La Fée Aux Miettes - Charles Nodier - E-Book

La Fée Aux Miettes E-Book

Charles Nodier

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Beschreibung

L'histoire de Michel le charpentier nous entraîne peu à peu d'un cadre réaliste (Grandville, le Mont Saint-Michel et Greenock sur les côtes de l'Écosse) à un monde fantastique et onirique où les hommes de Man ont des têtes de chien, où une maison de poupée peut contenir des jardins où l'on s'égare et où, derrière le personnage de la vieille mendiante naine de Grandville, dite La Fée Aux Miettes, s'évoque la figure de la princesse Belkiss, reine de Saba. Pour sauver La Fée Aux Miettes, Michel part à la recherche de la mandragore qui chante...Une quête insensée ? Cette mandragore l'emportera-t-elle vraiment dans les airs avec une douce chanson? Ce glissement du réel au rêve peut-il ouvrir l'esprit à d'autres dimensions et d'autres êtres? Ou ne mène-t-il qu'à la folie? Michel nous narre son histoire depuis l'asile des lunatiques de Glasgow -mais il est fou, dans le fond ? C'est l'avis du célèbre médecin de Michel qui prescrit, pour ce lunatique, sinapisme, phlébotomie et poucettes. Deux ans après son essai: «Du fantastique en littérature», Charles Nodier écrit dans la préface de «La Fée Aux Miettes»: «Une histoire fantastique manquerait de la meilleure partie de son charme quand elle se bornait à égayer l'esprit sans rien laisser au coeur». C'est ce que fait ce superbe conte poétique et triste. Malgré digressions, provocations, ironies ou morales, il est un manifeste pour l'imagination et l'émotion contre la froide raison «anatomique». Il «ébranlera votre coeur»... Au prix de quelques «sacrifices à la raison»?

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La Fée Aux Miettes

Pages de titreTitreI.II.III.IV.V.VI.VII.VIII.IX.X.XI.XII.XIII.XIV.XV.XVI.XVII.XVIII.XIX.XX.XXI.XXII.XXIII.XXIV.XXV.XXVI.CONCLUSION.Page de copyright

Charles Nodier

LA FÉE AUX MIETTES

1832

édité par les Bourlapapey,

bibliothèque numérique romande

www.ebooks-bnr.com

Table des matières

À M. FLAVIEN DE MAGNONCOURT,

MEMBRE DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS,

Maire de Besançon.

Cher Flavien,

Je n’ai jamais dédié mes livres qu’à mes amis. Recevez celui-ci, qui n’est peut-être pas le moindre, puisqu’il a été deux fois imprimé, deux fois contrefait, deux fois traduit, et que les journaux n’en ont rien dit.

Et puis, ne le lisez pas ; mais aimez-le pour l’amour de moi.

CHARLES NODIER,

Titre

AU LECTEUR QUI LIT LES PRÉFACES.

Je vous déclare, mon ami, et qui que vous soyez, je vous donne ce nom, selon toute apparence, avec une affection plus sincère et plus désintéressée qu’aucun homme dont vous l’ayez jamais reçu ; je vous déclare, dis-je, qu’après le plaisir de faire quelque chose qui vous soit agréable, je n’en ai point ressenti d’aussi vif que celui de lire, d’entendre raconter, ou de raconter moi-même une histoire fantastique.

C’est donc à mon grand regret, que je me suis aperçu depuis longtemps qu’une histoire fantastique manquait de la meilleure partie de son charme quand elle se bornait à égayer l’esprit, comme un feu d’artifice, de quelques émotions passagères, sans rien laisser au cœur. Il me semblait que la meilleure partie de son effet était dans l’âme, et comme c’est là, en vérité, l’idée dont je me suis le plus sérieusement occupé toute ma vie, il s’en va sans dire qu’elle devait infailliblement me conduire à faire une sottise, parce que c’est un résultat auquel je n’échappe jamais quand je raisonne.

La sottise dont il est question cette fois-ci est intitulée : la Fée aux Miettes.

Je vais vous dire maintenant pourquoi la Fée aux Miettes est une sottise, afin de vous épargner trois ennuis assez fâcheux : celui de me le dire vous-même après l’avoir lue ; celui de chercher les raisons de votre mauvaise humeur dans un journal ; et jusqu’à celui de feuilleter le livre au lieu de le jeter au vieux papier, pour votre honneur et pour le mien, à côté du Roi de Bohême, avant d’avoir attenté du tranchant de votre couteau d’ébène à la pureté de ses marges toujours vierges.

Notez bien toutefois que je vous engage à ne pas commencer, et non à ne pas finir, ce qui serait une précaution de luxe, à moins que votre mauvaise destinée ne vous ait condamné comme moi à l’intolérable métier de lire des épreuves, ou au métier plus intolérable encore d’analyser des romans !

Allez maintenant ! et prenez pitié de moi, refrain de litanies qui n’est pas commun dans les préfaces.

