La Dernière Garde - Tome 2 - Denis Gérard - E-Book

La Dernière Garde - Tome 2 E-Book

Denis Gérard

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Beschreibung

Arwald le Loup a reformé « la Meute ». Felymée l’immortelle, Thom le nain débrouillard, Alrow l’archer infaillible et Clamane le poète érudit ont répondu à l’appel de leur capitaine. Ils constituent la dernière garde de Valkryst, le prince héritier, face au démon assassin Lamenoire. Le destin les rattrape aux confins du royaume, dans une tour assiégée, en proie aux flammes. Meurtrie et amputée, la Meute devra se relever pour poursuivre sa mission…
La Dernière Garde s’inscrit dans une série de romans constituant les chroniques épiques et fantastiques du royaume de Rougeterre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis-Christian GÉRARD vit à Nancy, la cité des Ducs de Lorraine. La lecture du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien fut la révélation qui guida son imagination d’enfant vers d’autres mondes. Il eut alors envie de créer et raconter ses propres histoires. Ses premières nouvelles circulèrent en secret sur les tables de ses camarades lycéens, pendant les cours. Parallèlement, il s’abandonna corps et âme au jeu de rôles. Plus tard, il entreprit la rédaction de plusieurs romans dans lesquels il joue avec l’Histoire (à la manière d’ Alexandre Dumas ou de Walter Scott) ou l’invente (à la façon de Robert E. Howard).

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Denis-Christian GERARD

Les Chroniques de Rougeterre

LA DERNIÈRE GARDE

Tome 2 – L’héritier

Roman

Prologue

Rien ne semble pouvoir détourner le terrible Lamenoire de sa mission : assassiner Valkryst le prince héritier, et mettre un terme à sa lignée. Arwald et ses compagnons gagnent du temps et le protègent de leur mieux, en attendant de trouver un moyen de lutter contre l’insaisissable créature démoniaque. Considérés comme des hors-la-loi, ils sont également traqués sans relâche par le capitaine Aimery de Castelrol.

Aux confins du royaume, Arwald et la Meute ont retrouvé leur ami Clamane, le poète érudit. Mais, satisfait de son existence au milieu de ses précieux parchemins, ce dernier hésite à reprendre du service. De plus, il conserve une rancœur tenace envers la famille royale.

Hélas, le pisteur Mi-Cri a retrouvé la trace de la petite compagnie et guide les troupes de son maître, le capitaine Aimery, jusqu’à la tour fortifiée de Clamane. Un siège s’ensuit. Devant la résistance acharnée d’Arwald, Aimery perd la raison et fait incendier l’édifice. La Meute disparaît dans les flammes dévorantes…

Seuls Syllea et Petit-Thom, capturés avant le drame, restent en vie. Leur sort dépend maintenant d’Aimery de Castelrol, mais également du cruel Mi-Cri…

Chapitre 1 : Le champion de Castelrol

Syllea ouvrit les yeux et fut éblouie par la lumière du jour naissant. Elle se tenait couchée sur le flanc gauche, la joue et le front meurtris par un parterre de cailloux aux arêtes cruellement saillantes. Une odeur puissante de brûlé malmenait ses narines irritées. Elle ne sentait plus ni ses bras ni ses jambes et comprit rapidement qu’ils étaient si bien entravés que la circulation du sang y était ralentie. Quant à la moiteur désagréable qui irradiait dans son dos, elle lui fit comprendre qu’un autre partageait très étroitement son sort.

— Thom… est-ce toi ? balbutia-t-elle.

— Syllea ! lui répondit le nain. Erod soit loué, j’ai bien cru que tu avais passé l’arme à gauche.

— Que…

Elle tenta de se redresser mais la douleur qui lui vrilla aussitôt la tempe la fit retomber lourdement au sol.

— Reste calme, lui conseilla son compagnon d’infortune. Ne bouge pas. Le mal de crâne va finir par s’estomper.

Il mentait. C’était comme si sa propre caboche menaçait d’exploser à tout moment, mais il ne voulait surtout pas que la voleuse change de position et soit témoin du même spectacle funeste que lui. En effet, couché contre la jeune femme, Thom était aux premières loges : à cent pas à peine, juste devant lui, se trouvaient les restes éboulés, gris de cendre et fumants de la tour de Clamane. Les soldats d’Aimery, maintenus à distance par la chaleur encore vive, étaient éparpillés autour des ruines de l’édifice, ne sachant ni comment réagir ni comment interpréter l’événement. Après tout, ils avaient assassiné leur propre roi cette nuit.

— Arwald ? demanda Syllea. Et les autres ? Sais-tu si… s’ils sont saufs ?

Petit-Thom sentit sa gorge se serrer. Que devait-il répondre ? À quoi bon éluder la triste vérité ? Cela ne ramènerait pas les amis tombés. Jadis, le Loup, Felymée, Alrow et Clamane étaient capables de faire des miracles ensemble. Combien de fois s’étaient-ils sortis de justesse de situations pires qu’inextricables ? Mais cette fois-ci, la chance leur avait, semble-t-il, fait faux bond. Il faut croire que la Meute appartenait à une autre époque, glorieuse et révolue ; la reformer aujourd’hui s’était révélé être une erreur fatale.

— Thom, je t’en prie… dis-moi s’ils sont saufs.

Le nain soupira, cherchant les mots les moins cruels, les moins rudes possibles, mais il n’eut pas besoin d’ouvrir la bouche, un autre s’en chargea pour lui.

— Tous morts, lança Burton en s’approchant des deux prisonniers. Brûlés vifs dans leur cachette sans avoir la moindre chance de se défendre. Leurs os calcinés reposent maintenant sous des tonnes de gravats.

