La musique dans Final Fantasy - Jérémie Kermarrec - E-Book

La musique dans Final Fantasy E-Book

Jérémie Kermarrec

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Beschreibung

Régulièrement jouée dans des concerts symphoniques partout dans le monde, la musique de la saga Final Fantasy fait partie des plus célèbres et célébrées du jeu vidéo. Pourquoi génère-t-elle autant de passion ? Comment a-t-elle été conçue ? De quelle manière a-t-elle évolué au fil des épisodes ainsi que des changements de direction et de compositeurs ? Avec l’appui d’une imposante documentation et des nombreux entretiens qu’il a pu réaliser au cours de sa carrière, l’auteur Jérémie Kermarrec s’attarde autant sur Nobuo Uematsu et son amour du rock progressif que sur ses héritiers (Masashi Hamauzu, Masayoshi Soken, Hitoshi Sakimoto, Yôko Shimomura, etc.), qui ont eu la lourde tâche de lui succéder tout en imposant leur propre sensibilité musicale. Une démarche que Nobuo Uematsu lui-même a toujours encouragée. Avec La musique dans Final Fantasy. De Nobuo Uematsu à ses héritiers, plongez dans les coulisses passionnantes d’une épopée musicale vidéoludique hors du commun, qui s’étale sur plus de trente-cinq ans !

Á PROPOS DE L'AUTEUR

Jérémie Kermarrec est traducteur dans l’industrie du jeu vidéo, où il a travaillé à des titres tels que Destiny, Tropico et Fortnite. Avant toute chose, il est passionné par la série Final Fantasy depuis le septième épisode, ce qui l’a poussé à rejoindre en 2001 l’équipe du site amateur Final Fantasy World, dont il est aujourd’hui l’unique rédacteur.

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Couverture

Page de titre

PRÉLUDE

PRENEZ UN FAN DEFinal Fantasy et demandez-lui de dresser la liste des qualités premières de la série. Rapidement, après l’histoire ou les personnages, vous entendrez à coup sûr un « ah oui, et la musique ! » Demandez à des joueurs quelles sont les bandes originales de jeu vidéo les plus mémorables, et les tubes de FF seront bien vite mentionnés. Et leurs compositeurs préférés ? Nobuo Uematsu sera parmi les premiers cités, sinon le premier, puis viendront l’un ou l’autre de ses successeurs. C’est en tout cas ce que je dirais moi-même, et je sais que, si vous avez ouvert ce livre et si vous lisez ces lignes, nous nous comprenons.

Indubitablement, la musique est l’un des cœurs battants de Final Fantasy. Même quand Uematsu a cédé la main à d’autres compositeurs à partir du dixième épisode, la bande-son n’a jamais cessé d’être un grand moment. Et ce, parce que tous ont su s’approprier l’incroyable esprit de liberté de cette série si insaisissable.

Chercher à définir la musique de FF, c’est chercher à définir FF tout court. Quiconque veut inventorier des ingrédients concrets (un chocobo, un système de combat, que sais-je) s’engage dans une quête fort vaine. Dans l’esprit du fondateur de la série, Hironobu Sakaguchi, il s’agit avant tout d’une réunion de talents hétéroclites qui choisissent d’unir leurs forces dans une œuvre commune. Souvent solitaire, le compositeur fait partie de ces talents, dans l’un des domaines les plus personnels qui soient. Tout en obéissant aux demandes, il est impossible de ne pas laisser échapper une part de soi – ce qu’Uematsu n’a jamais manqué de faire, pour le plus grand plaisir des joueurs. Les moments musicaux les plus inoubliables de la série sont l’expression à cœur ouvert de ses sentiments.

Cela est donc une histoire humaine, et c’est la raison pour laquelle ce livre parlera avant tout d’hommes et de femmes. De Nobuo Uematsu, bien sûr, qu’il est criminel de ne pas aimer. Mais aussi de Hitoshi Sakimoto et de Masaharu Iwata, de Masashi Hamauzu et de Junya Nakano, de Naoshi Mizuta et de Kumi Tanioka, de Noriko Matsueda et de Takahito Eguchi, de Takeharu Ishimoto, de Mitsuto Suzuki, de Masayoshi Soken, de Yôko Shimomura et de bien d’autres contributeurs injustement méconnus, compositeurs, arrangeurs, musiciens ou ingénieurs. Pour vous, ce ne sont peut-être que des noms indistincts repérés dans un générique de fin ou le livret d’un album. Au fil de mes pérégrinations, j’ai eu la chance inouïe d’en rencontrer certains. Ainsi, je me donne pour mission d’en faire des personnes sensibles, car l’art est plus passionnant encore quand nous connaissons et comprenons les artistes.

Sur ce sujet, je me dois d’être honnête avec vous. Ce n’est pas un ouvrage musicologique. Je n’ai d’ailleurs aucune compétence en la matière. Qu’à cela ne tienne : l’origine des vocations, les aventures humaines et les affres de la création sont des sujets suffisamment universels pour être longuement racontés.

Je m’accroche donc à cette certitude : considérer que la musique peut uniquement être décrite sous un angle savant revient à dévoyer la pensée de Nobuo Uematsu, lui qui souhaite qu’elle soit accessible à toutes et à tous, sans barrière formelle, pour le simple plaisir de partager des choses nouvelles, étonnantes ou touchantes.

Cette joie de transmettre s’est retrouvée chez ses successeurs, ce qui n’a rien de surprenant. Pour beaucoup, ils ont choisi leur carrière à une époque où l’idée même de « musique de jeu vidéo » arrachait des regards d’incompréhension ou des sourires moqueurs. (Pour avoir avoué en écouter, je les ai également vécus. Vous aussi, j’en suis sûr.) À cette fin, certains ont renoncé à des perspectives académiques prestigieuses, d’autres à des métiers plus tranquilles. C’était donc un choix audacieux : celui de se mettre au service d’une forme de divertissement balbutiante, mais ô combien prometteuse, à laquelle FF a richement contribué.

Si la musique de la série a traversé les époques sans honte, des grésillements rudimentaires de la NES aux luxueuses orchestrations d’aujourd’hui, c’est parce que celles et ceux qui l’ont imaginée ont toujours traité leur tâche avec le plus grand sérieux. J’ai voulu rendre dignement hommage à leur œuvre dans ce livre, qui n’a certes pas l’objectif d’être exhaustif, mais qui, je l’espère, permettra à tous les mélomanes de mieux connaître la genèse de leurs bandes originales préférées et les aidera à les aimer plus encore.

Je vous souhaite une bonne lecture… en musique, bien sûr !

L’auteur :

Jérémie Kermarrec est traducteur dans l’industrie du jeu vidéo, où il a travaillé à des titres tels que Destiny, Tropico et Fortnite. Avant toute chose, il est passionné par la série Final Fantasy depuis le septième épisode, ce qui l’a poussé à rejoindre, en 2001, l’équipe du site amateur Final Fantasy World, dont il est aujourd’hui l’unique rédacteur. Il est également le coauteur du livre Smile Please : la biographie officielle de Nobuo Uematsu, paru chez les éditions Pix’n Love, et l’auteur de La Légende Final Fantasy XIII et La Légende Final Fantasy XV chez Third Éditions.

PREMIER MOUVEMENT

NOBUO UEMATSU

Chapitre 1 : L’univers musical de Nobuo Uematsu

Regard rieur, large sourire, moustache inimitable, toujours partant pour une bonne blague : Nobuo Uematsu est le visage avenant de la musique de Final Fantasy. Pendant une quinzaine d’années, il a été l’unique compositeur des épisodes principaux, écrivant quelques-unes des partitions les plus célèbres de l’histoire du jeu vidéo. Preuve de son aura, ses fans du monde entier le désignent par un même surnom : maestro pour les uns, shishô pour les autres (« maître » en japonais). Un qualificatif dans lequel il peine cependant à se retrouver. Au-delà de la simple modestie qui le caractérise, il s’agit surtout de ne pas dévoyer un titre que d’autres musiciens authentiquement virtuoses mériteraient bien davantage que lui.

