La flamme du vivant - Valérie Mostert - E-Book

La flamme du vivant E-Book

Valérie Mostert

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Beschreibung

Rosie, une étudiante de vingt-trois ans, se rend dans la Sierra Nevada de Colombie pour un stage de permaculture auprès des Arhuacos. Chaque matin, elle découvre les rituels ancestraux du village, guidée par l’épouse du chaman qui lui ouvre les portes d’une perception unique du monde. Au fil de ce voyage initiatique, en harmonie avec la Terre-Mère et le souvenir de sa grand-mère défunte, Rosie retrouve une force intérieure insoupçonnée, ravivant en elle une joie profonde.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Valérie Mostert, auteure de la série "Cuisine de la Terre", est une amoureuse de nature et de rencontres insolites. Elle a été honorée du prix Person of the Year par We’re Smart World pour son engagement envers le respect du Vivant. Ses voyages et séjours parmi les peuples racines ont inspiré ses écrits, où elle témoigne de ses expériences sur des thèmes universels de la vie, fusionnant science et spiritualité, sagesses ancestrales et connaissances modernes. Fondatrice de l’Académie Message du Vivant, Valérie partage ses enseignements et pratiques holistiques avec passion.

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Valérie Mostert

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La flamme du Vivant

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Valérie Mostert

ISBN : 979-10-422-2548-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À tous les peuples racines,

Aux jeunes du monde entier,

À mes enfants et futurs petits-enfants,

Sur notre Terre de reliance

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’intérieur de l’être humain, la forêt de la sensibilité a été coupée et la rivière de l’espoir s’est asséchée. C’est pourquoi, il est nécessaire de reboiser le cœur.

 

Proverbe Kogi

 

 

 

 

 

Sierra Nevada – Colombie – 21 mars 2023

 

C’est un printemps pas comme les autres. En sortant du taxi, je ressens une pulsation de vie si intense que mon cœur se met à battre plus vite et plus fort. Quelque chose me dit que je suis sur le point de broder une nouvelle histoire dans ma vie.

 

Je m’exalte autant que je redoute cette nouvelle expérience. Qu’est-ce qui m’a tant poussée à venir ici, en Colombie ? Pourquoi ne suis-je pas restée près de ma famille, à ce moment de ma vie où j’ai le plus besoin d’elle ?

 

Quand Grand-mère est partie pour l’au-delà, je me suis recueillie dans mon arbre et j’ai vécu une drôle d’expérience. Le vent s’était mis à souffler très fort et j’ai entendu la voix de Grand-mère me chuchoter « Va. La Sierra Nevada de Colombie t’attend. » Je n’ai pas compris ce qui s’était passé. Quoi qu’il en soit, en ce moment, je me sens plutôt comme une jeune enfant perdue et déboussolée.

 

Dernier coup d’œil à mon smartphone, il est 9 h 7. Je vérifie que mes musiques préférées sont bien téléchargées car, d’ici quelques minutes, je n’aurai plus aucune connexion avec la civilisation. Je respire à pleins poumons et m’en remets à Sebastian qui connaît bien le chemin. Cela fait sept ans qu’il vient dans la Sierra Nevada et qu’il séjourne chez les Arhuacos, un des peuples premiers du nord de la Colombie. Sa fondation d’agroforesterie récolte des fonds pour la reforestation de leurs terres, et il a accepté de m’emmener ici dans le cadre d’un stage en permaculture qui va clôturer mon Master en Sciences du Vivant.

« Tu es prête, Rosie ? Nous en avons pour trois heures de marche avant d’arriver à la rivière, puis ce seront les mules qui porteront nos sacs. On ne va pas marcher trop vite et garder notre souffle. Une fois arrivés, nous aurons tout le temps pour parler de toi et de ton projet. D’accord ? »

« C’est parfait, Sebastian. Et encore merci d’avoir accepté de m’épauler pour ce stage. »

 

Munis de nos sacs à dos d’une dizaine de kilos, nous entamons l’ascension de la Sierra1. Le décès de Grand-mère ne cesse de me hanter. J’ai l’impression de penser à elle à chaque seconde. Malgré ma profonde tristesse, la vastitude des montagnes et des forêts me laisse sans voix. Elles semblent régner en ces lieux telles des déesses, calmes, stoïques, puissantes.

 

Après deux heures de marche, je suis trempée de sueur, mon sac à dos cisaille mes épaules, et le bas de mon dos commence à me faire mal.

« Nous sommes presque arrivés au rio2. Encore un peu d’effort, Rosie. »

 

Une heure plus tard, nous atteignons la rivière. Le soleil éclatant inonde la forêt de sa plus belle lumière. Personne en vue. Je suis à la fois excitée et pleine d’appréhensions. Vont-ils venir nous chercher ? Vais-je être bien accueillie ou perçue comme une gringa 3?

 

L’attente n’est pas longue. Vingt minutes plus tard, trois mules descendent le sentier de la forêt. La première est seule, suivie de deux autres, l’une avec un jeune garçon et l’autre avec un enfant. Tous deux sont vêtus d’une tunique blanche et portent deux mochilas 4 en bandoulière. Le jeune garçon emprunte la barque appartenant à une famille Kogi et vient nous chercher. Il nous accueille avec un large sourire. Les traits de son visage sont extrêmement fins, et sa longue chevelure noire scintille sous les rayons du soleil de la mi-journée.

« Bonjour. Je m’appelle Rosie. Très heureuse de te rencontrer. Comme tu t’appelles ? »

« Je m’appelle Luis. »

 

Luis a seize ans et est venu nous chercher avec son petit frère Camillo de neuf ans. Une des mules se charge de transporter nos sacs à dos, tandis que Luis et Camillo chevauchent les deux autres mules et nous emboîtent le pas.

