur le ciel terne.

— Qui se présente devant Sombrefosse ? lança la sentinelle depuis sa hauteur.

D’un signe bref de la main, Aimery intima l’ordre à son sbire de ne pas répondre. Excédé, il préférait s’annoncer lui-même :

— Je suis le sire de Castelrol, premier chevalier du roi Filip ! J’ai en ma possession un ordre de mission portant le seau royal, à l’attention de votre gouverneur ! Allez-vous m’ouvrir, à moi et à mes soldats, ou devrons-nous prendre d’assaut cette maudite prison ?

Heureusement, la distance l’empêcha de distinguer l’air moqueur qui s’afficha sur le visage du factionnaire. Prendre Sombrefosse avec dix guerriers ? Et puis quoi encore ? L’armée du roi toute entière n’y suffirait même pas.

— Patientez, Messire ! Je fais prévenir son excellence.

— Maudit bâtard, murmura le jeune noble.

Il était fatigué par son voyage et irrité de façon croissante par la seule raison de sa présence en ce lieu. Mais le gouverneur de la citadelle lui ferait un excellent souffre-douleur.

Des minutes paraissant des heures s’écoulèrent sans que rien ne bouge. Les cavaliers restèrent en selle, silencieux devant le géant de pierre qui semblait les narguer derrière ses douves à sec. Tous étaient épuisés et espéraient un peu d’hospitalité derrière les murs de Sombrefosse, sous la forme d’une paillasse sur laquelle s’étendre pour la nuit, d’un peu d’eau fraîche, de pain et, pourquoi pas de quelques morceaux de viande séchée. Le réconfort minimum en cet endroit aux allures de bout du monde. Pourtant, la capitale n’était pas si éloignée : dix jours de chevauchée tout au plus. La petite compagnie avait couvert la distance en six jours seulement. Il faut dire que le roi avait ordonné un prompt retour, et personne à la cour n’aurait osé contredire Filip. Pour le souverain, le mot « promptitude » était synonyme d’immédiatement.

Soupirant, Aimery passa la main dans sa chevelure blonde, raidie tant par la sueur que la poussière de la route. Sa cotte de mailles lui parut soudain peser des tonnes. Il ressentit furieusement l’envie de s’en défaire, de s’en évader pour se sentir plus léger.

— Par Erod, vont-ils nous laisser crever comme des chiens devant leur porte ? pesta-t-il afin d’évacuer la faiblesse qui s’emparait sournoisement de sa personne.

Il serra les dents pour se maîtriser et ne pas se laisser aller à la colère. En tant que premier chevalier du royaume, il ne pouvait pas se permettre de paraître moins résistant que ses dix guerriers.

— Patience, Messire, lui conseilla Burton, son sergent d’armes. Après tout, le gouverneur de Sombrefosse reçoit rarement de la visite. Il fait simplement preuve de prudence. Il n’est sans doute guère courant qu’un détachement demande à investir la prison dont il a la lourde responsabilité.

Burton avait la réputation d’être pragmatique. Sa longue carrière de soldat lui avait enseigné cela, entre autres. Il faut dire que, du haut de son âge certain et de sa carrure impressionnante, il avait pratiquement tout vu, tout vécu, tout expérimenté, le pire comme le meilleur. Il était même assez vieux pour être le père de chacun des hommes de cette troupe.

— Tu as raison, sergent, admit Aimery en se forçant à ricaner. Laissons à ce bouseux le temps de trouver comment gérer cette situation inédite.

Un grincement métallique leur fit lever la tête en direction de l’entrée monumentale de la prison. Le pont-levis, soutenu par deux chaînes qui auraient pu entraver des géants, s’abaissait lentement. Il couinait et craquait tels les os d’un vieillard gigantesque à qui l’on aurait ordonné de s’agenouiller. Bientôt, son ombre emplit les douves et il s’abattit en frappant la terre sèche au pied des visiteurs, teintant l’air de poussières virevoltantes. Impatient, Aimery voulut aussitôt mener sa monture vers l’avant, mais une invective le fit renoncer.

— Ne bougez pas d’un seul pas ! fit une voix grave émanant de l’autre côté du pont-levis.

Là-bas, face à lui, l’imposante entrée de Sombrefosse restait interdite, barrée d’une herse de métal noir. La silhouette qui continuait d’aboyer des directives se tenait en sécurité derrière des barreaux aussi épais qu’un avant-bras.

— Veuillez produire le document officiel qui justifie votre présence en ce lieu ! Vous avez bien indiqué en posséder un ?

Aimery grogna en apercevant la douzaine d’arbalétriers qui, depuis le haut des remparts, s’était déployée pour les tenir en joue, lui et ses hommes. En maugréant, il fit un signe de tête à l’attention de Burton qui mit aussitôt pied à terre. Le sergent sortit un rouleau de cuir marqué du sceau royal de ses fontes ; après une seconde d’hésitation et un bref regard vers les traits menaçants pointés sur lui, il traversa le pont-levis d’un pas assuré. Il délivra le précieux ordre de mission à l’homme derrière la herse. Aimery soupira d’aise. Ce foutu gouverneur allait être contraint de changer ses braies après avoir déchiffré l’acte écrit de la main même du puissant souverain de Rougeterre.