— Non… bredouilla Syllea tandis que ses yeux s’embuaient de larmes. Qu’avez-vous fait ?

— Après avoir assassiné ton souverain et sa dernière garde, tu viens tourmenter les survivants, sergent, grogna Petit-Thom. Quel guerrier digne d’éloges tu fais !

Contre toute attente, le vieux soldat tomba à genoux devant le nain. Son visage noirci par la suie, sa barbe hirsute et ses yeux rougis lui donnaient l’allure d’un dément.

— Loin de moi l’idée de tourmenter quiconque, petit homme, souffla-t-il la voix brisée par une émotion sincère. Je ne voulais pas en arriver à ce drame… Je ne voulais pas… Erod m’en est témoin…

Thom cracha devant Burton.

— Sois tranquille, Erod te jugera quand tu rendras ton dernier souffle, régicide ! Car c’est ainsi qu’il faut vous nommer maintenant, toi, ton seigneur et sa bande de tueurs ! Tu te lamentes comme une vieille femme mais qu’as-tu fait pour empêcher que cela ne se produise ? Qu’as-tu fait ?

Il aurait pu continuer ainsi longtemps, à éructer son trop-plein de haine et de rancœur sur le vétéran abattu. Mais, dans son dos, Syllea pleurait à chaudes larmes ; et l’expression insoutenable de la douleur de la jeune femme ainsi que les tremblements nerveux de son corps firent perdre instantanément à Thom toute velléité combative. Alors il se tut et ferma les yeux pour tenter de contenir son propre désarroi. Dans cet état second, il entendit à peine Aimery aboyer ses ordres à la troupe, sur le ton arrogant et méprisant qui caractérisait si bien le chevalier.

Des hommes d’armes vinrent trancher les liens des prisonniers. Mais ces derniers, incapables de se servir de leurs membres rendus douloureux par l’afflux sanguin subitement rétabli, durent être portés comme des paquets de linge sale et mis en selle sur un cheval commun. Bientôt, ils prirent la route en direction de Castelrol au milieu d’une colonne de vingt cavaliers seulement. Dix soldats avaient été désignés pour rester sur place et fouiller les gravats à la recherche des restes des victimes. Tant qu’ils le purent, Thom et Syllea se déhanchèrent sur leur selle pour observer l’oriflamme mortuaire de fumée noire qui, lentement délitée par la brise, tentait de s’élever loin au-dessus de la Passe-du-Levant.

À la nuit tombée, la troupe d’Aimery fit halte à Espandio, un village paisible de trente-trois âmes. Ces dernières ne s’attendaient certes pas devoir entamer leurs réserves de nourriture pour contenter une vingtaine d’estomacs de soldats affamés. Mais le choix ne leur fut pas donné. Et qui eût osé défier l’autorité du premier chevalier du royaume ? Aimery réquisitionna la ferme la plus cossue pour son confort personnel et ordonna à sa troupe de monter le camp tout autour.

Dans la pièce principale du bâtiment, le chevalier se tenait assis, seul devant les reliefs d’un repas copieux. Il rota bruyamment après avoir vidé d’un trait une énième coupe de piquette puis s’essuya les mains sur un pan de nappe rugueuse.

— Des traîtres… maugréa-t-il, aviné, tandis que le liquide coulait sur son menton et son plastron. Tous des traîtres… même ce vieux roquet de Burton ne peut s’empêcher de contester chacun de mes ordres… et mes hommes, ces bâtards, me regardent du coin de l’œil comme s’ils n’avaient plus confiance… Est-ce ma faute si le roi n’a pas survécu ? Valkryst m’a-t-il laissé le moindre choix ? Il avait perdu la tête, il était devenu dément ! Il pactisait avec Arwald le régicide ! Mais qui sait, peut-être même l’avait-il commandité pour assassiner son propre père ? Maudits soient-ils tous ! En fait… je n’ai plus que toi, l’ami, tu es le dernier de mes fidèles.

Il attrapa une cuisse de poulet à demi rongée et la lança vers un coin de la pièce plongé dans l’obscurité. Une main bandée blafarde émergea aussitôt de l’ombre pour récupérer la nourriture avec avidité.

— Merci bien, mon maître. Tu es généreux avec Mi-Cri.

— C’est normal… Sans tes incroyables dons de pisteur, je n’aurais jamais retrouvé la trace de ce chien d’Arwald, poursuivit Aimery. Quel dommage que tu sois aussi laid et puant. J’aurais pu faire de toi… mon nouveau sergent. Mais à quoi ressemblerais-tu vêtu d’une cotte de la garde de Castelrol ? Les gens te prendraient pour mon bouffon… Un bouffon monstrueux. Quant à ton odeur de bête crevée, elle épouvanterait jusqu’aux chevaux…

Il s’esclaffa en postillonnant.

— Le maître est trop bon avec Mi-Cri. Mais Mi-Cri ne veut pas être un soldat… Non, non.

— Allons bon ! Tu es donc insensible aux honneurs. Dans ce cas, quel autre bienfait pourrais-je t’octroyer pour récompenser ta loyauté ?

Le petit être sortit sa tête lunaire de la pénombre, ses yeux n’étaient que deux fentes noires et inquiétantes.

— Ah, il… il y a bien que’que chose qui ferait très très plaisir à Mi-Cri… siffla-t-il, tel un serpent venimeux.

— Par Erod ! À la bonne heure ! Et de quoi s’agit-il ? Parle !

— Oh, Mi-Cri voudrait bien… la femelle…

— La femelle ? Tu veux dire…

— Oui… la femelle à la peau blanche, la prisonnière… elle ferait vraiment très plaisir à Mi-Cri…

Sous l’effet de la surprise, Aimery de Castelrol éclata de rire et manqua de s’étouffer. Après avoir toussé bruyamment et repris son souffle, il se tourna vers le petit pisteur.