Une telle affirmation vous surprend peut-être. Ce n’est pourtant pas dévaloriser son travail que de dire cela, car il est un artiste conscient de ses limites, revendiquant même une simplicité qui va à l’encontre de toute forme d’élitisme. De ses faiblesses, il a tiré une force. Pour lui, la musique est une joie à partager. Cette idée constitue le fil conducteur de sa carrière et permet de comprendre ce qui rend son œuvre si mémorable. C’est la raison pour laquelle, avant de traiter celle-ci, nous devons nous plonger dans l’univers musical de Nobuo Uematsu. Sa sensibilité d’artiste est le résultat d’une longue recherche personnelle, faite de succès certes, mais aussi d’épreuves. Un parcours humain, tout simplement.

Le parcours cahoteux d’un mélomane

Y Naissance d’une passion dévorante

S’il y a bien un mot qui décrit Nobuo Uematsu, c’est autodidacte. Ironiquement, « le maître » n’en a jamais eu lui-même. Depuis les débuts, son unique guide est une passion immodérée pour la musique. Celle-ci lui apparaît comme une révélation quand, à l’âge de 9 ou 10 ans, sa sœur aînée l’emmène voir un concert des Petits Chanteurs de Vienne, de passage dans leur ville natale de Kôchi. Ému aux larmes par cette expérience nouvelle pour lui, le jeune Nobuo est si fasciné par la beauté pure et sincère de la musique qu’il se met à écouter frénétiquement tout ce qui lui tombe sous la main, presque sans interruption.

S’essayant d’abord aux vinyles de musique classique qu’il trouve chez ses parents, il fait rapidement la découverte d’une célèbre émission de radio japonaise, All Night Nippon, qui diffuse chaque soir les derniers tubes à la mode en Europe et en Amérique du Nord. Nous sommes alors au début des années 1970. Né le 21 mars 1959, Uematsu n’est qu’un adolescent quand les ondes sont submergées par une nouvelle vague emportant tout sur son passage : le rock, dans toutes ses déclinaisons. Des Beatles aux Rolling Stones, sans oublier Led Zeppelin, Pink Floyd ou encore Deep Purple, cette déferlante devient le son d’une génération avide de liberté, et le jeune garçon s’en gorge au point de les enregistrer sur cassettes pour pouvoir les réécouter à volonté.

Une nouvelle étape se produit quand, vers l’âge de 11 ou 12 ans, il trouve une guitare acoustique chez ses grands-parents. Intrigué par l’instrument, il est autorisé à le rapporter chez lui, où il se sert des tablatures insérées dans des magazines musicaux pour ses premières tentatives. La découverte lui paraît incroyable : il est capable de faire lui-même de la musique ! Cela l’incite à essayer le piano de sa sœur, sur lequel il se sent vite plus à l’aise, car le clavier lui permet de reproduire les mélodies de ses groupes préférés par tâtonnement et sans partition.

À cette étape, tout enfant suffisamment enthousiasmé devrait demander à ses parents de l’inscrire à des cours de musique. Or, Uematsu ne fera jamais rien de tel. La faute, de son propre aveu, à un caractère obtus et à une défiance tenace pour l’éducation en général. « Je ne suis pas doué pour apprendre des autres et je n’ai jamais réussi à suivre longtemps des leçons », affirme-t-il au site Nikkan Sugoi Hito en 2017. « Je préfère m’exercer plutôt qu’étudier. » Une mentalité qu’il avait développée dans son autre passion d’enfance : le sport – et plus précisément la gymnastique, alors qu’il s’était mis en tête de reproduire par son seul effort les figures des professionnels.

Paradoxalement, Uematsu admet aujourd’hui que s’il avait dû suivre des cours de piano dans sa jeunesse, il aurait probablement vite abandonné, et cela aurait peut-être même tué son intérêt pour la musique ! Or, en s’exerçant en solitaire et en parvenant à jouer à l’oreille quelques airs au piano, il se laisse abuser par l’idée trompeuse que faire de la musique, c’est simple. De fait, et malheureusement pour lui, l’enseignement d’un professeur est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour transmettre des savoirs complexes…

Loin de se décourager, il poursuit avec entêtement sa quête musicale. En deuxième année de collège, il forme avec des amis un petit groupe qui joue des reprises de standards du rock. Ayant définitivement délaissé la guitare, il se consacre au clavier. Mais alors que certains morceaux sont trop compliqués pour lui et qu’il est incapable de lire des partitions, il se dit qu’il est plus à l’aise en jouant ses propres compositions, forcément moins ambitieuses. Il écrit sa première musique dès l’âge de 12 ou 13 ans : Minami no shima no yashi no mi monogatari (« l’histoire de la noix de coco des îles du sud »), une ballade guillerette qu’il arrangera près de quarante ans plus tard pour son album 10 Short Stories, paru en mars 2010.

Que ce soit en l’écoutant, en la composant ou en la jouant dans différents groupes amateurs, la musique continue de l’obséder pendant son adolescence. Après le lycée, c’est décidé : il y consacrera sa vie, et pour cela, il projette d’aller l’étudier en bonne et due forme à l’université. C’est sans compter sur son père, un professeur de morale qui voit là un chemin sans issue. Il oriente son fils vers l’anglais, l’une des matières dans lesquelles il se débrouille le mieux – ironiquement, parce qu’il est au contact permanent avec cette langue grâce aux paroles de ses chansons préférées !

Ce nouvel obstacle n’entrave en rien son désir de percer dans l’industrie musicale. Mieux : puisqu’il part étudier à Yokohama, tout près de la capitale Tokyo, les chances à saisir seront plus nombreuses que dans sa ville de province ! En parallèle de ses études d’anglais, il s’inscrit tout de même aux cours d’une école spécialisée dans les synthétiseurs1, et intègre le groupe de rock d’un camarade d’université, ce qui lui donne l’occasion de jouer de temps en temps dans des salles de concert tokyoïtes. Et si c’était le tremplin tant attendu ?

Y Un coup de pouce inespéré

Malheureusement, le temps passe et, à l’heure de décrocher son diplôme et d’entrer dans la vie active, les portes tant espérées ne se sont pas ouvertes. Trop peu rémunératrice et finalement assez contraignante, la vie de musicien lui apparaît d’autant moins porteuse que ses compagnons de scène se rangent l’un après l’autre. Uematsu choisit alors de se concentrer sur la composition, avec comme rêve celui de travailler sur des musiques de film, domaine qui le passionne depuis longtemps.

Néanmoins, rattrapé par la nécessité de payer les factures – d’autant plus qu’il vit désormais à Yokohama avec sa future épouse, Reiko –, il est contraint d’accepter une succession de petits boulots pénibles qui l’empêchent de se consacrer pleinement à son art. S’il multiplie les expériences au cours des années qui suivent (dont des musiques de publicité, des jingles de radio ou de supermarché, et même la bande originale de deux films pornographiques !), aucune n’est durable. Son manque d’éducation formelle le limite forcément. Comment peut-il espérer se démarquer dans le monde professionnel s’il est en concurrence avec des diplômés d’une école de musique ?

Pourtant, rien ne semble entamer sa détermination. Il peut d’ailleurs compter sur ses amis, un groupe d’aspirants artistes dans divers domaines, qui se retrouvent régulièrement chez lui et sa compagne pour partager leurs ressources et s’offrir un soutien moral. C’est lors de l’une de ces soirées qu’il reçoit enfin un signe favorable.

Un jour (probablement en 1985), l’un de ses amis invite une connaissance, une dénommée Miki Yukino’ura. Celle-ci stupéfie Uematsu en lui apprenant qu’elle travaille dans le jeu vidéo, chose qu’il n’imaginait pas possible ! Elle est graphiste dans un petit studio nommé Square, filiale d’une compagnie d’électricité installée dans le même quartier. Alors qu’elle revient plusieurs fois à leurs soirées, elle finit par glisser à Uematsu que ses collègues sont à la recherche d’un musicien indépendant pour diverses tâches, dont la préparation d’un disque promotionnel pour leur prochain jeu, Cruise Chaser Blassty (lancé en avril 1986). Tout travail rémunéré est bon à prendre, se dit-il, et c’est ainsi qu’il fait la rencontre de l’équipe de Square2.