— Tout est en ordre, conclut finalement la silhouette sans même faire preuve d’un adoucissement de ton. Le prisonnier va vous être livré et vous pourrez reprendre la route.

Aimery resta interdit. Il ne savait pas ce qui était le plus surprenant : que le gouverneur ne vienne pas se confondre en excuses et proposer son hospitalité… ou que le prisonnier en question soit encore en vie.

— Mais… quel âge peut avoir ce maudit scélérat ? laissa-t-il échapper.

— Oh, le mien… tout au plus, tout au moins, répondit Burton, même s’il ne connaissait qu’approximativement le nombre d’années qu’il avait vécu. Soit à peine plus d’un demi-siècle…

Aimery considéra son sergent d’armes dont le visage buriné, couturé de cicatrices, était blanchi par la poussière du voyage. Oui, le détenu – le traître – devait être à peu près aussi âgé et robuste que Burton, mais ce dernier n’avait pas passé les vingt dernières années enfermé dans un endroit tel que Sombrefosse. En toute logique, le prisonnier aurait dû y dépérir, y flétrir jusqu’à en mourir de désespoir et surtout de honte. C’était tout ce qu’un individu de son espèce méritait et toute la fortune qu’Aimery lui souhaitait. Pourtant, cette engeance semblait bien de ce monde et la nouvelle allait à l’encontre de l’espoir du jeune noble. Décidément, cette mission ressemblait à une farce, une farce sinistre. Mais avec un peu de chance, peut-être allait-il récupérer une loque humaine, une momie desséchée qui ne survivrait pas au voyage de retour ?

En tout cas, Aimery n’était pas le seul être surpris, comme en témoignèrent les murmures échangés par ses hommes d’armes :

— Par Erod en personne, il est donc vivant, souffla l’un d’eux.

— Incroyable, souligna un autre.

— Digne de sa légende, chuchota un troisième.

Cette dernière remarque embrasa l’humeur hautement inflammable d’Aimery qui éperonna soudain sa monture vers son auteur. Le chevalier gifla le bavard avec une telle violence qu’il faillit le désarçonner.

— Une légende ! éructa-t-il face au malheureux qui tenait sa joue endolorie et baissait les yeux tel un enfant corrigé par son père. Une légende ? Mais de qui parles-tu donc ? D’un héros sans tache et sans reproches ou d’un misérable qui a trahi son suzerain, sa patrie et tous les siens ? Cet homme mérite le mépris d’une nation entière ! S’il ne tenait qu’à moi, je l’égorgerais comme un porc au pied de cette prison ! Pauvre imbécile que tu es !

Aimery aurait pu continuer ainsi sur ce mode rageur, rappelant à chacun combien il était insultant envers Sa Majesté le roi d’accorder le moindre crédit au prisonnier, combien il était déshonorant de se laisser aller à accorder un quelconque égard à un traître. Mais le grincement des engrenages qui commandaient l’ouverture de la herse de Sombrefosse lui intima le silence. Le jeune noble et ses soldats tournèrent alors simultanément le regard vers le pont-levis sur lequel avançaient trois silhouettes : entre deux gardes en cuirasse, épée au poing, se tenait un individu de grande taille. Ce dernier, vêtu d’une tunique en toile de jute sale et loqueteuse, semblait ne pas avoir paru sous la lumière du soleil depuis très longtemps. Les traits de son visage disparaissaient aux trois quarts sous des mèches de cheveux hirsutes, certainement infestés de poux, ainsi que sous une barbe poivre et sel. Difficile de dire si sa peau était blafarde ou si elle était couverte d’une couche de crasse grise. Ses yeux n’étaient que deux fentes noires filtrant la clarté du jour pourtant déclinant. Il n’était pas entravé, mais avançait à petits pas, conditionné par vingt années de port de fers. Malgré son apparence misérable, l’homme n’inspirait pas la pitié car il arborait le port de ceux qui jamais ne se soumettent. La tête droite et le torse bombé, il s’appliquait à rester aussi digne que possible.

Il s’arrêta sans mot dire devant Aimery et sa troupe, accueilli par un silence pesant. Chacun des soldats était impressionné par ce revenant qui alimentait tant d’histoires fantastiques ; de celles contant sa gloire incandescente en tant que champion du roi Filip, jusqu’à celles relatant sa chute inattendue et incompréhensible. Il était simultanément le plus grand héros et le traître le plus vil de son époque.

— Il est à vous maintenant. Prenez-le et filez sans tarder ! dit l’un de ses garde-chiourmes sans une once de tact.

Aimery gratifia l’insolent d’un regard noir, puis aboya quelques ordres brefs auxquels Burton fut le premier à obéir. Le fidèle sergent empoigna le prisonnier par le bras et le mena vers le cheval sans cavalier qui lui était destiné.

— Je vais vous aider à monter en selle, Messire, dit-il suffisamment bas afin que son maître ne perçoive pas le dernier mot. Mais je vous préviens, cette monture est un veau. Aussi, dans l’hypothèse où il vous resterait assez de force pour tenter de vous enfuir au galop, nous n’aurions aucun mal à vous rattraper et à vous faire payer cette indélicatesse. Me suis-je fait comprendre ?