— Il y aurait donc un vrai mâle caché sous ce physique disgracieux ! lança-t-il d’une voix rauque. Sache que je consens à te donner la petite servante de bon cœur, elle ne me sert à rien après tout. En réalité, je n’ai besoin que du nabot pour qui je nourris quelque projet d’envergure…

Le visage de Mi-Cri sembla s’illuminer et sa bouche fine se tordit en un simulacre de sourire.

— C’est promis à Mi-Cri ?

— Oui, c’est promis, mon abominable et petit ami. Mais ne perdons pas de temps, poursuivit le chevalier en se levant avec peine de sa chaise. Je suis plus que curieux de voir ce que tu comptes faire de ta… nouvelle propriété.

D’un pas rendu mal assuré par l’abus de vin et par sa cheville foulée, le jeune seigneur se saisit d’une lanterne puis se dirigea vers la sortie. Mi-Cri s’élança sur ses talons, à quatre pattes, tel un animal de compagnie.

La nuit venait de tomber et les soldats qui n’étaient pas de garde se reposaient devant leurs tentes, au pied des feux sur lesquels finissaient de griller les pièces de viande soustraites aux réserves d’Espandio. Quelques téméraires osèrent lancer un regard noir vers leur seigneur tandis qu’il traversait leur camp en boitant, mais ce dernier les toisa. Bombant le torse, il exhibait la cotte de mailles nordane prise à Arwald comme un trophée. Et, en vérité, c’en était un. En portant cette pièce d’armure historique, il se sentait invincible. L’égal d’un dieu de la guerre. D’ailleurs n’avait-il pas survécu à un coup mortel porté par une Velkerie ? Qui pouvait se vanter d’en avoir fait autant ? Même le puissant Rol le Noir était tombé sous les coups de l’une de ces harpies.

— La traîtrise est partout, susurra-t-il à Mi-Cri qui marchait à son côté. Mes hommes me tiennent rigueur d’avoir transformé leur jeune roi en charbon de bois… mais ils ne comprennent pas le service que j’ai rendu au royaume. La traîtrise est vraiment partout…

Le petit être ne répondit pas, il se moquait bien des états d’âme ou des obsessions de son maître. Pour lui, seule comptait la jeune femme détenue dans la vieille grange vers laquelle il trottait et ce qu’il allait bientôt lui faire endurer…

Dans la semi-obscurité de l’édifice aux planches disjointes, Syllea et Petit-Thom tentaient de reprendre quelques forces en buvant une soupe de légumes trop claire, sous la surveillance d’un duo de soldats fatigués. Maculés de sang séché et de poussière grise, affalés sur un lit de paille défraîchie, les survivants de la Meute ressemblaient à des mendiants de longue date. Ils étaient encore sous le choc de la disparition tragique de leurs amis. Aussi, quand la porte de la grange s’ouvrit, ne levèrent-ils même pas la tête vers les nouveaux venus, nimbés de la lumière jaune émanant de leur lanterne.

— Mais… qui a osé détacher et nourrir ces deux vermines ? aboya Aimery.

Tels des pantins de bois montés sur ressorts, les hommes d’armes sursautèrent et se mirent au garde à vous devant leur suzerain. C’est à peine s’ils remarquèrent le nabot aux yeux bridés qui piaffait d’impatience à son côté.

— En fait… c’est moi, Messire, répondit l’un d’eux craintivement. Mais sur ordre du sergent Burton, précisa-t-il hâtivement. Je… je ne me serais jamais permis de le faire de ma propre initiative…

Le premier chevalier du royaume pesta comme un charretier puis fit un effort considérable pour chasser la hargne qui s’insinuait en lui.

— Eh bien, encore une fois, je dois avouer que le sergent m’irrite sérieusement, dit-il d’une voix fébrile. Cela devient une habitude, ces temps-ci. Mais je réglerai mes comptes avec lui en temps utile. En vérité, l’heure est à la détente. En effet, mon ami Mi-Cri et moi-même sommes venus nous amuser.

Ces derniers mots sonnèrent comme un avertissement sinistre pour Syllea et Petit-Thom, si bien que les deux compagnons d’infortune levèrent la tête de concert vers le chevalier.

— Mais dans quel état pitoyable elle est ! s’exclama ce dernier en désignant la jeune femme. Elle n’est vraiment plus très appétissante. Es-tu certain que tu en veux toujours, mon disgracieux vassal ?

— Oui, la femelle est parfaite… pour ce que Mi-Cri veut en faire, mon maître.

— Dans ce cas, je n’ai qu’une parole. Gardes, dépouillez la fille de ses hardes et amenez-la au centre de la grange, pour que mon serviteur et ami ici présent puisse disposer d’elle comme… comme il l’entend.

Syllea échangea un regard horrifié avec Petit-Thom. Ce dernier tenta aussitôt d’interpeller Aimery.

— Messire, je vous en prie, je vous en conjure ! Cela n’est pas digne d’un seigneur tel que vous ! Laissez-la tranquille ! Elle n’est pas votre ennemie ! Son implication dans cette histoire est due au hasard ! S’il vous plaît, laissez-la tranquille !

Les suppliques eurent l’effet escompté sur les deux soldats qui s’immobilisèrent. Ils se tournèrent vers leur chef, comme pour obtenir de nouvelles instructions. Hélas, ce dernier se révéla bien moins sensible qu’eux.

— Allons, mettez mes ordres à exécution ! ordonna-t-il, le visage dénué de toute émotion.