J’ai dit souvent que je détestais le vrai dans les arts, et il m’est avis que j’aurais peine à changer d’avis ; mais je n’ai jamais porté le même jugement du vraisemblable et du possible, qui me paraissent de première nécessité dans toutes les compositions de l’esprit. Je consens à être étonné ; je ne demande pas mieux que d’être étonné, et je crois volontiers ce qui m’étonne le plus, mais je ne veux pas que l’on se moque de ma crédulité, parce que ma vanité entre alors en jeu dans mon impression, et que notre vanité est, entre nous, le plus sévère des critiques. Je n’ai pas douté un instant, sur la foi d’Homère, de la difforme réalité de son Polyphème, type éternel de tous les ogres, et je conçois à merveille le loup doctrinaire d’Ésope, qui l’emportait, au moins en naïveté diplomatique, sur les fins politiques de nos cabinets, du temps où les bêtes parlaient, ce qui ne leur arrive plus quand elles ne sont pas éligibles. M. Dacier et le bon La Fontaine y croyaient comme moi, et je n’ai pas de raisons pour être plus difficile qu’eux en hypothèses historiques. Mais si l’on rapproche l’événement des jours où j’ai vécu, et qu’on m’en affronte d’un ton railleur à travers de brillantes théories d’artiste, de poète et de philosophe, je m’imagine tout d’abord qu’on imagine ce qu’on me raconte, et me voilà malgré moi en garde contre la séduction de mes croyances. À compter de ce moment-là, je ne m’amuse qu’à contre-cœur, et jedeviens ce que vous êtes peut-être déjà pour moi, un lecteur défiant, maussade et mal intentionné, vu que je ne sais pas à quoi sert la lecture, si ce n’est à amuser ceux qui lisent. Ce n’est probablement pas à les instruire ou à les rendre meilleurs. Regardez plutôt.

Permettez-moi, mon ami, de vous présenter cette pensée sous un aspect plus sensible, dans un exemple. Quand je courais doucement ma vingt-cinquième année entre les romans et les papillons, l’amour et la poésie, dans un pauvre et joli village du Jura, que je n’aurais jamais dû quitter, il y avait peu de soirées que je n’allasse passer avec délices chez le patriarche de mon cher Quintigny, bon et vénérable nonagénaire qui s’appelait Joseph Poisson. Dieu ait cette belle âme en sa digne garde ! Après l’avoir salué d’un serrement de main filial, je m’asseyais au coin de l’âtre sur un petit bahut assez délabré qui faisait face à sa grande chaise de paille ; j’ôtais mes sabots, selon le cérémonial du lieu, et je chauffais mes pieds au feu clair et brillant d’une bonne bourrée de genévrier qui pétillait dans le sapin. Je lui disais les nouvelles du mois précédent qui m’étaient arrivées par une lettre de la ville, ou que j’avais recueillies en passant de la bouche de quelque mercier forain, et il me rendait en échange, avec un charme d’élocution contre lequel je n’ai jamais essayé de lutter, les dernières nouvelles du sabbat, dont il était toujours instruit le premier, quoiqu’il ne fût certainement pas initié à ses mystères criminels. Par quelle mission particulière du ciel il était parvenu à les surprendre, c’est ce que je ne me suis pas encore suffisamment expliqué, mais il n’y manquait pas la plus légère circonstance, et j’atteste, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai de ma vie élevé le moindre soupçon sur l’exactitude de ses récits. Joseph Poisson était convaincu, et sa conviction devenait la mienne, parce que Joseph Poisson était incapable de mentir.

Les veillées rustiques de l’excellent vieillard acquirent de la célébrité à cent cinquante pas à la ronde. Elles devinrent des soirées auxquelles les gens lettrés du hameau ne dédaignèrent pas de se faire présenter. J’y ai vu le maire, sa femme et leurs neuf jolies filles, le percepteur du canton, le médecin vétérinaire, qui était un profond philosophe, et même le desservant de la chapelle, qui était un digne prêtre. Bientôt on exploita le thème commun de nos historiettes à l’envi les uns des autres, et il ne se trouva personne au bout de quelques semaines qui n’eût à raconter quelques événements du monde merveilleux, depuis les lamentables aventures d’une noble châtelaine des environs qui se changeait naguère en loup-garou pour dévorer les enfants des bûcherons, jusqu’aux espiègleries du plus mince lutin qui eut jamais grêlé sur le persil ; mais mon impression allait déjà en diminuant, ou plutôt elle avait changé de nature. À mesure que la foi s’affaiblissait dans l’historien, elle s’évanouissait dans l’auditoire, et je crois me rappeler qu’à la longue nous n’attachâmes guère plus d’importance aux légendes et aux traditions fantastiques, que je n’en aurais accordé pour ma part à quelque beau conte moral de M. de Marmontel.

L’induction que je veux tirer de là se présente assez naturellement si elle est vraie. C’est que pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d’abord se faire croire, et qu’une condition indispensable pour se faire croire, c’est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l’on veut.