L’homme resta muet. Burton se demanda s’il était sourd ou s’il n’était plus qu’une coquille vide, l’esprit brisé par sa longue incarcération. Mais le vieux soldat révisa son jugement lorsqu’il le vit empoigner le pommeau de la selle et mettre un pied à l’étrier. Par précaution, il l’aida à se hisser et sentit des muscles fermes sous la tunique de jute.

« Le diable d’homme a entretenu sa forme », pensa-t-il sans pouvoir réprimer un sourire admiratif.

Bientôt, au petit trot et sous le commandement d’un Aimery toujours excédé, le détachement s’empressa de quitter l’ombre angoissante de Sombrefosse, cauchemar des malandrins et des ennemis du royaume de Rougeterre en tous genres.

Aimery ne pouvait s’empêcher de se retourner régulièrement vers le prisonnier impassible qui chevauchait à quelques mètres derrière lui. Il cherchait son regard. En vain. Les yeux bleus de l’homme restaient rivés vers un horizon qu’il n’avait pas contemplé depuis deux décades.

— Burton ! cria le chevalier. Prends garde que le traître ne nous joue aucun tour pendable ! Il comparaîtra devant son roi, dussé-je le transformer en cul-de-jatte si d’aventure il tentait de s’échapper !

Le sergent d’armes eut envie de hausser les épaules. Il avait déjà délivré les recommandations d’usage au « traitre » qui ne semblait montrer aucune velléité d’évasion ; il restait passif, absent, comme si la flamme de son esprit s’était éteinte dans les profondeurs froides de Sombrefosse. Burton se souvint de lui tel qu’il était jadis : un grand champion et capitaine, un combattant d’élite, le meilleur ami du roi Filip, celui qui remportait tous les tournois. Et surtout, il fut celui qui mena l’armée royale à la victoire lors de la dernière invasion crie. En d’autres termes, Rougeterre lui devait les vingt-cinq années de paix qui s’ensuivirent. Il était un héros malgré tout. Le dernier des héros. D’ailleurs le sergent avait servi sous ses ordres avisés et, à cette époque, il aurait donné sa vie sans condition pour lui… comme l’aurait fait la majorité de ses soldats. Sa popularité était alors sans conteste plus grande que celle de Filip, même auprès du petit peuple. Aussi, quand la nouvelle tomba, quand il fut accusé de haute trahison, le premier réflexe de chacun, du noble jusqu’au serf, fut-il de soupçonner un complot ourdi par le roi en personne. Ce dernier, malade de jalousie, ne tentait-il pas d’évincer l’homme qui lui faisait tant d’ombre, celui qui endossait à sa place le titre de premier personnage du royaume dans le cœur des rougeterrois ? À cette époque, il n’existait pas un seul endroit de Castelrol, la capitale, dans lequel ne grondait le mécontentement en raison de cet événement. Les gens louaient les qualités de leur héros et maudissaient le souverain. La protestation enflait telle une baudruche dans chaque rue, sur les places, dans les tavernes, devant les étals, dans les casernes et même dans l’enceinte du palais royal. À tel point que le pays fut à deux doigts de sombrer dans une révolution. Il eût suffi d’un mot, un seul, de la part de l’intéressé pour que la population se soulève en sa faveur… Pourtant, lors de son procès public, le grand chevalier ne se défendit point. Bien au contraire, à la surprise générale, il conserva le silence face à chacun des chefs d’accusation, notamment son projet abject d’assassinat du roi, et fut donc déclaré coupable. Le goût de révolte se mua aussitôt en colère et en consternation dans toute la contrée. Le traître, en raison des services rendus à la nation, échappa au billot et fut condamné à être enfermé, pour le restant de ses jours, au plus profond de Sombrefosse. Rougeterre perdit alors son champion et ce qu’il lui restait d’innocence. En ce jour triste, Burton pleura et se saoula ; le soldat n’avait pourtant jamais eu la larme facile.

S’il était un homme qui ne partageait pas le sentiment de tous, Aimery était celui-là. Ses aboiements ramenèrent le sergent d’armes à la réalité. Le jeune seigneur semblait de plus en plus énervé, il avait fait demi-tour et, rageur, chevauchait maintenant à la gauche du prisonnier.

— Maudit chien ! lança-t-il en même temps qu’une gerbe de postillons. Sais-tu quel sens a pris ton nom à Castelrol, vieil homme ? Il est devenu synonyme de fourberie, mensonge, malhonnêteté et j’en passe !

L’invectivé resta droit sur sa selle, le regard rivé vers le lointain. Il ne semblait même pas avoir perçu la salve agressive proférée à son encontre.

— Par ma foi, serais-tu devenu débile ou fais-tu semblant ? Je te parle ! Sais-tu qui je suis ? Je suis le premier chevalier du roi Filip ! Autrement dit, je suis ce que tu étais il y a vingt ans ! Mais en mieux ! Car moi, figure-toi que je suis fidèle à mon suzerain !

La colère d’Aimery parut aussi futile que puérile à Burton même s’il en comprenait la raison. En effet, le jeune noble avait été contraint de repousser son mariage, pourtant prévu depuis de longs mois, pour obéir à Filip en servant de garde-chiourme à un fantôme antique. En réalité, il n’avait pas décoléré depuis son départ de Castelrol et en cet instant, toute la rancœur accumulée semblait suinter par chaque pore de sa peau.