« Il ne faut pas tarder, nous avons encore quatre heures de marche et il faut arriver au village avant la tombée du jour », me dit Sébastian qui a l’habitude de ce chemin.

 

J’aimerais faire plus ample connaissance avec les enfants, mais je comprends que je dois garder mon souffle. Nous nous enfonçons dans la forêt, et je dois rester attentive aux branches à portée de mon visage. Les alentours sont d’une densité profonde : les variétés de verts, la diversité des arbres et des plantes, les couleurs des oiseaux… Ces magnifiques montagnes couvertes d’arbres m’emportent dans un autre monde.

 

Tandis que je grimpe lentement la Sierra, une parole de Grand-mère me revient en boucle : « Vivre est la plus magique des expériences. »

 

Il m’est en effet difficile d’imaginer plus beau spectacle. Devant ces immensités, je me sens toute petite et je ne peux comprendre comment l’homme a la prétention de maîtriser le monde. Vouloir le contrôler, le dominer me semble impossible tant cette étendue semble insaisissable. Et pourtant, de nombreux colons sont passés par ici, ont envahi les terres pour les coloniser, brûlé les forêts pour en faire des monocultures, et profané les tombes pour l’or.

J’ai beaucoup de questionnements dans ma tête, auxquels j’espère trouver des réponses dans les prochains jours.

 

La montée devient moins raide, puis j’aperçois le sentier qui descend à travers la forêt. Je reprends mon souffle.

« Sebastian, tu vois le schéma que tu m’as envoyé avec le rôle et le statut des membres de la communauté Arhuaco ? On y retrouve le Mamo comme figure centrale. Est-ce que tu peux m’expliquer en quoi consiste son rôle ? »

« Le Mamo est à la fois un guide spirituel, un conseiller et un enseignant. Il a beaucoup de connaissances sur les plantes médicinales, l’astrophysique, l’astronomie, l’évolution de l’Univers… Si tu veux, le Mamo est un peu comme le lien entre nous, les hommes, et le monde invisible. Il capte les informations telluriques et cosmiques mieux que quiconque. C’est un homme sage hautement respecté ! C’est lui qui veille à maintenir l’harmonie dans le village et à soigner notre Terre mère, grâce à ses offrandes, ses méditations, ses chants, ses rituels et ses nombreux conseils. Les connaissances de nos Mamos sont précises et ne reposent en rien sur des superstitions. Ce sont à la fois de grands scientifiques et de grands sages. D’ailleurs, nous devons rencontrer le Mamo du village dès demain matin car il doit s’assurer que nous venons ici avec de bonnes intentions. Si nous avons son accord, nous pourrons rester dans la communauté. J’ai prévenu son fils qui nous accueillera au village. »

 

Je me demande ce qui se passera s’il refuse de nous accueillir. Devrons-nous rebrousser chemin ? Même si mes intentions sont bonnes, je suis un peu inquiète.

« Dis-moi Sebastian, comment devient-on Mamo ? Par naissance ou par éducation ? »

« Les deux sont possibles. Certains Mamos sont sélectionnés avant la naissance, lorsqu’ils se trouvent toujours dans le ventre de leur mère. D’autres sont repérés vers l’âge de cinq ans à la pertinence de leurs questions et de leurs réflexions. Leur façon d’être dans leur famille est un signe indicateur. L’enfant désigné reçoit alors un écolage strict. Il doit rester seul dans le noir, dans une maison du village, pendant neuf ans. Sa mère peut lui rendre visite, mais uniquement après la tombée du jour. Il est privé de lumière et de contact avec le monde extérieur car celui-ci pourrait lui transmettre ses pensées néfastes, et ainsi empêcher sa conscience de s’élever à un niveau supérieur. Il ne peut sortir que la nuit pour ses besoins élémentaires et pour bouger. »

« Il reste seul pendant neuf ans ? »

« Pendant son écolage, il est accompagné du Mamo qui lui enseigne l’astronomie, la mythologie, les rituels, les chants sacrés… mais la plupart du temps, le jeune garçon reste seul. C’est l’isolement qui lui permet d’être disponible aux esprits qui viennent le visiter et qui apparaissent pendant les rêves ou les visions. Le jeune garçon ne pourrait pas recevoir les signes et développer une perception si fine du monde des esprits s’il vivait entouré d’autres enfants ou s’il était en pleine activité. Par contre, les rêves et les visions vont lui apprendre beaucoup sur le monde. Ce seront ses meilleurs enseignants. »

« Et comment se nourrit-il ? »

« C’est l’épouse du Mamo, la Saga5, qui lui prépare ses repas à base de plantes, parfois d’insectes ou d’écrevisses du rio6. Son régime alimentaire est principalement végétal et dépourvu de sel. Cela lui permet de nettoyer son corps, d’activer ses cinq sens, son intuition et ses capacités extrasensorielles qui lui permettent d’écouter la voix et les vibrations de la Terre mère. Une fois son esprit et son corps nettoyés, le jeune garçon est plus disponible pour établir des connexions profondes avec le Vivant. Certaines plantes ont également des propriétés qui lui permettent de rentrer en contact avec les esprits. Quand tu ingères une plante, tu ingères son esprit, qui continue à vivre en toi. Une fois que le garçon parvient à entrer en relation avec tous les esprits de la Terre (la mer, la montagne, les rochers, la rivière, les arbres, les plantes, le soleil, la lune, les planètes…), il peut retrouver la lumière, vivre dans le monde matériel, et entrer en contact avec les membres de sa communauté.