J’en avais conclu, – et cette idée bonne ou mauvaise qui m’appartient vaut bien la peine que je lui imprime le sceau de ma propriété dans une préface, à défaut du brevet d’invention, – j’en avais conclu, dis-je, que la bonne et véritable histoire fantastique d’une époque sans croyance ne pouvait être placée convenablement que dans la bouche d’un fou, sauf à le choisir parmi ces fous ingénieux qui sont organisés pour tout ce qu’il y a de bien, mais préoccupés de quelque étrange roman dont les combinaisons ont absorbé toutes leurs facultés imaginatives et rationnelles. Je voulais qu’il eût pour intermédiaire avec le public un autre fou moins heureux, un homme sensible et triste qui n’est dénué ni d’esprit ni de génie, mais qu’une expérience amère des sottes vanités du monde a lentement dégoûté de tout le positif de la vie réelle, et qui se console volontiers de ses illusions perdues dans les illusions de la vie imaginaire ; espèce équivoque entre le sage et l’insensé, supérieur au second par la raison, au premier par le sentiment ; être inerte et inutile, mais poétique, puissant et passionné dans toutes les applications de sa pensée qui ne se rapportent plus au monde social ; créature de rebut ou d’élection, comme vous ou comme moi, qui vit d’invention, de fantaisie et d’amour, dans les plus pures régions de l’intelligence, heureux de rapporter de ces champs inconnus quelques fleurs bizarres qui n’ont jamais parfumé la terre. Il me semblait qu’à travers ces deux degrés de narration, l’histoire fantastique pouvait acquérir presque toute la vraisemblance requise… pour une histoire fantastique.

Je me trompais cependant, et voilà, mon ami, ce que vous dira votre journal. Un fou n’intéresse que par le malheur de sa folie, et n’intéresse pas longtemps. Shakspeare, Richardson et Goethe ne l’ont trouvé bon qu’à remplir une scène ou un chapitre, et ils ont eu raison. Quand son histoire est longue et mal écrite, elle ennuie presque autant que celle d’un homme raisonnable, qui est, comme vous le savez, la chose la plus insipide que l’on puisse imaginer, et si je refaisais jamais une histoire fantastique, je la ferais autrement. Je la ferais seulement pour les gens qui ont l’inappréciable bonheur de croire, les honnêtes paysans de mon village, les aimables et sages enfants qui n’ont pas profité de l’enseignement mutuel, et les poètes de pensée et de cœur qui ne sont pas de l’Académie.

Ce que votre journal ne vous dira pas, c’est que cette idée m’aurait rebuté de mon livre, si je n’y avais vu qu’un conte de fées ; mais que par une grâce d’état qui est propre à nous autres auteurs, j’en avais peu à peu élargi la conception dans ma pensée, en la rapportant à de hautes idées de psychologie où l’on pénètre sans trop de difficulté quand on a bien voulu en ramasser la clef. C’est que j’avais essayé d’y déployer, sans l’expliquer, mais de manière peut-être à intéresser un physiologiste et un philosophe, le mystère de l’influence des illusions du sommeil sur la vie solitaire, et celui de quelques monomanies fort extraordinaires pour nous, qui n’en sont pas moins fort intelligibles, selon toute apparence, dans le monde des esprits. Ce n’est ni de l’Académie des Sciences, ni de la Société de Médecine que je parle.

Ce que votre journal vous dira, c’est que le style de la Fée aux Miettes est singulièrement commun, et je vous avouerai que j’aurais bien voulu qu’il le fût davantage, comme je l’aurais fait si je m’étais avisé plus tôt du mérite du simple et des grâces du naturel, et qu’une éducation littéraire mieux dirigée n’eût jamais placé sous mes yeux que deux modèles achevés de sentiment et de vérité, le Catéchisme historique de M. Fleury et les Contes de M. Galland ; mais si l’on était obligé d’arriver à ce degré de perfection pour écrire, l’art d’écrire serait encore un art sublime, et la presse périrait d’inaction.

Ce que votre journal ne vous dira pas, c’est que j’ai adopté cette manière dans la ferme intention de prendre une avance de quelques mois sur l’époque prochaine et infaillible où il n’y aura plus rien de rare en littérature que le commun, d’extraordinaire que le simple, et de neuf que l’ancien.

Ce que votre journal vous dira enfin, c’est que le sujet de la Fée aux Miettes rappelle, par le fond, autant qu’il s’en éloigne par la forme, un badinage délicieux qu’il n’est pas permis de paraphraser sous peine d’un ridicule éternel, et que j’avais mille fois moins en vue en écrivant que Riquet à la Houppe et la Belle au bois dormant ; mais si l’on voulait prescrire, après quatre ou cinq mille ans de littérature écrite, la bizarre obligation de ne ressembler à rien, on finirait par ne ressembler qu’au mauvais, et c’est une extrémité dans laquelle on tombe assez facilement sans cela, quand on est réduit à écrire beaucoup par une sotte passion ou par une fâcheuse nécessité.

Si ce dernier reproche vous inquiétait cependant sur l’originalité de mon invention, je vous tirerais bientôt, mon ami, de cette crainte bénévole, en déclarant avec candeur que l’idée première de cette histoire doit nécessairement se trouver quelque part. Quant à la Fée Urgelle, je vous dirai au besoin où l’auteur l’a prise, et où l’avait prise avant lui le conteur de fabliaux chez lequel il l’a prise, en remontant ainsi jusqu’à Salomon, qui reconnut dans sa sagesse qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil.