Alors, les gardes se jetèrent sur la pauvre Syllea épouvantée et entreprirent de déchirer ce qui restait de ses vêtements. Bien sûr, elle tenta de se débattre de toutes ses forces restantes et Thom voulut s’interposer, mais les coups qui s’abattirent sur eux brisèrent leur résistance. Le nain fut repoussé violemment contre une cloison et s’en trouva à demi assommé, tandis que la jeune femme à la nudité exposée était traînée sans ménagement vers un Mi-Cri tremblant et bavant d’une excitation malsaine.

— Maîtrisez-la ! lança Aimery toujours impassible.

En soupirant, les soldats la plaquèrent sur le dos et œuvrèrent pour écarter ses cuisses de force mais, à leur grande surprise, elle cessa soudain de résister. Contre toute attente, sa voix claire teintée d’un accent de haine farouche résonna dans la grange.

— Allez, que le petit monstre prenne son plaisir et qu’on en finisse ! Il ne sera pas le premier à me forcer, j’en ai vu d’autres au palais royal. Et vu sa taille, il y a de grandes chances pour que je ne le sente même pas !

Imperméable à la raillerie, Mi-Cri s’avança jusqu’à sa proie et la contempla avec avidité. Elle était belle avec ses seins fermes, son ventre plat, ses hanches étroites et ses longues jambes. Quant à sa peau, si lisse, si blanche, si parfaite. De sa triste vie de bâtard, il n’avait jamais vu créature plus merveilleuse et envoûtante. Alors, cédant à ses basses pulsions, il se débarrassa de ses braies sales et s’allongea sur le corps chaud de la jeune femme. Maladroitement, péniblement, il s’insinua en elle puis, assuré de la posséder enfin pleinement, il s’échina à sa besogne immonde, grognant à chaque va-et-vient. Son visage hideux arrivait à peine à hauteur de la poitrine de Syllea, pourtant cette dernière pouvait sentir la fétidité de son souffle régulier. Contenant ses larmes et son dégoût profond, elle ferma les yeux en s’imaginant qu’elle enfonçait lentement une dague en plein cœur de son tourmenteur. Quand le bâtard atteignit le faîte de son plaisir odieux, il se mit à pousser des couinements ignobles, semblables à ceux d’un goret. Les deux gardes s’écartèrent d’un pas, mal à l’aise, presque écœurés. Même Aimery commençait à trouver le spectacle dérangeant.

— Allons Mi-Cri, tu t’es assez… amusé, dit-il sur un ton agacé. Laisse-la maintenant.

Soulagée de sa pulsion bestiale, la créature obtempéra et se retira de la jeune femme en haletant tel un animal.

— J’avais raison… lança alors Syllea. Je n’ai rien… senti… du tout… Autant être prise par un eunuque…

Mais sa voix brisée ne fit que trahir son émotion, son profond désarroi et dégoût. Faisant montre d’une insensibilité parfaite, Mi-Cri remonta soigneusement ses braies puis tourna son affreuse tête jaunâtre vers son seigneur.

— Le maître a dit qu’la femelle était à Mi-Cri et Mi-Cri n’en a pas tout à fait fini avec la femelle, déclara-t-il froidement.

Une dague à la lame aussi brillante qu’affûtée venait d’apparaître dans sa main droite. La voleuse crut défaillir en l’apercevant.

— Mais par Erod ! s’exclama Aimery. Que comptes-tu lui faire avec ça ? Laisse-la, te dis-je !

— Mais le maître n’a-t-il pas promis à Mi-Cri ?

Le chevalier resta interdit, percevant la détermination froide et obscène du petit sang-mêlé derrière les deux fentes noires qui traversaient son visage émacié.

— Le maître n’a-t-il pas promis à Mi-Cri ? insista-t-il.

— Oh, bon sang ! Oui, oui j’ai promis ! Après tout qu’ai-je à faire de cette garce ! Alors vas-y, fais ce que tu veux, mais de grâce, fais-le vite !

Satisfait, le petit homme enjamba la pauvre Syllea, tétanisée par la peur, et s’assit à califourchon sur son ventre nu, immobilisant ses bras sous ses genoux. Bien calé, il exhiba son arme.

— Le jeu est simple, dit-il avec la froideur d’un serpent. Mi-Cri va faire très mal à cette belle femelle. Pour pas avoir mal, cette belle femelle va révéler le secret qu’elle a volé à l’autre belle femelle, la guerrière blonde, dans la clairière de la grande forêt, sous les branches du grand chêne. Oui, Mi-Cri vous observait dans l’obscurité mais, hélas, l’était trop loin pour bien entendre tous les mots. Mi-Cri est pas idiot et il en a tiré des conclusions… mais il demande aujourd’hui confirmation.

Syllea fut saisie d’effroi. Elle se revit aussitôt en situation, espionnant Arwald et Felymée et obtenant à leur insu des informations qui la dépassaient. Que savait exactement le petit être ? Bluffait-il ? Pouvait-elle lui raconter une fable ?

— Non… je… non… bredouilla la jeune femme, terrorisée, et ne sachant qu’inventer.

Alors, sans l’ombre d’une hésitation, le bourreau traça un sillon sanglant sur l’épaule de Syllea. Cette dernière serra les dents pour retenir un gémissement de douleur et d’effroi.

— Le secret ?

— Mais je… je ne détiens aucun… secret… balbutia-t-elle. Je ne comp…

La lame dessina une nouvelle entaille écarlate sur son torse puis entre ses seins. Le sang coulait sur sa peau pâle, se mêlant à la sueur et s’accumulant sous elle en une flaque brillante. Cette fois-ci, Syllea laissa échapper un cri plaintif et déchirant qui s’entendit dans tout Espandio. À ce moment, Petit-Thom reprit conscience au fond de la grange et la scène qu’il découvrit le glaça jusqu’aux os.