Ici, il serait tentant d’écrire l’une ou l’autre phrase grandiloquente sur le destin qui se met en marche. Gardons-nous de tout anachronisme. À ce moment-là, l’offre de Square n’est pour lui qu’un petit boulot de plus, qui a pour simple avantage d’impliquer la musique. Alors que le courant passe bien, il continue à leur prêter main-forte, notamment en composant lui-même la bande-son de leur jeu suivant, Alpha (lancé en juillet 1986). Mais ce ne sont que de courtes contributions qui sont loin de lui garantir un avenir.

Tout bascule quelques mois plus tard, quand il croise par hasard Hironobu Sakaguchi dans la rue. Ce dernier lui apprend que Square va s’émanciper de sa société mère pour devenir une entreprise de jeu vidéo à part entière. Et, sans même passer par la case traditionnelle du C.V. ou de l’entretien d’embauche, il propose de but en blanc à Uematsu d’occuper le poste de compositeur à temps complet. Recevoir un vrai salaire pour écrire de la musique ? L’offre est trop belle : il l’accepte sans hésiter. Même si ce n’est pas fructueux, il pourra toujours se servir de cette expérience pour chercher des occasions plus prestigieuses.

En 1986 et 1987, celui qui est désormais « compositeur de musiques de jeu vidéo » travaille à divers titres d’aventure, de tir ou de course aujourd’hui oubliés : Suishô no Dragon, 3-D WorldRunner, Aliens, Cleopatra no Mahô, Rad Racer3… Malheureusement, aucun d’eux ne rencontre le succès, et les perspectives de Square se réduisent peu à peu.

La suite de l’histoire, tout le monde la connaît. Dépité, Sakaguchi décide de verser ses dernières forces dans un ultime projet avant de tourner la page du jeu vidéo. Cette tentative sera d’un genre différent des productions du studio : un jeu de rôle à la manière d’un titre à succès sorti peu de temps auparavant – un certain Dragon Quest. Vous le savez, cette tentative porte le nom de Final Fantasy. Vous le savez également, les ventes sont assez bonnes pour donner une bouffée d’air à Square… et encourager la mise en chantier d’un deuxième épisode. En d’autres termes : une série est née.

L’autodidacte enthousiaste aura réussi à trouver sa voie, non sans mal. En l’absence d’éducation académique, celui qui déchiffre péniblement les partitions (ne parlons pas d’en écrire !) et ne peut composer qu’en s’enregistrant au synthétiseur était fort mal parti. Sa grande chance a été de se retrouver dans un domaine loin d’être aussi professionnalisé qu’aujourd’hui. « C’était une époque où peu de monde s’intéressait à l’industrie du jeu vidéo, alors même un amateur comme moi avait ses chances », confie-t-il en 2017 au magazine japonais Keyboard. Fort de ce constat, on peut déceler dans la suite de sa carrière un complexe d’infériorité par rapport au monde de la musique. Comme nous le verrons, le compositeur continuera à se chercher pendant des années, y compris quand le succès de Final Fantasy sera incontestable.

Pour autant, ne croyez pas qu’il s’agit d’une simple question de chance. Ce serait ignorer son impressionnante détermination, une combativité née de la soif de compenser ses lacunes. Ce serait également oublier qu’il possède un talent certain, et qu’il n’a jamais eu besoin de partitions pour imaginer de la musique mémorable. Cette capacité ne sort pas de nulle part, car il a avant tout été nourri par un univers riche et singulier, qu’il est grand temps de découvrir.

Aux sources de Nobuo Uematsu

Y Trois racines pour un style unique

Vous l’aurez compris, les fondements de la sensibilité artistique de Nobuo Uematsu sont à rechercher du côté des années 1970, quand il était un adolescent fou de musique. Et c’est peu dire que tomber dans la marmite lors d’une période aussi bouillonnante est une sacrée veine ! S’inscrivant dans la lignée de la révolution rock’n’roll des deux décennies précédentes, ces années sont marquées par l’explosion de la pop – grâce au succès international des Beatles –, par de nombreuses expérimentations de fusions entre plusieurs genres et par la démocratisation des synthétiseurs et de procédés électroniques.

De fait, c’est là que se retrouvent les plus grandes influences d’Uematsu, pour ne pas dire les racines de la musique de Final Fantasy. Elles permettent de dessiner toute la singularité de son approche, y compris dans ce qu’elle a de paradoxal. Pour mieux y voir, nous pouvons tracer trois grands axes : les mélodies claires et mémorables de la pop, les extravagances du rock progressif et les inspirations des « musiques du monde ». Chacun est constitutif de son style, sans que ce dernier puisse être réduit à l’une ou l’autre direction, et c’est bien pour cela qu’Uematsu a une personnalité musicale aussi unique.

Y Les mélodies accrocheuses de la pop

Le premier pilier est, donc, celui des mélodies accrocheuses. Qu’y a-t-il de plus simple qu’une jolie mélodie ? C’est d’ailleurs par cela qu’il a entamé son grand voyage musical, en déchiffrant par exemple Let It Be des Beatles à l’oreille sur le piano de sa sœur. Au-delà de l’impact inévitable du légendaire groupe anglais, Uematsu apprécie aussi la pop ensoleillée et insouciante des Carpenters4 (ce que l’on retrouve aisément dans son album 10 Short Stories, par exemple) et le folk rock plus nostalgique de Simon and Garfunkel5.

Or, dans le domaine des mélodistes, sa plus grande influence est Elton John, qu’il cite lui-même régulièrement comme l’un de ses artistes préférés. Le tout premier disque qu’il a acheté de sa poche est d’ailleurs Honky Château, album de rock délicat et virevoltant publié en 1972, dont le titre vient du fait qu’il a été enregistré dans le château d’Hérouville, en France. Uematsu le considère comme un grand choc de sa vie de jeune mélomane, l’une des raisons pour lesquelles il a voulu faire lui-même de la musique.

Aujourd’hui, beaucoup connaissent Elton John comme une icône colorée à l’origine de nombreuses ballades pop langoureuses. Ce serait ignorer les multiples facettes de cet excellent pianiste et compositeur, qui trouve ses racines autant dans le classique que dans le jazz, le gospel ou le rhythm and blues. Et c’est bien cet éclectisme décomplexé qui enchante Uematsu au plus haut point, car Elton John n’a jamais eu peur de faire siens des styles a priori très différents. Si même les plus grands peuvent le faire, pourquoi pas lui ?

C’est là l’une des leçons essentielles de l’effervescence musicale des années 1970 : vive les mélanges ! Cette idée est sans doute mieux incarnée encore par l’autre idole intemporelle d’Uematsu : Stevie Wonder, monument de la musique de la seconde moitié du XXe siècle – et, ce n’est pas un hasard, grand ami d’Elton John. Auteur-compositeur-interprète doublé d’un multi-instrumentiste, il a enfanté au cours des années 1970 une prodigieuse collection d’albums (sa « période des classiques ») mêlant rhythm and blues, funk, soul et d’autres influences, sans oublier son usage des synthétiseurs, alors tout nouveaux. Si Uematsu n’a pas nécessairement intégré ces styles à son arsenal de compositeur, il n’en a pas moins acquis la certitude qu’il est crucial de s’inventer un univers musical unique6.

Si ses mélodies pour Final Fantasy sont autant restées dans les têtes des joueurs, à tel point qu’on se surprend souvent à les fredonner, ce n’est pas un mystère. Bon nombre de ses morceaux suivent une construction si proche de la pop (deux couplets et un refrain) qu’il ne leur manquerait qu’un ou une interprète pour en faire des chansons tout à fait convaincantes. C’est ce que relève d’ailleurs le compositeur Kôhei Tanaka7 dans un entretien croisé avec Uematsu reproduit par le magazine Game Clash en 1998 – une remarque formulée, il faut le souligner, avant la première chanson thème de la série, Eyes on Me. La réponse d’Uematsu ne saurait vous surprendre : « Je pense que ça me vient des tubes que j’écoutais quand j’étais jeune. » Pris sur le fait !

Y Les folies du rock progressif

Toutefois, si nous voulons comprendre la musique d’Uematsu, il est temps de passer à un gros morceau, dans tous les sens du terme : le rock progressif, seul genre dont le compositeur s’affirme authentiquement spécialiste.