« Ces jeunes Mamos doivent être éblouis par la lumière quand ils sortent après neuf ans ? Un tel choc ne les rend pas aveugles ? »

« Non, pas du tout. Ils ont tellement aiguisé leur vue et leur clairvoyance pendant leur écolage qu’ils affirment même avoir déjà vu tous les éléments de la Sierra. Ils ont appris à les visualiser, à entrer en communion avec eux, et ils ont pu les “voir” dans le monde invisible. De la même manière, ils peuvent aussi “voir” dans nos pensées, et prédire un tas de choses. »

« Ce sont des voyants ? »

« Certains les appellent des voyants, d’autres des clairaudients ou encore des télépathes. Ce qui est certain, c’est qu’ils savent communiquer avec les esprits et lire dans nos pensées. J’en ai fait l’expérience. À chaque fois que je viens dans la Sierra, je dois me rendre chez le Mamo. Un jour, il m’a interrogé sur mes pensées et j’ai omis de lui dire l’une d’entre elles. Il m’a alors demandé pourquoi je ne lui avais pas partagé cette pensée-là. J’étais stupéfié ! »

« Waouh… et tu dis qu’ils peuvent prédire l’avenir ? »

 

« Je vais te raconter un triste évènement qui s’est passé dans la famille qui va nous accueillir. Et d’ailleurs, c’est mieux que tu sois au courant. Lorsque Diana était enceinte de son premier enfant, elle s’est rendue chez le Mamo avec Pedro, son époux, comme le veut la tradition. Le Mamo lui a demandé de faire certains rituels et offrandes pour la purifier avant la naissance du bébé. Il lui a dit que c’était important qu’elle les fasse, sinon il arriverait quelque chose de grave à son mari, ou elle perdrait son enfant. Diana, qui était fort jeune à l’époque, n’a pas prêté attention aux paroles du Mamo. Malheureusement, leur premier fils s’est fait mordre par une couleuvre et la morsure lui a ôté la vie. Depuis lors, elle écoute attentivement chaque prédiction du Mamo et effectue les rituels ou les offrandes demandées. Diana et Pedro ont une cinquantaine d’années aujourd’hui, ils ont neuf enfants, cinq petits-enfants et deux beaux-enfants qui vivent avec eux. »

« Si je compte bien, cela fait seize personnes ! Eh bien, nous allons vivre dans une grande famille. Et ils nous font en plus une petite place chez eux. C’est super gentil ! »

Sebastian m’explique que les Arhuacos sont principalement des agriculteurs et artisans, mais qu’ils continuent à pratiquer la chasse et la cueillette.Ils vivent dans les vallées associées à leurs lignées. Chaque famille possède plusieurs fermes, où ils cultivent des plantes adaptées à l’altitude. Avant la colonisation, les populations indigènes étaient installées en bordure de la mer qui leur fournissait le poisson. Au seizième siècle, beaucoup d’Arhuacos ont été décimés par les colons, d’autres chassés dans les hauteurs de la Sierra. Aujourd’hui, il ne reste qu’un seul village Arhuaco en bordure de mer, qui vit paisiblement, comme hors du temps.

 

Le chemin emprunté débouche sur une jolie clairière, au milieu de laquelle siège une ferme. Au loin, j’aperçois quelques vaches. Les chiens préviennent le paysan de notre arrivée. Sebastian lui fait un signe de la main, mais nous poursuivons aussitôt car nous ne sommes qu’à mi-chemin. Les alentours sont parsemés de forêts denses aux arbres majestueux. J’avais déjà visité beaucoup de fermes françaises, mais j’étais loin d’imaginer qu’une telle abondance du monde végétal pouvait exister en un seul endroit.

« Si tu remarques, Rosie, on a croisé beaucoup de bananiers sur notre chemin. Ils poussent dans la partie la plus basse de la Sierra. Maintenant que nous avons déjà bien grimpé, regarde tous les cotonniers et les cannes à sucre autour de toi. Dans les villages au-dessus de mille mètres, on trouve des arbustes de coca, des caféiers, des légumineuses et une grande variété d’arbres fruitiers. On va en planter ensemble cette semaine. Je te montrerai la pépinière quand on sera arrivés. »

 

Une nouvelle montée nous attend. Je suis à bout de souffle. La marche devient éreintante. Le soleil brûle ma nuque. Je suis trempée de sueur lorsque la pluie fait son apparition. Je ralentis le pas car je glisse fréquemment sur le sentier de boue. Soudain, je suis parcourue de doutes. Qui suis-je pour affronter une montagne qui ne veut peut-être pas de moi ? Pour aller à l’encontre d’un peuple qui souhaite peut-être qu’on le laisse en paix ? Et si je n’étais pas la bienvenue ? Et si je tombais malade ? Et si je découvrais un peuple qui, trente ans plus tard, n’était plus du tout comme Grand-mère me l’avait décrit ? Un peuple qui était devenu méfiant, contaminé par nos modes de vie qui avaient peut-être atteint cette montagne ? Et si je m’étais trompée de destination en choisissant mon endroit de stage ?

 

Le soleil se dégage des nuages et nous atteignons le sommet d’une colline. Le ciel s’ouvre au-dessus d’une vallée et j’aperçois enfin le village. Au loin, les pics enneigés scintillent des derniers rayons du soleil, et contrastent avec les nuances de vert des forêts couvrant les collines. Épuisée par la longue marche, je m’arrête un instant pour contempler la vallée. Les couleurs flamboyantes la rendent féérique. Les formes, les reliefs, les jeux d’ombre, les contrastes soulignés, tout s’imprime dans mon regard. Je souris et je lève les mains au ciel. Je suis arrivée.Je goûte au silence. Ce moment est parfait. Alors que le soleil décline, le calme revient dans mon esprit.

« Il faut y aller. Ma famille vous attend », me dit Luis.

 

Lorsqu’ils me voient arriver, les enfants courent vers moi et m’enlacent. Ils sont impatients de me faire découvrir la berge de la rivière où ils se rendent chaque jour pour jouer et se baigner. J’ai à peine le temps de saluer Diana et Pedro que les enfants me tirent le bras « Ven por aqui ! »7

 

Tout en me frayant un chemin à travers les arbres fruitiers, je rencontre deux jeunes filles qui cueillent des feuilles de coca. Elles semblent heureuses de me voir. Leur tunique blanche contraste avec leurs colliers de perles de couleurs vives et leur longue chevelure noire. Quelle élégance !