— Aimery ! Arrêtez ça, par pitié ! Vous êtes un chevalier, vous ne pouvez laisser commettre une telle atrocité ! Intervenez, je vous en conjure ! implora-t-il.

Le jeune noble, choqué et pâle comme un mort, fut saisi d’un sursaut de sens moral. Comme hébété, il posa sa lanterne au sol, empoigna son épée et commença à en faire glisser la lame hors du fourreau, presque décidé à secourir la voleuse. Hélas, son âme viciée fit rapidement taire ce réflexe incompatible avec ses intérêts.

— Non ! décida-t-il en rengainant son arme d’un geste sec. Ce secret. De quoi s’agit-il ? Je dois en savoir plus…

Puis il se détourna de Mi-Cri qui poursuivait sans ciller son œuvre de boucher immonde. Le spectacle parut insoutenable à l’un des deux gardes qui, pris de nausées, s’enfuit à l’extérieur. À l’inverse, son collègue, plus rude, entreprit d’intercepter Thom qui, encore sonné, voulut ramper vers son amie pour lui porter secours.

— La belle femelle va parler, c’est couru, dit le tortionnaire froidement concentré sur sa tâche ignoble.

De sa main libre, il empoigna la mâchoire de sa victime pour lui immobiliser la tête puis plaça son arme sur l’arcade sourcilière gauche de la malheureuse.

— Oh non… non… supplia la jeune femme.

Sans ressentir la moindre pitié, Mi-Cri laboura la peau, faisant lentement descendre la lame vers l’œil ; le globe oculaire fut instantanément réduit en une bouillie pulpeuse qui suinta hors de l’orbite.

Le cri émis par Syllea fut si déchirant qu’il glaça le cœur de chaque être humain aux alentours, qu’il fut soldat ou villageois.

— Monstre ! Ordure ! hurla Petit-Thom en essayant d’échapper, en vain, à l’étreinte musclée de l’homme qui le retenait. Tu paieras pour ça, je te le jure !

— Il en reste un… menaça le bourreau.

— Non… Non… bredouilla encore la voleuse, la gorge emplie de ses pleurs et de son sang. Je… vais… parler… pitié… pitié…

— Ah ! Alors Mi-Cri écoute la femelle avec attention.

Il approcha son oreille de la bouche de Syllea et les faibles paroles qu’il recueillit lui donnèrent, semble-t-il, entière satisfaction. Aussi se releva-t-il, abandonnant sans états d’âme ce qu’il subsistait de la belle amante du Loup de Castelrol.

— Qu’a-t-elle dit ? lança nerveusement Aimery. Bon sang, qu’a-t-elle révélé qui pouvait justifier une… une telle horreur ?

Comme s’il s’agissait d’une formalité, le petit bourreau indiqua à son seigneur de se pencher vers la jeune femme. Rendu fébrile par la curiosité, le chevalier obtempéra sans même se rendre compte que ses chausses baignaient dans le sang chaud de Syllea.

— Parle-moi femme, lui ordonna-t-il en évitant toutefois de regarder son visage mutilé et mué en un masque écarlate de douleur. Ou je te jure que je te rends à ton tourmenteur.

Le corps nu et meurtri de Syllea subissait l’assaut de spasmes nerveux. Pourtant, elle trouva la force de murmurer ces quelques mots :

— Valkryst… n’était pas le fils de Filip… La reine Thallye… a fauté avec… Arwald…

— Erod est avec moi ! s’exclama Aimery en se redressant d’un bond.

Il jubilait car cette révélation constituait l’absolution immédiate de tous ses méfaits, voire la justification de chacun de ses actes récents et irréfléchis. C’était comme si le dieu Erod en personne avait soigneusement guidé ses pas et influencé ses décisions. En définitive, le chevalier avait sauvé sa patrie du règne d’un bâtard usurpateur. Il était donc l’élu et, enfin, l’unique et incontestable champion de Castelrol. Pour cette raison délicieuse, il se laissa gagner par un long rire nerveux et indécent qui, pour ceux qui l’entendirent, ne pouvait certainement pas émaner d’un individu sain d’esprit…

Chapitre 2 : « Voyage vers le large »

Le jeune Ector entamait ce jour son premier commandement officiel sous le grade de sergent d’armes. Cet honneur, il en rêvait depuis que lui et son ami Aselme, tous deux à peine sortis de l’enfance, s’étaient engagés dans la garde de Castelrol. À cette époque pas si éloignée, les recrues s’imaginaient parées d’armures et de glaives étincelants, repoussant un jour des hordes hurlantes de barbares au-delà des frontières du royaume, se nimbant ainsi d’une renommée immortelle, égale à celle d’un certain Arwald le Loup… Aujourd’hui, ce rêve paraissait aussi puéril que dérisoire. Aselme était tombé sous les coups du héros qui les avait tant inspirés, et Ector dirigeait le détachement chargé d’inhumer les restes fumants de ce même héros qu’il avait contribué à abattre… en même temps que son propre roi d’ailleurs. Mais comment les choses en étaient-elles arrivées là ?

— Le destin s’est bien foutu de nous… grommela-t-il en se grattant le cuir chevelu.

« Trouvez-moi le crâne du Loup ainsi que celui du prince traître ! » avait ordonné sire Aimery ce matin sur un ton qui ne souffrait aucun échec. Outre le fait qu’Ector n’avait pas encore bien compris en quoi Valkryst avait trahi, il faudrait au moins une journée de labeur pour déblayer les gravats de la tour. Quant à espérer y retrouver quoi que ce soit qui n’ait pas été écrasé, pilé, fondu et réduit en cendres, autant demander à Erod en personne de descendre dans la Passe-du-Levant pour danser une gigue.