Peut-être n’en avez-vous jamais entendu parler. Ce ne serait pas étonnant, non seulement parce que son âge d’or est circonscrit à une partie des années 1970, après quoi il a été balayé des ondes par le mouvement punk, mais aussi parce que ses spécificités hors norme l’ont tenu assez éloigné du grand public. Né à la fin des années 1960 dans les pas du rock psychédélique et inspiré par des expérimentations en studio comme celles des Beatles dans la seconde partie de leur carrière, le rock progressif est représenté par Pink Floyd (après le départ de Syd Barrett), Procol Harum, King Crimson, Yes, Genesis, le trio Emerson, Lake and Palmer (dit « ELP »), Mike Oldfield ou Deep Purple (à ses débuts seulement). Quelques groupes français ont contribué à cette vague, les plus connus au-delà de leurs frontières étant Ange, Magma et Atoll.

Mais alors, quel est le principe ? La description est un peu longue, mais importante pour comprendre la suite. S’il en reprend les bases instrumentales (guitares, basse, batterie, claviers), le rock progressif se libère ostensiblement des limites du rock, au point que ce dernier terme est trop réducteur pour le décrire. L’objectif des musiciens est de créer un véritable grand art en explorant de nouvelles possibilités, et ce, sur plusieurs plans.

En matière de construction d’abord, car les morceaux ont une structure complexe et élaborée qui ignore la logique des couplets et refrains de la pop. De durée ensuite, car il n’est pas rare que des pistes uniques atteignent les vingt minutes, ce qui était alors la limite de temps d’une face de disque vinyle. D’instrumentation également, avec la présence de violons, de flûtes ou d’instruments non occidentaux (par exemple issus de la musique indienne), sans oublier les synthétiseurs. D’inspirations enfin, car les thématiques du rock progressif sont bien plus poétiques, voire philosophiques, que celles du rock classique, et puisent dans l’imagerie des contes de fées, de la fantasy et de la science-fiction.

Si le mot rock est réducteur, c’est parce que le progressif entreprend de briser les barrières entre les styles en piochant aussi ses inspirations dans le jazz, les musiques traditionnelles ou des genres anciens tels que le baroque. De nombreux groupes avaient pour ambition affichée de créer la musique classique de leur époque, ce qui leur a valu les railleries régulières des critiques. (Vous savez comment ils sont dès que quelque chose n’entre pas dans leurs petites cases…) Aujourd’hui encore, le rock progressif a la réputation d’être un style prétentieux, difficile d’accès et inutilement pompeux. Bien sûr que non ! s’exclamerait Nobuo Uematsu.

Par un heureux hasard, la déferlante du rock progressif coïncide avec la période pendant laquelle il se met à écouter compulsivement de la musique. Après s’être gorgé de Beatles et de Carpenters, le jeune homme se trouve confronté sur les mêmes radios du soir à ce style insaisissable aux morceaux incroyablement foisonnants.

Bien qu’il découvre le progressif avec l’album In the Court of the Crimson King du groupe King Crimson (qui contient la célèbre « 21st Century Schizoid Man »), son premier choc se produit à l’écoute de Tarkus d’Emerson, Lake and Palmer et de Close to the Edge de Yes, deux groupes connus pour leurs inspirations classiques. Ses coups de cœur s’enchaînent, à l’image des premiers albums de Genesis (quand Peter Gabriel en faisait encore partie), dont il admire le style absolument novateur.

Pour Uematsu, la conclusion est à nouveau que tout est possible. La musique est créatrice d’univers fantastiques et ambitieux. Elle peut s’approprier tous les genres dont elle a besoin, sans craindre la juxtaposition étonnante des sons et des influences. Tel qu’il le déclare lui-même, il n’y a rien de plus exaltant que de se dire « qu’est-ce que c’est que ça ?! » en découvrant quelque chose d’inclassable.

Au moment d’embrasser la carrière de compositeur, il fait sienne cette logique. C’est bien simple : bercé par les expérimentations de son temps, il ne peut pas faire autrement que d’écrire de la musique « bizarre ». Pour un autodidacte qui doute de ses capacités, le rock progressif est même libérateur. Commencer par du hard rock le plus direct, emprunter la rythmique du jazz, laisser le synthétiseur déclamer un solo méditatif de plusieurs minutes, tenter une fugue à la manière de Bach, pourquoi pas glisser des effets sonores (de machines, d’orage, d’animaux)… On peut se réclamer de tout, sans forcément en être un expert.

Progressif mis à part, Uematsu apprécie tous les genres qui, dans les mêmes années, proposent des approches uniques, qu’il s’agisse du new age en train d’être développé par le compositeur grec Vangelis (notamment dans Heaven and Hell en 1971) ou de la musique électronique pure et dure du groupe allemand Kraftwerk. Ceux-ci le confortent dans l’idée qu’on peut utiliser le son brut des synthétiseurs sans même chercher à imiter des instruments réels. Chose que l’on retrouve facilement dans ses bandes originales…

Y La diversité des « musiques du monde »

Insatiable, le jeune Uematsu chemine de la pop au rock progressif au collège et au lycée, puis du jazz à la musique contemporaine à l’université, faisant le tour de chaque genre jusqu’à ressentir à nouveau la soif de la découverte. C’est à cette occasion qu’il finit par ouvrir les oreilles sur ce qui sera sa troisième inspiration majeure : les « musiques du monde », ou world music en anglais.

Si je conserve cette appellation entre guillemets, c’est parce qu’elle est insatisfaisante, sinon problématique. Bien que comprise par le plus grand nombre, elle a pour défaut de fourrer dans le même sac des musiques des quatre coins du monde, leur donnant pour unique caractéristique d’être extérieures à la production mainstream américano-européenne. Or, il n’existe d’abord que peu de rapports entre des traditions si éloignées géographiquement : quel lien y a-t-il entre les chants de griots d’Afrique occidentale, le dhrupad indien ou la musique andine ? Ensuite, elle occulte le fait qu’il existe aussi de nombreuses musiques locales en Amérique et en Europe. Enfin, elle donne le sentiment d’une forme d’art lointaine et exotique, voire figée dans un passé indistinct qui lui interdit toute invention ou actualité. Vous comprenez donc toute la difficulté de mettre une expression unique sur une réalité aussi diffuse ! Faute de mieux, nous nous en contentons malheureusement8.

Si des sons venus d’ailleurs ont cheminé jusque dans la musique populaire occidentale dès les années 1960 et 1970 (avec, par exemple, l’influence indienne chez les Beatles), la dénomination de world music a été démocratisée dans les années 1980, quand des artistes renommés se sont saisis de ces styles « exotiques » pour établir leur approche. C’est le cas de Peter Gabriel, ancien chanteur de Genesis, ou de groupes qui, tel Dead Can Dance (formé en 1981), ont inventé leur langage musical en combinant des inspirations de tous les continents.

Ce grand mouvement de mise en lumière des musiques du monde a, une fois encore, coïncidé avec le parcours artistique d’Uematsu. Celui-ci situe le point de départ de son intérêt pour les musiques d’ailleurs peu après la rétrocession d’Okinawa au Japon, en 1972, événement qui a mis fin à l’administration américaine établie après la guerre. À cette occasion, les projecteurs ont été braqués sur les traditions de cette île éloignée de l’archipel principal. Fasciné par la gamme musicale okinawaïenne, très différente de la musique japonaise classique (elle fait notamment un grand usage des demi-tons), Uematsu sent qu’il tient là une nouvelle source de cette étrangeté qu’il affectionne tant.

Et s’il y avait plus étonnant encore ? Son attention se porte ensuite sur le gamelan, un ensemble instrumental originaire d’Indonésie. Partant de là, son périple musical se poursuit « le long de la route de la soie », tel qu’il le décrit joliment, pour arriver sur les rivages de la Méditerranée, engrangeant à chaque fois de nouvelles découvertes.

L’étape la plus marquante est l’Irlande, dont la musique traditionnelle le touche en plein cœur. Tout en lui inspirant un sens de la nostalgie étonnamment japonais, elle le séduit par sa chaleur et sa spontanéité. Lorsqu’il fera des voyages réguliers en Irlande étant adulte, notamment pour assister à des festivals, il sera impressionné par la vivacité de la culture musicale du pays, où des gens de tous les âges et de tous les niveaux de pratique se réunissent pour jouer ensemble, sans chichis. Ainsi se dessine sa vision de ce que doit être la musique : quelque chose de populaire, sensible et imparfait, comme le sera plus tard son œuvre.