Salomon vivait pourtant bien des siècles avant l’âge des romans ; il avait peu de dispositions à en faire, et c’est probablement pour cela qu’il a été surnommé LE SAGE.

I.

Qui est une espèce d’introduction.

Non ! sur l’honneur ! m’écriai-je en lançant à vingt pas le malencontreux volume…

C’était cependant un Tite-Live d’Elzévir relié par Padeloup.

Non ! je n’userai plus mon intelligence et ma mémoire à ces détestables sornettes !... Non, continuai-je en appuyant solidement mes pantoufles contre mes chenets, comme pour prendre acte de ma volonté, il ne sera pas dit qu’un homme de sens ait vieilli sur les sottes gazettes de ce padouan crédule, bavard et menteur, tant que les domaines de l’imagination et du sentiment lui étaient encore ouverts !…

Ô fantaisie ! continuai-je avec élan… Mère des fables riantes, des génies et des fées !… enchanteresse aux brillants mensonges, toi qui te balances d’un pied léger sur les créneaux des vieilles tours, et qui t’égares au clair de la lune avec ton cortège d’illusions dans les domaines immenses de l’inconnu ; toi qui laisses tomber en passant tant de délicieuses rêveries sur les veillées du village, et qui entoures d’apparitions charmantes la couche virginale des jeunes filles !… –

Là-dessus je m’arrêtai, parce que cette invocation menaçait de devenir longue.

— L’histoire positive, repris-je gravement, l’expression d’une aveugle partialité, le roman consacré d’un parti vainqueur, une fable classique devenue si indifférente à tout le monde que personne ne prend plus la peine de la contredire !…

Et qui m’assure aujourd’hui, par exemple, qu’il y a plus de vérité dans Mézeray que dans les contes naïfs du bon Perrault, et dans l’Histoire byzantine que dans les Mille et une Nuits ?

Je voudrais bien savoir, ajoutai-je en rejetant une de mes jambes sur l’autre, car il ne manquait plus rien dès lors à la forme de cette protestation sacramentelle…

Je voudrais bien savoir vraiment ce qu’il y a de plus probable, des pérégrinations de la Santa Casa de Lorette, ou de celles du voyageur aérien !… Et puisque la grande moitié du monde croit fermement aux allocutions de l’âne de Balaam et du pigeon de Mahomet, je vous demande, messieurs, quelles objections vous avez contre les succès oratoires du Chat botté ?…

Car, enfin, l’historien du Chat botté fut, comme chacun l’avoue, un homme honnête, pieux, sincère, investi de la confiance publique. La tradition dont il s’est servi n’a jamais été contestée dans ce siècle douteux ; le sévère Fréret et le sceptique Boulanger, qui attaquaient à l’envi tout ce que les hommes respectent, l’ont ménagée dans leurs diatribes les plus audacieuses ; les enfants même qui ne savent pas lire parlent tous les jours entre eux d’un chat de bonne maison qui portait des bottes comme un gendarme et qui pérorait comme un avocat ; et si la famille du marquis de Carabas a disparu de nos fastes nobiliaires, ce que je n’oserais assurer, l’extinction des races illustres est un événement si commun dans les temps de guerre et de révolution, qu’on n’en peut tirer aucune induction défavorable contre l’existence de celle-ci…

L’histoire et les historiens !… Malédiction sur elle et sur eux ! Je prends Urgande à témoin que je trouve mille fois plus de crédibilité aux illusions des lunatiques !… –

— Les lunatiques ! interrompit Daniel Cameron, que j’avais oublié derrière mon fauteuil, où il attendait debout, dans une attitude patiente et respectueuse, le moment de me passer ma redingote… Les lunatiques, monsieur, il y en a une superbe maison à Glasgow.

— J’en ai entendu parler, dis-je en me retournant du côté de mon valet de chambre écossais. Quelle espèce d’hommes est-ce là ?

— Je n’oserais le dire précisément à monsieur, répondit Daniel en baissant les yeux avec un embarras qui laissait deviner cependant je ne sais quelle arrière-pensée sournoise et malicieuse. Les lunatiques sont des hommes qu’on appelle ainsi, je suppose parce qu’ils s’occupent aussi peu des affaires de notre monde que s’ils descendaient de la lune, et qui ne parlent au contraire que de choses qui n’ont jamais pu se passer nulle part, si ce n’est à la lune, peut-être.

— Il y a de la finesse et presque de la profondeur dans cette idée, Daniel. Nous remarquons en effet que la nature, dans l’enchaînement méthodique des innombrables anneaux de sa création, n’a point laissé d’espace vide. Ainsi le lichen tenace qui s’identifie avec le rocher unit le minéral à la plante ; le polype aux bras rameux, végétatifs et rédivives, qui se reproduit de bouture, unit la plante à l’animal ; le pongo, qui pourrait bien devenir éducable, et qui l’est probablement devenu quelque part, unit le quadrupède à l’homme. À l’homme s’arrête la portée de nos classifications naturelles, mais non la portée du principe générateur des créations et des mondes. Il est donc non seulement possible, mais certain… et je ne crains même pas d’établir en principe que si cela n’était point, toute l’harmonie de l’univers serait détruite !… il est incontestable que l’échelle des êtres se prolonge sans interruption à travers notre tourbillon tout entier, et de notre tourbillon à tous les autres, jusqu’aux limites incompréhensibles de l’espace où réside l’être sans commencement et sans fin, qui est la source inépuisable de toutes les existences et qui les ramène incessamment à lui.