 

Lorsque j’aperçois leur havre de paix, je suis émue à la vue d’une telle beauté. D’immenses arbres se dressent de part et d’autre du rio. Leurs racines imposantes descendent jusqu’à la rivière. Celle-ci est entourée d’une forêt dense et suit le sillon creusé entre les collines. De petits amas de pierres forment des cascades, et de magnifiques rochers trônent de part en part. De grosses pierres courbes et lisses. Le terrain de jeux idéal des enfants qui sautent de l’une à l’autre. Une scène insolite à mes yeux de citadine. Un rocher en particulier m’attire. Il se trouve plus en amont de la rivière. Je me déchausse et saute de pierre en pierre, comme je le faisais sur le muret qui entourait la ferme de Grand-mère.

 

Après avoir atteint ce rocher majestueux, je m’allonge sur sa surface plane et laisse ma peau s’imprégner de sa douceur. J’ouvre les yeux et vois les milliers de feuilles couleur menthe danser au vent. Le chant des cascades m’enivre. La montagne orangée dans la lumière des derniers rayons du soleil, les papillons qui s’agitent autour de moi…, ce spectacle est d’une pureté insaisissable. Je n’ai aucune envie de quitter ce lieu.

« On rentre. Le soleil s’est couché », me chuchote l’aînée.

 

Le petit Santy vient vers moi : « Mira »8, me dit-il en me montrant une crevette qu’il a trouvée dans le rio. Tout sourire, son trophée en main, il se hisse à califourchon sur mon dos. Nous laissons la rivière derrière nous et regagnons la ferme à travers la forêt. Ana vient à notre rencontre. Une femme d’une beauté indicible, avec des cheveux noir de jais qui lui tombent jusqu’à la taille. Elle porte son bébé dans son dos, la sangle de sa mochila autour du front. Andres, neuf mois, est balancé au rythme de la marche, dans un doux mouvement. Son regard tourné vers le monde lui permet de découvrir tout ce qui l’entoure. J’échange quelques mots avec Ana. Elle me dit que son bébé ne la quittera pas avant l’âge de trois ans. C’est dans son dos ou à son sein qu’il passera la grande partie de sa tendre enfance, ainsi que sur la terre battue, à ses côtés. Je lui demande :

« Quand ton fils aura trois ans, il ira à l’école ? »

« Non, Rosie. À trois ans, nous leur permettons de découvrir et d’expérimenter un peu plus, mais pas encore d’aller à l’école. Ils restent avec nous et ne peuvent pas quitter la ferme et s’aventurer seuls. Cela nous permet d’avoir un œil sur eux car la Sierra n’est pas sans danger. Ils apprennent la vie en nous voyant faire et en nous imitant. Nous sommes conscients que tous nos gestes, nos paroles et nos pensées sont importants pour le développement de nos enfants. Quand Andres était dans mon ventre, je faisais très attention à mes pensées et mes émotions, pour que ses mémoires ne captent que les plus justes. »

« Waouh… c’est beau ce que tu me dis là. Je n’avais jamais réfléchi ainsi, je t’avoue. »

« Tu sais, Rosie. Pendant les premières années de leur vie, nous ne punissons pas nos enfants. Par contre, nous devons sans cesse veiller à ce qu’ils développent leur pensée. Une pensée respectueuse d’eux-mêmes, des autres et de tout le Vivant. Ils n’apprendront à l’école, via les livres, que plus tard, pas avant sept ou huit ans, et seulement si les parents en voient l’utilité. Chaque enfant est différent et a une fonction particulière à remplir au sein de la communauté. L’école ici n’est pas obligatoire. Ce qui est important, c’est que l’enfant trouve sa juste place dans la communauté et s’y sente bien. »

 

Je réalise que je suis chez un peuple dont les repères sont bien différents des miens. En une seule journée, j’ai déjà appris beaucoup et je suis très curieuse d’en savoir plus.

 

De retour à la maison, Ana s’assied sur un petit tabouret en bois et allaite son bébé. Quant à nous, une soupe de yucca et d’igname nous attend. Après cette longue marche, un repas à base de tubercules ne peut pas mieux tomber pour satisfaire mon estomac vide. Chaque bouchée est appréciée. Les enfants se régalent. Après le repas, je les regarde jouer dans le calme avec des brindilles, des morceaux de bois, des coquillages… J’ai l’impression qu’ils dialoguent avec les éléments de la Nature, comme dans un rêve éveillé, et que tout cela les maintient dans la joie. Pas la joie excessive, mais une joie apaisée.

 

Mon regard croise ceux de Santy et de la petite Joanna. Tous deux me sourient en retour. Un sourire complice. Je sens ces enfants terriblement ancrés, confiants et en paix. Est-ce le sentiment d’appartenance et de connexion à la Terre qui leur procure cela ?

 

Dans la pénombre, Pedro m’aide à accrocher mon hamac sous le toit de bambou. Je vais dormir en plein air et je m’en réjouis !

« On se couche tôt ici », m’explique Diana. « Demain, nous parlerons plus longuement. Bonne nuit, Rosie. »

« Bonne nuit, Diana. Et encore merci pour le repas et votre accueil. »

 

Je lève les yeux vers le ciel rempli d’étoiles. J’ai l’impression qu’elles me regardent et je les fixe à mon tour. Une en particulier, la plus lumineuse. C’est comme si elle voulait me dire quelque chose. Je la regarde longuement, jusqu’à en être éblouie. Mon corps est endolori par la marche, mais j’ai l’impression de me sentir tellement vivante. Malgré les six heures de décalage horaire, je n’ai pas sommeil. Tout à coup me vient une évidence : ces espaces sauvages réveillent en moi mes souvenirs d’enfance et tout ce que j’ai vécu chez Grand-mère.

