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Le suicide, courage ou lâcheté ? Que dire d’un homme qui, las de tout et de tous, imagine d’en finir ? Il ouvre un robinet de gaz, prenant ce geste pour une simple expérience et voulant juger de ses limites face à la peur.
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Veröffentlichungsjahr: 2019
Emmanuel Bove
LA DERNIÈRE NUIT
First published in 1927
Copyright © 2019 Classica Libris
Quatre heures sonnèrent.
La nuit tombait déjà. En cet après-midi pluvieux de novembre, elle était attendue avec impatience. N’allait-elle pas, cette nuit semblable à toutes les nuits, faire oublier le jour lugubre qui s’achevait ? Les fenêtres du petit hôtel qu’habitait Arnold s’éclairaient une à une. Cet hôtel, situé dans une rue populeuse de Montmartre, avait surtout comme locataires des musiciens, des danseuses, des jeunes gens. Ils commençaient à se lever. À travers les minces cloisons de sa chambre, Arnold percevait des bruits d’objets déplacés, des sonneries. Il n’avait pas fait de lumière. Assis près de la fenêtre, dans la clarté rougeâtre qui montait de la rue, il semblait la proie d’un profond désespoir. Mais n’y avait-il pas dans cette attitude pensive quelque chose d’un peu théâtral ?
Tout à coup, il sursauta comme si une glace venait de voler en miettes derrière lui. Ses doigts se serrèrent, ses yeux s’écarquillèrent drôlement. Il ouvrit la bouche, non comme le plongeur qui absorbe sa provision d’air, mais par nervosité. Puis il eut conscience que ce trou au milieu de son visage était laid. Ses lèvres se joignirent de nouveau et le calme revint sur ses traits de jeune homme fatigué et ambitieux.
Ses pupilles étaient bleues, ainsi que celles d’un enfant, ses mains osseuses. Il respirait paisiblement. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi, sans qu’un muscle de son corps remuât. « C’est trop... je n’ai plus la force... », murmura-t-il finalement. Il ne savait pas ce qui était trop, ni pour quelle tâche la force lui manquait. « Je souffre... je suis malheureux », dit-il encore. Il se berçait de paroles. Soudain il sourit. « Suis-je donc aussi malheureux que je le pense ? »
Inconsciemment, il bougea la main droite. Ce mouvement attira son attention sur elle. Il la regarda. « Non... ce n’est pas possible. » Dans une chambre voisine, un homme parlait sans que jamais on lui répondît. Arnold se leva. Après un instant d’hésitation, il se dirigea vers la porte, tourna le commutateur.
La pièce parut alors pauvrement et prétentieusement meublée. Le lit était un divan. Le papier-tenture, or et violet, visait à faire « goût du jour ». Un abat-jour rose, à glands de bois argentés, voilait la lumière. Mais l’hôtelier n’avait pas été jusqu’à faire remplacer la moulure écornée de la glace qui se trouvait au-dessus de la cheminée de marbre noir. À terre, devant celle-ci, pullulaient des cigarettes à demi consumées, des allumettes, des boîtes vides, des papiers froissés.
Tout à coup, comme s’il avait eu peur d’être frappé par derrière, il pivota sur lui-même. « Quel magnifique demi-tour ! » dit-il avec satisfaction. Il porta la main à son front, serra ses tempes entre le pouce et l’index. « Jamais je n’en aurai le courage, murmura-t-il ; pourtant il le faut, il le faut. » Il fit quelques pas. « J’en ai assez... j’en ai assez... », dit-il encore, mais à haute voix cette fois. Il tira une cigarette de sa poche, l’alluma. « La cigarette du condamné », fit-il en feignant de plaisanter.
On entendait toujours le vacarme de la rue. Dans le corridor de l’étage, c’était un va-et-vient continuel.
– Monsieur Jean ! criait-on de temps en temps.