Et comme le microcosme ou petit monde est l’image réduite et visible du macrocosme ou grand monde, qui échappe à nos jugements par son immensité, une comparaison te fera beaucoup mieux comprendre cette idée, si tu la comprends ; car Dieu ou la puissance inconnue qui tient la place de cette profonde et insaisissable abstraction… – je te prie de me suivre attentivement ! – Dieu, dis-je, a daigné imprimer intelligiblement l’image imparfaite de ce cycle immense de production, d’absorption, d’épuration et de reproduction, qui commence, aboutit et recommence éternellement à lui, dans la fonction perpétuellement agissante de l’Océan, qui produit, absorbe, épure et reproduit à jamais les eaux qui en dérivent… ; – et cette similitude est vraiment trop claire pour que je me croie obligé à t’en donner la figure.

— Mais les lunatiques, monsieur ? dit Daniel, en déposant proprement mon habit sur mon pupitre…

— J’y arrivais, Daniel. Les lunatiques, dont tu parles, occuperaient, selon moi, le degré le plus élevé de l’échelle qui sépare notre planète de son satellite, et comme ils communiquent nécessairement de ce degré avec les intelligences d’un monde qui ne nous est pas connu, il est assez naturel que nous ne les entendions point, et il est absurde d’en conclure que leurs idées manquent de sens et de lucidité, parce qu’elles appartiennent à un ordre de sensations et de raisonnements qui est tout à fait inaccessible à notre éducation et à nos habitudes. As-tu jamais vu, Daniel, des sauvages Esquimaux ?

— Il y en avait deux sur le vaisseau du capitaine Parry.

— As-tu parlé à ces Esquimaux ?

— Comment aurais-je pu leur parler, puisque je ne savais pas leur langue ?

— Et si tu avais subitement reçu le don des langues, par intuition, comme Adam, ou par inspiration, comme les compagnons du Sauveur, ou par tout autre phénomène moral, comme un membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qu’aurais-tu dit à ces Esquimaux ?

— Qu’aurais-je pu leur dire, puisqu’il n’y a rien de commun entre les Esquimaux et moi ?

— Voilà qui est bien. Je n’ai plus qu’une question à te faire. Crois-tu que ces Esquimaux pensent et qu’ils raisonnent ?

— Je le crois, dit Daniel, comme voilà une brosse, et la redingote de monsieur que je viens de plier sur le pupitre.

— Eh bien, m’écriai-je en claquant des mains, puisque tu crois que les Esquimaux pensent et qu’ils raisonnent, quoique tu ne les comprennes point, que me diras-tu maintenant des lunatiques ?

— Je dirai, monsieur, répondit intrépidement Daniel, que la maison des lunatiques de Glasgow est certainement la plus belle de l’Écosse, et par conséquent du monde entier.

Je ne sais si vous avez jamais éprouvé, lecteur, un désappointement plus cruel que celui que mon ami le bachelier Farfallo de las Farfallas, qui passa toute une nuit pluvieuse à sonner des cantatilles sur sa mandoline, au pied de la croisée d’une belle richement vêtue à la française, – elle n’en bougea pas !… – et qui ne s’aperçut qu’au point du jour que c’était un mannequin dont la Pédrilla venait de faire emplette à Paris, pour sa boutique de modes.

Je ressentis quelque chose de pareil à la réponse de Daniel, dont il résultait démonstrativement que mes inductions philosophiques n’étaient ni plus ni moins inintelligibles pour lui que le langage des Esquimaux du capitaine Parry.

Mais je me consolai en pensant qu’il y avait là un argument irrésistible en faveur de ma théorie des lunatiques. – Et vous savez par expérience que rien n’imprime une impulsion plus bienveillante à la pensée que la satisfaction de soi-même.

Qu’importe où je vivrai, pensai-je intérieurement, pourvu que j’emporte avec moi des idées douces et d’agréables fantaisies qui entretiennent dans mon organisme parfaitement équilibré ce jeu souple des agents de la vie, cette température tiède et régulière du sang, cette inaltérable harmonie de l’action et de la fonction qu’on appelle vulgairement la santé ?…

— Daniel, dis-je à haute voix, tu es né à Glasgow, mon enfant ?

— En Canongate, monsieur, cinq ou six maisons au-dessous de celle du bailli Jervis…

— Tu as laissé à Glasgow quelque jeune maîtresse à la mante rouge ou noire, aux pieds nus plus blancs que l’albâtre, à l’œil vif et hardi comme celui du faucon, tes amis d’enfance, tes parents, ta vieille mère peut-être…

Daniel me répondit par un signe négatif, mais je ne voulus pas m’en apercevoir.