 

Je saisis alors le journal intime qu’elle m’avait offert le jour de mes premières lunes. J’avais treize ans et, comme chaque année, je passais mes vacances d’été chez elle. C’est assise dans mon arbre que j’étais devenue femme. Pour célébrer ce passage, Grand-mère m’avait offert un magnifique carnet brodé de fleurs. Je me souviens d’avoir contemplé longuement ce présent, avant de l’ouvrir et de sentir les incroyables effluves d’huiles essentielles que Grand-mère utilisait pour embaumer son intérieur. À chaque voyage, j’emporte avec moi ce carnet et ses notes olfactives qui me relient à elle. Il contient mes souvenirs et expériences vécues chez Grand-mère, mes grandes joies, mes peines de cœur, mais avant tout ses nombreux enseignements sur la Vie. Cette transmission a été l’un des plus beaux cadeaux que je puisse recevoir et pour cela aussi, je lui en suis à jamais reconnaissante. Ici, dans la Sierra, j’ai l’intention de reparcourir mes notes et de me replonger dans ces moments de vie à ses côtés.

 

Éclairée par la lune ronde qui s’élève au-dessus des arbres, j’ouvre mon journal intime et je commence à lire, comme si c’était la première fois.

 

À ma petite fille devenue grande

 

Où que tu sois et quelle que soit ta destinée

Je serai toujours là pour toi

 

Dans les moments de joie et de tristesse

Je te soutiendrai derrière chaque page

 

Tu as de nombreuses perles qui sommeillent en toi

Pars à leur rencontre

 

Ouvre ta porte à la lumière

Crois en toi. Ris de bon cœur. Aime passionnément

 

Sois nomade. Sois pèlerin.

Danse avec la Vie. Sens-toi libre

 

La Terre est ta maison. Prends-en soin

Honore Dame Nature. Aime-la. Protège-la.

 

Accueille le miracle de la Vie

Relie-toi au Vivant. Découvre ses mystères

 

Laisse ta plume voyager sur le papier

Laisse-toi guider là où le vent te porte

 

Je t’aime du plus profond de mon cœur

 

Grand-mère

 

 

 

 

 

Wéris – Belgique – vacances d’été 2013

 

Cher journal,

 

Je me sens tout émue aujourd’hui, déjà par le mot de Grand-mère, mais aussi parce que je suis devenue « grande ». En ce moment, je t’avoue que je n’ai pas envie de grandir. J’ai plutôt envie de continuer à m’amuser, à courir dans les bois, à sauter sur mon vélo, à jardiner ou à cuisiner avec Grand-mère, et je n’ai surtout pas envie de me prendre le chou avec des questions de « grands ».

 

Alors voilà mon plan : je vais dédier chacune de tes pages à mon temps passé chez Grand-mère, et faire de ces moments des traces indélébiles dans mon parcours de vie. Tu es d’accord ? Je ne te laisse pas trop le choix, je l’avoue. Mais tu sais, je ne veux jamais oublier tout ce que j’apprends chez Grand-mère. C’est ici, en pleine nature et dans la forêt, que j’aime être et que je me sens bien… disons, comme chez moi, dans ma vraie maison. Et la complicité que j’ai avec Grand-mère, je la chéris depuis que je suis toute petite… Alors merci de te laisser imprégner de tous les mots qui vont suivre, et des émotions qui en qui en découlent.

 

Bon, je te laisse, Grand-mère m’appelle. À plus tard, cher journal.

 

 

 

 

 

Sierra Nevada – Colombie – 22 mars 2023

 

3 h du matin

 

La journée commence tôt dans la Sierra. Les lampes de poche diffusent des halos de lumière tout autour de moi. La famille s’active. Les garçons partent chercher fruits et tubercules. Lina coupe du bois. Valentina attise le feu. Ana remplit les jerricanes d’eau et Diana commence à préparer le petit-déjeuner. Je parviens à me rendormir par à-coups, et me réveille à 6 h 20 avec le lever du soleil. Valentina me salue d’un grand sourire et me tend une tasse de café sucré avec un peu de panela9. De toute ma vie, je n’ai jamais goûté un café à la saveur aussi douce. L’air est encore frais et cette petite touche de chaleur me fait un bien fou.

 

Je reçois un morceau de papaye et des petites galettes de maïs. Deux pour moi, trois pour Sebastian. En fonction de l’âge et de la corpulence, Diana détermine la juste quantité pour chacun. Ici, on accepte ce qu’on reçoit, tout simplement, et on ne demande pas pour se resservir. Préparer à manger pour seize personnes tous les jours, trois fois par jour, est une sacrée tâche, et cela mérite le respect.

 

Ce matin, c’est le grand jour. Je dois rencontrer le Mamo.

« Je vais t’y emmener », me dit Sebastian. « Moi aussi je dois demander la permission pour rester ici à chaque fois que je viens. Rappelle-toi que le Mamo peut lire dans tes pensées. Si tu es mal intentionnée, il le verra tout de suite », me dit-il avec un petit sourire aux lèvres.

 

Pour rejoindre le village, nous devons traverser une prairie et marcher sur un petit sentier de montagne, avant d’atteindre le rio. La rivière est assez large, d’une vingtaine de mètres, et les pluies des dernières semaines ont augmenté la profondeur et la vitesse du courant. Je me déchausse et entame la traversée. L’eau me monte jusqu’aux genoux. Je prends soin de poser chaque pied sur une pierre plate, glisse par moment sur de la mousse, retrouve mon équilibre, et parviens enfin de l’autre côté. Encore un peu de marche à travers la forêt, puis j’aperçois l’école et le village. Le fils du Mamo vient nous accueillir. C’est lui qui assurera la traduction car son père, d’un âge avancé, ne parle que l’iku, la langue de la communauté Arhuaco. Nous nous rendons sur un site sacré, là où des dizaines de grosses pierres ont été placées en cercles par leurs ancêtres, et sur lesquelles les membres de la communauté s’asseyent pour discuter de choses importantes ou pour assister à toute cérémonie.