Exaspéré, Arnold tournait en rond, s’arrêtant parfois pour contempler les murs contre lesquels, semblait-il, il avait envie de se jeter. « Je vais avoir le vertige... », pensa-t-il. Il s’assit, croisa ses jambes et saisit à deux mains son pied. Il plia la chaussure autant que cela est possible, comme le font les bottiers pour convaincre un client de la souplesse de leur marchandise. Il eut un ricanement. « Quelle camelote ! » dit-il. Il se releva d’un bond, mais son ardeur se calma aussitôt. Il ne savait que faire. Allait-il s’étendre sur son lit, ouvrir la fenêtre, se rafraîchir le visage, ou bien se rasseoir encore ? Il n’en savait rien. Il ne se rendait même pas compte qu’il venait de se lever. Il était là, debout, dans une chambre trop petite pour lui, les yeux levés au ciel ou plus exactement au-dessus de lui. Ses lèvres tremblaient comme s’il eût récité quelque prière. Une profonde détresse se dégageait de sa personne. On eût dit que, désespéré de sa faiblesse, il venait enfin de se résigner à n’être que ce qu’il était.
Il se rassit. « Après tout, c’est ce que j’ai de mieux à faire. » Mais cette sage constatation ne lui apporta pas la paix. Au contraire. Une sorte de folie furieuse s’empara de lui. Il jeta sa cigarette au loin, sans s’aviser de regarder où elle tombait, poussa une chaise avec une telle brusquerie qu’elle roula trois fois sur elle-même, frappa du pied un mur. « Je deviens fou... je deviens fou... », cria-t-il en gesticulant. Des papiers, des livres, divers objets couvraient une petite table. « Il n’y a pas d’encrier, tant mieux. » Il tira la nappe avec colère, comme s’il avait voulu arracher une vieille toile. « Où suis-je ? Nulle part. Que fais-je ? Je n’en sais rien. » Soudain il mordit son poignet avec une telle sauvagerie que le sang, immédiatement, se répandit jusque sur ses joues. Alors ses nerfs se détendirent. « Shakespeare ! » dit-il quatre fois de suite en regardant avec le plus grand calme sa main ensanglantée. « Je ne suis pas Shakespeare. » Il eut un frisson si violent qu’il faillit en rouler à terre. Sa blessure saignait toujours. Il mit sa main sous le robinet du lavabo et, durant une minute, regarda avec indifférence le sang se mêler à l’eau. Finalement il enroula un mouchoir autour de son poignet. Une sérénité véritable se peignit sur ses traits. Il chercha des yeux la cigarette qu’il avait jetée. Dans ses allées et venues, il l’avait piétinée. Il la ramassa, l’alluma de nouveau. « La cigarette du condamné », répéta-t-il. Il éclata d’un rire nerveux. « Du condamné, du condamné... Ah ! je ne sais plus ce que je dis... je suis incapable de le savoir... C’est un garçon sur lequel vous pouvez fonder toutes les espérances... Ah ! ah ! fonder... fonder quoi ? des espérances... »
Une rafale de pluie cingla la fenêtre. Si d’un côté des vitres transparentes, des vitres qu’une chiquenaude eût suffi à briser, il y avait la tourmente, la foule, les lumières, de l’autre, il y avait Arnold, le petit Arnold sans intérêt, les voix dans le corridor, et cette odeur de cuisine qui montait du bureau où des femmes de mauvaise vie aidaient le fils de l’hôtelier à faire ses devoirs.
Arnold s’assit sur son lit. À sa crise de tout à l’heure avait succédé un profond abattement. Il voulait pleurer. Cela l’aurait soulagé. Mais le désir qu’il avait de le faire l’en empêchait. « J’ai donc peur de mourir, murmura-t-il. Pourtant, ce serait si simple. Je m’endormirais et, qui sait, peut-être me réveillerais-je heureux... Et si je ne me réveille pas, eh bien ! je n’en saurai rien. »
Ces simples réflexions firent de notre héros un autre homme. Comme s’il était entré dans une chambre à l’insu de son locataire, il se leva avec prudence et, à pas feutré, s’approcha de la cheminée. Deux ou trois fois, il se retourna pour s’assurer que personne ne l’observait. Une photographie était dans le cadre de la glace. C’était celle d’une jeune femme. Elle y avait écrit ces quelques mots : « À mon cher Arnold, en souvenir de Raymonde. » Il la prit entre ses deux mains, un peu comme la relique que l’acteur va porter lentement à ses lèvres, et la contempla. Il croyait se rappeler que cette femme l’avait accompagné au Jardin des Plantes, qu’elle lui avait fixé un rendez-vous, qu’elle n’était pas venue. En cette soirée de solitude, il lui était doux de se tourner vers elle. Il avait pourtant des parents, des amis, mais il éprouvait le sentiment de communier avec le monde en délaissant pour une étrangère tous ceux qui eussent pu le réconforter. Depuis des années, elle n’avait eu pour lui que ce même sourire reproduit sur l’image. Elle avait posé une seconde devant le photographe, et cette seconde, c’était tout ce qu’il possédait d’elle. Ce sourire ne symbolisait-il pas les joies brèves et médiocres que la vie lui avait accordées ?
