La Fille du Capitaine - Alexandre Pouchkine - E-Book

La Fille du Capitaine E-Book

Alexandre Pouchkine

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La Fille du capitaine ( Kapitanskaïa dotchka) est un roman publié par Alexandre Pouchkine en 1836. Se déroulant au XVIIIe siècle, principalement dans les steppes situées au sud de l'Oural, il a pour thème les aventures et les amours de deux jeunes gens pris dans la tourmente de la révolte d'Emelian Pougatchev. La Fille du capitaine est considéré comme l'un des premiers chefs d'oeuvre de la littérature russe1.

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Seitenzahl: 179

Veröffentlichungsjahr: 2019

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La Fille du Capitaine

Pages de titreCHAPITRE II – LE GUIDECHAPITRE III – LA FORTERESSECHAPITRE IV – LE DUELCHAPITRE V – LA CONVALESCENCECHAPITRE VI – POUGATCHEFFCHAPITRE VII – L’ASSAUTCHAPITRE IX – LA SÉPARATIONCHAPITRE X – LE SIÈGECHAPITRE XII – L’ORPHELINECHAPITRE XIII – L’ARRESTATIONCHAPITRE XIV – LE JUGEMENTPage de copyright

1

La Fille du Capitaine

Alexandre Pouchkine

2

CHAPITRE I – LE SERGENT AUX GARDES

Mon père, André Pétrovitch Grineff, après avoir servi dans sa

jeunesse sous le comte Munich, avait quitté l’état militaire en 17…

avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait

constamment habité sa terre du gouvernement de Simbirsk, où il

épousa Mlle Avdotia, 1ere fille d’un pauvre gentilhomme du

voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survécus seul ;

tous mes frères et sœurs moururent en bas âge. J’avais été inscrit

comme sergent dans le régiment Séménofski par la faveur du major

de la garde, le prince B…, notre proche parent. Je fus censé être en

congé jusqu’à la fin de mon éducation. Alors on nous élevait

autrement qu’aujourd’hui. Dès l’âge de cinq ans je fus confié au

piqueur Savéliitch, que sa sobriété avait rendu digne de devenir mon

menin. Grâce à ses soins, vers l’âge de douze ans je savais lire et

écrire, et pouvais apprécier avec certitude les qualités d’un lévrier de

chasse. À cette époque, pour achever de m’instruire, mon père prit à

gages un Français, M. Beaupré, qu’on fit venir de Moscou avec la

provision annuelle de vin et d’huile de Provence. Son arrivée déplut

fort à Savéliitch. « Il semble, grâce à Dieu, murmurait-il, que l’enfant

était lavé, peigné et nourri. Où avait-on besoin de dépenser de

l’argent et de louer un moussié, comme s’il n’y avait pas assez de

domestiques dans la maison ? »

Beaupré, dans sa patrie, avait été coiffeur, puis soldat en Prusse,

puis il était venu en Russie pour être outchitel, sans trop savoir la

signification de ce mot. C’était un bon garçon, mais étonnamment

distrait et étourdi. Il n’était pas, suivant son expression, ennemi de la

bouteille, c’est-à-dire, pour parler à la russe, qu’il aimait à boire.

3

Mais, comme on ne présentait chez nous le vin qu’à table, et

encore par petits verres, et que, de plus, dans ces occasions, on

passait l’outchitel, mon Beaupré s’habitua bien vite à l’eau-de-vie

russe, et finit même par la préférer à tous les vins de son pays,

comme bien plus stomachique. Nous devînmes de grands amis, et

quoique, d’après le contrat, il se fût engagé à m’apprendre le

français, l’allemand et toutes les sciences, il aima mieux apprendre

de moi à babiller le russe tant bien que mal. Chacun de nous

s’occupait de ses affaires ; notre amitié était inaltérable, et je ne

désirais pas d’autre mentor. Mais le destin nous sépara bientôt, et ce

fut à la suite d’un événement que je vais raconter.