 

Le Mamo nous y attend. Sa longue chevelure blanche m’impressionne. Malgré son statut très spécial, l’homme que je vois devant moi est loin de ressembler à un gourou un peu perché. Au contraire, il rayonne d’humilité, de sagesse et d’une profonde humanité. Il nous demande d’enlever nos chaussures et de nous approcher de lui pieds nus. De cette façon, nos propres champs vibratoires peuvent entrer en résonance avec ceux de la Terre mère.

 

Le Mamo nous tend deux petites boules de coton cueillies sur le cotonnier en face de sa maison. Il nous demande de séparer chacune en sept petites boules, et d’y déposer une pensée négative. Je ferme les yeux, repense à mes doutes, mes peurs, mon stress, mes colères, mes ressentiments du passé, mes inquiétudes par rapport au futur, mes jugements des autres et de moi-même, mes critiques, mes a priori… J’ai du mal à imaginer à quel point je peux ressasser autant d’idées noires. Le Mamo nous demande ensuite de déposer dans sa mochila les quatorze petites boules de coton imprégnées de nos pensées négatives.

 

Étrangement, je me sens tout de suite plus légère. J’ai déposé mes enfermements mentaux auprès d’une personne sacrée et cela me soulage.

 

Le Mamo reste silencieux, puis prend la parole :

« Sebastian, tu travailles avec notre communauté depuis sept ans déjà et nous t’en remercions. Va, tu peux poursuivre ton travail. »

« Duni. Duni10 », réplique Sebastian qui se lève, remet ses chaussures et s’éloigne.

 

Je reste seule avec le Mamo pendant un long moment. Il roule les petites boules de coton entre ses doigts, les redépose dans sa mochilla, les saisit à nouveau… Il semble lire dans mes pensées et cela me met mal à l’aise.

« Quant à toi, chère enfant, tes pensées sont nobles et tu as un cœur pur. Tu n’es pas venue ici par hasard, et les raisons de ta venue sont sincères. Mais si tu veux mieux cerner notre manière de vivre, il te faudra d’abord comprendre un peu plus notre façon d’être au monde. Ma femme, Saga Juli, te recevra pour t’expliquer tout cela et te proposer des rituels d’initiation. C’est très important pour vivre pleinement ton expérience au sein de notre communauté. Chaque matin, avant l’aube, tu viendras voir mon épouse ici, à ce même endroit. Ton initiation se fera juste avant le lever du soleil car il ne doit y avoir aucune interférence avec une lumière trop forte et les multiples sollicitations du monde. Revenir à l’intérieur, retrouver ta propre lumière, écouter les voix de la Terre, tout ce travail est plus efficace dans le silence de l’aube. »

 

Écouter les voix de la Terre. Je ne vois absolument pas de quoi le Mamo veut parler. Quelque chose me dit que je ne vais pas tarder à le découvrir.

 

Le Mamo poursuit : « Tu dois redécouvrir tes propres racines, et ces racines doivent être proprement fécondées pour que tu puisses recevoir ce que nous avons à te transmettre ».

 

Qu’ont-ils de si important à me transmettre ? Songeuse, je le remercie puis rejoins Sebastian pour lui expliquer ce que le Mamo attend de moi. Très étonné, Sebastian me confie que c’est la première fois que le Mamo demande à une étrangère d’effectuer des rituels d’initiation.

« Le Mamo doit avoir lu quelque chose dans tes pensées, c’est certain ! réplique Sebastian. Bon, je vais te laisser faire plus ample connaissance avec les femmes, et moi je vais rejoindre les hommes qui sont déjà à la plantation. Tu connais le chemin du retour. On se voit pour le repas de midi. À tout à l’heure. »

Avant de rentrer à la ferme, je m’arrête devant les peintures dessinées sur les murs de l’école. L’une d’entre elles représente les hommes et les femmes, jeunes et moins jeunes, se tenant par la main. L’autre les représente en cercle, dansant en connexion les uns aux autres. Leur mission et leur vision sont également inscrites, et une phrase attire particulièrement mon regard : « Defender la permanencia cultural de nuestro pueblo, sus valores y con ello la existencia de la mujer Iku como fuerza que hace parte del equilibrio de la vida ».11

 

La femme Arhuaco (aussi appelée Iku, tout comme leur langue native) doit avoir un rôle tout particulier dans cette communauté !

 

Valentina et Luis sont venus me chercher. Tout sourires, ils me montrent un arbre nourricier gigantesque. Luis y grimpe et fait tomber une énorme cosse d’environ trente centimètres de long. Valentina tire sur le fil tendre avant de l’ouvrir, et j’y découvre de grosses fèves enveloppées dans un mucilage blanc.

« Toma, pruebalo ! 12» me dit-elle.

 

Le mucilage a une saveur proche du miel. Un vrai délice à ciel ouvert ! L’arbre abrite des centaines de cosses. Luis en cueille une pour chacun, puis nous nous posons sur une des pierres sacrées du village pour les déguster tout en remerciant la Terre mère pour cette collation saine. Je leur demande comment s’appelle cet étrange fruit.

« Guama », me répondent-ils en chœur. Telle une enfant, je suce ce bonbon exquis, tout en admirant les montagnes en face de moi.