— Alors, que fait-on, sergent ? lui demanda benoîtement l’un des hommes d’armes qui avant cet instant ne l’avait jamais appelé autrement que par son prénom.

Sergent d’armes. Il était bien conscient que ce matin, sire Aimery l’avait bombardé à cette fonction sans raison particulière, sinon qu’il fallait bien trouver un imbécile en chef, peu importait lequel, pour mener neuf autres idiots dans la mission la plus ingrate jamais confiée à des soldats de Rougeterre. En temps normal, Burton aurait été assigné à la besogne mais la cote de popularité du vétéran était actuellement au plus bas auprès du chevalier…

— On retrousse les manches et on trouve ce qu’on nous a ordonné de trouver, répondit Ector en haussant les épaules. C’est pas comme si on avait le choix.

Les gravats de la tour formaient un monticule compact plus haut qu’un homme et l’éboulement avait propulsé des pierres brûlantes à des mètres à la ronde avant de couvrir le tout d’un tapis de cendres grises. Le jeune sergent se tourna vers ses compagnons d’infortune dans l’intention de leur adresser quelques mots d’encouragement. C’est ainsi que Burton aurait procédé ; le vieux soldat était doué pour trouver les paroles de circonstance : une plaisanterie ou un rappel à l’ordre, agrémentés d’un sourire paternel ou d’un rictus sévère, et tout le monde suivait… Mais Ector n’était pas Burton, et l’inspiration lui manquait cruellement.

— Bon… écoutez-moi, tous ! Nous allons… nous allons procéder de la manière suivante… Nous formons deux équipes… deux équipes de cinq pour…

Il s’interrompit, conscient que son allocution hésitante ne pouvait être responsable des yeux exorbités et des bouches bées qui s’affichaient sur les visages de ses soldats. Certes non. Les neuf regards convergeaient derrière lui, en direction des décombres de la tour. Aussi se retourna-t-il vers un spectacle qui lui arracha instantanément un juron que le vieux sergent lui-même n’aurait pas renié. En effet, au beau milieu des gravats, cinq silhouettes fièrement dressées, empanachées de particules de cendres virevoltantes, venaient de faire leur apparition.

— Des fantômes ! lança un homme d’armes, la voix tremblante.

— Erod nous protège ! s’exclama un autre.

Les nouveaux venus firent un pas en avant, s’extirpant du nuage gris qui les nimbait. Le premier n’était autre que le Loup de Castelrol en personne, bien vivant, l’épée à la main ; ses yeux clairs brillaient d’une colère froide et animale. À son côté venait la guerrière blonde, celle-là même qui avait semé la mort dans les rangs de la garde d’Aimery quelques jours plus tôt, aux abords de Profonde ; les traits sévères de son beau visage indiquaient qu’elle était prête à recommencer. Un archer, l’arc bandé et menaçant, les accompagnait ; les muscles tendus de ses bras ne demandaient qu’à se relâcher pour décocher un trait aussi précis que mortel. Derrière eux, le jeune roi Valkryst soutenait tant bien que mal un colosse dont les jambes ployaient sous lui.

— Soldats ! gronda Arwald d’une voix grave et autoritaire. Manifestez le moindre signe d’hostilité et je vous jure que la Passe-du-Levant deviendra votre cimetière !

Ector leva aussitôt les mains en signe d’apaisement. Le jeune sergent n’avait nulle envie de déclencher un nouvel affrontement sanglant. Certes, l’apparition de ces hommes censés être réduits à l’état de cendres paraissait aussi irrationnelle que menaçante, mais peu lui importait. Le premier sentiment émergeant du tumulte de son cœur fut le soulagement de ne pas être un régicide.

— Messires… soyez assurés que nous ne nous opposerons pas à vous.

Ses hommes semblaient partager cette ligne de conduite car aucun n’esquissa le moindre geste hostile. Tous écarquillaient des yeux ronds dans lesquels transparaissait un mélange de frayeur superstitieuse et de respect envers ces survivants impossibles. Arwald descendit souplement de l’amas de gravats et avança vers le jeune chef, provoquant le recul craintif des soldats de Castelrol. Ector dut user de toute sa volonté pour ne pas en faire autant.

— Qu’est-il advenu de mes deux compagnons tombés entre vos griffes avant l’attaque ? demanda le Loup, la mine sévère, en se campant devant son interlocuteur. Sont-ils en vie ?

— Ils… sont vivants, répliqua Ector soulagé de pouvoir répondre positivement. Sire Aimery les a emmenés…

— Vers la capitale ?

— Oui.

— Sont-ils en bonne santé ? Ont-ils été traités comme il se doit ?

Arwald pensait en premier lieu à Syllea, il savait par expérience qu’une jeune femme avait plus à craindre d’une compagnie de guerriers que de fauves affamés.

— Aucun mal ne leur a été fait, je puis l’assurer…

— Tant mieux pour vous.

Le sergent d’armes déglutit avec peine. Malgré sa crainte, une question lui brûlait les lèvres.

— Par quel… par quel prodige êtes-vous encore de ce monde ? osa-t-il. J’ai vu la tour dévorée par les flammes qui s’effondrait sur elle-même… J’ai senti la chaleur du brasier…

Le Loup le dévisagea sans répondre et Ector réalisa qu’il était vain de tenter d’expliquer un miracle.