— Tu te souviens des jeux des rives de la Clyde, et de ses talus verdoyants, et du bruit retentissant des marteaux d’Hig-Street, et de la solennité sérieuse de la vieille église ! Écoute, Daniel, nous irons à Glasgow, et je verrai tes lunatiques…

— Nous irons à Glasgow ! s’écria Daniel ivre de joie.

— Nous partirons à six heures du soir, continuai-je en réglant ma montre. Comme dans le pays de la liberté plénière où nous sommes, j’ai la précaution d’être toujours muni d’un passeport et d’un permis de poste, je n’attends plus que les chevaux. Et la route intermédiaire m’étant tout à fait indifférente, ne manque pas de dire que je ne m’arrêterai qu’à 55 degrés 51 minutes de latitude.

Daniel était parti.

Dix jours après, je descendis à Buck’shead Inn, où l’on est pour le moins aussi bien qu’au Star.

II.

Qui est la continuation du premier, et où l’on rencontre le personnage le plus raisonnable de cette histoire à la maison des fous.

Je visitai la maison des lunatiques le jour de Saint-Michel, époque où l’aube d’Écosse commence à se rapprocher visiblement du crépuscule qui la suit, et je m’y pris de bonne heure, parce que j’avais entendu parler de son jardin botanique, si riche en plantes rares et merveilleuses. J’y arrivai à dix heures, par une de ces matinées pâles et sans soleil, mais calmes et de bon augure, qui annoncent une soirée paisible. Je ne m’arrêtai pas à ces tristes infirmités de l’espèce qui attirent les curieux devant la loge des fous. Je ne cherchais pas le fou malade qui épouvante ou qui rebute, mais le fou ingénieux et presque libre, qui s’égare dans les allées sous l’escorte attentive de la pitié, et qui n’a jamais rendu nécessaire celle de la défiance et de la force. Et moi aussi, j’allais, je me perdais parmi ces détours, comme un lunatique volontaire qui venait réclamer de ces infortunés quelques droits de sympathie. Je remarquai bientôt qu’ils s’écartaient de mon passage avec une dignité triste, celle du malheur, peut-être, et peut-être aussi celle d’une révélation instinctive de supériorité morale, qui est pour eux la compensation de l’esclavage philanthropique auquel notre sublime raison les condamne. Je m’éloignai respectueusement du chemin de ces solitaires, plus judicieux que nous, pour lesquels l’homme social n’est que trop justement un objet d’inquiétude et de terreur.

Hélas ! dis-je dans la profonde amertume de mon cœur, voilà l’effet de notre ambitieuse et fausse civilisation !… Ce que j’ai de frères sur la terre se détournent de moi, parce que je porte ce funeste habit du riche qui leur dénonce un ennemi !… Et ce qui me reste à moi qui fuis le monde, comme ils me fuient, c’est le commerce de cette création vivante et sensible, mais impensante et impassionnée, qui ne peut pas payer mes sentiments d’un sentiment !…

Je réfléchissais à ceci en mesurant du regard un grand carré de mandragores presque entièrement moissonné jusqu’à la racine par la main de l’homme, et sur lequel toutes ces mandragores gisaient flétries et mortes sans que personne eût pris la peine de les recueillir. Je doute qu’il y ait un endroit au monde où l’on voie plus de mandragores.

Comme je me rappelai subitement que la mandragore était un narcotique puissant, propre à endormir les douleurs des misérables qui végètent sous ces murailles, j’en arrachai une de la partie du carré qui n’était pas encore atteinte, et je m’écriai en la considérant de près : Dis-moi, puissante solanée, sœur merveilleuse des belladones, dis-moi par quel privilège tu supplées à l’impuissance de l’éducation morale et de la philosophie politique des peuples, en portant dans les âmes souffrantes un oubli plus doux que le sommeil, et presque aussi impassible que la mort ?…

— Vous a-t-elle répondu, me demanda un jeune homme qui se levait à mes pieds ?... A-t-elle parlé ? a-t-elle chanté ? Oh ! de grâce, monsieur, apprenez-moi si elle a chanté la chanson de la mandragore :

C’est moi, c’est moi, c’est moi !
Je suis la mandragore,
La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,
Et qui chante pour toi !

— Elle est sans voix, lui répondis-je en soupirant, comme toutes les mandragores que j’ai cueillies de ma vie…

— Alors, reprit-il en la recevant de ma main, et en la laissant tomber sur la terre, ce n’est donc pas elle encore !

