La fin de Satan - Victor Hugo - E-Book

La fin de Satan E-Book

Victor Hugo

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Beschreibung

La fin de Satan est un vaste poème épique et religieux de Victor Hugo (5700 vers). Argument : Satan, déchu, tombe dans l'abîme, mais le Mal se communique aux hommes à travers sa fille Lilith-Isis. Celle-ci ramasse les trois armes dont Caïn s'est servi pour assassiner Abel : le fer, le bois et la pierre. Le fer deviendra le Glaive, symbole de la guerre, qui tourmente sans fin l'humanité, personnifié par le terrible Nemrod, qui tentera d'atteindre les cieux après avoir conquis et ravagé la Terre ; le bois deviendra le Gibet, où l'envoyé de Dieu sera crucifié ; la pierre deviendra la Prison, symbole de la douleur et de l'enchaînement des hommes. Le salut ne viendra que d'une autre fille de Satan, l'Ange Liberté, créé par Dieu avec une de ses plumes, qui volera au secours des hommes. La Bastille prise et détruite, Satan est, à la fin, tiré des ténèbres et pardonné.

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Sommaire

Chapitre 1: Hors de la terre I

Chapitre 2: La Première page

Chapitre 3: Livre premier : Le Glaive

Chapitre 4: Hors de la terre II

Chapitre 5: Livre deuxième : Le Gibet

Chapitre 6: Livre troisième : La Prison (DÉNOUEMENT)

Chapitre 7: Les Grands Morts

Chapitre 1

Hors de la terre I

1. ET NOX FACTA EST

I

Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme.

Il n'avait pas encor pu saisir une cime,

Ni lever une fois son front démesuré.

Il s'enfonçait dans l'ombre et la brume, effaré,

Seul, et derrière lui, dans les nuits éternelles,

Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes.

Il tombait foudroyé, morne silencieux,

Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux,

L'horreur du gouffre empreinte à sa face livide.

Il cria : - Mort! - les poings tendus vers l'ombre vide.

Ce mot plus tard fut homme et s'appela Caïn.

Il tombait. Tout à coup un roc heurta sa main;

Il l'étreignit, ainsi qu'un mort étreint sa tombe,

Et s'arrêta.

Quelqu'un, d'en haut, lui cria : - Tombe!

Les soleils s'éteindront autour de toi, maudit! -

Et la voix dans l'horreur immense se perdit.

Et, pâle, il regarda vers l'éternelle aurore.

Les soleils étaient loin, mais ils brillaient encore.

Satan dressa la tête et dit, levant le bras :

- Tu mens! - Ce mot plus tard fut l'âme de Judas.

Pareil aux dieux d'airain debout sur leurs pilastres,

Il attendit mille ans, l'oeil fixé sur les astres.

Les soleils étaient loin, mais ils brillaient toujours.

La foudre alors gronda dans les cieux froids et sourds.

Satan rit, et cracha du côté du tonnerre.

L'immensité, qu'emplit l'ombre visionnaire,

Frissonna. Ce crachat fut plus tard Barabbas.

Un souffle qui passait le fit tomber plus bas.

II

La chute du damné recommença. - Terrible,

Sombre, et piqué de trous lumineux comme un crible,

Le ciel plein de soleils s'éloignait, la clarté

Tremblait, et dans la nuit le grand précipité,

Nu, sinistre, et tiré par le poids de son crime,

Tombait, et, comme un coin, sa tête ouvrait l'abîme.

Plus bas! plus bas! toujours plus bas! Tout à présent

Le fuyait; pas d'obstacle à saisir en passant,

Pas un mont, pas un roc croulant, pas une pierre,

Rien, l'ombre, et d'épouvante il ferma sa paupière.

Quand il rouvrit les yeux, trois soleils seulement

Brillaient, et l'ombre avait rongé le firmament.

Tous les autres soleils étaient morts.

III

Une roche

Sortait du noir brouillard comme un bras qui s'approche.

Il la prit, et ses pieds touchèrent des sommets.

Alors l'être effrayant qui s'appelle Jamais

Songea. Son front tomba dans ses mains criminelles.

Les trois soleils, de loin, ainsi que trois prunelles,

Le regardaient, et lui ne les regardait pas.