Assis contre un arbre aux feuilles roussies par la chaleur de l’incendie récent, Clamane le Taureau tentait péniblement de reprendre ses esprits. Il conservait les yeux clos tout en dodelinant de la tête tel un homme ivre. À quoi bon les ouvrir ? Pour contempler les ruines encore fumantes de sa demeure, de son sanctuaire sacré ? Pour regarder les cendres de ses ouvrages précieux, de ses rouleaux de parchemin inestimables ? Le fruit de vingt années de recherches, d’études et de sacrifices s’était envolé en une seule nuit. Il ne restait plus rien de sa vie et cela lui rappelait cruellement une épreuve similaire, vécue au terme d’une vie précédente…

— Par Tor, je ne sais pas comment tu as réalisé cet exploit mais nous te devons tous la vie Clam, fit la voix de Felymée. Merci, mon vieil ami.

Le colosse sursauta car il n’avait pas pris conscience de la présence de la jeune femme à son côté. Toutefois il n’en fut pas étonné, car il savait par expérience que l’on n’entendait jamais une Velkerie approcher.

— Je vais te donner à boire. Cela te fera du bien.

Il la laissa porter l’outre à ses lèvres craquelées et apprécia avec délectation l’eau tiède qui réhydratait sa gorge asséchée.

— Merci à toi, dit-il sa soif assouvie. Ça n’était qu’un vieux sortilège, emprunté jadis au peuple de la mer de sel… Son nom d’origine est imprononçable… mais il signifie à peu près « voyage vers le large »… Pour simplifier, je dirais qu’il nous a permis d’être physiquement ailleurs – ne me demande pas où – le temps de ce foutu incendie.

— Eh bien, cette magie « empruntée » nous aurait été très utile lors du siège de Vosse.

Clamane esquissa un sourire.

— Oh, je ne la connaissais pas à cette époque… et puis, si je ne m’abuse, nous n’en avons pas eu besoin au final… Dans le cas contraire, nous ne serions pas ici aujourd’hui…

— Il est vrai.

— Comme je te le disais, Fel, l’art ésotérique ne s’utilise pas à la légère… Il a un prix très élevé… Cette dernière fantaisie a dû drainer en moi l’équivalent de… peut-être cinq voire sept années de vie, au mieux… Dis-moi, en toute honnêteté, de quoi ai-je l’air après ça ?

La guerrière considéra son vieux compagnon d’armes avec inquiétude. En effet, ses joues s’étaient creusées malgré sa corpulence, de nouvelles rides sillonnaient profondément son visage et sa peau ressemblait à un parchemin translucide et jauni. Ses yeux paraissaient plus enfoncés et cernés de gris. Quant à ses cheveux épars, ils se paraient maintenant d’un blanc de neige uniforme.

— Quelle importance ? Tu n’as jamais été très bel homme, se força-t-elle à plaisanter.

Clamane pouffa de rire mais l’hilarité céda soudainement la place à l’émotion. Ses yeux s’emplirent de larmes, puis il se mit à sangloter comme un enfant perdu. Émue, Felymée le prit dans ses bras.

— Pleure sans honte, mon vieil ami, murmura-t-elle à son oreille. L’exploit que tu as accompli pour tes amis ce jour sera chanté par les baladins pendant des siècles et des siècles.

— Je… je ne suis pas digne… Fel… pas digne… bredouilla l’érudit, la voix brisée.

— Je ne suis pas de cet avis, Clam. Et tes compagnons d’armes non plus, sois-en assuré.

Ector et ses hommes avaient été contraints d’abandonner leurs chevaux ainsi qu’une partie de leurs vivres au Loup de Castelrol. Le voyage retour vers la capitale promettait donc d’être long et rude ; d’autant qu’il leur faudrait ensuite rapporter les événements récents à sire Aimery sans passer pour des incapables ou des fous… Loin derrière eux, debout sur un rocher, Arwald observait leurs silhouettes devenues minuscules qui se découpaient dans la lumière orangée du soleil couchant. Alrow, appuyé nonchalamment sur son arc, secoua la tête de gauche à droite.

— Tactiquement, c’est une erreur que de les laisser partir, lança-t-il. Notre avantage était de laisser Aimery croire à notre mort le plus longtemps possible.

Son capitaine ne répondit pas. Aussi l’archer poursuivit-il :

— Mais je suppose que c’est mieux que de leur trancher la gorge un par un, n’est-ce pas ?

— En effet, fit Valkryst en soupirant. N’oublions pas que ces hommes sont nos compatriotes.

Alrow haussa les épaules.

— S’ils sont les nôtres, alors pourquoi ne pas leur avoir ordonné de rester à nos côtés et de nous aider à te protéger, petit roi ?

— Parce que nous ne savons pas exactement à qui faire confiance, répliqua Arwald en rompant son silence. Combien d’entre eux resteront fidèles à ce forcené d’Aimery ou à Rastiel, si ce dernier est impliqué ? Je n’ai pas envie d’attendre qu’ils retournent leurs lames vers nous sur un champ de bataille pour le savoir.

L’archer acquiesça.

— C’est un argument valable. Autre question : que deviennent Petit-Thom et Syllea ?

— La Meute n’abandonne jamais les siens… mais son premier devoir est envers le roi. Aussi Felymée, Valkryst et moi nous rendons-nous sur la Côte Écarlate en quête de Bratal, comme prévu. En raison de son état, nous emmenons Clamane avec nous.

— Hum… Si je ne suis pas du voyage, je suppose que je suis chargé de fondre à la rescousse du gnome et de la belle voleuse.

— Tu supposes juste. Prends trois chevaux, rattrape la colonne d’Aimery, sois discret, observe, attends le moment propice, agis et reviens avec nos amis ! Tu as toujours été doué pour ce genre de mission.