Pendant qu’il restait plongé dans une méditation douloureuse, en proie au regret inexplicable pour vous et pour moi de n’avoir pas encore trouvé une mandragore qui chantât, je prenais le temps de le regarder avec attention, et je sentais s’accroître de plus en plus l’intérêt que le ton tendrement accentué de sa voix et le caractère innocent et naïf de son aliénation m’avaient inspiré d’abord. Quoique sa physionomie, fatiguée par une habitude non interrompue d’espérances et de désappointements, portât les traces d’un souci amer, elle n’annonçait pas plus de vingt-deux ans. Il était pâle ; mais de cette pâleur de tristesse et d’abattement sur laquelle on sent qu’un jour de pure allégresse ranimerait toute la fraîcheur de la santé ; ses traits avaient la pureté du style grec, mais non sa froideur et sa symétrie ; on devinait même au galbe bien arrêté de ses lignes régulières l’impression d’une âme rêveuse et mobile, quoique soumise et timide. La courbure étroite et noire de ses sourcils parfaitement arqués n’avait certainement jamais fléchi sous le poids d’un remords, que dis-je ! sous celui d’une de ces inquiétudes passagères de la conscience qui troublent quelquefois jusqu’au repos légitime de la vertu. Ses grands yeux, quand il les ramena sur moi, m’étonnèrent par je ne sais quelle transparence humide et bleue qui baignait un disque d’ébène où le feu du regard s’était assoupi, et ma monomanie poétique vint me rappeler l’atmosphère d’azur livide où plonge un astre éclipsé. Enfin, pour m’expliquer plus clairement, et j’aurais peut-être dû commencer par là, ce qui serait arrivé infailliblement si j’étais maître de me défendre de l’invasion de la métaphore et du despotisme de la phrase, je vous dirai en langue vulgaire que c’était un fort beau garçon, qui avait les yeux, les sourcils et les cheveux noirs comme du jais.

Ce qui me frappa cependant le plus, tant la recommandation extérieure agit invinciblement sur la raison la plus libre de préjugés, ce fut la recherche singulière, pour ne pas dire fastueuse, du costume de mon lunatique, et l’aisance abandonnée avec laquelle il portait ces richesses, aussi insoucieusement qu’un montagnard des Highlands qui descend aux basses-terres, drapé de son plaid. Une de ces chaînes d’or souple et doux que les Nababs rapportent de l’Inde paraissait soutenir un médaillon sur sa poitrine, et le shall le plus fin de tissus et le plus élégant de broderies qui soit sorti des fabriques de Cachemire la traversait en sautoir flottant. Quand il passa ses doigts forts et sa main musclée, mais d’un blanc pur et poli comme l’ivoire, dans les touffes de sa chevelure, je les vis étinceler de bagues, de rubis et de bracelets de diamants, et c’est un fait sur lequel je ne saurais me tromper, moi qui apprécie de l’œil les pierres précieuses, au carat et au grain, et qui défie sur ce point le réactif du chimiste, l’émeri du lapidaire et la balance du joaillier.

— Comment vous appelez-vous, monsieur ?… lui dis-je, avec l’expression un peu confuse, et difficile à caractériser pour moi-même, de l’attendrissement que m’inspirait l’infortune de mon semblable, et du respect que m’imposait malgré moi les débris de l’opulence d’un grand prince déchu.

— Monsieur !… reprit-il en souriant… je ne suis pas un monsieur. On m’appelle Michel, et plus communément Michel le charpentier, parce que c’est mon état.

— Permettez-moi de vous dire, Michel, que rien n’annonce dans vos manières un simple charpentier, et que je crains qu’une préoccupation d’esprit qui vous maîtrise à votre insu ne vous trompe sur votre véritable condition.

— Il est assez naturel, monsieur, de former une pareille conjecture dans la maison où nous sommes, vous comme curieux, et moi, comme détenu ; mais je vous assure que mon nom et ma profession sont les seules choses qu’on n’y ait pas contestées. Ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis un charpentier opulent, le plus riche du monde, peut-être ; et quant à ces objets de luxe dont l’étalage explique très bien l’erreur obligeante dans laquelle vous êtes tombé sur mon compte, je ne les porte point par orgueil, je vous prie de le croire, mais parce que ce sont des présents de ma femme, qui fait, depuis de longues années, un commerce florissant avec le Levant. Si on ne m’en a pas retiré l’usage en m’admettant ici, c’est peut-être, comme je l’ai pensé quelquefois, que j’y suis placé sous une protection inconnue, et aussi parce que mon caractère inoffensif et paisible me recommande à l’humanité, à la confiance et aux égards des gardiens.

Frappé de cette manière nette et simple d’exprimer des idées naturelles, dont je ferais probablement moins de cas si elle m’était plus familière : — Attendez, mon cher Michel, lui demandai-je d’un ton de curiosité inquiète : — Vous avez dû participer à des opérations bien importantes pour parvenir à un état de fortune aussi considérable ?…

Michel rougit, parut embarrassé un moment, et puis, arrêtant sur moi un œil assuré, mais plein de candeur :

— Oui, monsieur, répondit-il, mais j’ai peine moi-même à me rendre un compte exact de l’origine et de l’objet de mes entreprises, quoiqu’il n’y ait rien de plus vrai. C’est moi qui fournis les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais que Salomon fait bâtir à la reine de Saba, au juste milieu du lac d’Arrachieh, à deux jours de l’oasis de Jupiter Ammon, dans le grand désert libyque.

— Oh ! oh ! m’écriai-je, ceci est tout à fait différent. Mais vous m’avez dit, si je ne me trompe, que vous étiez marié. Votre femme est-elle jeune ?