En se renseignant sur l’histoire de l’Irlande, Uematsu apprend que ses traditions ont débarqué aux États-Unis lors des grandes vagues de migration du XIXe siècle, nourrissant la musique folklorique américaine. Cette dernière, mêlée au blues des Afro-Américains des États du Sud, a formé à son tour les bases du rock’n’roll, puis… Vous connaissez la suite. « Quand j’ai commencé à apprendre toutes ces choses, j’ai compris que je ne pourrai pas vivre ma vie autrement qu’à travers la musique », s’exclame-t-il auprès du site 4Gamer en 2019.

La musique n’est pas qu’un joli son – c’est également une histoire passionnante à partager. Au moment d’intégrer Square, c’est donc un homme riche de ses découvertes et émerveillé par le potentiel de son art qui s’apprête à connaître une notoriété dont il n’aurait jamais pu rêver.

Des doutes au succès

Y L’orchestre ? Très peu pour moi

À n’en pas douter, Nobuo Uematsu ne s’attend pas au succès grandissant des premiers épisodes de Final Fantasy et à l’enthousiasme suscité par sa musique. En apparence, sa situation est idéale. Après lui avoir cherché des poux pendant le développement du premier volet, Hironobu Sakaguchi relâche progressivement la tension et le laisse écrire avec moins de contraintes. Une liberté de création, un public conquis et – cerise sur le gâteau – un salaire stable : le rêve de n’importe quel artiste !

Bien sûr, tout n’est pas si simple, car la popularité démultiplie les attentes des joueurs et la pression sur les épaules du compositeur. Les avancées technologiques des consoles et les cadences de développement soutenues sont autant de difficultés pour garantir un degré de qualité digne de cette nouvelle série de référence. C’est particulièrement le cas lors de la conception de FFIV, premier épisode sur Super Nintendo, qui éprouve la patience de toute l’équipe. Comme la console 16 bits autorise enfin l’emploi de sons évolués, Uematsu tient à affirmer ses horizons musicaux, fidèle à l’héritage que nous venons de décrire.

Parallèlement aux jeux, la musique de la série commence à voler de ses propres ailes : concerts, bandes originales, disques d’arrangements… Autant de portes qui constituent pour Uematsu l’occasion d’interagir enfin avec l’industrie musicale qu’il convoitait tant. Or, il se rend vite compte qu’il existe aussi des risques, à commencer par celui de devoir lutter contre une forme d’expropriation de son œuvre.

En plus des lettres de fans qui arrivent au bureau de Square, il se fait rapidement remarquer dans la profession, au point de recevoir les compliments de Kôichi Sugiyama, le compositeur de Dragon Quest. Cela est d’autant plus notable que ce dernier, contrairement à Uematsu, est alors un musicien renommé et expérimenté, ce qui est intimidant pour un débutant. S’étant pris d’intérêt pour le jeu vidéo, Sugiyama entreprend à ce moment-là de partager un peu de sa notoriété en braquant les projecteurs sur ses jeunes confrères. C’est grâce à lui que la musique de Final Fantasy est jouée pour la toute première fois en concert, en 1988, soit avant même la sortie du deuxième épisode9.

Le succès attire également l’attention de Yukio Kakehi, producteur chez la maison de disques Polystar, qui propose à Square de publier la toute première bande originale de la série : une compilation des musiques des deux premiers épisodes10. Désireux de mettre en valeur l’œuvre de son client, Kakehi organise un concert pour grand orchestre, Symphonic Suite, qui a lieu le 20 mai 1989 à Tokyo. Or, s’il s’agit à n’en pas douter d’un événement remarquable, il ignore qu’il touche là un point sensible.

En effet, Uematsu est intimidé – pour ne pas dire complexé – par le monde de la musique symphonique. Pour un jeune autodidacte à peine sorti de longues années d’incertitude, le contact est délicat avec des musiciens professionnels, auréolés de leurs diplômes d’université et de leurs années d’expérience. Même si Kakehi s’offre les services de l’orchestrateur Katsuhisa Hattori, l’un des plus respectés du Japon, et de son fils Takayuki, Uematsu ne cache pas un sentiment de dépossession11. Dans le livret du disque, il se décrit même comme un père sans le sou qui assisterait au mariage de sa fille !

Certes, le problème ne vient pas de l’orchestre lui-même. Même si ce n’est pas sa plus grande influence, il aime beaucoup la musique classique et admire par exemple les œuvres du compositeur russe Tchaïkovski. En réalité, il est bien plus dérangé par l’idée qu’il s’agit là d’un absolu vers lequel la musique de jeu vidéo doit tendre.

Au début des années 1990, Kôichi Sugiyama poursuit son œuvre de démocratisation en organisant un concert symphonique annuel de musiques des titres japonais populaires d’alors. Au cours de la deuxième édition, il met au défi Uematsu d’orchestrer lui-même quelques pièces de FFV (le thème d’ouverture et Tycoon Waltz). L’exercice est on ne peut plus complexe pour quelqu’un qui n’a jamais suivi d’études académiques et peine à écrire une partition, mais Uematsu accepte de s’y plier. Malheureusement, l’expérience est laborieuse, et le résultat, mitigé. Malgré les encouragements de Sugiyama à persévérer, cela achève de le convaincre que cet univers ne l’intéresse pas. Il se sent bien plus à l’aise dans ses genres de prédilection, à commencer par les musiques du monde.

Y Comment défendre une vision ?

Pour laisser libre cours à sa sensibilité, Nobuo Uematsu peut davantage compter sur les disques d’arrangements. Le principe ? S’éloigner des sonorités limitées des consoles – surtout au début de la série – afin de proposer des instrumentations plus authentiques ou d’explorer des inspirations différentes. Le premier de ces disques est créé pour FFIII à l’initiative du président de Square de l’époque, Masafumi Miyamoto. Ce dernier, désireux de se distinguer de la concurrence, préfère en effet sortir un album « présentable » plutôt qu’une bande originale aux sons primaires12.

Parce que la préparation des disques d’arrangements nécessite une organisation spécifique, liée au recrutement des musiciens et aux enregistrements, une partie du travail échappe à Uematsu. Cela est parfaitement normal dans l’industrie musicale. Le tout est alors de protéger au mieux sa vision, chose qui n’est pas évidente quand on fait ses premiers pas.

Lors des séances en studio de l’album Legend of the Eternal Wind de FFIII, Uematsu a par exemple le sentiment de ne pas être pris au sérieux par les musiciens à cause de son visage juvénile. Bien qu’il ait 31 ans, sa bouille imberbe le fait passer pour plus jeune qu’il ne l’est vraiment, ce qui finit par l’agacer. À la même époque, après ne pas être rentré chez lui pendant plusieurs jours pendant le développement forcené de FFIV, il constate que le manque de rasage le vieillit opportunément de quelques années. C’est donc décidé : il se laissera pousser la moustache, un signe distinctif qu’il n’a pas abandonné depuis !

Grâce au succès de FF, les moyens alloués à ces albums sont plutôt élevés. Qui plus est, Uematsu a la chance de voir Square accéder facilement à ses demandes, quand bien même celles-ci ressemblent à des caprices. Aujourd’hui encore, il reste infiniment reconnaissant envers cette société qui l’a laissé faire la musique qu’il voulait. En janvier 2018, il glisse malicieusement au magazine anglais Edge : « C’est un peu comme si Square Enix avait été mon école de musique. Ils m’ont laissé vingt ans pour apprendre à composer et à jouer de la musique, sans même que j’aie à payer des frais de scolarité. »

C’est ainsi que, par amour pour la musique traditionnelle irlandaise, il fait enregistrer le disque d’arrangements de FFIV sur place, à Dublin, avec des musiciens locaux13. Malheureusement, à son retour au Japon, ses collègues sont perplexes. Pour eux, ce style est un peu trop exotique, notamment le son rustique du fiddle, le violon irlandais. Il faut dire que la vague celtique, qui verra le succès mondial de cette musique au cours de la décennie 1990, n’a pas encore atteint le Japon. Ce n’est qu’une question de temps. Quelques années plus tard, d’autres compositeurs de jeu vidéo y puiseront à leur tour, faisant d’Uematsu un authentique pionnier14 ! En attendant, il se trouve déjà confronté à la difficulté de faire accepter ses choix.