Et il conservait précieusement cette photographie ! Il avait oublié jusqu’à la personne qu’elle représentait, et aujourd’hui, à un tournant de son existence, il la tenait dans ses mains. Un instant, il songea à déchirer ce portrait qui, depuis trois ans, lui servait surtout à montrer aux femmes de chambre qu’il avait eu, lui aussi, des bonnes fortunes. Mais il n’en fit rien. Les colères d’Arnold n’allaient jamais jusqu’à l’irréparable. Il remit la photographie à sa place et, sans raisons apparentes, éclata en sanglots.
Deux longues heures s’écoulèrent avant qu’Arnold fît un mouvement. Et ce fut en s’étirant comme un dormeur qu’il sortit de la torpeur qui avait suivi ses larmes. Ses traits étaient tirés. Conscient de sa déchéance physique, du laisser-aller qui émanait de sa personne, l’inutilité de son existence lui apparut avec plus de force. Que faisait-il sur cette terre ? Pourquoi acceptait-il de souffrir ? Il n’eût pas eu plus de répulsion pour un malade qui ne se fût pas abstenu de faire des enfants qu’il n’en avait pour lui-même. Qu’attendait-il donc de l’avenir pour supporter ses maux avec une telle patience ?
Bien que, depuis un instant, les horloges tintassent aux quatre coins de la ville, Arnold regarda sa montre bracelet. « Six heures quatre », dit-il. Il demeura sans penser. « Six heures cinq. » Une minute s’était écoulée, une minute n’était plus. Le temps passait. Devait-il s’en attrister ou bien s’en réjouir ? « Six heures six. »
Soudain, au fond de la chambre enfumée, une brèche se fit et, dans une échappée lumineuse, il aperçut un paysage de rêve ; des fleurs, un ciel bleu et, plus loin, à l’horizon, une masse incandescente qui lui parut être le centre de l’univers. Les bras tendus, il fit un pas, puis deux, dans la direction de ce mirage. Mais un mur, celui de sa chambre, l’arrêta net. Il posa ses mains sur ses joues, dans un geste de femme. « Je n’en puis plus, balbutia-t-il. Il faut que je sorte, sinon je vais devenir fou. »
Derrière la porte condamnée, le voisin parlait toujours sans recevoir de réponse. Arnold mit son chapeau, l’ôta, le remit. Mais il ne sortit pas. « À quoi cela me servirait-il ? Être ici ou ailleurs, c’est la même chose. Et puis, il vaut bien mieux en finir tout de suite. »
Devant la description que nous avons faite de la chambre habitée par Arnold, nous avons signalé que, sous le faux luxe destiné à augmenter ce que les propriétaires appellent « la valeur locative », apparaissait cependant l’utilisation première. Cette pièce faisait partie jadis d’un appartement. Il avait donc été nécessaire de supprimer les portes communicantes. Les murer eût entraîné de gros frais. On les condamna simplement. Le même esprit d’économie avait dicté la conservation des conduites à gaz. L’une d’elles longeait la plinthe de la chambre du jeune homme et se terminait par un robinet badigeonné hâtivement dans le même ton que les boiseries.