— Tu devrais être mort depuis longtemps ! poursuivit-il sur le même ton. Et je ne devrais pas être ici, sur cette route poussiéreuse à te servir de garde du corps ! Mais, peut-être… oui, peut-être vais-je décider de te vider de tes tripes en chemin pour annoncer au roi que nous n’avons trouvé qu’un squelette au fond de ta cellule !

Il tendit sa main gantée de fer dans l’intention d’asséner un coup violent sur la nuque du prisonnier, mais il n’en eut pas le temps. Contre toute attente, ce dernier s’anima, aussi vif que précis, pour enserrer le bras de son agresseur dans une poigne de fer. Il lui suffit alors d’une simple traction pour qu’Aimery, hébété, vide instantanément les étriers. Tandis que le premier chevalier du royaume s’écrasait bruyamment dans la poussière, entre les sabots des chevaux, Burton réagit en positionnant la lame de son épée dans la barbe du prisonnier, là où se trouvait sa carotide.

— Lord Arwald ! cria-t-il.

Le titre de noblesse était sorti tout seul, une vieille habitude surgie d’un passé lointain.

— Je vous conseille vivement de rester calme !

Le prisonnier s’immobilisa, se contentant de fixer le jeune noble qui tentait péniblement de se relever en produisant des jurons à peine articulés. Puis Arwald parla, d’une voix grave, claire et ferme qui fit office de leçon d’autorité pour chacun des membres du détachement :

— Voilà une belle preuve de fidélité à son suzerain, Messire, que de vouloir attenter à la vie de celui qu’il vous a ordonné d’aller chercher. Mais je gage qu’il ne s’agissait que d’une menace théâtrale. Menez-moi donc auprès de Filip. Que nous en finissions enfin…

Chapitre 2 : Le Lion et le Loup

Castelrol, joyau et capitale du royaume de Rougeterre, n’avait pas vraiment changé en vingt ans. Ses fortifications blanches renvoyaient toujours la lumière du soleil d’été à des lieues à la ronde. Au sommet des remparts crénelés, des dizaines d’oriflammes colorées battaient au vent. La majorité arborait l’emblème de la famille royale, à savoir un lion rugissant dressé sur ses pattes arrière. Les autres présentaient les couleurs des familles les plus puissantes du pays. Jadis, les étendards d’Arwald flottaient en leur compagnie là-haut et le chevalier déchu se souvenait avec précision du jour où Filip avait ordonné qu’ils soient retirés… Certains détails marquaient plus que d’autres, celui-là représentait tout un symbole.

Le détachement d’Aimery longeait le Verflot, le grand fleuve qui traversait la cité pour en son centre rencontrer deux de ses affluents. Si bien que ce carrefour urbain aquatique était divisé en quatre ports aux activités distinctes. Le port royal au nord-est, avec ses bâtiments de guerre imposants, était dédié à la couronne et aux activités militaires. Le port marchand, au nord-ouest, accueillait perpétuellement des navires en provenance du monde entier, dont les cales regorgeaient de merveilles exotiques. Le port de pêche au sud-ouest grouillait d’une activité laborieuse pour approvisionner quotidiennement en poisson frais les cinq marchés de la ville et ceux des provinces alentour. Enfin au sud-est se trouvait la partie baptisée hypocritement « le port du peuple », bordé d’estaminets louches et d’auberges douteuses, investi en réalité par les nombreuses guildes ou confréries de voleurs.

Bientôt, la petite troupe passa sous la porte Sud, l’entrée la plus imposante de la cité. C’est précisément de cet endroit que vingt-cinq ans plus tôt, Arwald le Loup sortit à la tête d’une armée pour s’en aller mener sa campagne, victorieuse, contre l’envahisseur cri. Mais qui s’en souvenait encore aujourd’hui ? Quel enseignement les érudits dispensaient-ils aux enfants pendant les leçons d’histoire ? Le nom du chevalier était-il traîné dans la boue ou, plus radicalement, avait-il été gommé des manuels ? Curieusement, pendant l’éternité passée au fond de sa cellule sombre et humide, Arwald ne s’était jamais posé ces questions. Aujourd’hui, tandis que les gardes le menaient au travers des rues surpeuplées de Castelrol et que les souvenirs affluaient, son cœur se serra. Tous ces gens dans les rues, qui regardaient passer avec curiosité ce vagabond escorté par dix soldats fatigués, le lapideraient-ils s’ils apprenaient son identité ?

— Courage, Lord Arwald, murmura Burton qui chevauchait juste à côté.

Pendant les six jours de voyage retour, une forme d’empathie s’était créée entre le prisonnier et le sergent d’armes. C’était ce dernier qui avait raisonné et convaincu Aimery de ne point l’exécuter après sa chute de cheval devant Sombrefosse. C’était le même Burton qui avait veillé à ce qu’il soit aussi bien nourri que chacun des hommes du détachement. Enfin, c’était le sergent qui lui donnait sans cesse, à voix basse, du « Lord Arwald ». Il ne s’agissait pas de pitié, le prisonnier mettait un point d’honneur à ne pas la solliciter et encore moins à la susciter. Non. Ce soldat croyait encore en lui, il pouvait lire sa confiance dans ses yeux. Par quel miracle ? Arwald n’en savait rien et après tout, cela n’avait guère d’importance. Au moins cela lui réchauffait un peu l’âme et c’était bien tout ce qui comptait.