L'espace ressemblait aux plaines d'ici-bas,

Le soir, quand l'horizon qui tressaille et recule,

Noircit sous les yeux blancs du spectre crépuscule.

De longs rayons rampaient aux pieds du grand banni.

Derrière lui son ombre emplissait l'infini.

Les cimes du chaos se confondaient entre elles.

Tout à coup il se vit pousser d'horribles ailes;

Il se vit devenir monstre, et que l'ange en lui

Mourait, et le rebelle en sentit quelque ennui.

Il laissa son épaule, autrefois lumineuse,

Frémir au froid hideux de l'aile membraneuse,

Et croisant ses deux bras, et relevant son front,

Ce bandit, comme s'il grandissait sous l'affront,

Seul dans ces profondeurs que la ruine encombre,

Regarda fixement la caverne de l'ombre.

Les ténèbres sans bruit croissaient dans le néant.

L'opaque obscurité fermait le ciel béant;

Et, faisant, au-delà du dernier promontoire,

Une triple fêlure à cette vitre noire,

Les trois soleils mêlaient leurs trois rayonnements.

Après quelque combat dans les hauts firmaments,

D'un char de feu brisé l'on eût dit les trois roues.

Les monts hors du brouillard sortaient comme des proues.

Eh bien, cria Satan, soit! Je puis encor voir!

Il aura le ciel bleu, moi j'aurai le ciel noir.

Croit-il pas que j'irai sangloter à sa porte?

Je le hais. Trois soleils suffisent. Que m'importe!

Je hais le jour, l'azur, le rayon, le parfum! -

Soudain, il tressaillit; il n'en restait plus qu'un.

IV

L'abîme s'effaçait. Rien n'avait plus de forme.

L'obscurité semblait gonfler sa vague énorme.

C'était on ne sait quoi de submergé; c'était

Ce qui n'est plus, ce qui s'en va, ce qui se tait;

Et l'on n'aurait pu dire, en cette horreur profonde,

Si ce reste effrayant d'un mystère ou d'un monde,

Pareil au brouillard vague où le songe s'enfuit,

S'appelait le naufrage ou s'appelait la nuit;

Et l'archange sentit qu'il devenait fantôme.

Il dit : - Enfer! - Ce mot plus tard créa Sodome.

Et la voix répéta lentement sur son front :

- Maudit! autour de toi les astres s'éteindront. -

Et déjà le soleil n'était plus qu'une étoile.

V

Et tout disparaissait par degrés sous un voile.

L'archange alors frémit; Satan eut le frisson.

Vers l'astre qui tremblait, livide, à l'horizon,

Il s'élança, sautant d'un faîte à l'autre faîte.

Puis, quoiqu'il eût horreur des ailes de la bête,

Quoique ce fût pour lui l'habit de la prison,

Comme un oiseau qui va de buisson en buisson,

Hideux, il prit son vol de montagne en montagne,

Et ce forçat se mit à courir dans ce bagne.

Il courait, il volait, il criait : - Astre d'or!

Frère! attends-moi! j'accours! ne t'éteins pas encor!

Ne me laisse pas seul! -

Le monstre de la sorte

Franchit les premiers lacs de l'immensité morte,

D'anciens chaos vidés et croupissant déjà,

Et dans les profondeurs lugubres se plongea.

L'étoile maintenant n'était qu'une étincelle.

Il entra plus avant dans l'ombre universelle,

S'enfonça, se jeta, se rua dans la nuit,

Gravit les monts fangeux dont le front mouillé luit,

Et dont la base au fond des cloaques chancelle,

Et, triste, regarda devant lui.

L'étincelle

N'était qu'un point rougeâtre au fond d'un gouffre obscur.

VI

Comme entre deux créneaux se penche sur le mur

L'archer qu'en son donjon le crépuscule gagne,

Farouche, il se pencha du haut de la montagne,

Et sur l'astre, espérant le faire étinceler,

Comme sur une braise il se mit à souffler,

Et l'angoisse gonfla sa féroce narine.

Le souffle qui sortit alors de sa poitrine

Est aujourd'hui sur terre et s'appelle ouragan.

A ce souffle, un grand bruit troubla l'ombre, océan

Qu'aucun être n'habite et qu'aucuns feux n'éclairent,

Les monts qui se trouvaient près de là s'envolèrent,

Le chaos monstrueux plein d'effroi se leva

Et se mit à hurler : Jéhova! Jéhova!