Quelqu’un raconta en riant à ma mère que Beaupré s’enivrait

constamment. Ma mère n’aimait pas à plaisanter sur ce chapitre ; elle

se plaignit à son tour à mon père, lequel, en homme expéditif, manda

aussitôt cette canaille de Français. On lui répondit humblement que

le moussié me donnait une leçon. Mon père accourut dans ma

chambre. Beaupré dormait sur son lit du sommeil de l’innocence. De

mon côté, j’étais livré à une occupation très intéressante. On m’avait

fait venir de Moscou une carte de géographie, qui pendait contre le

mur sans qu’on s’en servît, et qui me tentait depuis longtemps par la

largeur et la solidité de son papier. J’avais décidé d’en faire un cerf-

volant, et, profitant du sommeil de Beaupré, je m’étais mis à

l’ouvrage. Mon père entra dans l’instant même où j’attachais une

queue au cap de Bonne-Espérance. À la vue de mes travaux

géographiques, il me secoua rudement par l’oreille, s’élança près du

lit de Beaupré, et, réveillant sans précaution, il commença à

l’accabler de reproches.

Dans son trouble, Beaupré voulut vainement se lever ; le pauvre

outchitel était ivre mort. Mon père le souleva par le collet de son

habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le même jour, à la joie

inexprimable de Savéliitch. C’est ainsi que se termina mon

éducation.

Je vivais en fils de famille (nédorossl), m’amusant à faire

tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu avec

les jeunes garçons de la cour. J’arrivai ainsi jusqu’au-delà de seize

ans. Mais à cet âge ma vie subit un grand changement.

4

Un jour d’automne, ma mère préparait dans son salon des

confitures au miel, et moi, tout en me léchant les lèvres, je regardais

le bouillonnement de la liqueur. Mon père, assis pris de la fenêtre,

venait d’ouvrir l’Almanach de la cour, qu’il recevait chaque année.

Ce livre exerçait sur lui une grande influence ; il ne le lisait qu’avec

une extrême attention, et cette lecture avait le don de lui remuer

prodigieusement la bile. Ma mère, Qui savait par cœur ses habitudes

et ses bizarreries, tâchait de cacher si bien le malheureux livre, que

des mois entiers se passaient sans que l’Almanach de la cour lui

tombât sous les yeux. En revanche, quand il lui arrivait de le trouver,

il ne le lâchait plus durant des heures entières. Ainsi donc mon père

lisait l’Almanach de la cour en haussant fréquemment les épaules et

en murmurant à demi-voix : « Général !… il a été sergent dans ma

compagnie. Chevalier des ordres de la Russie !… y a-t-il si

longtemps que nous… ? » Finalement mon père lança l’Almanach

loin de lui sur le sofa et resta plongé dans une méditation profonde,

ce qui ne présageait jamais rien de bon.

« Avdotia Vassiliéva, dit-il brusquement en s’adressant à ma mère,

quel âge a Pétroucha ?

— Sa dix-septième petite année vient de commencer, répondit ma

mère.

Pétroucha est né la même année que notre tante Nastasia

Garasimovna a perdu un œil, et que…

— Bien, bien, reprit mon père ; il est temps de le mettre au

service. »

La pensée d’une séparation prochaine fit sur ma mère une telle

impression qu’elle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et des

larmes coulèrent de ses yeux. Quant à moi, il est difficile d’exprimer

la joie qui me saisit. L’idée du service se confondait dans ma tête

avec celle de la liberté et des plaisirs qu’offre la ville de Saint-

Pétersbourg. Je me voyais déjà officier de la garde, ce qui, dans mon

opinion, était le comble de la félicité humaine.

Mon père n’aimait ni à changer ses plans, ni à en remettre

l’exécution. Le jour de mon départ fut à l’instant fixé. La veille, mon

père m’annonça qu’il allait me donner une lettre pour non chef futur,

et me demanda du papier et des plumes.

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« N’oublie pas, André Pétrovitch, dit ma mère, de saluer de ma

part le prince B… ; dis-lui que j’espère qu’il ne refusera pas ses

grâces à mon Pétroucha.

— Quelle bêtise ! s’écria mon père en fronçant le sourcil ;

pourquoi veux-tu que j’écrive au prince B… ?

— Mais tu viens d’annoncer que tu daignes écrire au chef de

Pétroucha.

— Eh bien ! quoi ?

— Mais le chef de Pétroucha est le prince B… Tu sais bien qu’il

est inscrit au régiment Séménofski.