 

Valentina et Luis m’accompagnent sur le chemin du retour. Je vois qu’ils ont envie de me faire découvrir un tas de choses. Avant de traverser le rio, Valentina cueille une feuille d’un petit arbuste, soulève sa tunique blanche et la plaque sur sa cuisse. Un joli tatouage apparaît. Je me laisse à mon tour aller à ce jeu et me tatoue les bras et les cuisses. Nous rions à la vue de ces beaux motifs impermanents. De retour à la ferme, je prends connaissance des lieux et je pose quelques questions à Valentina qui me donne un tas d’explications sur les fonctions de chaque espace et les essences locales utilisées.

 

L’espace cuisine est construit sur la terre battue. Les murs sont faits avec de larges planches en bois indigène, le « hocon », et le toit est recouvert d’une variété de palmier appelée « Kurua ». La cuisine compte trois ouvertures, dont deux portes et une petite fenêtre qui éclaire l’espace de travail. On y trouve un feu de bois surmonté d’une grande grille, au-dessus duquel pendent les corps de petits animaux séchés ; une grande planche pour y déposer les casseroles et les jerricanes d’eau ; une petite étagère en bois avec assiettes, couverts et quelques condiments ; et une sorte de cintre suspendu, avec des ramifications en bois, pour y faire sécher les tasses. Une grosse pierre incurvée sert de garde-manger pour les légumes et légumineuses. Des mochilas pendent au mur. Un sac de jute contenant un peu de viande séchée est disposé en hauteur. Deux hamacs sont suspendus pour les invités de passage. Je comprends vite que ce lieu est le lieu de rencontres et de partages. Toujours ouvert, on y entre et on y sort à sa guise, et on s’assied sur le banc ou les petits tabourets en bois, à environ vingt centimètres du sol. Un poulailler en hauteur jouxte la cuisine, là où des bois sèchent à l’abri de la pluie.

 

À l’arrière se trouvent deux espaces de travail : l’espace « vaisselle » avec un grand bac posé en équilibre sur deux trépieds et une grande planche en bois qui reçoit l’eau de source à la demande ; et l’espace « lessive » constitué d’une grande pierre plate pour y laver le linge. Cette pierre légèrement incurvée laisse couler le surplus d’eau dans l’enclos des cochons. Entre ces deux espaces, un magnifique manguier trône en maître des lieux.

 

À l’avant de la cuisine se trouvent trois carbets13 au toit de bambou. Le premier sert d’endroit de tissage, filage, écorçage, ou toute autre tâche en cas de pluie. Édifié sur la terre battue, c’est là que nous y avons suspendu nos hamacs, le mien et celui de Sebastian. Un autre espace similaire, plus petit, avec deux grandes tables en bois et quatre bancs, jouxte cette pièce. Luis m’explique que c’est là – ou dans la cuisine – qu’ils prennent les repas, et qu’ils se réunissent avec Sebastian pour faire le point sur l’avancement des différents projets. À l’arrière, un dernier carbet sert de rangement des outils.

 

Dernière pièce de vie : le dortoir, avec quatre chambres sans porte, des hamacs suspendus et des paniers en osier pour les habits. Dans le sas d’entrée, Felipe, le fils aîné de la famille, dort avec sa jeune épouse, sur une immense peau de vache noire et marron.

 

Un peu plus loin, j’aperçois deux étangs remplis de petits poissons et une pépinière avec des centaines de jeunes plants protégés d’une toile noire. Des poules et poussins s’agitent librement à la recherche de petits vers. Les quatre chiens se reposent paisiblement au soleil.

 

Tous ces espaces incarnent une vie en harmonie avec la Nature. La ferme est entourée d’arbres fruitiers et nourriciers, et de jeunes arbustes replantés grâce à l’aide de Sebastian.

 

Ce lieu me replonge tellement dans les Ardennes de Grand-mère, qui vivait à l’orée d’un bois, avec son grand potager de légumes, son lagunage14, son poulailler, ses arbres fruitiers, ses composts, sa serre… Tout ici respire le même parfum. La grande différence est l’intérieur des lieux. Des plus sobres et modestes ici, la maison de Grand-mère débordait de livres. Livres de jardinage, biodynamie, permaculture, mais aussi des ouvrages sur les peuples racines, des traités de philosophie et de psychologie, sans oublier les romans de ses auteurs préférés. Beaucoup d’entre eux avaient nourri mon esprit. Ces lectures avaient fait grandir en moi une curiosité pour la Nature, les voyages, la rencontre avec l’autre… et surtout le monde du Vivant.

 

Les premières années de ma vie, je les avais passées à la campagne belge, dans le petit village de Wéris. Mon père, d’origine espagnole, avait toujours rêvé de vivre dans la Ville lumière. À dix-huit ans, il avait persuadé ses parents du bel avenir que lui réserveraient des études de commerce à la célèbre école des HEC. Il avait ainsi quitté son village andalou pour venir s’installer dans une petite chambre en location chez un couple parisien. Fan de musique rock, il avait rencontré ma mère lors d’un festival de musique à Torhout Werchter, en Belgique. À l’époque, maman terminait ses études de kiné à Liège. Tous deux follement amoureux dès le premier jour, la distance ne pouvait être un obstacle à leur passion naissante. Ils avaient donc réfléchi à la meilleure manière de poursuivre leur relation. Ma mère prenait le Thalis un week-end sur deux pour rejoindre mon père à Paris, tandis que lui revenait à la campagne, chez Grand-mère, un week-end par mois. Leur dernière année estudiantine s’était ainsi déroulée entre la Belgique et la France.

 

Mes parents s’étaient mariés dès la fin de leurs études. Peu de temps après leur mariage, un terrible accident de la route avait ôté la vie de mon grand-père. Grand-mère était dévastée. Mes parents s’étaient alors installés dans une des dépendances de la ferme pour ne pas que Grand-mère se sente seule. C’est donc là que je vécus mes premières et les plus belles années de ma vie ! Lorsque j’eus dix ans, mon père reçut une offre d’emploi qui l’enthousiasma. Seul bémol : nous devions déménager à Paris. Maman, qui pouvait exercer son métier de partout dans le monde, décida de suivre mon père et de nous embarquer avec elle, ma sœur et moi. C’est là que je ressentis ma première rupture avec la Nature.