Enregistrer en dehors du Japon n’est pas chose aisée, car il faut disposer de contacts sur place pour recruter des musiciens locaux et trouver un studio adéquat. NTT Publishing, maison de disques avec laquelle traite Square à partir de 1991, sollicite pour ce faire Shirô Sagisu15, dont l’agence possède un bureau parisien facilitant les liens avec le reste de l’Europe. C’est grâce à lui qu’est enregistré l’album Dear Friends de FFV en Finlande, en 1993. Même si Uematsu regrette les arrangements trop simplistes qu’il réalise, faute d’avoir suffisamment étudié les particularités de la musique finlandaise, l’expérience est fructueuse. À la douceur délicate du disque s’ajoute un livret rempli de photos de proches et d’amis apportées par les employés de Square : un kaléidoscope qui donne le sentiment d’appartenir à cette petite famille16.

Une crise paradoxale éclate au moment de FFVI, en 1994. Paradoxale, car à n’en pas douter, la bande originale de l’épisode est l’un des triomphes d’Uematsu. Lui-même en est si satisfait qu’il dira plus tard que, s’il avait dû abandonner la musique de jeu vidéo après cela, il n’aurait ressenti aucun regret. (Heureusement pour nous, il n’en a rien fait !) De même, le développement se déroule dans une ambiance familiale réjouissante. L’équipe d’une trentaine de personnes à peine parvient à créer une œuvre qui, depuis, est entrée dans la légende. Humainement parlant, il s’agit pour Uematsu de la plus belle période de Square.

La préparation des deux albums d’arrangements de FFVI, pourtant, tourne au fiasco. À Vienne, les enregistrements du Piano Collections prennent fin avant même d’avoir commencé quand le pianiste, venu spécialement d’Angleterre, est saisi par une crise de tremblements des doigts et se révèle incapable de jouer. Ayant déjà fait le déplacement, l’équipe musicale n’a pas d’autre choix que de le congédier, puis de rentrer bredouille au Japon pour organiser en urgence une séance avec une interprète locale17.

Mais le pire se produit à Milan, en mars 1994, lors des enregistrements de Grand Finale. Pour cet album de reprises orchestrales d’inspiration baroque et romantique, incluant même un extrait de l’opéra du jeu, la ville italienne semble pourtant toute trouvée. C’est sans compter sur les musiciens de l’orchestre symphonique local, qui n’écoutent guère le chef japonais venu pour les diriger. Celui-ci, incapable de se faire respecter, s’effondre en larmes et jette l’éponge. La session reprend quand l’un des violoncellistes italiens accepte de le remplacer, mais Uematsu et son équipe ne semblent plus avoir de prise sur les musiciens, manifestement peu intéressés par leur tâche.

Plus encore que cette organisation calamiteuse, c’est un autre point qui affecte gravement Nobuo Uematsu. Ne sachant pas lire les partitions d’orchestre, il découvre les arrangements de sa musique sur le tas, pendant les enregistrements, alors qu’il est bien trop tard pour demander aux arrangeurs de revoir leur copie. Et c’est peu dire que les choix effectués par Shirô Sagisu (épaulé par Tsuneyoshi Saitô18) ne sont pas à son goût : au retour d’Italie, il insiste même pour annuler purement et simplement la sortie du CD. Mais comme cela est inenvisageable du fait des frais engagés, il obtient d’exprimer sa frustration dans le livret. Imaginez plutôt : un artiste qui annonce d’emblée dans son disque que celui-ci est un échec !

Un échec, certes, mais dont il assume l’entière responsabilité : « Je ne suis pas satisfait de la qualité de cet album d’arrangements. C’est une œuvre totalement à l’opposé de l’image que je m’étais faite de chaque morceau. Mais ce n’est en aucun cas la faute des arrangeurs. C’est parce que j’ai négligé la nécessité de transmettre clairement cette image auprès des arrangeurs et parce que je m’étais préparé une porte de sortie en pensant que, peu importe le résultat, je pourrais dire que ce n’est pas moi qui ai fait les arrangements. » Et d’affirmer qu’il s’est laissé berner par l’idée rassurante que, si les enregistrements des précédents albums se sont bien déroulés, il n’y a pas de raison que cela change. Grave erreur…

Cette expérience pénible suscite une profonde remise en question chez Uematsu. Confier ses arrangements à des musiciens professionnels de renom sans imposer sa vision lui semblait être une facilité, une garantie que le résultat serait digne d’intérêt. C’était surtout une impasse. Dos au mur, il jure qu’on ne l’y reprendra plus et que, désormais, il s’occupera lui-même de ses arrangements pour orchestre – et tant pis si la qualité est médiocre.

Y Reprendre possession de son œuvre

À la fin des années 1990, le succès de Final Fantasy se fait écrasant et international grâce aux épisodes de la PlayStation (FFVII, VIII et IX), qui se vendent chacun à plusieurs millions d’exemplaires. Figurant parmi les plus populaires de la série, ils constituent les fers de lance de l’âge d’or de Square. Rouage essentiel de ce triomphe, Nobuo Uematsu est désormais un compositeur respecté, qui n’hésite plus à affirmer son style riche de multiples influences.

Mais alors que les jeux connaissent une avancée remarquable en matière de graphismes et de mise en scène, ils réclament logiquement une partition de plus en plus luxueuse. Après FFVII, dont la qualité sonore est restreinte par un choix indépendant de sa volonté (nous en parlerons dans le chapitre suivant), Uematsu se doute qu’il ne pourra pas éternellement tourner autour du pot. Manifestation la plus évidente des ambitions cinématographiques, la musique orchestrale doit s’inviter à un moment ou à un autre dans FF.

En 1997, quelques mois après le lancement de la copieuse bande originale de FFVII (quatre disques, tout de même), Square publie une compilation plus bon marché des meilleurs morceaux, choisis par les fans19. Afin d’ajouter une plus-value à l’ensemble, Uematsu propose d’inclure quelques reprises… pour orchestre. Et ce n’est pas tout, puisqu’il entreprend d’en réaliser lui-même les arrangements. L’heure est-elle donc venue d’exorciser le traumatisme de Grand Finale ?

Pour cela, il doit inventer une méthode de travail adaptée à ses capacités. Tout d’abord, il écrit son arrangement sur ordinateur avec son équipement habituel, c’est-à-dire sous la forme d’un fichier MIDI utilisant les sons virtuels de son expandeur20. Jusqu’ici, tout va bien. Sauf qu’il reste une phase au-delà de ses compétences : l’orchestration, à savoir l’art complexe d’adapter concrètement la musique pour qu’elle soit jouée sur partitions par un grand ensemble d’instruments – de préférence, avec un résultat qui « sonne ». Comme il ne souhaite plus découvrir celui-ci sur le tas, il insiste pour travailler avec une personne capable de recevoir ses fichiers MIDI, puis de restituer ses propositions d’orchestration sous la même forme, afin de surveiller le chantier.

Il rencontre la perle rare par l’intermédiaire d’une agence spécialisée, Imagine : c’est Shirô Hamaguchi, un jeune compositeur et orchestrateur dont la carrière commence tout juste21. Ne laissant rien au hasard, Uematsu pousse le vice jusqu’à exiger qu’il dispose du même équipement que lui, expandeur compris, afin de s’assurer qu’ils entendent exactement la même chose. La suite du processus est une série d’allers et retours entre les deux artistes, Hamaguchi suggérant des retouches en fonction des besoins de l’orchestration, jusqu’à ce que le compositeur obtienne entière satisfaction.

Résultat : les trois morceaux sélectionnés (le thème principal, celui d’Aerith et l’indispensable One-Winged Angel) sont finalisés et enregistrés dans une forme enfin maîtrisée, conforme à son idéal. C’est désormais acquis : Uematsu a trouvé son écriture orchestrale. Ni hollywoodienne ni virtuose, elle restitue l’élégance simple de ses mélodies grâce à la majesté naturelle des instruments réels. Pour autant, pas question qu’elle devienne hégémonique ! Il s’agit tout bonnement de compléter son éventail de genres musicaux.