Depuis longtemps ce robinet avait attiré l’attention d’Arnold, mais l’idée de l’ouvrir ne lui était jamais venue. Ce soir-là, elle traversa son esprit. Le chapeau toujours sur la tête, il s’approcha de la cheminée. Son visage avait une expression enfantine de curiosité. Il s’accroupit, essaya de manœuvrer le robinet semblable, avec ses deux ailes, à quelque insecte. Mais la peinture, en séchant, l’avait rendu pour ainsi dire inutilisable. Finalement, après s’être aidé d’un mouchoir, Arnold parvint à l’ouvrir. Au même instant, un mince jet de gaz siffla à ses oreilles. Il l’écouta avec une attention extraordinaire. Aucune odeur n’était encore perceptible. « C’est curieux que je n’aie pas songé à ce moyen plus tôt », dit-il à haute voix. Il ferma le robinet, l’ouvrit de nouveau. Cette fois, une légère odeur monta à ses narines. Instinctivement il recula. L’odeur le suivait. Il se leva. Le gaz continuait de s’échapper avec une sorte de murmure. À travers les rideaux, il aperçut des lueurs courir sur les maisons d’en face. Que faire ? Appeler au secours, ouvrir la fenêtre, fermer le robinet, ou bien attendre patiemment, sans bouger, que quelque chose de nouveau se produise ?
Il tourna le commutateur électrique. Durant une seconde, dans l’obscurité subite, il lui sembla que tout était silencieux, que le gaz comme l’eau d’un lavabo de campagne, s’était tari. Il fit quelques pas à tâtons, puis s’assit dans l’unique fauteuil de la chambre. Il n’avait pas encore quitté son chapeau. Ses mains inoccupées reposaient sur ses jambes. Qu’allait-il donc se passer ? Soudain, ses oreilles habituées à l’obscurité perçurent de nouveau le sifflement du gaz. Il se dressa d’un bond. Mais à cet élan ne succéda rien. S’il fermait le robinet, qu’y aurait-il de changé ? Découragé, il se laissa retomber dans le fauteuil. Chaque seconde qui s’évanouissait ne le rapprochait-elle pas d’un événement extraordinaire ? À pleine poitrine, les yeux clos, il respira l’air empoisonné. Allait-il perdre conscience ? Pour l’instant, il était calme. Il avait nettement le sentiment que le gaz ne s’était pas encore répandu en quantité suffisante pour être nocif, qu’il n’avait qu’à se lever, fermer le robinet pour que tout retombât dans l’ordre habituel. C’était ce qu’il se réservait de faire au moment voulu.
Le sifflement du gaz, parce qu’il le percevait maintenant aussi nettement que celui d’une chaudière, lui donnait l’illusion que ses sens, loin de s’émousser, s’aiguisaient. Si on lui avait demandé, à cette minute, pourquoi il voulait se tuer, il eût répondu avec étonnement qu’il n’avait pas la moindre intention de mourir. « Vous voulez savoir pourquoi j’ai ouvert ce robinet ? eût-il continué. N’est-ce pas ? C’est cela qui vous intrigue ? Rien n’est plus simple. J’aime les émotions fortes. J’aime à jouer avec le danger. Mais ne craignez rien. Quand vraiment cela tournera mal, je fermerai le robinet, et tout sera dit. »
En effet, il ne songeait pas à la mort. Cependant que le gaz envahissait la pièce, il s’observait. De temps en temps, il levait la main pour s’assurer qu’il pouvait toujours disposer de ses membres, ou bien il ouvrait les yeux, passait sa langue sur ses lèvres, tournait la tête. « Pour le moment, murmura-t-il, je ne cours aucun danger. »
Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’il trouvât même nécessaire de faire un geste. N’avait-il pas toute sa lucidité ? « Il me semble, songea-t-il, qu’il y a un bon moment que je n’ai pas fait un geste. Qu’une trop grande confiance ne me rende pas imprudent ! » Il porta la main à son front. Au même instant, un râle d’épouvante sortit de sa gorge. Que s’était-il passé ? Avait-il réellement porté la main à son front ou bien était-elle, comme il lui semblait, restée inerte le long de sa jambe ?