— Inscrit ! qu’est-ce que cela me fait qu’il soit inscrit ou non ?

Pétroucha n’ira pas à Pétersbourg. Qu’y apprendrait-il ? à dépenser

de l’argent et à faire des folies.

Non, qu’il serve à l’armée, qu’il flaire la poudre, qu’il devienne

un soldat et non pas un fainéant de la garde, qu’il use les courroies de

son sac. Où est son brevet ? donne-le-moi. »

Ma mère alla prendre mon brevet, qu’elle gardait dans une

cassette avec la chemise que j’avais portée à mon baptême, et le

présenta à mon père d’une main tremblante. Mon père le lut avec

attention, le posa devant lui sur la table et commença sa lettre.

La curiosité me talonnait. « Où m’envoie-t-on, pensais-je, si ce

n’est pas à Pétersbourg ? » Je ne quittai pas des yeux la plume de

mon père, qui cheminait lentement sur le papier. Il termina enfin sa

lettre, la mit avec mon brevet sous le même couvert, ôta ses lunettes,

n’appela et me dit : « Cette lettre est adressée à André Kinlovitch

R…, mon vieux camarade et ami. Tu vas à Orenbourg pour servir

sous ses ordres. »

Toutes mes brillantes espérances étaient donc évanouies. Au lieu

de la vie gaie et animée de Pétersbourg, c’était l’ennui qui

m’attendait dans une contrée lointaine et sauvage. Le service

militaire, auquel, un instant plus tôt, je pensais avec délices, me

semblait une calamité. Mais il n’y avait qu’à se soumettre. Le

lendemain matin, une kibitka de voyage fut amenée devant le perron.

On y plaça une malle, une cassette avec un service à thé et des

serviettes nouées pleines de petits pains et de petits pâtés, derniers

restes des dorloteries de la maison paternelle. Mes parents me

6

donnèrent leur bénédiction, et mon père me dit : « Adieu, Pierre ;

sers avec fidélité celui à qui tu as prêté serment ; obéis à tes chefs ;

ne recherche pas trop leurs caresses ; ne sollicite pas trop le service,

mais ne le refuse pas non plus, et rappelle-toi le proverbe : Prends

soin de ton habit pendant qu’il est neuf, et de ton honneur pendant

qu’il est jeune. »

Ma mère, tout en larmes, me recommanda de veiller à ma santé, et

à Savéliitch d’avoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps

un court touloup de peau de lièvre, et, par-dessus, une grande pelisse

en peau de renard. Je m’assis dans la kibitka avec Savéliitch, et partis

-pour ma destination en pleurant amèrement.

J’arrivai dans la nuit à Sirabirsk, où je devais rester vingt-quatre

heures pour diverses emplettes confiées à Savéliitch. Je m’étais arrêté

dans une auberge, tandis que, dès le matin, Savéliitch avait été courir

les boutiques. Ennuyé de regarder par les fenêtres sur une ruelle sale,

je me mis à errer par les chambres de l’auberge. J’entrai dans la pièce

du billard et j’y trouvai un grand monsieur d’une quarantaine

d’années, portant de longues moustaches noires, en robe de chambre,

une queue à la main et une pipe à la bouche. Il jouait avec le

marqueur, qui buvait un verre d’eau-de-vie s’il gagnait, et, s’il

perdait, devait passer sous le billard à quatre pattes. Je me mis à les

regarder jouer ; plus leurs parties se prolongeaient, et plus les

promenades à quatre pattes devenaient fréquentes, si bien qu’enfin le

marqueur resta sous le billard. Le monsieur prononça sur lui

quelques expressions énergiques, en guise d’oraison funèbre, et me

proposa de jouer une partie avec lui. Je répondis que je ne savais pas

jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort étrange. Il me regarda

avec une sorte de commisération. Cependant l’entretien s’établit.

J’appris qu’il se nommait Ivan Ivanovitch Zourine, qu’il était chef

d’escadron dans les hussards ***, qu’il se trouvait alors à Simbirsk

pour recevoir des recrues, et qu’il avait pris son gîte à la même

auberge que moi. Zourine m’invita à dîner avec lui, à la soldat, et,

comme on dit, de ce que Dieu nous envoie.