 

À Paris, la vie à la campagne me manquait beaucoup. C’est pourquoi j’avais insisté pour retourner vivre chez Grand-mère pendant les vacances scolaires d’été, mais aussi de Toussaint et de Pâques. Comme Grand-mère et moi avions tissé un lien très proche, mes parents avaient accepté.

 

Ici, dans la Sierra, je réalise une fois de plus pourquoi j’ai tant de mal en ville, dans ces lieux fermés et ces établissements scolaires qui me sclérosent. Bien sûr, il y a de très belles choses à Paris, et j’aime son côté culturel qui me permet de découvrir plein d’artistes. À la fac aussi, certains professeurs sortent du lot, mais ils sont trop rares à mon goût.

 

Je passe l’avant-midi à faire connaissance avec les femmes et les jeunes filles de la famille. Elles sont travailleuses, complices, et dépourvues d’arrogance. Chaque tâche est accomplie avec un grand soin. Elles n’ont rien à prouver à personne, mais tout à partager. Pas besoin de grandes phrases, juste une manière d’être qui témoigne de beaucoup de bienveillance et de sensibilité. Je suis admirative !

 

En début d’après-midi, Pedro revient de la forêt avec Luis, Felipe et Sebastian. Assis sur le banc de la cuisine, il partage quelques mots avec Diana, qui nous sert une soupe de batatas15et arracacha16. J’ai faim et ce repas nourrissant tombe à pic.

 

Felipe prend place à côté du feu et sort de sa mochila une calebasse surmontée d’une boule jaune.

« Felipe, quel est cet étrange objet que tu tiens entre tes mains ? »

« Le poporo est un objet sacré. Aucun homme ne peut s’en passer. Tu as probablement vu que tous les hommes ici ont une joue gonflée. Ce n’est pas un abcès, ce sont nos feuilles de coca que l’on mâche », dit-il en souriant.

« Le poporo est pour nous un symbole de féminité. Sa forme représente l’utérus. On le donne au garçon lors du passage de l’enfance à la puberté. À partir de ce moment, il peut trouver une femme et fonder une famille. »

« Et pourquoi vous le frottez ainsi ? »

« Lorsqu’on frotte le poporo à l’aide du bâtonnet, nous réfléchissons au sens de nos intentions et de nos actions. Comment faites-vous chez vous ? »

« Euh… certains méditent, d’autres prient… je ne sais pas, en fait. J’ai plutôt l’impression que chez nous, on agit sans trop réfléchir. En tout cas, c’est rare quand on s’arrête pour réfléchir aux conséquences de nos gestes sur le long terme. On est surtout occupé… à être occupé. C’est un peu comme un badge d’honneur. Si quelqu’un te voit à l’arrêt, il te demande ce qui se passe, si tu es malade ou si tu as un problème. »

« Mais comment pouvez-vous réfléchir aux conséquences de vos actes si vous ne vous arrêtez jamais ? Notre mission est de léguer une Terre propre à nos enfants, nos petits-enfants et tous les enfants de la Terre mère. Nous devons quitter cette Terre en la laissant plus belle qu’à notre arrivée. Nous devons donc prendre le temps de poser des intentions saines et justes. »

 

Je comprends alors que ces moments de pause sont bien plus qu’un instant de récupération après leurs efforts physiques. Ces moments seuls avec eux-mêmes, à gratter sur le poporo et à mâchonner, ont une dimension spirituelle et méditative.

« Et qu’est-ce qu’il y a dans le poporo ? D’où vient la couleur blanchâtre sur la pointe du bâtonnet ? »

« Le poporo contient de la poussière de chaux faite de coquillages marins écrasés. Nous portons la chaux à notre bouche et nous la mélangeons aux feuilles de coca. Mélangés à notre salive, cela forme une boule humide que nous mâchonnons. »

« Pourquoi les femmes n’ont-elles pas de poporo ? »

« Parce que la femme est déjà symbole de féminité, donc elle n’en a pas besoin ; alors que nous, les hommes, nous devons veiller à équilibrer nos énergies. Le poporo nous permet de tempérer nos énergies masculines et activer nos énergies féminines. »

« Les feuilles de coca ne vous procurent pas de dépendance ? Ce n’est pas une drogue ? »

« C’est le processus chimique de transformation de la feuille qui mène à la cocaïne. Les feuilles de coca à l’état pur sont sacrées. En plus d’être un symbole de féminité, elles représentent aussi la paix. Quand nous nous saluons, nous nous les offrons entre hommes, comme signe de paix et de partage de notre culture ancestrale. Nous les offrons aussi à la Terre pour la remercier de ce qu’elle nous apporte : son eau qui nous nettoie, ses abeilles qui pollinisent nos fleurs, ses oiseaux qui sèment nos graines… »

« Ma grand-mère a voyagé en Amérique latine quand elle était jeune, et elle m’a expliqué que les Quechuas utilisent beaucoup les feuilles de coca pour lutter contre la faim. Tous les jours, elle buvait des matés de coca17pour la soulager du mal de l’altitude. »

« Les feuilles de coca ont de multiples propriétés : elles nous coupent de la faim, nous donnent beaucoup de force physique, et nous aident à ouvrir la porte de la spiritualité. En les mâchant, nous communiquons plus facilement avec les énergies, qui sont comme des entités d’informations, ce qui nous permet de mieux nous adresser au monde. Tu utilises ton téléphone pour communiquer avec tes parents en Europe, non ? Eh bien nous, nous utilisons l’éther de l’Ayu18, notre feuille sacrée. Le Mamo est la personne qui peut le mieux l’utiliser pour communiquer avec Sé,