— Jeune ! dit Michel encore plus troublé. Non, monsieur. J’imagine qu’elle a plus de trois mille ans, mais elle n’en paraît guère que deux cents.

— De mieux en mieux, mon ami ! Ces notions, Dieu soit loué, ne sont plus de ce monde. Au moins, pensez-vous qu’elle soit belle, malgré son grand âge ?

— Ni pour le monde, ni pour vous, monsieur. Belle pour moi, comme la femme qu’on aime, comme la seule femme qu’on puisse aimer !…

— Et ne vous est-il jamais arrivé de croire que la volonté de votre femme, que l’influence de sa fortune et de son crédit soient entrées pour quelque chose dans les persécutions que vous éprouvez ?

— Je l’ignore, et je regretterais de l’avoir ignoré, car cette idée aurait embelli ma prison.

— Pourquoi, Michel, pourquoi ?

— Parce qu’elle ne peut rien vouloir qui ne soit bien.

— Oh ! Michel, vous excitez vivement ma curiosité ! Je voudrais connaître cette histoire ! –

Je ne sais si vous êtes comme moi, mes amis, mais j’aurais volontiers cédé ma place à trois séances solennelles de l’Institut, pour suivre Michel dans le labyrinthe fantastique où ses demi-confidences m’avaient engagé…

Et si vous n’étiez pas comme moi, j’ai le bonheur de tenir le fil d’Ariane à votre disposition. Faites passer rapidement sous le pouce de la main droite, – ou bien sous celui de la main gauche, si vous êtes scaeve ou gaucher, – ou même sous celui des deux mains qu’il vous plaira d’employer, si vous êtes ambidextre ; faites-y passer, dis-je, en rétrogradant, les feuillets que vous venez de parcourir. Cela sera facile et bientôt fait, surtout si vous avez le geste assez sûr et fragile, dans votre empressement, pour en ramener plusieurs à la fois. Vous arriverez ainsi au frontispice, à la garde, à la couverture, c’est-à-dire à la porte d’entrée de ce dédale ennuyeux, et vous pourrez faire voile vers Naxos.

— Mon histoire ? dit Michel d’un air réfléchi, en portant successivement les yeux sur le point qu’occupait alors le soleil dans le ciel, et sur le petit coin de mandragores qui lui restait à défricher, pour se détromper de l’existence de la mandragore qui chante, au moins dans le jardin des lunatiques de Glasgow… – Mon histoire ? elle est bizarre et incompréhensible, sans doute, puisque personne n’y croit ; puisqu’on juge au contraire, partout où j’en parle, que ma foi dans des événements imaginaires au jugement de la raison universelle est un signe de faiblesse et de dérangement d’esprit ; puisque ce motif seul a déterminé les précautions bienveillantes dont je suis l’objet, que vous appeliez tout à l’heure des persécutions, et que je n’attribue qu’à l’humanité. Que vous dirais-je, enfin ? cette histoire est pour moi une suite de notions claires et certaines, mais telles que j’en trouve moi-même l’enchaînement inexplicable, et que j’essayerais quelquefois d’en détourner ma pensée, si elles ne me retraçaient l’idée de mes jours heureux, et si elles ne me rendaient surtout présente la nécessité d’accomplir un saint devoir, pour lequel il ne me reste que ce jour, qui expire au coucher du soleil.

J’allais l’interrompre. Il s’en aperçut, et continuant vivement comme s’il avait prévu mon dessein :

— Il faut, poursuivit-il en mettant le doigt sur sa bouche, avec une expression mystérieuse, que j’arrive à Greenock avant minuit, et je m’inquiéterais peu de la longueur et de la difficulté du voyage, si j’avais achevé ma tâche. Voilà ce qui m’en reste, ajouta Michel en me montrant les mandragores sur pied, qui se déployaient en verdoyant, et se balançaient gaiement à une petite brise, sous le jeu des rayons qui traversaient les nuages comme une clairière. — Je ne suis pas en peine, continua-t-il, de finir ma besogne en quelques minutes, mais je n’ai pas de raison de vous le dissimuler, puisque vous avez eu la bonté de vous intéresser à moi,… c’est là, dans cette touffe de vertes et riantes mandragores qu’est caché le secret de mes dernières illusions ; c’est là qu’à la dernière, à laquelle il reste encore une fleur, à celle qui cédera sous le dernier effort de mes doigts, et qui arrivera muette à mon oreille, comme la vôtre, mon cœur se brisera ! Et vous savez si l’homme aime à repousser jusqu’à son dernier terme, sous l’enchantement d’une espérance longtemps nourrie, la désolante idée qu’il a tout rêvé… TOUT ; et qu’il ne reste rien derrière ses chimères… RIEN ! j’y pensais quand vous êtes venu, et voilà pourquoi je m’étais assis. –

Quel infortuné, ô mon Dieu ! n’a pas eu sur la terre, où tu nous as jetés pêle-mêle, sans nous peser et sans nous compter…… dans un moment de colère ou de dérision !… quel homme n’a pas eu sa mandragore qui chante !…