J’acceptai avec plaisir ; nous nous mîmes à table ; Zourine buvait

beaucoup et m’invitait à boire, en me disant qu’il fallait m’habituer

au service. Il me racontait des anecdotes de garnison qui me faisaient

7

rire à me tenir les côtes, et nous nous levâmes de table devenus amis

intimes. Alors il me proposa de m’apprendre à jouer au billard.

« C’est, dit-il, indispensable pour des soldats comme nous. Je

suppose, par exemple, qu’on arrive dans une petite bourgade ; que

veux-tu qu’on y fasse ? On ne peut pas toujours rosser les juifs. Il

faut bien, en définitive, aller à l’auberge et jouer au billard, et pour

jouer il faut savoir jouer. » Ces raisons me convainquirent

complètement, et je me mis à prendre ma leçon avec beaucoup

d’ardeur. Zourine m’encourageait à haute voix ; il s’étonnait de mes

progrès rapides, et, après quelques leçons, il me proposa de jouer de

l’argent, ne fût-ce qu’une groch (2 kopeks), non pour le gain, mais

pour ne pas jouer pour rien, ce qui était, d’après lui, une fort

mauvaise habitude. J’y consentis, et Zourine fit apporter du punch ;

puis il me conseilla d’en goûter, répétant toujours qu’il fallait

m’habituer au service. « Car, ajouta-t-il, quel service est-ce qu’un

service sans punch ? » Je suivis son conseil. Nous continuâmes à

jouer, et plus je goûtais de mon verre, plus je devenais hardi. Je

faisais voler les billes par-dessus les bandes, je me fâchais, je disais

des impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait

comment ; j’élevais l’enjeu, enfin je me conduisais comme un petit

garçon qui vient de prendre la clef des champs. De cette façon, le

temps passa très vite. Enfin Zourine jeta un regard sur l’horloge, posa

sa queue et me déclara que j’avais perdu cent roubles. Cela me rendit

fort confus ; mon argent se trouvait dans les mains de Savéliitch.

Je commençais à marmotter des excuses quand Zourine me dit

« Mais, mon Dieu, ne t’inquiète pas ; je puis attendre ».

Nous soupâmes. Zourine ne cessait de me verser à boire, disant

toujours qu’il fallait m’habituer au service. En me levant de table, je

me tenais à peine sur mes jambes. Zourine me conduisit à ma

chambre.

Savéliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il

aperçut les indices irrécusables de mon zèle pour le service.

« Que t’est-il arrivé ? me dit-il d’une voix lamentable. Où t’es-tu

rempli comme un sac ? Ô mon Dieu ! jamais un pareil malheur

n’était encore arrivé.

— Tais-toi, vieux hibou, lui répondis-je en bégayant ; je suis sûr

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que tu es ivre. Va dormir, … mais, avant, couche-moi. »

Le lendemain, je m’éveillai avec un grand mal de tète. Je me

rappelais confusément les événements de la veille. Mes méditations

furent interrompues par Savéliitch, qui entrait dans ma chambre avec

une tasse de thé. « Tu commences de bonne heure à t’en donner,

Piôtr Andréitch, me dit-il en branlant la tête. Eh ! de qui tiens-tu ? Il

me semble que ni ton père ni ton grand-père n’étaient des ivrognes. Il

n’y a pas à parler de ta mère, elle n’a rien daigné prendre dans sa

bouche depuis sa naissance, excepté du kvass. À qui donc la faute ?

au maudit moussié : il t’a appris de belles choses, ce fils de chien, et

c’était bien la peine de faire d’un païen ton menin, comme si notre

seigneur n’avait pas eu assez de ses propres gens ! » J’avais honte ; je

me retournai et lui dis : « Va-t’en, Savéliitch, je ne veux pas de thé ».

Mais il était difficile de calmer Savéliitch une fois qu’il s’était mis en

train de sermonner.

« Vois-tu, vois-tu, Piôtr Andréitch, ce que c’est que de faire des

folies ? Tu as mal à la tête, tu ne veux rien prendre. Un homme qui

s’enivre n’est bon à rien. Bois un peu de saumure de concombres

avec du miel, ou bien un demi-verre d’eau-de-vie, pour te dégriser.