L'infini s'entr'ouvrit, fendu comme une toile,

Mais rien ne remua dans la lugubre étoile;

Et le damné criant : - Ne t'éteins pas! j'irai!

J'arriverai! - reprit son vol désespéré.

Et les volcans mêlés aux nuits qui leur ressemblent

Se renversaient ainsi que des bêtes qui tremblent,

Et les noirs tourbillons et les gouffres hideux

Se courbaient éperdus pendant qu'au-dessus d'eux,

Volant vers l'astre ainsi qu'une flèche à la cible,

Passait, fauve et hagard, ce suppliant terrible.

Et depuis qu'il a vu ce passage effrayant,

L'âpre abîme, effaré comme un homme fuyant,

Garde à jamais un air d'horreur et de démence,

Tant ce fut monstrueux de voir, dans l'ombre immense,

Voler, ouvrant son aile affreuse loin du ciel,

Cette chauve-souris du cachot éternel!

VII

Il vola dix mille ans. Pendant dix mille années,

Tendant son cou farouche et ses mains forcenées,

Il vola sans trouver un mont où se poser.

L'astre parfois semblait s'éteindre et s'éclipser,

Et l'horreur du tombeau faisait frissonner l'ange;

Puis une clarté pâle, obscure, vague, étrange,

Reparaissait, et l'ange alors disait : Allons.

Autour de lui planaient les oiseaux aquilons.

Il volait. L'infini sans cesse recommence.

Son vol dans cette mer faisait un effet immense.

La nuit regardait fuir ses horribles talons.

Comme un nuage sent tomber ses tourbillons,

Il sentait s'écrouler ses forces dans le gouffre.

L'hiver murmurait : tremble! et l'ombre disait : souffre!

Enfin il aperçut au loin un noir sommet

Que dans l'ombre un reflet formidable enflammait.

Satan, comme un nageur fait un effort suprême,

Tendit son aile onglée et chauve, et, spectre blême,

Haletant, brisé, las, et, de sueur fumant,

Il s'abattit au bord de l'âpre escarpement.

VIII

Le soleil était là qui mourait dans l'abîme.

L'astre, au fond du brouillard, sans vent qui le ranime

Se refroidissait, morne et lentement détruit.

On voyait sa rondeur sinistre dans la nuit;

Et l'on voyait décroître, en ce silence sombre,

Ses ulcères de feu sous une lèpre d'ombre.

Charbon d'un monde éteint! flambeau soufflé par Dieu!

Ses crevasses montraient encore un peu de feu

Comme si par les trous du crâne on voyait l'âme.

Au centre palpitait et rampait une flamme

Qui par instants léchait les bords extérieurs,

Et de chaque cratère, il sortait des lueurs

Qui frissonnaient ainsi que de flamboyants glaives,

Et s'évanouissaient sans bruit comme des rêves.

L'astre était presque noir. L'archange était si las

Qu'il n'avait plus de voix et plus de souffle, hélas!

Et l'astre agonisait sous ses regards farouches.

Il mourait, il luttait. Avec ses sombres bouches

Dans l'obscurité froide il lançait par moments

Des flots ardents, des blocs rougis, des monts fumants,

Des rocs tout écumants de sa clarté première :

Comme si ce volcan de vie et de lumière,

Englouti par la brume où tout s'évanouit,

N'eût point voulu mourir sans insulter la nuit

Et sans cracher sa lave à la face de l'ombre.

Autour de lui le temps et l'espace et le nombre

Et la forme et le bruit expiraient, en créant

L'unité formidable et noire du néant.

Le spectre Rien levait sa tête hors du gouffre.

Soudain, du cœur de l'astre, un âpre jet de soufre,

Pareil à la clameur du mourant éperdu,

Sortit, clair, éclatant, splendide, inattendu,

Et, découpant au loin mille formes funèbres,

Enorme, illumina, jusqu'au fond des ténèbres,

Les porches monstrueux de l'infini profond.

Les angles que la nuit et l'immensité font

Apparurent. Satan, égaré, sans haleine,

La prunelle éblouie et de ce rayon pleine,

Battit de l'aile, ouvrit les mains, puis tressaillit

Et cria : - Désespoir! le voilà qui pâlit! -

Et l'archange comprit, pareil au mât qui sombre,

Qu'il était le noyé du déluge de l'ombre;

Il reploya ses ailes aux ongles de granit,

Et se tordit les bras, et l'astre s'éteignit.