Le sifflement du gaz lui parut celui d’un train dans la nuit. Il partait. Mais non, il était là, immobile, impuissant. Il voulut crier ; aucun son ne sortit de sa bouche. Sa voix, pas plus que ses membres, ne lui obéissait, et pourtant, il était éveillé. Mille pensées s’entrechoquèrent dans son cerveau. Était-il déjà mort ? Les nausées qu’il ressentait dureraient-elles éternellement ? Dix souvenirs succédèrent à dix autres. Comme pris de panique, ils paraissaient vouloir fuir ce corps qui allait mourir. Au même instant, Arnold se revit en cent endroits. Partout il était présent, mais nulle part, on ne semblait tenir compte de lui. Son propre passé se déroulait devant ses yeux, sans lui. On eût dit que déjà il n’était plus. Il appela sa mère, vraiment, non pas comme il est entendu que font les agonisants. Il l’appelait pour qu’au moins un être humain se tournât vers lui. Personne ne répondit. Il ne s’en soucia pas. Car il y avait derrière le moribond un homme qui avait gardé tout son sang-froid et dont toutes les forces n’étaient tendues que vers un seul but : se lever, ouvrir la fenêtre.
Les mains soudées aux bras du fauteuil, il essaya de se mouvoir, cependant que son visage, triste et grave, gardait l’impassibilité d’un portrait. Qui était donc cette jeune fille qui, sans interruption, se baissait pour ramasser un objet ? Et cet officier qui, de l’index, montrait le ciel ? Les bruits de la rue venaient à lui comme un bourdonnement lointain. Que ses yeux fussent ouverts ou fermés, c’était devant lui la même procession d’êtres bizarres. Et toujours, comme si son sang eût coulé en cascade, le clapotis du gaz.
En dépit du désordre qui régnait dans son esprit, du brouillard qui l’environnait, Arnold conservait le même désir : celui d’ouvrir la fenêtre. Chaque seconde rendait la délivrance plus difficile. Il s’abandonna pourtant. Ses mains se détendirent, sa tête tomba en arrière, mais ses yeux demeurèrent vifs. Ce n’était qu’une feinte. Tout à coup, il se redresserait, et le mal, surpris, ne pourrait s’opposer à son projet.
Derrière ce relâchement apparent, Arnold se recueillit. Comme le condamné qui, marchant vers le lieu de l’exécution, guette, à chaque pas, l’occasion qui lui permettra de s’échapper, Arnold était prêt à bondir. Il attendait. Soudain il lui apparut que le moment était venu. Son corps, obéissant à un ordre impérieux, se contracta, ses bras se tendirent, ses jambes se raidirent comme des morceaux de bois. Un miracle lui permit de se lever. À ce moment, il eut conscience qu’il était debout. Il voulut faire un pas. Il en fut incapable. Dans un dernier effort, il parvint à porter le poids de son corps sur une seule jambe avec l’espoir que l’autre, ainsi libérée, obéirait plus facilement à sa volonté. Le calcul était heureux. La jambe partit en avant. Arnold exultait déjà. Mais elle ne rencontra aucun appui. Il perdit alors l’équilibre et tomba en avant.
Fait étrange, cette chute, qui dura ce que durent toutes les chutes, lui sembla si longue qu’il eut le sentiment, avant d’atteindre le sol, qu’il se retournait entièrement huit ou dix fois dans l’espace.
Un profond silence l’entourait. Il n’entendait plus les bruits de la rue ni le sifflement du gaz. Il ne distinguait rien. Il lui semblait qu’il avait démesurément grandi, que sa taille était au moins de deux mètres cinquante. Le désir d’ouvrir la fenêtre avait disparu. Il n’en voyait plus la nécessité. Libéré de cette obsession, il considérait son sort avec plus d’optimisme. Il se sentait bien. Il lui apparaissait qu’il n’avait jamais été très malheureux, que la mort n’avait rien de terrible, que sa vie n’avait été misérable que parce qu’il l’avait bien voulu. Un rose coquet parait si bien toute chose que s’il avait eu, à ce moment, la force de se lever, il n’en aurait quand même rien fait.
N’avait-il pas, près de lui, un être aimé qui le veillait ?
Cette femme, jeune et belle, penchée sur son visage, ne le regardait-elle pas avec amour, ne l’effleurait-elle pas de ses mains fines couvertes de bagues, ne lui murmurait-elle pas des paroles douces qu’il n’entendait pas, mais qui pénétraient dans son âme, discrètement, sans le concours des mots ? N’était-il pas libre et heureux, puisqu’il pouvait serrer contre lui ce corps tant désiré, puisqu’il le sentait sur sa poitrine, dans le creux de ses bras ?
– Jacqueline, est-ce toi ? demanda-t-il à voix basse.