Qu’en dis-tu ? »

Dans ce moment entra un petit garçon qui m’apportait un billet de

la part de Zourine. Je le dépliai et lus ce qui suit :

« Cher Piôtr Andréitch, fais-moi le plaisir de m’envoyer, par mon

garçon, les cent roubles que tu as perdus hier. J’ai horriblement

besoin d’argent.

Ton dévoué,

« Ivan Zourine »

Il n’y avait rien à faire. Je donnai à mon visage une expression

d’indifférence, et, m’adressant à Savéliitch, je lui commandai de

remettre cent roubles au petit garçon.

« Comment ? pourquoi ? me demanda-t-il tout surpris.

— Je les lui dois, répondis-je aussi froidement que possible.

— Tu les lui dois ? repartit Savéliitch, dont l’étonnement

redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une pareille

dette ? C’est impossible. Fais ce que tu veux, seigneur, mais je ne

donnerai pas cet argent. »

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Je me dis alors que si, dans ce moment décisif, je ne forçais pas ce

vieillard obstiné à m’obéir, il me serait difficile dans la suite

d’échapper à sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je lui dis : « Je

suis ton maître, tu es mon domestique. L’argent est à moi ; je l’ai

perdu parce que j’ai voulu le perdre. Je te conseille, de ne pas faire

l’esprit fort et d’obéir quand on te commande. »

Mes paroles firent une impression si profonde sur Savéliitch, qu’il

frappa des mains, et resta muet, immobile. « Que fais-tu là comme un

pieu ? » m’écriai-je avec colère. Savéliitch se mit à pleurer. « Ô mon

père Piôtr Andréitch, balbutia-t-il d’une voix tremblante, ne me fais

pas mourir de douleur. Ô ma lumière, écoute-moi, moi vieillard ;

écris à ce brigand que tu n’as fait que plaisanter, que nous n’avons

jamais eu tant d’argent. Cent roubles ! Dieu de bonté !… Dis-lui que

tes parents t’ont sévèrement défendu de jouer autre chose que des

noisettes.

— Te tairas-tu ? lui dis-je en l’interrompant avec sévérité ; donne

l’argent ou je te chasse d’ici à coups de poing. » Savéliitch me

regarda avec une profonds expression de douleur, et alla chercher

mon argent. J’avais pitié du pauvre vieillard ; mais je voulais

m’émanciper et prouver que je n’étais pas un enfant. Zourine eut ses

cent roubles. Savéliitch s’empressa de me faire quitter la maudite

auberge ; il entra en m’annonçant que les chevaux étaient attelés. Je

partis de Simbirsk avec une conscience inquiète et des remords

silencieux, sans prendre congé de mon maître et sans penser que je

dusse le revoir jamais.

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CHAPITRE II – LE GUIDE

Mes réflexions pendant le voyage n’étaient pas très agréables.

D’après la valeur de l’argent à cette époque, ma perte était de

quelque importance. Je ne pouvais m’empêcher de convenir avec

moi-même que ma conduite à l’auberge de Simbirsk avait été des

plus sottes, et je me sentais coupable envers Savéliitch. Tout cela me

tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne, sur le

devant du traîneau, en détournant la tête et en faisant entendre de loin

en loin une toux de mauvaise humeur. J’avais fermement résolu de

faire ma paix avec lui ; mais je ne savais par où commencer. Enfin je

lui dis : « Voyons, voyons, Savéliitch, finissons-en, faisons la paix. Je

reconnais moi-même que je suis fautif. J’ai fait hier des bêtises et je

t’ai offensé sans raison. Je te promets d’être plus sage à l’avenir et de

le mieux écouter. Voyons, ne te fâche plus, faisons la paix.

— Ah ! mon père Piotr Andréitch, me répondit-il avec un profond

soupir, je suis fâché contre moi-même, c’est moi qui ai tort par tous

les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans l’auberge ? Mais que

faire ? Le diable s’en est mêlé. L’idée m’est venue d’aller voir la

femme du diacre qui est ma commère, et voilà, comme dit le

proverbe : j’ai quitté la maison et suis tombé dans la prison. Quel

malheur ! quel malheur ! Comment reparaître aux yeux de mes

maîtres ? Que diront-ils quand ils sauront que leur enfant est buveur

et joueur ? »

Pour consoler le pauvre Savéliitch, je lui donnai ma parole qu’à

l’avenir je ne disposerais pas d’un seul kopek sans son consentement.