Ce travail à quatre mains ayant fait des étincelles, Uematsu ne compte pas en rester là. Dès l’épisode suivant, il franchit le pas et applique cette méthode directement à l’intérieur du jeu. FFVIII commence ainsi par un grandiose thème d’ouverture entièrement orchestré, la fameuse Liberi Fatali, et s’achève par un long pot-pourri tout aussi remarquable. Dans la foulée, un album de reprises des musiques du jeu pour formation orchestrale est même produit, mariant les arrangements d’Uematsu aux orchestrations raffinées de Hamaguchi22. Leur fructueuse collaboration se poursuit dans FFIX (où toutes les cinématiques en images de synthèse précalculées disposent d’un accompagnement orchestré), FFX (le thème de fin) et FFXI (la grandiose musique d’introduction).

Si leur alliance régale de nombreux fans, c’est aussi parce que les arrangements produits à cette époque ont maintes fois fait le tour du monde. Ils figurent en effet en très bonne place sur le programme des concerts pour grand orchestre de la série, dont la tournée internationale Distant Worlds, entamée en 2007 et ininterrompue depuis.

Le premier concert orchestral de cette « nouvelle ère » a lieu à Tokyo le 20 février 2002 (d’où son titre improbable, 20020220) sous la baguette du chef Taizô Takemoto. Nous sommes treize ans après le Symphonic Suite, et il paraît inimaginable qu’une décennie entière se soit écoulée sans que Square prenne l’initiative d’organiser un tel événement surfant sur la popularité de Final Fantasy. Tout le contraire de Kôichi Sugiyama, qui donnait régulièrement rendez-vous à son public pour écouter du Dragon Quest en concert ! Mais cela se comprend beaucoup mieux dès lors que l’on connaît la posture d’Uematsu.

C’est d’ailleurs pour créer un show lui ressemblant que ce dernier prend les choses en main et endosse le rôle de producteur de 20020220. Deux ans plus tard, en 2004, passage à la vitesse supérieure : c’est Tour de Japon, au nom plutôt explicite23. Cette tournée dans six villes japonaises propose un programme entièrement arrangé par Shirô Hamaguchi, qui inaugure quelques-unes des reprises pour orchestre aujourd’hui les plus appréciées par les fans, dont Not Alone de FFIX et Zanarkand de FFX.

Tour de Japon se présente comme un événement d’autant plus accueillant que Nobuo Uematsu en est le maître de cérémonie (aux côtés de la productrice Rieko Katayama). Interrogé sur ce choix lors d’une conférence de presse, il annonce la couleur : « J’ai décidé de m’en occuper parce que je veux totalement renouveler l’image guindée des concerts classiques et créer une atmosphère chaleureuse et conviviale. » Et d’ajouter que les spectateurs n’ont aucune obligation de se mettre sur leur trente-et-un pour venir. Les conventions du petit monde de la musique classique ? Non merci !

Albums d’arrangements et concerts aidant, les reprises produites à cette époque avec l’appui de Shirô Hamaguchi ont connu un tel succès qu’elles ont fini par symboliser la musique de FF. Cela explique pourquoi, pour de nombreux joueurs, cette dernière est naturellement de style orchestral. Une curieuse ironie, pour un compositeur qui n’a pas cessé de se tenir à bonne distance d’une approche aussi réductrice. C’est d’ailleurs pour dissiper une telle impression qu’il promeut au même moment son groupe de rock, les Black Mages24, et qu’ils signent ensemble la bande-son du film Final Fantasy VII Advent Children. Ainsi, son univers musical reste multiple et insaisissable. L’honneur est sauf !

Y L’heure du succès international

Si 20020220 et Tour de Japon permettent à Nobuo Uematsu de goûter à sa notoriété dans son propre pays, il doit encore prendre le pouls du reste du monde. C’est chose faite en août 2003, quand il assiste à un concert de musiques de jeu vidéo en marge du salon allemand Games Convention, à Leipzig. Cependant, l’événement charnière de sa vie d’artiste se déroule moins d’un an plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique.

Le 10 mai 2004, Square Enix organise le tout premier concert de la série sur le sol américain. Intitulé Dear Friends (« chers amis », du nom de l’un des thèmes de fin de FFV), il se déroule au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles en présence de plus de 2 000 personnes. À la fin du programme, le compositeur monte enfin sur scène pour saluer le public. Chauffé à blanc, ce dernier lui offre une standing ovation d’anthologie, encore amplifiée quand deux invités surprises se montrent à leur tour : Hironobu Sakaguchi et Yoshitaka Amano25.

Si, de l’avis d’Uematsu, le concert est musicalement médiocre à cause d’un manque de répétitions, la réaction tonitruante des fans le bouleverse. Au premier abord, il est surtout heureux d’avoir pu faire gronder la foule comme à un concert de rock entre les murs d’une salle qui accueille d’ordinaire le répertoire classique, devant un grand orchestre tiré à quatre épingles. Il faut dire qu’il était jusque-là plutôt habitué à l’enthousiasme contenu du public japonais.

Néanmoins, au fond de lui, quelque chose de plus intime encore s’agite, à tel point qu’on peut parler d’une crise existentielle. Quelques jours plus tard, toujours sous le choc dans sa chambre d’hôtel, il décide de coucher ses émotions en écrivant un billet pour son journal en ligne, hébergé par le site officiel de Square Enix. D’une incroyable sincérité, le message résume à lui seul le syndrome de l’imposteur tenace de cet autodidacte chanceux… et la réalité de son succès, qui lui a soudainement explosé au visage.

Plutôt qu’un fade résumé, laissons peser chacun de ses mots :

« Si je suis ici, c’est uniquement par chance. Je ne mérite pas d’être le sujet des attentes d’autant de personnes. Après tout, je ne suis pas tellement doué, alors je suis dans le pétrin si ces gens s’attendent à ce que j’écrive d’autres morceaux comme ceux-là. S’ils en attendent d’autres, je devrais continuer à faire semblant d’avoir du talent. Laissez-moi tranquille ! Je ne mérite pas tous ces éloges. Je suis désolé de vous avoir trompé tout ce temps. Je n’en peux plus ! … C’est en tout cas ce que pense une partie de moi. Mais cette vie me fatigue un peu. Quand est-ce que ça se termine ? Où est la fin du voyage ? Si je persiste ainsi, mon esprit risque de continuer à errer après ma mort, à la recherche d’une forme de conclusion. Je me suis dit que je devrais peut-être essayer de m’amuser davantage. De me faire un peu plus plaisir. Un jour au moins, 2 300 personnes m’ont fait une standing ovation au Walt Disney Concert Hall. C’est bel et bien arrivé. Devrais-je le nier ? Et pourquoi ne pas l’accepter ? Pourquoi ne pas reconnaître tout le temps que j’ai consacré à faire de la musique de jeu vidéo ? C’était la première fois de ma vie que je ressentais ça. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais on se satisfait bien de conserver les mêmes vieilles valeurs et le même mode de pensée. Je me suis toujours satisfait d’être dur avec moi-même. Je n’ai jamais essayé d’admettre qui j’étais vraiment, peu importe ce que me disaient les autres. J’ai l’impression d’avoir appris quelque chose ici. Si je veux m’amuser davantage, si je veux rire plus fort, je dois dire du bien de moi-même, parfois. Je dois admettre mes propres réussites. Je suis toujours dans le coup ! … Enfin, je crois. »

La longue lutte de Nobuo Uematsu contre son complexe d’infériorité a peut-être trouvé sa résolution ce jour-là, face à la démonstration la plus sincère de la passion des joueurs de FF pour sa musique. Depuis, les nombreux concerts de la série auxquels il assiste en tant qu’invité lui permettent de recevoir une dose régulière de cet engouement.

C’est grâce à cette réussite chèrement acquise que Nobuo Uematsu finit par abandonner ses complexes et par assumer pleinement sa vision de la musique. Cette dernière, vous l’avez compris, il la veut à la fois accessible et originale, tout comme il aime autant la pop que le rock progressif. Régulièrement, il relate cette anecdote : quand on l’invite à écrire un morceau « qui ressemble à du Star Wars », il répond d’emblée : « Alors demande à John Williams ! » Pour avoir du Uematsu, il faut vouloir du Uematsu26. Si vous entendez quelqu’un dire qu’il est le « John Williams du jeu vidéo » entre autres comparaisons hasardeuses, vous savez désormais ce qu’il faut répondre : non, Nobuo Uematsu est le Nobuo Uematsu du jeu vidéo !