IX

Or, près des cieux, au bord du gouffre où rien ne change,

Une plume échappée à l'aile de l'archange

Etait restée, et pure et blanche, frissonnait.

L'ange au front de qui l'aube éblouissante naît,

La vit, la prit, et dit, l'oeil, sur le ciel sublime :

- Seigneur, faut-il qu'elle aille, elle aussi, dans l'abîme? -

Il leva la main, Lui par la vie absorbé,

Et dit : - Ne jetez pas ce qui n'est pas tombé.

*

Antres noirs du passé, porches de la durée

Sans dates, sans rayons, sombre et démesurée,

Cycles antérieurs à l'homme, chaos, cieux,

Monde terrible et plein d'êtres mystérieux,

O brume épouvantable où les préadamites

Apparaissent, debout dans l'ombre sans limites,

Qui pourrait vous sonder, gouffres, temps inconnus!

Le penseur qui, pareil aux pauvres, va pieds nus

Par respect pour Celui qu'on ne voit pas, le mage,

Fouille la profondeur et l'origine et l'âge,

Creuse et cherche au-delà des colosses, plus loin

Que les faits dont le ciel d'à présent est témoin,

Arrive en pâlissant aux choses soupçonnées,

Et trouve, en soulevant des ténèbres d'années,

Et des couches de jours, de mondes, de néants,

Les siècles monstres morts sous les siècles géants.

Et c'est ainsi que songe au fond des nuits le sage

Dont un reflet d'abîme éclaire le visage.

Chapitre 2

La Première page

1. I. L'ENTRÉE DANS L'OMBRE

I

Noë rêvait. Le ciel était plein de nuées.

On entendait au loin les chants et les huées

Des hommes malheureux qu'un souffle allait courber.

Un nuage muet soudain laissa tomber

Une goutte de pluie au front du patriarche.

Alors Noë, suivi des siens, entra dans l'arche,

Et Dieu pensif poussa du dehors le verrou.

Le mal avait filtré dans les hommes. Par où?

Par l'idole; par l'âpre ouverture que creuse

Un culte affreux dans l'âme humaine ténébreuse.

Ces temps noirs adoraient le spectre Isis-Lilith,

La fille du démon, que l'Homme eut dans son lit

Avant qu'Eve apparût sous les astres sans nombre,

Monstre et femme que fit Satan avec de l'ombre

Afin qu'Adam reçût le fiel avant le miel,

Et l'amour de l'enfer avant l'amour du ciel.

Eve était nue. Isis-Lilith était voilée.

Les corbeaux l'entouraient de leur fauve volée;

Les hommes la nommaient Sort, Fortune, Ananké;

Son temple était muré, son prêtre était masqué;

On l'abreuvait de sang dans le bois solitaire;

Elle avait des autels effrayants. Et la terre

Subissait cette abjecte et double obscurité:

En bas Idolâtrie, en haut Fatalité.

Aussi depuis longtemps tout était deuil et crainte.

Le juste - un seul restait - attendait la mort sainte

Comme un captif attend qu'on lève son écrou.

Le tigre en sa caverne et la taupe en son trou

Disaient depuis longtemps: l'homme commet des crimes.

Une noire vapeur montait aux cieux sublimes,

Fumée aux flots épais des sombres actions.

Depuis longtemps l'azur perdait ses purs rayons,

Et par instants semblait plein de hideuses toiles

Où l'araignée humaine avait pris les étoiles.

Car dans ces temps lointains, de ténèbres voilés,

Où la nature et l'homme étaient encore mêlés,

Les forfaits rayonnaient dans l'espace, en désastres,

Et les vices allaient éteindre au ciel les astres.

Le mal sortait de l'homme et montait jusqu'à Dieu.

Le char du crime avait du sang jusqu'à l'essieu;

Le meurtre, l'attentat, les luxures livides

Riaient, buvaient, chantaient, régnaient; les fils avides

Soufflaient sur les parents comme sur un flambeau;

Ce que la mort assise au seuil noir du tombeau

Voyait d'horreurs, faisait parler cette muette.