Alrow sourit en adressant un clin d’œil complice à son capitaine.

— Et comment que je suis doué pour ça !

Arwald pesta intérieurement, maudissant les obligations qui l’empêchaient de partir à sa place.

Chapitre 3 : La mutinerie

Chacun des cris déchirants de la suppliciée martelait le cœur et l’âme de Burton. Allongé sous sa tente, il enfouit son visage dans ses mains calleuses comme pour se cacher, se dissimuler à cette réalité qui n’était plus la sienne. Depuis la libération du Loup, tout était allé de mal en pis : le comportement de plus en plus imprévisible d’Aimery, l’assassinat de Filip, la mort affreuse du prince et maintenant… la torture d’une jeune femme. Le sergent d’armes grogna en se relevant.

— Par ma barbe, serais-je devenu une femmelette en même temps qu’un vieillard ? J’ai ma part de responsabilité dans quelques-uns de ces malheurs.

Il aurait peut-être pu sauver Valkryst. Peut-être. Pourtant, à sa décharge, il n’avait jamais cru que la folie d’Aimery le pousserait à sacrifier son roi pour abattre Arwald, son rival fictif. Il pensait sincèrement que son seigneur reprendrait ses esprits avant d’accomplir l’irréparable… jusqu’à ce qu’il voie les premières flammes lécher les murs de la tour. Et dès cet instant, il était trop tard. Trop tard pour le dernier héritier du trône… mais peut-être pas pour cette pauvre fille qui hurlait sous le couteau d’un boucher.

Les hommes d’armes en faction qui virent Burton sortir en trombe de sa tente, le visage crispé, le torse nu et l’épée au poing, devinèrent instantanément ses intentions.

— Sergent ! lui cria l’un d’eux. Par Erod, ne faites rien que vous pourriez regretter.

— Rien que je pourrais regretter, gronda-t-il. Rien que je pourrais regretter ? Mais je regrette justement de n’avoir rien fait jusqu’ici, jeune imbécile.

Il traversa le campement d’un pas décidé en direction de la grange et son passage eut l’effet d’une traînée de poudre noire enflammée. Les soldats s’interpellèrent, donnant l’alerte, réveillant ceux qui étaient endormis, si bien que lorsqu’il atteignit le bâtiment, la presque totalité du détachement était engagée dans son sillage.

Le coup de pied asséné par Burton ouvrit la porte avec force et fracas, la faisant presque sortir de ses gonds. Le vétéran, pourtant habitué aux horreurs des champs de bataille, tressaillit quand son regard se posa sur le corps blême de Syllea, baignant dans son propre sang et parcouru de convulsions violentes.

— Eh bien, sergent… fit Aimery sur un ton narquois. Tu viens participer à la fête ?

Sous la lueur dansante de la lanterne posée à ses pieds, ses yeux semblaient briller d’une malignité de dément.

— Je viens vous arrêter, Messire, prononça gravement Burton comme investi d’une autorité supérieure. Je viens mettre un terme à vos agissements. J’aurais dû le faire depuis longtemps.

L’ignoble Mi-Cri laissa échapper un rire aussi bref que sinistre puis, telle une bête, entreprit de lécher soigneusement ses doigts maculés d’écarlate.

— Mes agissements, répéta le chevalier avec calme. Tu prononces ces mots comme si j’étais un criminel ou un monstre. Mais bien sûr, tu ne peux comprendre, tu ne peux même pas imaginer que chacune de mes décisions était influencée par une instance supérieure et divine. Je viens d’en recevoir la confirmation à l’instant.

— Une instance divine ? Pour ma part, je viens également de recevoir une confirmation, Messire, celle que vous avez bel et bien perdu l’esprit, répliqua le vieux sergent d’armes avec détermination.

Il pointa son arme en direction de son suzerain et fit un pas en avant.

— Allons, mon devoir est de vous relever de votre commandement. Vous répondrez de vos crimes devant le régent Rastiel !

— Mes crimes ? Et comment qualifier ta rébellion pitoyable ? Tu viens de te rendre coupable de haute trahison ! Soldats, emparez-vous de lui !

Burton prit alors conscience de la présence dans son dos des vingt hommes de troupe massés silencieusement dans l’embrasure de la porte. Il se tourna vers eux. Tous l’observaient, affichant sur leur visage l’expression de leur désarroi profond et de leurs doutes. Mais aucun ne réagit à l’ordre d’Aimery.

— Compagnons ! lança le vétéran bien décidé à faire évoluer la situation à son avantage. Le roi Valkryst, dernier descendant de la lignée de Cathrye, est mort hier ! Nous l’avons tué ! Oui, nous l’avons tué, tous autant que nous sommes, en obéissant aux ordres de sire Aimery ! Nous avons suivi aveuglément un fou ! Certes, il est trop tard pour réparer notre terrible méprise et nous devrons faire face à nos responsabilités dans ce drame. Mais notre premier devoir est de faire comparaître le donneur d’ordres devant ses juges ! Êtes-vous avec moi ?

Après un bref instant d’hésitation, deux hommes jouèrent des coudes pour traverser les rangs, ils se retrouvèrent en première ligne. Burton les connaissait bien, comme la majorité des soldats présents d’ailleurs, et ceux-là étaient deux braves garçons, francs et honnêtes, qu’il avait entraînés depuis leur entrée dans la garde l’année dernière.

— Nous… sommes avec vous, sergent, dit l’un d’eux d’une voix faible.

Aimery comprit aussitôt qu’il devait à tout prix reprendre le contrôle avant que le sergent ne mette à profit la confiance naturelle qu’il inspirait à la troupe. Aussi afficha-t-il un air affligé et tendit-il les bras vers son auditoire.