Face au palais royal et à ses colonnes sentinelles, la gigantesque statue de bronze à l’effigie de Cathrye, première et plus prestigieuse souveraine de Rougeterre, contemplait toujours l’horizon. Elle se dressait là depuis presque six siècles sans que le temps ne l’ait marquée de son empreinte corrosive. L’artiste, dont le nom était hélas oublié, avait réussi le tour de force de capturer la beauté légendaire de cette femme hors du commun. Il n’aurait jamais imaginé que cette même œuvre rendrait un jour hommage à un autre personnage illustre : Alyx, dix-neuvième et brillante reine de Rougeterre, descendante directe de Cathrye, mais surtout, sosie parfait de cette dernière. Arwald avait jadis admiré ce monument pendant des heures entières, s’émerveillant sur les hasards ayant permis à une même statue de représenter deux monarques distincts, séparés par quatre cents ans d’Histoire. Aujourd’hui, le héros déchu retrouvait « ses deux reines » et il réalisa à quel point elles lui avaient manqué…

À présent Arwald allait retrouver un autre souverain de la lignée auquel il se sentait nettement moins attaché. Il avait été mené dans les couloirs du palais par Aimery et Burton jusqu’à une double porte finement ouvragée qu’il connaissait fort bien. Elle menait au cabinet particulier de Filip III, lieu qu’il avait fréquenté assidûment en une époque aussi lointaine que révolue. Un jeune page en livrée frappée du lion rugissant attendait les trois hommes. Il parvenait à peine à dissimuler l’aversion que lui provoquaient ces voyageurs puant la sueur et couverts de poussière.

— Sa Majesté va recevoir le prisonnier seul, annonça-t-il avec une emphase un tantinet théâtrale et ridicule.

Aimery s’indigna instantanément :

— Seul ? C’est tout bonnement impossible ! L’individu est imprévisible et dangereux !

Burton leva les yeux au ciel. Arwald n’avait fait preuve d’aucune agressivité sinon lors de l’attaque du jeune seigneur.

— Seul, répéta calmement le page.

— Je ne peux m’y résoudre ! grogna le chevalier.

— Dois-je vous rappeler, Messire, qu’il s’agit là d’une décision royale ?

Le serviteur savait qu’il était toujours dommageable de contrarier Filip… et Aimery le savait également. Aussi ce dernier décida-t-il à contrecœur de ne pas insister.

— Soit ! se contenta-t-il de dire, dépité. Mais je reste devant le cabinet !

Il s’agissait là d’une sorte de menace à l’encontre d’Arwald.

— Comme vous le voudrez, conclut le page qui se tourna vers le prisonnier. Si vous voulez bien vous donnez la peine.

Il ouvrit la porte et, d’un geste protocolaire, invita Arwald à entrer. Ce dernier s’exécuta mais ressentit un malaise profond. À quoi rimait cette mascarade ? Pourquoi se retrouvait-il ici, en ce palais dans lequel il avait été déshonoré, condamné et chassé, les fers aux pieds ? Il n’aurait pourtant jamais dû y revenir… Un parfum subtil, mélange de fleurs des champs, flottait dans le cabinet. Tout ou presque avait changé ici : le mobilier, les tentures de brocart et même les tapis de laine. Seules les bibliothèques monumentales, peuplées de livres poussiéreux que le souverain n’ouvrait jamais, témoignaient du passé.

— Mon ami, mon frère !

Filip, troisième du nom, se tenait debout dans un coin de la pièce, les mains tendues en avant en signe de bienvenue. Il fit un pas vers Arwald qui ne le reconnut pas immédiatement. En effet, le souverain de Rougeterre avait pris du poids, gagné des rides ainsi qu’une belle calvitie. Sa tunique écarlate brodée d’or le boudinait, mettant en valeur la panse d’un homme qui avait abusé de la bonne chère des années durant. Il ne restait, pour identifier le fier guerrier de jadis, que sa grande taille et son regard gris de prédateur.

— Mon Roi, répondit froidement Arwald, tentant de masquer son trouble.

— Je suis tellement, tellement heureux de te revoir.

Il semblait sincère, car ses yeux s’embuèrent. De cela aussi, Arwald s’étonna car il ne se souvenait pas d’un Filip capable de produire des larmes, même de crocodile.

— Ah, tu dois me trouver bien changé, poursuivit le monarque sans réellement croire qu’il était dans le vrai. Ah, le temps n’est clément pour personne… pas même pour les puissants. Mais tu dois être éreinté ! Assieds-toi, je te prie.

Il désigna un fauteuil de bois sculpté, décoré de lions entrelacés.

— Je préfère rester debout.

— Ah ? Comme tu voudras, comme tu voudras.