La nuit du cœur humain effrayait la chouette;

L'ignorance indignait l'âne; les guet-apens,

Les dols, les trahisons faisaient honte aux serpents;

Si bien que l'homme ayant rempli son âme immonde

D'abîmes, Dieu put dire au gouffre: Emplis le monde.

L'urne du gouffre alors se pencha. Le jour fuit;

Et tout ce qui vivait et marchait devint nuit.

Eve joignit les mains dans sa tombe profonde.

II

Tout avait disparu. L'onde montait sur l'onde.

Dieu lisait dans son livre et tout était détruit.

Dans le ciel par moments on entendait le bruit

Que font en se tournant les pages d'un registre.

L'abîme seul savait, dans sa brume sinistre,

Ce qu'étaient devenus l'homme, les voix, les monts.

Les cèdres se mêlaient sous l'onde aux goémons;

La vague fouillait l'antre où la bête se vautre.

Les oiseaux fatigués tombaient l'un après l'autre.

Sous cette mer roulant sur tous les horizons

On avait quelque temps distingué des maisons,

Des villes, des palais difformes, des fantômes

De temples dont les flots faisaient trembler les dômes;

Puis l'angle des frontons et la blancheur des fûts

S'étaient mêlés au fond de l'onde aux plis confus;

Tout s'était effacé dans l'horreur de l'eau sombre.

Le gouffre d'eau montait sous une voûte d'ombre;

Par moments, sous la grêle, au loin, on pouvait voir

Sur le blême horizon passer un coffre noir;

On eût dit qu'un cercueil flottait dans cette tombe.

Les tourbillons hurlants roulaient l'écume en trombe.

Des lueurs frissonnaient sur la rondeur des flots.

Ce n'était ni le jour, ni la nuit. Des sanglots,

Et l'ombre. L'orient ne faisait rien éclore.

Il semblait que l'abîme eût englouti l'aurore.

Dans les cieux, transformés en gouffres inouïs,

La lune et le soleil s'étaient évanouis;

L'affreuse immensité n'était plus qu'une bouche

Noire et soufflant la pluie avec un bruit farouche.

La nuée et le vent passaient en se tordant.

On eût dit qu'au milieu de ce gouffre grondant

On entendait les cris de l'horreur éternelle.

Soudain le bruit cessa. Le vent ploya son aile.

Sur le plus haut sommet où l'on pouvait monter

La vague énorme enfin venait de s'arrêter,

Car l'élément connaît son mystère et sa règle.

Le dernier flot avait noyé le dernier aigle.

On n'apercevait plus dans l'espace aplani

Que l'eau qui se taisait dans l'ombre, ayant fini.

Le silence emplissait la lugubre étendue.

La terre, sphère d'eau dans le ciel suspendue,

Sans cri, sans mouvement, sans voix, sans jour, sans bruit,

N'était plus qu'une larme immense dans la nuit.

III

Dans ce moment-là, tout étant dans l'insondable,

Un fantôme apparut sur l'onde formidable.

Ce géant était trombe, ouragan et torrent.

Des hydres se tordaient dans son oeil transparent;

Il semblait encor plein de la tempête enfuie;

Sa face d'eau tremblait sous ses cheveux de pluie;

Et voici ce que l'ombre effarée entendit:

Le géant se tourna vers le gouffre maudit,

Fit trois pas, et cria: - Chaos, reprends ce monde!

Une tête sortit de la brume profonde;

Aveugle, énorme, horrible, à l'autre bout des cieux;

Ayant deux gouffres noirs à la place des yeux;

Se dressa, pâle, et dit: - Je ne veux pas, déluge!

IV

LE DELUGE.

Reprends-le.

LE CHAOS.

Non.

LE DELUGE.

Il est rejeté.

LE CHAOS.

Par quel juge?

LE DELUGE.

Par Lui.

LE CHAOS.

Pourquoi?

LE DELUGE.

Le ver s'est glissé dans le fruit.

Le condamné d'en bas a soufflé dans la nuit

Le mal au cœur de l'homme à travers la nature;

L'homme, ouvert à l'erreur, au piège, à l'imposture,

Jusqu'au crime de vice en vice descendu,

Est devenu vipère, et sa bouche a mordu;

Le talon du Seigneur a senti la piqûre;

Et voilà ce qu'a fait, du fond de l'ombre obscure,

L'être qui vit sous terre au Dieu qui vit au ciel.