Et si certains lui reprochent d’écrire des choses trop simples, il n’hésite pas à dire qu’il s’en moque. Sa musique est ce qu’elle est. N’y voyez cependant pas de l’anti-élitisme, car son message tient bien plus de l’appel à l’éclectisme.

En 2017, lors d’une conférence au Fan Festival de FFXIV, il offre ce résumé aussi simple qu’efficace de son cheminement : « Avant, nous allions souvent voir des gens célèbres dans leurs domaines pour leur demander de faire les arrangements. Mais maintenant, je préfère me tourner vers des gens que je connais bien et qui me connaissent bien, dans les styles de musique qui m’intéressent. »

Afin de décrire l’acte d’arrangement, il utilise aujourd’hui une métaphore paternelle plus apaisée. Pour lui, chacune de ses compositions est comme un bébé tout nu et mignon – c’est-à-dire une mélodie et quelques harmonies basiques. Il n’y a plus qu’à lui choisir des vêtements : du jazz ? Du rock ? Du classique ? Le tout est de trouver le bon style pour le bon contexte et, surtout, de désigner l’arrangeur qui est le plus à même de l’exprimer. Pour cela, il peut désormais compter sur un petit cercle de collègues de confiance, dont il connaît les spécialités et qui sont accoutumés à son style27. Plus encore : l’âge et la notoriété aidant, il n’a aucun mal à se faire respecter par les arrangeurs et les interprètes. Ses bébés sont mieux habillés que jamais.

On est bien loin du mariage forcé du concert Symphonic Suite…

Indépendance, me voici

Y Quand Square perd son âme

Le problème des âges d’or, c’est qu’ils ne durent pas. Dans le cas de Nobuo Uematsu, le triomphe de l’ère PlayStation s’éteint rapidement non pas à cause d’une perte de talent – loin de là –, mais d’un contexte moins porteur pour celui qui, au fond de lui, ne souhaite qu’une chose : écrire tranquillement de la musique.

À la fin des années 1990, Square mise tout sur la marque Final Fantasy en lançant le développement simultané de trois jeux (FFIX, X et XI) et d’un film (Les Créatures de l’esprit). En quelques années, le visage de l’éditeur change du tout au tout – une transformation symbolisée par le retrait, en février 2001, de Hironobu Sakaguchi28. Après lui, et par la volonté de la nouvelle direction, FF se diversifie comme jamais auparavant. Cela se manifeste par l’arrivée des premières suites directes (FFX-2), la multiplication des titres parallèles (Crystal Chronicles), la naissance de mini-séries (Compilation of FFVII) et la production d’une nouvelle série d’animation (Final Fantasy : Unlimited).

À ce moment-là, cela fait un certain temps déjà qu’il y a trop de musiques à composer pour un seul homme. Dès 1999, et la mise en chantier de FFX et XI alors que FFIX est encore en cours de préparation, Uematsu prend la décision de déléguer une partie de son travail. Cela est d’autant plus indispensable qu’il se trouve embarqué dans des errements qui mèneront à ce qu’il n’hésite pas à appeler l’époque sombre de Square, au début des années 2000.

Lors de son recentrage sur FF, la société fonde plusieurs filiales, chacune dédiée à un domaine spécifique. L’une d’elles est Square Sounds, créée en juillet 1999 pour assurer toutes les tâches liées au son. Uematsu en est nommé vice-président, aux côtés d’un administrateur, Susumu Arai. Ce n’est pas qu’un simple changement d’appellation de l’équipe sonore : à terme, l’objectif de Square Sounds est d’offrir ses services à d’autres éditeurs, et même de produire et promouvoir des artistes mainstream29.

Une telle organisation nécessite néanmoins des réunions quotidiennes, auxquelles Uematsu est contraint d’assister du fait de ses fonctions. Mais, en plus de l’ennuyer (n’est-ce pas là la qualité première des réunions ?), cela réduit considérablement le temps qu’il peut consacrer à la composition, le seul travail qu’il aime réellement accomplir.

Lancé à l’été 2000, FFIX est le dernier épisode pour lequel il peut s’investir pleinement et en solitaire. Par la suite, les réunions contraintes, la cadence de sortie des nouveaux titres et les remous internes de l’année 2001 le démotivent de plus en plus, au point qu’il finit par perdre son intérêt pour Square. Quand bien même Square Sounds est réintégrée à la société mère en 2002, mettant fin à sa tentative de diversification, un mouvement de fond est lancé.

C’est peu dire que de tels chamboulements ébranlent les employés qui ont vécu et aimé l’ère « familiale » de la firme. Pour beaucoup de témoins de l’époque, la rentabilité prend irrémédiablement le pas sur la pure création, alors que les développeurs n’avaient jusque-là pas eu besoin de se soucier des critères financiers. Un luxe évident, qui avait été rendu possible par le succès croissant de Square dans les années 1990.

Le départ de Hironobu Sakaguchi signe une rupture flagrante pour Uematsu, non seulement parce qu’il s’agit d’un compagnon de route de plus de quinze ans, mais aussi parce que cela entraîne un flottement dans la direction de Final Fantasy. Quand divers producteurs s’engouffrent dans le vide laissé par Sakaguchi pour lancer leurs propres projets portant le nom de la série, le compositeur s’agace. Cependant, d’un naturel pacifique, il refuse de participer aux guéguerres internes et se recentre autant que possible sur la musique.

Le titre dans lequel il semble s’épanouir le plus à ce moment-là est Hanjuku Hero VS 3D (2003), nouvel épisode de cette série de jeux de stratégie humoristiques exclusifs au Japon, lancée sur NES et réalisée par son ami Takashi Tokita. Il se sent bien plus à l’aise dans cette petite équipe d’une trentaine de personnes à peine, comme à l’époque de la Super NES. Preuve en est, son investissement personnel dans la campagne promotionnelle du jeu est plus actif que dans celle de n’importe quel FF de la même période !

Le cas FFXII est le plus révélateur. Pour avoir un jour tenté – à l’occasion de l’écriture de sa biographie – de recueillir le témoignage d’Uematsu sur les circonstances qui ont mené au choix de Hitoshi Sakimoto, j’ai compris qu’il s’agissait d’un sujet extrêmement délicat : sa seule réponse fut un no comment.

De toute évidence, il s’était réjoui de travailler à un projet… qui ne lui a pas été confié. En mai et juin 2003, alors que la production du jeu est bien entamée en vue d’un lancement prévu pour l’année suivante, il partage pourtant son enthousiasme dans son journal sur le site de Square Enix : « Des idées pour FFXII me viennent petit à petit. Cette fois, j’aimerais essayer des choses que je n’ai jamais faites jusqu’à présent. Le temps est limité, mais je compte m’y consacrer autant que possible. » Même si l’ère des bandes originales en solitaire est terminée, il est difficile de ne pas comprendre qu’il souhaite participer activement.

Or, c’est au même moment que Yasumi Matsuno, producteur et réalisateur du jeu, propose à Sakimoto d’en écrire toute la musique. Rien d’illogique à cela : les deux hommes ont déjà créé plusieurs titres ensemble, dont Final Fantasy Tactics, et FFXII se déroule dans le même univers, Ivalice. Cela n’en constitue pas moins une rupture inédite sur un épisode numéroté. En fin de compte, Uematsu sera écarté du projet et n’écrira que la chanson thème, Kiss Me Good-Bye. Et quand le jeu sort, en 2006, il n’est plus un employé de l’entreprise…

Y Une inévitable prise de distance

En effet, les choses ne pouvaient pas continuer ainsi. En octobre 2004, les membres du fan-club japonais de Nobuo Uematsu reçoivent un message dans lequel le maître annonce qu’il s’agit de son dernier mois chez Square Enix, et qu’il s’apprête à entamer une carrière de compositeur indépendant. Un départ volontaire, qu’il dit lié au désir de travailler à son propre rythme, sans aucune animosité avec l’éditeur.