Un court silence gêné s’installa. Sur un secrétaire, Arwald vit deux coupes et un pichet de vin, présentés sur un plateau d’argent posé entre des rouleaux de parchemin. Il avait soif, terriblement soif. Le voyage avait été éreintant de rapidité et l’âpre poussière de la route tapissait sa langue et son gosier. Le roi, fin observateur, perçut son envie.

— Du vin épicé provenant de Kost, dit-il en souriant. Je n’ai pas oublié qu’il est ton préféré, tu sais. Vas-y, sers-nous… pour trinquer en souvenir du bon vieux temps.

Décidément, Filip n’avait pas changé. Il imaginait toujours qu’il était indigne pour sa personne couronnée d’accomplir elle-même les gestes les plus courants de la vie, comme remplir un verre par exemple.

— Non merci, répondit Arwald sèchement.

Le souverain affecta un air désolé.

— Mais… je l’ai fait monter spécialement pour toi.

— Non merci.

Filip sembla se renfrogner.

— Eh bien tant pis. Je ne l’aime guère, moi, de toute façon.

Il scruta Arwald de la tête aux pieds.

— Hum, tu as toujours tes cheveux, toi… et les poux qui vont avec, j’imagine, reprit-il soudainement avec agressivité. Dans quel état es-tu ! Tu pues à une lieue à la ronde, mon pauvre ami ! Je t’ai senti arriver avant même que tu ne franchisses la porte du palais ! Et ces loques que tu portes…

— Le gouverneur de Sombrefosse est pourtant réputé pour veiller à ce que ses pensionnaires ne manquent jamais d’huiles parfumées et de soieries, rétorqua Arwald excédé.

— Des huiles parfumées ? Des soieries…

Le roi partit d’un petit rire nerveux.

— Qu’il est bon de te revoir, mon vieux compagnon d’armes ! Tu m’as manqué, tu sais.

— Pourquoi suis-je ici, Filip ? Pourquoi n’as-tu pas fait exécuter le traître que je suis, il y a des années, dans sa cellule ? Dans les premiers mois d’emprisonnement, j’ai attendu. J’attendais à chaque instant qu’un assassin vienne m’égorger ou que l’on empoisonne ma nourriture. Cela ne s’est pas produit. Pourquoi ?

Le souverain prit un air surpris.

— Mais comment peux-tu me croire capable d’un tel…

— Parce que la mort eût été préférable à une existence dans cet enfer ! cria le prisonnier soudain hors de lui.

Filip recula d’un pas quand la double porte du cabinet royal s’ouvrit avec fracas, laissant apparaître Aimery et Burton, l’épée dégainée. Les deux guerriers s’interposèrent aussitôt entre leur suzerain et la menace potentielle qui pourtant, n’avait pas bougé.

— Votre Majesté, tout va bien ? Donnez l’ordre et j’embroche cet homme ! grogna le jeune noble en pointant sa lame vers Arwald.

L’envie de meurtre se lisait dans ses yeux. À l’évidence, il brûlait d’impatience de se venger de sa chute de cheval.

— Comment osez-vous, Aimery ? s’indigna Filip avec toute l’autorité dont il savait user. Sortez immédiatement !

— Mais…

— Sortez ! Et surtout, ne vous avisez plus jamais de paraître devant moi dans cet état ! Êtes-vous le premier chevalier du royaume, ou un porc qui sort de sa fange ?

Le jeune homme accusa le coup. Son amour propre venait à nouveau d’être soumis à rude épreuve et Arwald en était encore le responsable indirect. Voilà de quoi alimenter sa soif de revanche, si besoin était. D’un bref signe de tête, il intima l’ordre à Burton de le suivre et, rengainant son épée, quitta le cabinet d’un pas rapide.

Lorsque le page eût refermé doucement les portes derrière lui, le monarque de Rougeterre sourit à son invité.

— Il est jeune, sot, impulsif, arrogant mais zélé. Oh, il a du potentiel. Je pense qu’il pourrait même devenir aussi bon que toi… d’ici une petite vingtaine d’années !

Il rit grassement, visiblement fier de sa plaisanterie, mais reprit son sérieux devant la mine sévère d’Arwald.

— Tu m’es toujours fidèle, n’est-ce pas, Chevalier ?

Le ton s’était fait soudain grave et nécessitait implicitement la plus sincère des réponses. Toutefois, choqué par la question, le prisonnier de Sombrefosse toisa ce maudit roi, source de son malheur. Pendant ces deux dernières décades, il avait appris à le mépriser puis à le haïr. Combien de fois, dans l’humidité de sa cellule sombre, avait-il fantasmé de tenir son cou entre ses mains et de serrer. Serrer. Serrer. Pourtant en cet instant, un sentiment ancien qu’il pensait défunt ressurgit contre toute attente. Il envahit ses veines, son cœur, son âme et raviva le souvenir d’un ancien serment. Ce sentiment portait le nom d’obédience. Oui, Filip avait été son ami et avant tout, son suzerain. Il l’était encore aujourd’hui. Il le serait à jamais. Alors, comme s’il l’avait fait la veille pour la dernière fois, Arwald baissa la tête et mit un genou à terre.

— Mon Roi… laissa-t-il échapper en un souffle. Je suis ton serviteur.