Ce monde était méchant et noir, l'être éternel

Le laisse tomber, monstre, et tu peux le reprendre.

LE CHAOS.

Pourquoi me l'a-t-il pris, si c'est pour me le rendre?

LE DELUGE.

J'ai roulé sur les monts le flot sombre et tonnant.

Tout est mort. J'ai fini; c'est à toi maintenant.

Reçois ce monde au fond de l'abîme où nous sommes.

LE CHAOS.

J'ai déjà les dragons, je ne veux pas des hommes.

V

L'éclair cria: - Silence aux pieds d'Adonaï! -

Et le chaos se tut dans le gouffre ébloui.

Et l'archange qui veille entre deux pilastres

Du seuil mystérieux plein d'yeux qui sont les astres,

Se courba sous l'azur sans oser faire un pas

Et dit au Dieu vivant: Le chaos n'en veut pas.

Et Dieu dit: Je consens que ce monde revive.

2. II. LA SORTIE DE L'OMBRE

I

L'eau baissa, comme un flux qui s'en va d'une rive,

Et les flots monstrueux, décroissant par degrés,

Descendirent du haut des monts démesurés.

Au-dessus de la terre une voix dit: Clémence!

Le crâne décharné de la noyée immense

Apparut, et l'horreur éclaira sous les cieux

Ce cadavre sans souffle et sans forme et sans yeux,

Les rochers, les vallons, et les forêts mouillées

Qui pendaient à son front de marbre, échevelées.

L'antre, où les noirs arrêts dans l'ombre étaient écrits,

Semblait la bouche ouverte encor pleine de cris;

Les monts sortaient de l'eau comme une épaule nue.

Comme l'onde qui bout dans l'airain diminue,

L'océan s'en allait, laissant des lacs amers.

Ces quelques flaques d'eau sont aujourd'hui nos mers.

Tout ce que le flot perd, la nature le gagne.

L'île s'élargissant se changeait en montagne;

Les archipels grandis devenaient continents.

De son dos monstrueux poussant leurs gonds tournants,

Le déluge fermait ses invisibles portes.

Les ténèbres dormaient sur les profondeurs mortes,

Et laissaient distinguer à peine l'ossement

Du monde, que les eaux découvraient lentement.

Soudain, réverbérée au vague front des cimes,

Une lueur de sang glissa sur les abîmes;

On vit à l'horizon lugubrement vermeil

Poindre une lune rouge, et c'était le soleil.

Pendant quarante jours et quarante nuits sombres,

La mer, laissant à nu d'effroyables décombres,

Recula, posant l'arche aux monts près d'Henocha,

Puis ce lion, rentré dans l'antre, se coucha.

II

Dieu permit au soleil de jeter l'étincelle.

Alors un bruit sortit de l'ombre universelle,

Le jour se leva, prit son flambeau qui blêmit,

Et vint; le vent, clairon de l'aube, se remit

A souffler; un frisson courut de plaine en plaine;

L'immensité frémit de sentir une haleine,

La montagne sourit, l'espace s'éveilla,

Et le brin d'herbe au bord des eaux, dit: Me voilà!

Mais tout était hagard, morne et sinistre encore,

Et c'est dans un tombeau que se levait l'aurore.

III

Derrière ces grands monts où plus tard l'aube a lui

Et que nous appelons les Alpes aujourd'hui,

Un marais descendait vers l'océan sans borne.

Dans ce désert vaste, âpre, impénétrable et morne,

Comme un ver qui se glisse à travers les roseaux,

Un fleuve, né d'hier, traînait ses pâles eaux,

Et découpait une île au pied d'un coteau sombre,

Sans savoir qu'en ces joncs, pleins de souffles sans nombre,

Germait, foetus géant, la plus grande des Tyrs.

Le coteau, qui plus tard fut le mont des martyrs,

Lugubre, se dressait sur l'île et sur le fleuve.

L'oiseau, l'être qui va, la bête qui s'abreuve,

Etaient absents; l'espace était vide et muet,

Et le vent dans les cieux lentement remuait

Les sombres profondeurs par les rayons trouées.

Dans la fange expiraient des hydres échouées.

C'est dans cet endroit-là, tout étant mort, pendant