Il se calma peu à peu, ce qui ne l’empêcha point cependant de

grommeler encore de temps en temps en branlant la tête : « Cent

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roubles ! c’est facile à dire ».

J’approchais du lieu de ma destination.

Autour de moi s’étendait un désert triste et sauvage, entrecoupé de

petites collines et de ravins profonds. Tout était couvert de neige. Le

soleil se couchait. Ma kibitka suivait l’étroit chemin, ou plutôt la

trace qu’avaient laissée les traîneaux de paysans. Tout à coup mon

cocher jeta les yeux de côté, et s’adressant à moi : « Seigneur, dit-il

en ôtant son bonnet, n’ordonnes-tu pas de retourner en arrière ?

— Pourquoi cela ?

— Le temps n’est pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tu comme

il roule la neige du dessus ?

— Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?

— Et vois-tu ce qu’il y a là-bas ? (Le cocher montrait avec son

fouet le côté de l’orient.)

— Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel serein.

— Là, là, regarde… ce petit nuage. »

J’aperçus, en effet, sur l’horizon un petit nuage blanc que j’avais

pris d’abord pour une colline éloignée. Mon cocher m’expliqua que

ce petit nuage présageait un bourane.

J’avais ouï parler des chasse-neige de ces contrées, et je savais

qu’ils engloutissent quelquefois des caravanes entières. Savéliitch,

d’accord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais

le vent ne me parut pas fort ; j’avais l’espérance d’arriver à temps au

prochain relais : j’ordonnai donc de redoubler de vitesse.

Le cocher mit ses chevaux au galop ; mais il regardait sans cesse

du côté de l’orient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort.

Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanche qui s’élevait

lourdement, croissait, s’étendait, et qui finit par envahir le ciel tout

entier.

Une neige fine commença à tomber et tout à coup se précipita à

gros flocons. Le vont se mit à siffler, à hurler. C’était un chasse-

neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige

que le vent soulevait de terre. Tout disparut. « Malheur à nous,

seigneur ! s’écria le cocher ; c’est un bourane. »

Je passai la tête hors de la kibitka ; tout était obscurité et

tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement féroce,

12

qu’il semblait en être animé. La neige s’amoncelait sur nous et nous

couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils s’arrêtèrent bientôt.

« Pourquoi n’avances-tu pas ? dis-je au cocher avec impatience.

— Mais où avancer ? répondit-il en descendant du traîneau. Dieu

seul sait où nous sommes maintenant. Il n’y a plus de chemin et tout

est sombre. »

Je me mis à le gronder, mais Savéliitch prit sa défense.

« Pourquoi ne l’avoir pas écouté ? me dit-il avec colère. Tu serais

retourné au relais ; tu aurais pris du thé ; tu aurais dormi jusqu’au

matin ; l’orage se serait calmé et nous serions partis. Et pourquoi tant

de hâte ? Si c’était pour aller se marier, passe. »

Savéliitch avait raison. Qu’y avait-il à faire ? La neige continuait

de tomber ; un amas se formait autour de la kibitka. Les chevaux se

tenaient immobiles, la tête baissée, et tressaillaient de temps en

temps. Le cocher marchait autour d’eux, rajustant leur harnais,

comme s’il n’eût eu autre chose à faire. Savéliitch grondait. Je

regardais de tous côtés, dans l’espérance d’apercevoir quelque indice

d’habitation ou de chemin ; mais je ne pouvais voir que le

tourbillonnement confus du chasse-neige… Tout à coup je crus

distinguer quelque chose de noir.

« Holà ! cocher, m’écriai-je, qu’y a-t-il de noir là-bas ? »

Le cocher se mit à regarder attentivement du côté que j’indiquais.

« Dieu le sait, seigneur, me répondit-il en reprenant son siège ; ce

n’est pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit être un

loup ou un homme. »

Je lui donnai l’ordre de se diriger sur l’objet inconnu, qui vint