Quand Burton rejoignit la caserne du palais, ses hommes s’étaient déjà débarrassés sommairement de leur crasse et se tenaient autour d’une table dans le réfectoire. À part eux, la grande salle était déserte, mais les neuf soldats faisaient autant de raffut qu’une escouade. Tous étaient aussi affamés qu’assoiffés. Aussi Barrod le cuisinier leur avait-il autorisé un repas en dehors des services réglementaires, composé des restes de la veille. Le sergent avait pour projet de filer directement dans la cour pour se vider une bassine d’eau sur la tête, mais il s’en trouva détourné par la simple vue d’un tonnelet de bière que ses soldats menaçaient de boire sans lui. Il les rejoignit et se saisit d’autorité d’un pichet plein, qu’il but d’un long trait jusqu’à la dernière goutte sous les vivats de la petite troupe. Il connut l’extase tandis que le liquide ambré nettoyait sa gorge mise à mal par la poussière.

— Soyez maudits ! lança-t-il en reposant bruyamment le récipient vide. Vous étiez partis pour ne rien me laisser, n’est-ce pas ?

— Prenez place à mes côtés, sergent ! l’invita Ector, le plus jeune soldat du détachement. Tant qu’il reste à boire et à manger ! Si vous partez, je crains que cette bande d’estomacs ambulants ne laisse que des os et des miettes derrière elle.

Il rit de bon cœur en désignant d’un geste ses huit compagnons.

— Oui, Burton avec nous ! Burton avec nous ! scandèrent ces derniers.

Le sergent exhiba ses dents jaunies à l’occasion d’un large sourire. Puis il défit son ceinturon et ses bottes, laissa tomber le tout sur le sol, et s’assit auprès d’Ector sous une acclamation générale. Le jeune homme laissa son supérieur mâcher gloutonnement plusieurs morceaux de viande séchée et boire un autre pichet, avant de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis plusieurs jours.

— Vous le connaissez personnellement, n’est-ce pas ? Notre prisonnier. Le traître. Je vous ai entendu malgré moi lui donner du « Lord » à plusieurs reprises.

Burton éructa bruyamment puis ricana.

— Tu as quel âge, mon garçon ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas exactement. Quinze ou seize ans… peut-être dix-sept.

— Tu n’as donc pas connu cette époque et tu ne sais que ce que tes aînés ont bien voulu te raconter. À savoir la litanie habituelle, celle d’Arwald le Loup, sauveur de Rougeterre, vainqueur des sauvages envahisseurs cris, premier chevalier du royaume, champion de tournois, héros adulé qui finit un jour par se croire meilleur et plus méritant que le roi lui-même, et cetera, et cetera… Le pouvoir appelle le pouvoir, dit-on. Seul Filip III était plus important que lui. Il a donc voulu prendre sa place. Mais il a été démasqué avant de passer à l’acte. Il a tout perdu. Fin de la belle histoire !

Le sergent s’aperçut soudain que toute la tablée s’était tue. Ses soldats avaient interrompu leur festin et leurs plaisanteries pour lui prêter toute leur attention.

— Bande de commères ! lança-t-il, hilare. Vous n’êtes que des bonnes femmes en manque de potins !

— Continuez, s’il vous plaît, demanda Ector. Vous avez vécu cette période, vous devez savoir ce qu’il s’est passé, réellement.

Burton affecta un air de surprise.

— Comment ça « ce qu’il s’est passé réellement » ? Pourquoi la vérité serait-elle différente de ce que je viens de dire ?

Le jeune soldat haussa les épaules.

— Mon père m’a parlé de lui quand j’étais môme…

— Tu veux dire hier, l’interrompit le sergent avec malice, ce qui déclencha une explosion de rires gras.

— Sérieusement, mon paternel était à la bataille de Linée, son capitaine était donc Arwald… Lord Arwald. Il m’a confié qu’il n’avait jamais connu d’homme plus droit et plus fidèle envers le roi. Il n’a jamais cru à cette histoire de trahison, de tentative de régicide. Il pensait qu’Arwald avait été victime d’un complot.

— Ouais ! renchérit un autre soldat nommé Aselme, à peine plus âgé. Beaucoup de gens l’ont cru, pourtant Arwald n’a rien nié lors de son procès !

Cette dernière remarque entraîna un brouhaha général, chacun y allant de son commentaire. Le sergent intima le silence en frappant à plusieurs reprises sur la table avec son pichet vide.

— J’étais moi-même sous ses ordres pendant la campagne contre les barbares cris, se vanta-t-il. Bien sûr, je n’étais qu’un simple homme d’armes et je ne fréquentais pas la noblesse… cela dit, j’ai suffisamment approché le bonhomme pour avoir un avis sur la question.

Il s’interrompit, affichant un petit sourire narquois. Ses soldats semblaient pendus à ses lèvres.

— Et alors ? demanda l’un d’eux.

— Et alors quoi ? Vous pensez que je vais continuer à bavasser tandis que je n’ai plus rien à boire ? Ça assèche la glotte, la parlotte.

Ector comprit le message et lui fit passer sa propre pinte, encore remplie.

— Voilà qui est mieux, conclut Burton. À cette époque troublée, ces chiens de Cris… qu’Erod les emporte tous autant qu’ils sont, ces bâtards puants… étaient donc revenus à Rougeterre. Il faut croire que c’est une habitude ancestrale chez eux. Dès qu’ils se trouvent un Khan un peu plus couillu que les autres, ils sautent sur leurs maudits chevaux nains et tentent de nous envahir ! D’ailleurs, ils reviendront un jour, c’est sûr et certain, croyez-en mon expérience !

— Et Arwald le Loup ? demanda Ector, impatient.

— J’y viens, bon sang ! En une chevauchée, les Cris, commandés par le Khan Kilaï, s’étaient rendus maîtres de la moitié est de Rougeterre, mais Arwald, à la tête de l’armée royale, les a arrêtés dans la plaine de Linée, comme vous le savez. Quelle bataille ! Quelle victoire ! Pourtant les sauvages étaient trois fois plus nombreux que les Rougeterres et leurs alliés, les Forestiers de Profonde ! À première vue, nous n’avions aucune chance. L’armée rassemblée là n’avait pour mission que de ralentir l’ennemi et laisser le temps au roi d’organiser la défense de Castelrol. Nous étions des agneaux destinés au sacrifice, en somme. Mais avant la charge, le Loup s’est adressé à nous avec des mots incroyables… Oh, mais ne comptez pas sur moi pour vous rapporter ses mots exacts, je ne m’en souviens foutre plus, je sais juste quels effets ils ont eus sur la troupe. Et dire que le diable d’homme avait vingt-cinq ans tout au plus !

— Quels effets, sergent ?

— Le genre qui vous remue les tripes, qui vous rappelle l’importance de la bannière sous laquelle vous combattez et qui vous fait dire que votre serment d’allégeance envers le roi est la chose la plus importante au monde ! Alors, avec ces mots en tête, quand vient l’heure de manier la hache ou l’épée, vous préférez mourir plutôt que défaillir ! Croyez-moi, un homme capable de parler comme ça ne peut pas trahir… ou alors, par Erod, ça veut dire que tout est pourri ici-bas. Je vous le dis comme je le pense : nous avons gagné la bataille parce qu’il nous a convaincus que nous pouvions le faire !

— Alors vous aussi, vous pensez qu’il n’a pas pu trahir ! s’exclama Ector. Mon père a le même avis !

Burton haussa les épaules.

— Oh, honnêtement, je ne sais pas, mon gars. Je ne sais vraiment pas. Je dirais simplement que je préfère croire l’homme tel que je l’ai vu : exemplaire ! Quant au procès dont parlait Aselme, si l’homme n’a rien nié, il faut préciser qu’il n’a rien avoué non plus.

Un silence s’ensuivit, comme si chacun méditait les paroles du sergent. Finalement, un soldat plus curieux que les autres osa se manifester :

— Et d’où lui vient son surnom ? Le Loup ?

— Du blason de sa famille, avança Ector, sûr de lui. Mon père disait qu’une tête de loup ornait ses oriflammes !

Burton secoua négativement la tête.

— Eh non, mon garçon. Dans sa jeunesse, Arwald était un officier sans titre. Il s’est fait un nom grâce à sa Meute.

— Sa meute ? répétèrent en chœur quelques soldats captivés.

— Oui, la Meute avec un grand « M ». C’est ainsi que l’on surnommait sa compagnie, composée de ses guerriers les plus fidèles. Oh, ils étaient une vingtaine tout au plus. Ils le suivaient dans tous les guêpiers, dans toutes les escarmouches. De sacrés gaillards ! Leur renommée grandit tant et si bien que le roi fit d’eux sa garde personnelle rapprochée, leur confiant toutes les missions délicates ou secrètes. Et la suite appartient à l’Histoire : Arwald devint l’ami le plus proche de Filip, il fut anobli et prit naturellement le loup pour blason. Cinq ans après la guerre contre les Cris, lorsqu’Arwald fut accusé de trahison, sa disgrâce retomba sur la Meute. Ses membres survivants – ils ne devaient pas être plus de dix – disparurent avant d’être arrêtés et l’on n’entendit plus jamais parler d’eux…

— Qui étaient-ils ? demanda Aselme.

Le sergent prit quelques secondes pour fouiller sa mémoire.

— Eh bien à vrai dire, les noms m’échappent aujourd’hui. C’était il y a vingt ans tout de même. Ils étaient tous de valeureux guerriers, des êtres d’exception… même si celui dont je garde le souvenir le plus marquant était, en réalité, une femme.

— Une femme ? répéta Ector.

— Eh oui ! Une beauté froide aux cheveux blonds et courts. Sur mon honneur, je n’ai jamais vu quelqu’un manier une épée comme elle. Au combat, elle était un ange de la mort, rapide et précise comme une bête fauve. Selon la rumeur, elle était originaire d’un peuple de montagnards, vivant loin au nord, au-delà de la grande forêt de Profonde. Et, selon la superstition, elle était la dernière d’une caste de guerrières mythiques ; certains lui prêtaient même des pouvoirs magiques. Si seulement, je me souvenais de son nom… Par Erod, quelle femme !

Au grand dam de son auditoire, Burton marqua une nouvelle pause, un demi-sourire béat éclaira son visage buriné, comme si une image particulièrement agréable était apparue devant ses yeux.